Philosophie et histoire de la
médecine mentale
Séminaire
doctoral IHPST/CESAMES (2008-2009)
(Projet
« Philosophy, History and Sociology of Mental Medicine »)
Questions philosophiques et épistémologiques sur
les psychothérapies
Pierre-Henri Castel (contact : pierrehenri.castel@free.fr)
Séance n°9, 4 mars 2009 : Des
TC aux TCC (1) : éléments d’épistémologie historique, 1960-1990
A/ Introduction
1. 1960 : progressive montée en puissance des thérapies comportementales (TC) sur fond de conflit avec la psychanalyse.
1990 : stabilisation
définitive des thérapies cognitivo-comportementales (TCC) ; elles deviennent
la norme incontestée de la psychothérapie médicale (Evidence-Based
Therapies) avec ou sans adjonction de psychotropes.
En 2008, deux exemples. Alan Johnson, Health Secretary, annonce à Londres l’embauche de 3600 thérapeutes, à un coût de £173 millions/an, pour appliquer la TCC aux dépressions modérées, avant toute presciption de psychotropes. Le poète américain Tao Lin publie Cognitive Behavioral Therapy (Melville House) : méditation sur la solitude moderne qui prend avec ironie pour cadre une TCC et les réponses qu’adresse le clinicien au poète. Les TCC sont devenues un cadre intellectuel et anthropologique légitime.
Ce séminaire : E.-U. et G-B., où les TCC sont au cœur du dispositif psychothérapeutique officiel. Françoise Parot et la France : terrain vierge. Importance des appropriations nationales (le cas allemand).
2. Deux problèmes pour
l’épistémologie historique :
a) Les quatre options épistémologiques et historiques pour penser la transition (la crise ? la métamorphose ?) : Insuffisance scientifique et/ou thérapeutique des TC ? Des impossibilités conceptuelles de soutenir la position comportementaliste sans références aux « cognitions » dans la « boîte noire » ? Il n’y a aucune différence réelle entre TC et TCC : les cognitions ne sont en fait que des « comportementaux mentaux » ou « internes », et tout ce qui marche est en fait comportemental ? Les différences sont réelles, mais c’est un contexte plus large qui en rend compte (épistémologique, certes, mais surtout social et politique).
b) La périodisation dépend du choix de la problématisation historique.
3. Périodisation proposée:
Deux enjeux essentiels désormais : remplacer les psychotropes, et l’intégration des TCC dans la psychopathologie cognitive évolutionniste.
B/ La situation dans les années 1960.
Behaviour Therapy and the Neurosis, Hans Eysenck (éd.), Londres, Pergamon Press, 1960.
1. Contexte ambigu (Wolpe, Lazarus, Eysenck: positions
autoritaires, biologisantes, racistes ?) et en
même temps, alternative au « brain-washing »
dans le contexte de la Corée et du Vietnam. Posture anti-libérale du behaviorisme
londonien (Institute of Psychiatry
vs. Tavistock Clinic). Contre
Skinner et la Token Economy
à la clinique de Kansas City. Aux E.-U, le Congrès
est massivement démocrate jusqu’en 1980 (la polémique sur QI et race dans la
psychologie aux E.U. et en G.-B. dans le contexte de lalutte
pour les droits civiques). Optimisme de la transformation sociale et
personnelle (tradition de Meyer).
2. Standardisation des
techniques des TC : « desensitization » (Wolpe, Lazarus, lequel est le premier à utiliser « Behaviour Therapy » en
1958), « immersion », « flooding »
(Stampfl) et « modelling »
(Bandura). Le pavlovo-watsonisme
(mélange empirique de biologisme et d’opérationnalisme).
3. Le poppérisme de Eysenck (anti-Freud et anti-Skinner) : ses conséquences sur la testabilité. La polémique anti-psychanalyse et anti-psychothérapies (rappel de Xavier Briffault). Eysenck et ses élèves en mission aux E.-U. dans les années 1970.
4. Les pathologies
anxieuses sur le versant phobique (la peur « apprise », l’héritage watsonien et la biologie des émotions chez Isaac Marks). Quelques
essais à Londres sur les TOC (Meyer). La dépression n’est pas encore « la »
maladie du siècle. Mais effets sur l’alcoolisme, les déviants sexuels, les violents
incarcérés, et, on l’oublie souvent, les psychoses (ce qui va disparaître dans
les années 80).
