Philosophie et histoire de la médecine mentale
Séminaire doctoral IHPST / CESAMES (2008-2009)
(Projet « Philosophy, History and Sociology of
Mental Medecine »)
Questions
philosophiques et épistémologiques sur les psychothérapies
Pierre-henri
Castel
(notes de Sarah Troubé et Lionel Fouré)
Séance n°2, 5 novembre 2008 : les enjeux
moraux dans les psychothérapies : le problème de l’autonomie comme
objectif thérapeutique
A/ Introduction
1.
L’autonomie du patient est le plus petit dénominateur commun des ambitions
psychothérapeutiques, et pourtant peu de textes discutent explicitement cette
dimension, ce qui fait qu’il y a peu d’intégration du travail
psychothérapeutique aux thématiques contemporaines morales, sociales, de
l’autonomie. Si la guérison est le but technique, l’autonomie est sa justification
intrinsèque : la guérison est jugée à partir de l’autonomie, qui est la
fin de l’entreprise psychothérapeutique. L’autonomie, dans le domaine de la
psychothérapie bien plus que dans celui de la santé en général, s’accompagne
d’une dimension morale, d’accomplissement subjectif, d’estime de soi, mesurés
par des échelles d’évaluation. C’est donc un concept qui sert de référence
organisatrice, mais il faut noter que l’autonomie n’est pas une valeur sociale
dans tous les types de société.
L’autonomie
est un idéal transversal aux psychothérapies qui tend à effacer la distinction
entre le handicap et la maladie. L’autisme, par exemple, est une maladie qui
est redécrite en termes de handicap (à la fois
médicalement et socialement). Ainsi, la notion d’autonomie prend une importance
d’autant plus grande que les troubles mentaux sont eux-mêmes redéfinis en
termes de handicap, de disabilities.
L’autonomie rend « psychothérapeutique » toute amélioration de
la condition socio-médicale des patients (y compris non-psychologique) ; elle efface la limite entre
maladie (disease) et handicap (disabilities). De plus en plus, la question de
l’autonomie est posée par rapport aux capacités pratiques mesurées par rapport
aux handicaps, et de moins en moins en termes de rationalité pratique pure ou
de liberté de hiérarchiser désirs et volontés (Lennart
Nordenfelt, Rationality
and Compulsion : Applying
Action Theory to Psychiatry,
Oxford UP, 2007).
Quand
on met en relation la problématique de l’autonomie et celle des disabilities, on
transforme ce que les philosophes entendent par autonomie : une entreprise
réflexive, rationnelle, de choix. Le handicap a trait aux capacités
pratiques d’agir, et n’impliquent pas pour sa part un haut degré de rationalité
consciente : être autonome, ce n’est pas rationaliser par soi-même ses
désirs et volontés, mais être capable d’agir. Tout traitement médical, quand il
vise à redonner une autonomie, implique une dimension psychothérapique, même s’il
s’agit d’un handicap moteur, car le simple fait de se fixer comme idéal d’être
autonome a un effet sur le taux de dépression, de stress,
etc. Augmenter autonomie, c’est donc censé avoir un effet psychothérapeutique. Faire de l’autonomie un idéal pour les gens, ça a une efficacité thérapeutique
(diminution du stress, par exemple). Si les pouvoirs publics s’intéressent à la
psychothérapie, c’est parce que l’autonomie est censée faire psychiquement du
bien aux individus. En ce sens, l’autonomie transforme la dimension psychothérapeutique implicite de tout traitement
médical en enjeu politico-moral collectif. Elle
légitime, comme idéal, l’intervention des pouvoirs publics dans le champ de la
santé mentale (normative-régulatrice, ou même
« culturelle » au sens large dans la tradition démocratique,
individualiste et libérale). Dans une
société libérale et démocratique, le fait d’avoir à travailler aux procédures
d’autonomisation des gens est un idéal politique partagé. Si les
pouvoir publics se sentent responsables de cette dimension de
l’existence, ce n’est pas en raison d’un contrôle social, mais c’est parce que
c’est inscrit dans les nervures mêmes des sociétés démocratiques.
Le
pari de ce séminaire, c’est donc que même si le mot d’autonomie n’apparaît pas
souvent dans la littérature psychothérapique, il est l’organisateur d’un
certain type de discours moral. Il permet l’articulation des pratiques
psychothérapeutiques aux restes des représentations sociales. Ça fonctionne donc
comme un concept : ça régule des pratiques, ça a une logique interne qui
dicte des logiques d’action, et beaucoup d’autres choses dans l’espace général
des psychothérapies en dépendent. Même si le mot apparaît peu, c’est crucial
dans certaines psychothérapies.
