Voici
l’histoire pathologique (à peine abrégée) qu’Esquirol rapportait en 1838, dans Des
maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et
médico-légal :
« Mademoiselle
F…, âgé de 34 ans, est d'une taille élevée ; elle a les cheveux châtains, les
yeux bleus, la face colorée, le tempérament sanguin ; elle est d'un caractère
gai et d'une humeur douce. Élevé dans le commerce des la première
jeunesse, Mademoiselle F... craignait de faire tort aux autres; plus tard,
lorsqu'elle faisait un compte, elle appréhendait de se tromper au préjudice de
ceux pour qui était ce compte.
Mademoiselle
allait fréquemment chez une tante, sans chapeau et avec un tablier qu'elle
portait habituellement ; un jour, à l'âge de 18 ans, sans cause connue, en
sortant de chez cette tante, elle est saisie de l'inquiétude, qu'elle pourrait
bien, sans le vouloir, emporter dans les poches de son tablier quelque objet appartenant
à sa tante vous. Elle fit désormais ses visites sans tablier. Plus tard, elle
met beaucoup de temps pour achever des comptes et des factures, appréhendant de
commettre quelque erreur, de poser un chiffre pour un autre, et par conséquent
de faire tort aux acheteurs. Plus tard encore, elle craint, en touchant à la
monnaie, de retenir dans ses doigts quelque chose de valeur. En vain lui
objecte-t-on qu'elle ne peut retenir une pièce de monnaie sans s'en apercevoir,
que le contact de ses doigts ne peut altérer la valeur de l'argent qu'elle
touche. Cela est vrai répond-elle, mon inquiétude est absurde et ridicule, mais
je ne peux m'en défendre. Il fallut quitter le commerce. Peu à peu les
appréhensions augmentent et se généralisent. Lorsque Mademoiselle porte ses
mains sur quelque chose, ses inquiétudes se réveillent ; elle lave ses mains à
grande eau. Lorsque ces vêtemens frottent contre quelque objet que ce soit,
elle est inquiète et tourmentée. Est-elle quelque part ? Elle apporte toute son
attention pour ne toucher à rien ni avec ses mains, ni avec ses vêtements. Elle
contracte une singulière habitude : lorsqu'elle touche à quelque chose, lorsque
ses vêtements ont été en contact avec un meuble ou avec un autre objet, ou
qu'elle-même fait une visite, elle secoue vivement ses mains, frottent les
doigts de chaque main les uns contre les autres, comme s'il s'agissait
d'enlever une matière très subtile cachée sous les ongles. Ce singulier
mouvement se renouvelle tous les instants de la journée et dans toutes les
occasions.
Mademoiselle
veut-elle passer d'un appartement dans un autre ? Elle hésite, et pendant
l'hésitation, elle prend toutes sortes de précautions pour que ses vêtements ne
touchent ni aux portes, ni aux murs, ni aux meubles. Elle se garde bien d'ouvrir
les portes, les croisées, les armoires, etc., quelque chose de valeur
pourrait être attaché aux clefs et aux boutons qui servent à les ouvrir et
rester après ses mains. Avant de s'asseoir, elle examine avec le plus grand
soin le siège, et le secoue même s'il est mobile, pour s'assurer que rien de
précieux ne s'attachera à ses vêtements. Mademoiselle découpe les ourlets de
son linge et de ses robes, crainte que quelque chose ne soit caché dans ces
ourlets. Ses souliers sont si étroits que la peau dépasse la bordure des
souliers, ces pieds gonflent et la font beaucoup souffrir, cette torture a pour
motif d'empêcher quelque chose de s'introduire dans les souliers. Les
inquiétudes sont quelquefois, pendant le paroxysme, poussées si loin qu'elle
n'ose toucher à rien, pas même à ses aliments ; sa femme de chambre est obligée
de porter des aliments à sa bouche. Après plusieurs périodes de rémission et
d'exaspération, répétées pendant plusieurs années, après avoir reconnu
l'impuissance des conseils de ses parents, de ses amis, et de sa propre raison,
elle se décide à se rendre à Paris en novembre 1830. L'isolement, le soin des
étrangers, les efforts que fait Mademoiselle pour cacher sa maladie améliore [sic]
sensiblement son état, mais le chagrin d'avoir quitté ses parents, le désir de
les voir, la déterminent après deux mois à retourner dans sa famille. Là, elle
reprend peu à peu toutes ces inquiétudes et toutes ces manies. Après
quelques mois elle quitte volontairement la maison paternelle pour habiter et
vivre avec la famille d'un habile médecin. Elle perd encore une grande partie
de ses appréhensions et de ses habitudes. Un an et à peine écoulé que les mêmes
inquiétudes se renouvellent ainsi que les mêmes précautions. Le paroxysme dure
pendant dix-huit mois. Après un an de rémission, nouveau paroxysme ;
Mademoiselle vient se confier à mes soins à la fin de l'année 1834 : pendant
dix-huit mois mois, à peine s'aperçoit-on des mouvemens des mains et des doigts
et de toutes les autres précautions qu'elle prend ; mais depuis six mois (juin
1837) les phénomènes reparaissent avec plus d'intensité, laquelle augmente de
jour en jour.