5. La théorie de Mowrer redécouverte (1947) : le livre de 1960, Learning Theory and Behavior, Wiley & sons, New York.
Création et maintien des
troubles sont expliqués par l'articulation de deux conditionnements, un
premier, classique, lie fortuitement un stimulus neutre à l'angoisse, et un
second, opérant, renforce négativement le premier en bloquant l'habituation. En fait, le soulagement trop rapide de l’angoisse fixe les
symptômes. Ce second conditionnement
va devenir la cible des stratégies classiques d'exposition avec prévention de
la réponse (EPR), mais sans l'hypothèse
comportementaliste sous-jacente en deux temps, qui sera abandonnée.
Origine dans une théorie
« pré-cognitive » de Mowrer
(1935) : l’angoisse est anticipatoire, et peut donc aussi être utilisée
pour déconditionner, si on peut faire attendre sa diminution.
Mowrer déçu de la psychanalyse : importance de la
culpabilité consciente refoulée (théorie puritaine du péché, les « Integrity Groups »).
Mowrer adepte de Sullivan, qui le diffuse à Chestnut Lodge.
6. Aucune communication cependant avec Albert Ellis : Reason and Emotion in Psychotherapy, Lyle-Stuart, New York.
La Rational Emotive (Behaviour)
Therapy : ABCD de Ellis (Adversity/Belief/Consequences in
behaviour/Dispute) contre ABC de la Behaviour Modification (Antecedant/ Behaviour/
Consequences) hérité de Thorndike (1911) mais aussi de Hull et Tolman. Un débat américain: ou le néo-positivisme logique,
ou le pragmatisme. La question de l’acceptabilité sociale d’une psychologie
sans self aux E.-U, même si ce qu’on propose
est d’agir sur les symptômes et non sur les personnes (du monitoring à
la self-esteem)
Par opposition aux
psychothérapies humanistes et à la psychanalyse, importance de la validation
empirique, mesurable. Ligne de résistance aux thérapies humanistes (Rogers).
C’est un paradoxe :
perspective éducative, philosophie antique (stoïcisme) + pragmatisme américain
(rôle du self croyant) ; en même temps, critique des
« philosophies de la vie » pathogènes des patients. C’est l’héritage
du « traitement moral » rationnel anti-psychanalytique des années
1920 (Dubois de Berne, André Thomas). Mais le but reste le self-help,
à l’américaine, par le dialogue socratique et la dramatisation des émotions.
Mais on ne sait pas si le self-help est une
norme ou une valeur, ou un résultat empirique à produire. Holisme de l’argument
qui le rend infalsifiable (il faut toujours supposer la bonne volonté du patient).
Critique de Janet (la psychothérapie n’est pas l’imposition d’une philosophie
spiritualiste aux malades).
7. Un héritage commun
avec les TC, le « Boulder Model » du savant-praticien
(1949). Capital pour la sociologie des sciences : prestige de l’opérationnalisation
et de la mesure. Refus du clivage entre cliniciens et scientifiques dans le
contexte de la psychologie américaine.
8. En 1969, trois bibles: Joseph Wolpe
publie The Practice of Behavior Therapy, Pergamon Press, New York, Isaac
Marks publie Fears and Phobias, Academic Press, New York. Albert Bandura
publie The Principles of Behavior Modification, Holt, Rinehart &
Winston, New York, où il expose la technique du "modelling".
C/ Les années 1970, une
crise du modèle comportementaliste.
Importance de ces années,
car elles précèdent la vogue du cognitivisme. Ma thèse : ce sont des
questions empiriques qui motivent l’évolution TC/TCC, et les débats sur
l’efficacité prendront le train des cognitions en marche. Voir déjà Lazarus,
Arnold (1971), Behaviour
Therapy and Beyond, Jason Aronson: le “multimodal”. Voir aussi Foa, Edna & Emmelkamp Paul (1983), Failures in Behaviour Therapy, Wiley & sons, New
York: un bilan détaillé.
1. Les scandales en
prison (abus divers): A Clockwork Orange,
Stanley Kubrick, 1971. Disparition totale des TC avant leur grand retour sous
la forme des TCC dans les années 1980, sur la base de Samuel Yochelson et Stanton Samenow (Criminal Personality,
Jason Aronson). Triomphe de la pensée positive et
progressiste ; l’âge d’or de la Token Economy, à la fois impersonnelle (le distributeur
automatique de jetons) et sans punition.