A
partir de quelques coups de sonde dans l’immense littérature sur les
psychothérapies, il s’agit donc de comprendre comment sont mise en œuvres ces
pratiques de l’autonomie dans nos sociétés occidentales. C’est un double problème : 1) sélectionner, dans
les réflexions contemporaines sur l’autonomie, celles qui sont les plus
pertinentes pour la question des psychothérapies, et 2) sélectionner
inversement, dans la pratique des psychothérapies, celles qui sont le plus
éclairantes pour le contenu philosophique et socio-historique de la notion
d’autonomie.
2. Rappel historique :
Le problème de l’inscrutabilité épistémique
du « soi » peut être appréhendé à travers une situation
révélatrice, celle de la polémique sur la « folie suicide » (en fait
une passion, mais idéalement, un droit subjectif). Si en effet le suicide est une grave question discutée par Falret père et Fodéré, c’est qu’il en va de la subjectivité et de la
réflexivité. Il s’agit de savoir si le suicide est une maladie ou pas. Pour des
raisons théoriques et morales, les aliénistes sont obligés de dire que le suicide
n’est pas nécessairement une folie – ça peut être l’acte du sage, par exemple
–, mais ils maintiennent néanmoins qu’on a de fait affaire, avec tout suicidé,
à un fou. Le suicide est toujours une folie. Il y a là un paradoxe qui va avec
l’idée d’autonomie. Cette question reste d’ailleurs extrêmement ouverte, de nos
jours, pour tout psychiatre : quand un mélancolique veut se suicider,
doit-on ranger ça parmi les signes de guérison paradoxale, ou comme un symptôme
qu’on doit soigner ? Ça montre la force de la représentation de
l’autonomie dans l’appréhension de ce que fait autrui. On peut prendre un autre
exemple, celui du transsexualisme qui s’exprime dans les termes du vocabulaire de
la liberté moderne pour justifier la légitimité des opérations qu’il demande à
subir.
Il faut distinguer deux définitions de
l’autonomie. Dans son aspect négatif : l’autonomie, c’est ne pas être
dépendant d’autrui. Dans son aspect positif, l’autonomie est le principe de
« l’estime de soi » (Axel Honneth,
l’autonomie, c’est se faire « reconnaître » et c’est une lutte), elle
est l’effet qui résulte de la lutte
pour la reconnaissance : quand je suis reconnu par autrui, alors je suis
autonome. Ces problématiques infiltrent la prise en charge
de toutes les maladies mentales, de tous les handicaps.
Si on peut placer la psychanalyse hors de la psychothérapie,
c’est parce qu’y est exclue la référence organisatrice à l’autonomie, et non
parce que c’est une thérapie d’ordre supérieur. Il n’y a jamais eu de
psychanalyse aux usa, selon Lacan. Castoriadis,
certes, parle d’autonomie, mais il n’est pas un théoricien de la psychanalyse, même
s’il a écrit des travaux sur ce qu’est la psychanalyse. Freud n’échappe pas aux
référents tels que autonomie, mais c’est contrebalancé chez lui par un pessimisme
biologisant. Il ne fait jamais l’éloge de l’autonomie ; la culture de Freud
est bien différente de celle des générations de psychanalystes suivantes.
B/ Quelques questions
concrètes dans le champ des psychothérapies.
1.
Elles sont souvent de type juridique : la question du « consentement éclairé » des malades mentaux (en
position de faiblesse morale/psychique) remplace celle de la
« responsabilité pénale », le cas des enfants et des adolescents,
celui des « injonctions thérapeutiques » en matière de drogue ou de
mœurs.