[…]
elle se lève à 6 heures, l'été comme l’hiver ; sa toilette dure ordinairement une
heure et demie, et plus de trois heures pendant les périodes d'excitation.
Avant de quitter son lit, elle frotte ses pieds pendant dix minutes pour
enlever ce qui a pu se glisser entre les orteils ou sous les ongles ; ensuite
elle tourne et retourne ses pantoufles, les secoue et les présente à sa femme
de chambre pour que celle-ci, après les avoir bien examinées, assure qu'elle ne
cache pas quelque chose de valeur. Le peigne est passé à un grand nombre
de fois dans les cheveux pour le même motif. Chaque pièce des vêtements est
successivement un grand nombre de fois examinée, inspectée dans tous les sens,
dans tous les plis et replis, etc., et secouée vivement. Après chacune de ces
précautions, les mains sont vivement secouées à leur tour et les doigts de
chaque main frottés les uns contre les autres ; ce frottement des doigts se
fait avec une rapidité extrême et se répète jusqu'à ce que le nombre de ses
frottements qui est compté à haute voix, soit suffisant pour convaincre
Mademoiselle qu’il ne reste rien après ses doigts. Les préoccupations et
l'inquiétude de la malade sont telles pendant cette minutieuse exploration qu’elle
sue et qu’elle en est excédée de fatigue ; si par quelque circonstance, ces
précautions ne sont pas prises, Mademoiselle est mal à l'aise pendant toute la
journée. La femme de chambre, qui ne doit jamais la quitter, assiste à cette longue
toilette pour aider la malade à vous se
convaincre que nul objet de valeur n'est adhérent à ces vêtemens ou à
ses doigts. Les affirmations de cette femme abrègent les précautions de la
toilette. Si l'on menace d'envoyer une seconde femme, la toilette est abrégée,
mais la malade est tourmentée tout le jour. […]
Mademoiselle
ne déraisonne jamais ; elle a le sentiment de son état, elle reconnaît le
ridicule ses appréhensions, l'absurdité de ces précautions, elle en rit, elle
en plaisante ; elle en gémit, quelquefois elle en pleure ; non seulement elle
fait des efforts pour se vaincre, mais elle indique les moyens même très
désagréables qu'elle croit propre à l'idée pour triompher de ses appréhensions
et de ces précautions
Mademoiselle
soigne sa toilette, mais sans recherche, elle achète chez les marchands, mais
sa femme de chambre paie, elle compte ensuite avec celle-ci, et lui fait
prendre son argent dans son secrétaire sans y toucher elle-même. Mademoiselle
aime la distraction, elle va au spectacle, dans les promenades publiques ; elle
fait des parties de campagne ; tous les soirs elle se réunit à une société ; sa
conversation est gaie et spirituelle et quelquefois malicieuse ; mais si elle
change de siège, si elle porte ses mains à sa tête, sa figure, à sa robe, à son
fauteuil, au fauteuil de quelque autre personne, elle secoue, se frotte
vivement les doigts ; elle fait de même si quelqu'un entre ou sort du salon.
Elle conserve d'ailleurs une très bonne santé ; l'appétit et le sommeil sont
bons ; elle a quelquefois de la céphalalgie ; la face se colore promptement
pour la plus légère émotion, elle se prête à tous les soins médicaux qui lui
sont proposés ; elle répugne aux bains, à cause des précautions qu'elle est
obligée de prendre avant d'entrer dans l'eau et après en être sortie.