(Une survivance
contemporaine : les Behavior
Modification Facilities privées aux E.-U. pour
les adolescents rebelles : Token Economy + punition).
2. Le problème de la
dépression (reconnue comme maladie sui generis, mais sans gravité
extrême). Se souvenir qu’à l’époque les anxiolytiques (« tranks ») sont très répandus et cassent le marché des
TC des troubles anxieux (sauf les TOC). Les TC seraient inefficaces contre la
dépression, car il faut tenir compte des « cognitions négatives ». Et
les antidépresseurs de l’époque (IMAO ou
tricycliques) sont assez lourds à manier.
Comment alors intégrer Aaron
Beck et/ou Albert Ellis aux TC ?
Beck, A. T. (1970), “Cognitive therapy:
Nature and relation to behavior therapy”, Behavior Therapy, 1(2), pp.184-200.
A l’époque, Beck est toujours
psychanalyste. Quête d’une thérapie courte, sans mobilisation de l’inconscient.
Contexte de la psychanalyse américaine : médicale et naturaliste (Makari sur le NYPI).
A lier aussi avec les
recherches du Beck Depression Inventory,
commencées dès la fin des années 50. La rencontre avec les comportementalistes
et les RET à la Ellis se
fera notamment autour de la psychométrie, à la fois fédératrice et mère de tous
les malentendus (Philippe Le Moigne).
Violente réaction des
comportementalistes : Fester en 1973, nie que les
facteurs cognitifs aient du poids. Alternative efficace par la Token Economy (Behavioral Activation), qui modifie les
stimuli de l’environnement uniquement. Réponse complexe de Weiner
puis Seligman au début des années 1980 : dans la
« learned helplessness »,
il y a un biais attributif variable (imputation à soi, à l’autre, ou bien
diffuse). C’est le SEP (« Somebody else’s problem »). Mais
attribution n’est pas cognition : l’attribution est une question de
psychologie sociale. Se souvenir que les modèles cognitifs à cette époque sont
surtout l’IA et la métaphore de la reprogrammation informatique.
3. Beaucoup de
flou :
4. Naissance du paradigme
« cognitiviste » au sens strict (mot alors équivoque :
cognitif/affectif ou cognitif/ comportemental ?).
Ce n’est pas la question
de la créativité qui intéresse la psychothérapie (comme dans la polémique
Skinner/Chomsky sur le langage et l’apprentissage), mais la levée du tabou du Radical
behaviorism sur la boîte noire, et le retour du
mentalisme. Opérationnaliser les dialogues philosophiques de la RET en dégageant des « schémas cognitifs » à
« restructurer ». C’est le problem-solving
(venu de l’IA) qui est privilégié. Mais au sens
des idéaux d’utilité, de réalisme et d’efficacité pratique directe, bien plus
que des modèles sophistiqués du fonctionnement mental/ cognitif.
D/ L’institutionnalisation
des TCC et leur multiplication : des années 1980 à 1990.
Le Congrès devient
républicain : destruction du système d’assistance psychiatrique local,
poids croissant du Big Drug,
modification du régime assurantiel (BlueCross et BlueShield modifient les modalités de remboursements des
psychothérapies). Parution du DSM3, généralisation de la psychométrie comme
plus petit commun dénominateur de toutes les recherches psychiatriques. Déclin
vertigineux de la psychanalyse. Mais les chaires de psychiatrie sont occupées
non par des cliniciens des TCC, mais par des neurobiologistes.
1. Les premières TCC
validées EBM dans le trouble panique sans agoraphobie
(Bullow, Clark et Craske)
en 1984. La « interoceptive desentization »,
mieux que insight seul ou relaxation seule. Une technique d’auto-induction des
symptômes et de reconquête du self-control.
Importance des troubles
anxieux (plus que la dépression) : extension à partir de là aux TOC, à la
phobie sociale, voire aux PTSD. Anxiété :
conditionnement, mais aussi interprétation des stimuli (dans le TAG). Il s’agit
de lutter contre l’interprétaiton catastrophiste des
excitations internes.
Un moyen de preuve
original : la TCC dans le sevrage des benzodiazépines.
2. Combinaison-type :
EPR + « cognitive restructuring »
(identifier les cognitions négatives, les combattre en raisonnant, les
remplacer activement par d’autres schémas).
Fixation des
méthodes : le journal (intime à deux), le dialogue socratique, la
confrontation in vivo avec l’objet ou la situation pathogène, la
relaxation.