Les malades mentaux peuvent-ils
demander une psychothérapie ? Dans le droit américain, il y a aujourd’hui beaucoup
plus de questions concernant ce que les psychothérapeutes doivent faire pour
leurs patients, que de questions concernant la responsabilité pénale des
malades mentaux. Le problème lié aux injonctions thérapeutiques conduit à se
demander si les psychothérapies sont possibles quand elles ont lieu dans le
cadre d’injonction thérapeutique. Beaucoup de thérapeutes refusent d’en faire,
car le psychothérapeute est mis dans une position dont il ne veut pas. La
position doit être volontaire : le sujet doit exprimer un désir, alors que
l’injonction thérapeutique (pour réduire une peine de prison, par exemple)
induit une fausse relation au thérapeute. Qui plus est, l’idée d’injonction
thérapeutique tend à cautionner l’idée que les thérapies produisent des effets
causaux sur les sujets. La psychanalyse, là encore, est en position d’exception
: plus il est puriste, moins le psychanalyste accepte de travailler avec des
gens sous injonction thérapeutique. A l’opposé, certains sont très partisans de
l’instrumentalisme thérapeutique, comme au Canada, où les psychothérapeutes (comportementalistes)
n’ont aucun problème pour appliquer leur psychothérapie aux gens qui leur sont
envoyés. Cette problématique révèle le poids de la question de l’autonomie dans
le champ des psychothérapies quand elles deviennent une pratique sociale
extrêmement répandue.
2.
Inversement, si le problème de la volonté
initiale du patient est une exigence pratique, en quel sens peut-il y avoir
une mesure objective de l’issue ou du développement d’une psychothérapie ?
Mesure-t-on l’effet causal du traitement ou l’adhésion authentique des
patients ? Admettons que ce soit
une exigence pratique, que le fait de faire une psychothérapie soit une
démarche volontaire. Dans ce cas, on mesure quoi : l’effet causal du
traitement ou l’adhésion du patient à son traitement, c’est-à-dire le degré de
bonne volonté avec laquelle il s’est engagé à suivre le traitement qui lui est
donné ? A partir du moment où il faut faire preuve de bonne volonté pour
suivre une psychothérapie, la mesure est complexe pour des raisons
conceptuelles. Ce n’est pas sans incidence, car ça aboutit à favoriser
l’évaluation des psychothérapies sur la base de critères tels que les transformations
de mécanismes cognitifs subpersonnels (modifications fonctionnelles du cerveau),
objectivés alors même qu’on peut ne pas s’être rendu compte que des
modifications se sont produites. D’un côté on veut à la fois qu’il y ait une
transformation subjective, et de l’autre on veut la mesurer avec quelque chose
à partir de quoi le sujet ne peut pas tricher (car ça témoignerait de
l’objectivité du processus de transformation subjective, pour comparer avec
l’action des psychotropes, par exemple). Ça explique la sur-objectivation des aspects « cognitifs », les recours à l’imagerie cérébrale,
etc.
3.
Les psychopathologies du développement
(enfance et adolescence) et leur paradoxe : l’attachement et la dépendance
comme pré-condition de l’individuation et de la
séparation (un exemple : Psychotherapy
with Adolescent Girls and
Young Women: Fostering Autonomy through Attachment, (Guilford Press, 2008), d’Elizabeth Perl).
Les
psychothérapies des enfants et des adolescents confrontent les thérapeutes à
des paradoxes : pour devenir autonome, il faut avoir des capacités
d’attachement extrêmement développées, c’est-à-dire qu’il faut pouvoir être
complètement dépendant et s’approprier cette dépendance pour pouvoir accéder à
la séparation et l’individuation. C’est très représentatif : on ne sait
plus si on a affaire à des technologies psychologiques de transformations ou à
des attitudes morales. Il n’est pas question d’objectivité, mais d’attitude
subjective à l’égard des patients. Du coup, bien traiter les gens, c’est être un
bon thérapeute ou être quelqu’un de bien ? La relation thérapeutique est
utilisée pour éveiller des possibilités comportementales, elle a donc un
potentiel adaptatif, et le principe général des interprétations avec les
enfants et les adolescents, c’est de leur expliquer que ce symptôme est une
richesse et une force dans un meilleur contexte. C’est censé valoir pour une
maturation psychologique. Cf. Carl
Rogers. On voit très bien que le but, le fait d’être séparé et individué, c’est
permettre aux gens d’accéder à une autonomisation.
4. Deux commentaires éloquents :
“The development of a
person's sense of self requires a delicate balance of loving attachment to
primary caregivers and ample opportunity for expressions of autonomy. In
this illuminating book, Perl, through her rich and varied clinical experiences,
presents a therapeutic approach that includes profound respect for her
patients' ways of participating in the process. Sometimes a patient has to
resist what seems good for her from the therapist's point of view in order to
protect her highly vulnerable sense of separateness and individuality. Perl
shows how deeply respectful engagement with such opposition can be critical to
therapeutic action. A very wise, practical, even indispensable guide for therapists
working with adolescent girls and young women as they negotiate the often
turbulent transition from childhood to adult life, this book also has extensive
implications for therapy with patients of either gender and of any age”. Irwin
Z. Hoffman, PhD, Lecturer in Psychiatry, University of Illinois College of
Medicine; private practice, Chicago.