Il
serait impossible dans aucun temps, de surprendre le moindre désordre dans les
sensations, dans les raisonnements, dans les affections de cette intéressante
malade. »[1]
Cette
histoire est considérée unanimement comme la première description moderne d’un
cas d’obsession avec compulsions. Avec raison : même si l’on a cru en détecter
avant lui, on ne trouve que dans Esquirol ce tableau d’ensemble à la saveur
immanquable, cette paradoxale cohérence entre des craintes absurdes et avouées
pour telles avec l’envahissement minutieux de l’existence par des
« manies » qui en sont la conséquence pratique, et contre lesquelles la
volonté échoue. Tout se passe donc comme si, avec Mademoiselle F…, nous étions
enfin à pied d’œuvre, comme si nous avions sous les yeux la névrose
obsessionnelle.
Il
y a pourtant un certain nombre de difficultés, dont on peut partir pour essayer
de comprendre comment la description princeps d’Esquirol, bien loin de
fixer un tableau clinique définitif de la névrose obsessionnelle, devrait
plutôt interroger le lecteur contemporain, et lui faire sentir dans quel
contexte anthropologique la conduite bizarre de Mademoiselle F… a pu paraître si
bizarre — digne, en un mot, d’exemplifier la « monomanie
raisonnante », ou encore, « sans délire ».
Voilà pourquoi
l’observation princeps d’Esquirol, lue avec précision, n’atteste pas
vraiment de la permanence transhistorique des compulsions de lavage ou de
vérification, mais devrait plutôt être considérée du point de vue de tout ce
qu’elle enveloppe en puissance, et qu’il faudra d’autres facteurs,
épistémologiques comme culturels, pour développer pleinement. On peut sans
grand mal dresser la liste des questions pendantes, ouvertes par cette
observation magnifique, et auxquels les successeurs d’Esquirol devront inventer
les moyens de répondre. Mademoiselle F… obéit-elle à une logique faussée (une
maxime pratique, « Tu rendras tout objet de valeur à qui tu dois »,
commandant avec une rigueur syllogistique aberrante des actes de plus en plus
incongrus) ? Ou bien vit-elle sous l’empire d’une émotivité excessive, qui
l’empêche de proportionner ses actes (comme la notation finale d’Esquirol le
suggère : « sa face se colore promptement pour la plus légère
émotion ») ? A la question de l’émotivité, se lie bien sûr celle du
corps, et donc aussi de l’hérédité : quelle est son rôle ? Ou bien
encore est-ce une lésion de la volonté, privée de son pouvoir efficace sur les
actions, malgré l’illusion morale de la résolution et de l’effort ? Est-il
ensuite possible que des comportements dérivés d’idées aussi étranges
n’évoluent pas vers le délire ? Et si le fait s’observe, est-ce parce que
le délire qu’on attendait avorte inopinément ? Ou parce que ces symptômes
obsessionnels, en eux-mêmes, ont une dynamique distincte du délire ? En ce
cas, laquelle ? Y a-t-il, d’autre part, une quelconque autonomie de ces
scrupules non-religieux à l’égard des « scrupules » de la
tradition ? S’agit-il de la transformation historique d’un substrat commun
d’inquiétude, ou de contenus de pensées tout simplement distincts ?
Parchappe, Marc, puis Jean-Pierre Falret, Guislain, Morel, Marcé, Legrand du
Saulle, Dagonet, Griesinger et Krafft-Ebing, Jules Falret, Luys, enfin, avant
Westphal, qui refermera en 1877 leur longue série de réflexions en forgeant le
terme décisif de Zwangsvorstellung (représentation de contrainte), ne
cesseront d’agiter ces questions en tout sens.