Un adjuvant/concurrent,
les psychotropes (invention et triomphe des IRS) :
tests comparatifs.
3. Croissance
exponentielle des publications et des journaux spécialisés. La polémique TC/TCC
devient marginale, abstraite, et plus encore la polémique psychanalyse/TCC.
4. Théorie
régnante : le comportemental est « médié »
par le cognitif. Une philosophie de l’esprit qui admet constamment l’intention
en action, et qui fait de plus en plus correspondre schémas cognitifs et
schémas neuropsychologiques. L’appoint de l’imagerie cérébrale pour valider que
la « boîte noire » contient bien quelque chose de réel, dès le milieu
des années 1980 (Baxter).
5. Extension des TCC vers
le « non-clinical » (Les TCC reprennent le
flambeau des TC des années 1960) : lutte contre la violence des
adolescents, ou les toxicomanies socialisées (tabac, jeu…). Le retour des TCC
en prison pour les criminels sexuels et les détenus violents et récidivistes
(l’exemple canadien : la psychothérapie comme modalité de gestion du malaise
social : Marcelo Otero).
L’entrée des TCC à l’hôpital général (anxiété dans les troubles cardiaques, la
douleur chronique) : les souffrances mentales induites par les souffrances
du corps, continent délaissé par les autres psychothérapies. Mais aussi formalisation
(?) des Marital Therapy, du coaching ou du counselling.
E/ Conclusions.
1. L’explosion du nombre
des TCC, encore plus importante que les TC (plusieurs centaines). De plus en
plus, les techniques évoluent vers le social/relationnel et la demande
démocratique d’individualisation (non plus éliminer juste les symptômes, mais,
en outre, restaurer l’estime de soi). Comprendre dans ce cadre la revendication
de remplacer les psychotropes en première intention, malgré le coût induit
immédiat. Modification capitale : les TCC peuvent fédérer des patients en
association, alors que les TC relevaient encore du paradigme du médecin seul
sachant (point commun avec la psychanalyse). Logique d’empowerment.
Le patient devient un collaborateur du médecin et son introspection, loin
d’être dévalorisée, est désormais une contribution scientifique.
2. Trois cas de figure
exemplaires :
3. Mettre en parallèle le
succès social et thérapeutique des TCC avec l’évolution des conceptions du self,
et les rattacher aux conditions sociales comparées aux Etats-Unis et ailleurs
(France). Diverses logique de l’autonomie (Alain
Ehrenberg). Les conflits entre école psychothérapeutiques sont en aval de ces
constantes anthropologiques : ils les révèlent, plus qu’ils ne les
constituent. En fait, TC et TCC actualisent des tendances de fond communes (le
cas de Mowrer, entre bio-behaviorisme
et puritanisme) : le glissement de l’ancien modèle médico-scientifique
de l’autorité vers la transformation de la « santé mentale » en enjeu
démocratique, selon les lignes de force des exigences accrue d’autonomie
individuelle. Le retour du relationnel et du self dans les TCC des
années 1990 accompagne ces exigences. Ne pas surestimer la force des
contraintes épistémologiques/empiriques de transformation des TC en TCC. Ce
sont des idiomes thérapeutiques traductibles l’un dans l’autre, qui répondent à
des idiomes du mal-être qui se modifient historiquement (émergence du paradigme
de la dépression, mutation de l’angoisse en « angoisse sociale »).
4. Ne pas les
sous-estimer non plus. Les TCC s’intègrent et s’intégreront de plus en plus
dans le cadre de la nouvelle psychopathologie cognitive évolutionnaire, qui est
développementale, neurobiologique et
« sociale » au sens des neurosciences sociales de l’interaction intraspécifique et de l’empathie. Importance de la théorie
de l’action adaptée (du point de vue naturaliste).
Rappel de Bolton & Hill : le chapitre
8 de Mind, Meaning, and Mental Disorder,
« Intentionality in disorder ». Continuité intégrative entre l’approche comportementale stricte et les théories
de l’attachement ou systémique. Les échecs et les succès des TCC deviennent des
sortes d’épreuves de la nature et du niveau d’intentionnalité impliquée dans
les désordres mentaux (comme il y a des épreuves pharmacologiques).
Toute la difficulté pour l’épistémologie historique est de penser ensemble ces contraintes anthropologiques et ces contraintes logiques internes des théories (comment elles constituent leur espace normatif savant au sein d’un espace normatif social plus large).