“This book
illuminates the interwoven processes of attachment, maturation, and
individuation in adolescence and young adulthood through compelling, masterfully
formulated clinical illustration. Seamlessly integrating theory with practice,
Perl draws on her vast experience to create an unusually practical text that
avoids formulaic techniques and instead articulates an orientation in which the
therapeutic relationship is used to awaken developmental possibilities. Her
understanding of the potentially adaptive elements in behaviors that in less
skilled hands might be treated wholly as pathological usefully informs the
treatment of a wide range of patients, adolescent and adult alike. A pleasure
to read, this book does more than tell us what troubles our youthful patients —
it leaves us with a rich appreciation of what to do about it.” Richard J.
Eichler, PhD, Director, Counseling and Psychological Services, Columbia
University.
C/ Apories conceptuelles
ayant trait à la définition de l’autonomie.
1.
Le conflit entre la psychothérapie-science
(avec des processus causaux déterministes) et la psychothérapie-expérience
morale d’autonomisation (impliquant liberté et subjectivité). Aujourd’hui, c’est une problématique philosophique
révolue que de se demander si la psychothérapie est une science et si le
thérapeute a une maîtrise technologique de la transformation mentale des autres
(la psychothérapie comme science de la transformation du psychisme / liberté et
autonomie de l’individu). Les apories conceptuelles ayant trait à la définition
de l’autonomie sont liées aux définitions contradictoires de
l’autonomie (déterminisme des techniques psychothérapeutiques comme processus
de transformation / idéal d’autonomie qui s’y oppose). En pratique, la
psychothérapie relativise ces oppositions aux circonstances : on est plus
ou moins libre. Le dépassement de la
problématique est visible chez Edward Erwin : le psychothérapie relativise
l’opposition métaphysique aux circonstances pratiques (on est plus ou moins
libre). L’origine de la solution est à trouver chez Ronald Dworkin,
en philosophie du droit.
2. Trois idées de l’autonomie :
3. Quelle idée de la psychopathologie se reflète dans ces conceptions ?
Cette insistance sur l’autonomie dans
les sociétés libérales se paie d’un certain prix : l’absence totale de la
paranoïa en psychopathologie, et l’impossibilité
de critiquer l’idéal du « moi fort ». On ne voit pas dans quelle mesure quelqu’un qui a
un moi fort n’est pas un paradigme de l’autonomie. De nos jours, beaucoup de
comportement paranoïaque sont normaux, c’est ce qu’on
est censé être. Une maladie mentale
doit-elle être socialement handicapante ? Ça fait apparaître que la représentation de la pathologie mentale en
cause est une pathologie de l’inadaptation : une maladie mentale peut-elle
avoir lieu chez quelqu’un d’adapté socialement, mais qui souffre
psychiquement ?
4. Le problème de la critique morale de l’autonomie par elle-même :
en quel sens peut-on être aliéné à un idéal d’autonomie ? La véritable autonomie devrait être capable de
critiquer l’autonomie comme idéal. C’est le paradoxe de Winnicott : être devenu pleinement normal, c’est
justement pouvoir ne plus être normal, mais original. Si par conséquent il y a une manière normale de devenir un adulte,
une fois adulte, il n’y a pas de manière normale d’être un adulte. Ce paradoxe est-il réductible aux paradoxes
classiques de l’individualisme (être normal et être unique), où on oscille constamment entre l’exigence de normalité
et l’exigence de singularité ? On veut être traité comme des singularités,
mais aussi selon des procédés universels.
5.
Transition vers la prochaine séance :
stoïcisme et épicurisme comme « médecines de l’âme ». L’Antiquité et ses idéaux de guérison morale (Martha Nussbaum, Pierre Hadot). Les
philosophies antiques touchent-elles
toutes les catégories sociales ? Epictète et Marc Aurèle ne sont pas des modèles
d’autonomie identiques à ceux des sociétés modernes : quelle attitude adopte-on
face au malaise psychologique, quand la philosophie est un art de vivre ?