Mais toutes ces questions sont des questions
psychiatriques. Et comme toutes les questions de cet ordre, outre leur logique
interne et leur fonction relative dans la polémique scientifique, ce sont des indices
probants des représentations dominantes de la vie de l’esprit ainsi que des
enjeux épistémiques et moraux qui s’y rattachent. Entre l’obsédée d’Esquirol,
née en 1804, décrite sans mention claire ni d’angoisse ni de dépression, et les
neurasthéniques ruminateurs de Kraepelin, qui évoluaient vers la mélancolie
délirante dans les années 1880, le monde a profondément changé. Les statuts
relatifs de l’émotion, des idées et de l’intellect, de la volonté enfin, et de
sa nature vitale dans son rapport conflictuel avec la réalité, se sont
prodigieusement transformés, du même pas que les rapports matériels et sociaux,
avec l’essor du capitalisme industriel, du libéralisme, et, peu à peu, de
l’individualisme démocratique et de la critique virulente de l’âge des
« masses ». La civilisation européenne est ainsi passé d’un
romantisme lyrique à un romantisme plus sombre, puis du romantisme au réalisme,
de ce réalisme au pessimisme « nihiliste », puis à cette
constellation complexe d’idées et de sentiments dite « fin de
siècle » (sur lequel je m’étendrais en détail dans le chapitre suivant), en
altérant en profondeur la teneur des concepts nécessaires à décrire l’obsession :
autrement dit, ce que croient les obsédés, ce qu’ils ressentent, et qu’ils font
en agissant aussi bizarrement. C’est pourquoi, la continuité épistémologique (parfois
plus apparente que réelle) des débats cliniques ne doit surtout pas conduire à
négliger ces grandes discontinuités sous-jacentes, plus souterraines mais aussi
plus prégnantes, qui affectent autant les sensibilités collectives que les
représentations organisatrices de l’intelligence du monde. Ce point est
d’autant plus essentiel que certains individus remarquables se sont emparés des
théories médico-psychologiques forgées pour expliquer leurs angoisses, leurs
idées étranges et pénibles, leurs gestes contraints. Et non seulement ils les
ont modifiés de façon sensible, mais ils ont parfois mis au jour des connexions
profondes entre ses phénomènes, avec, à l’occasion, des effets thérapeutiques
auxquels il a fallu se rendre. Car un trouble aussi « intérieur » que
l’obsession mentale, avec le caractère privé et insoupçonnable des croyances
qui le sous-tende et la souffrance anxieuse si typique à l’égard de ses
« propres » intentions, quand on les désavoue avec horreur, donne un
statut original au patient : il devient, en première personne, la
source primordiale du savoir médical. Ce qu’il livre à son médecin, c’est
nécessairement sa propre façon de comprendre ses troubles, de les théoriser, et
de les insérer dans le réseau des idées morales, mais aussi des lieux communs
sur les sentiments et les affects en vigueur à un moment donné de l’histoire.
L’obsession ne livre donc aux psychiatres que des symptômes déjà interprétés
à la lumière de ce que chaque obsédé a lu et assimilé des valeurs supérieures
de l’éthique et de la psychologie de son époque, mais aussi, on va le voir, de
ses conceptions touchant le corps, la santé, le bien-être, le pouvoir de la
médecine, etc.
C’est pourquoi je commencerai par inviter un hôte assez
inattendu dans la discussion : Kierkegaard (I). Il est assez difficile
d’aborder la question de la mélancolie romantique sans y penser. Mais son
interrogation, assidue et prolongée, sur des émotions aussi essentielles
ici que l’angoisse et le désespoir, la connexion étroite de ces motifs avec
ceux du piétisme, sa réflexion géniale sur la subjectivité, ainsi que les
éléments pathographiques dont on dispose aujourd’hui, et qui attestent chez lui
de la présence de particularités proches de ce que ses contemporains jugeaient
appartenir à notre symptomatologie obsessionnelle, tout conspire à en faire un
témoin-clé des élaborations culturelles et philosophiques qui ont façonné la
figure moderne de l’obsédé. Or, si subtiles que soient ses analyses
psychologiques, la dialectique, en fait, de l’angoisse et du désespoir, dont
nous avions déjà observé le jeu dans l’invention de la subjectivité
obsessionnelle, la puissance d’entraînement du romantisme, son caractère
propre, n’en est pas moins resté le privilège accordé au sentiment sur la
rationalisation intellectuelle. En médecine, et surtout en médecine mentale, la
tendance à enraciner les côtés intellectuels des troubles dans une émotivité
exacerbée par sa relation nouvelle au Moi, au Tout, à l’Infini, aboutit à une première
naturalisation de l’esprit malade. L’inscription corporelle de l’esprit
souffrant dans l’endoperception des troubles fins de la vie viscérale
contrebalançait l’accent mis par ailleurs sur la relation sublime de la
conscience à la transcendance, et notamment, à l’absolutisation de la
conscience morale. J’y vois un facteur décisif de l’écart entre les
descriptions de deux premiers tiers du 19ème siècle, et celles dont
nous sommes bien obligés de partir, les nôtres : tout se passe comme si
les catégories psychologiques, mais aussi esthétiques et morales disponibles
forçaient à choisir entre, d’un côté, une appréciation de l’obsession en termes
intrinsèquement éthiques et intellectuels, ou, à l’opposé, en termes d’angoisse,
de lassitude, de douleur ressenties, trace d’un défaut vital à fondement
héréditaire, dont les premiers symptômes seraient en somme le retentissement
contingent. Explorant l’autopathographie d’un modeste médecin au milieu du 19ème
siècle, Dumont de Monteux (II), on constatera l’ampleur des différences qui se
creusaient alors dans les sensibilités. La vision d’un bourgeois ordinaire,
mais fort attentif, et qui filtrait son expérience intime de l’anxiété dans un
prisme différent, s’y oppose au génie subjectif d’un Kierkegaard. La divergence
de la série des phénomènes anxieux d’avec celle des attitudes psychologico-morales
(ou plutôt pseudo-morales et paralogiques, d’où l’idée obscure mais récurrente de
« folie morale »), a contribué à polariser le débat des aliénistes
(III). Je replacerai ce débat dans leur contexte : la querelle des monomanies,
où la psychiatrie moderne s’est progressivement affirmée contre l’aliénisme
classique. En effet, les obsédés, vais-je argumenter, y sont la dernière trace
des énigmes classiques de la folie « lucide », ou « consciente »,
ne lésant qu’une seule faculté (volonté ou sensibilité), et laissant les autres
intactes. La découverte de l’angoisse comme cause morbide en médecine mentale
est d’ailleurs un des acquis de leurs travaux. Nous en ressentons encore
l’effet, puisque la naturalisation actuelle des troubles obsessionnels procède
toujours de leur classification parmi les troubles anxieux. C’est pourtant d’un
tout autre bord que devait surgir l’appoint crucial. Je montrerai (IV.) que le sentiment
de contrainte intérieure, essentiel dans l’expérience
obsessionnelle, ne s’est imposé comme évidence clinique qu’au détour d’une
discussion raffinée sur les actes incoercibles (notamment les tics), ou
impulsifs. Le couple de concepts impulsion/compulsion est la trace d’une
nouvelle réélaboration de la volonté — au sens où des maladies spécifiques de
la volonté devenaient, dans la perspective du naturalisme positiviste (et non
plus romantique), tout à fait plausibles et empiriquement fondées. Mais cette
réélaboration est tout autant un fait anthropologique majeur : elle n’a
tout simplement aucun sens si la « volonté malade » n’est pas resitué
sur l’arrière-plan des conceptions schopenhaueriennes du vouloir-vivre, avec
toute l’esthétique de l’existence qu’elles commandaient, et la refonte
conjointe de la conceptualité traditionnelle de la volonté individuelle et de
ce avec quoi elle entre désormais en conflit, le « réel ». Cette
transition du romantisme au réalisme interagit, au niveau des idées et de
représentations collectives sous-jacentes, avec l’analyse strictement
épistémologique des mutations de ce qui allait devenir, avec Westphal et le
concept de Zwangsvorstellung, la première psychiatrie de la
« névrose obsessionnelle ».
« … (Dieu de pitié, hélas, comme mon père,
avec sa mélancolie, m’a causé de tort plutôt de terrible manière — un vieil
homme charge tout le fardeau de sa mélancolie sur un pauvre enfant, pour ne
rien dire de ce qui fut même plus effroyable encore, car malgré tout cela, il
fut le meilleur des pères)… »
Kierkegaard (1847, VIII 1
A, 177)
Ce que fut la vie de Søren Kierkegaard (y compris
plusieurs de ses secrets essentiels) nous est désormais connu grâce à la
monumentale biographie de Joakim Garff[6].
Existence et réflexion sur l’existence s’entrelacent à ce point chez
Kierkegaard que la mélancolie, ou plus littéralement la « lourdeur de
l’âme » (Tungsind) qui a fourni, modulée aux harmonies de son
romantisme et de sa foi luthérienne, la tonalité fondamentale de sa vie, est
tout simplement indissociable de sa spéculation philosophique, esthétique,
morale et théologique. Aussi, loin d’offrir le prétexte à un pesant parallèle
(la vie/l’œuvre), prendre en considération la teneur par lui-même avouée comme
terriblement souffrante de l’existence privée du Kierkegaard historique doit
guider la compréhension de sa pensée, et réciproquement. C’est qu’avec
Kierkegaard, le régime propre à l’exposé abstrait comme à la confidence
biographique change. Car le lien intrinsèque revendiqué entre vie et œuvre
fonctionne non comme une justification, ni une explication de l’une par l’autre,
mais à la façon d’un performatif : c’est moins une liste de parallèles
possibles qu’une interpellation, un « Et toi ? » En fait, les
propos de Kierkegaard ne sont jamais seulement des énoncés descriptifs ou
auto-descriptifs ; ce sont les fragments d’un sermon constamment relancé,
des moyens choisis d’édification, des prières, des appels. Cette interpellation
sermonante, dans un geste magnifiquement anti-hégélien, veut arracher le
lecteur à sa posture de tiers objectivant scientifiquement la vie d’un tiers, son
prétendu « prochain », pour le mettre devant l’objet terrible et pour
chacun unique, qui ne se présentera jamais qu’à la conscience du chrétien :
la foi (qui seule sauve, selon Luther), dans tous ses attendus, et dans toutes
ses conséquences. Une appréciation correcte de la contribution propre de
Kierkegaard à la mélancolie, contribution qui fut autant sa vie que sa
réflexion sur cette dernière, ne peut donc pas reculer devant le risque de la
pathographie. Oui, quelque chose de l’œuvre consonne effectivement avec ce
qu’on pourrait aussi décrire comme ses symptômes, et réciproquement. Et
pourtant, loin de produire un effet réducteur, ou une « explication »
de la pensée par la maladie, pareille pathographie doit plutôt nous révéler la
profondeur du projet kierkegaardien : nous faire toucher du doigt les
conditions toujours historiques et toujours singulières (et en cela toujours
pathologiques à quelque degré) de l’existence subjective.
A
ce premier ordre de fait s’en ajoute un second, qui suscite d’autres
difficultés. Car l’enchaînement des événements de la vie de Kierkegaard évoque
irrésistiblement le destin de l’obsédé ou du mélancolique
« freudien ». Les conditions de sa venue au monde, sa famille, son
enfance, sa sexualité, puis ses symptômes et son évolution psychique au cours
de ses 42 années de vie, sa crise terminale, enfin, sembleront au lecteur
d’aujourd’hui surnaturellement décalquées d’un type clinique dont l’élaboration
est de très loin postérieure. Toujours est-il que les documents et les
témoignages d’époque convergent, et soulignent avec force la valeur
déterminante de faits ou de paroles qui rendent un son freudien. Faut-il s’en
étonner ? Non. Il est difficile de croire que la psychanalyse ait pu se
développer sans qu’absolument personne n’ait présenté, avec une régularité dont
la nature véritable reste à élucider, exactement le genre de récit de vie
relevé dans la clinique freudienne de la névrose obsessionnelle. Il a bien
fallu, sans doute, que ces hommes fussent à la fois très nombreux, et capables
de penser et de ressentir de façon remarquablement parallèle les mêmes
phénomènes psychiques — pour ne rien dire de leur guérisons par Freud et ses
élèves[7].
Cela ne fait pas de Kierkegaard un « cas » pour la psychanalyse, bien
que la tentation existe[8].
Au contraire : il faut seulement en conclure à la solidarité
anthropologique étroite entre l’invention de Freud et les conditions
d’existence des gens qui s’en sont saisie. Je propose donc de considérer l’étonnante
constellation de traits freudiens que l’érudition récente a détectés dans la
vie de Kierkegaard comme des difficultés supplémentaires, et non des solutions cachées
du problème de la névrose obsessionnelle.
Kierkegaard est né en 1813, dans la famille d’un des plus
riches négociants danois. Il était le fils né du remariage précipité de son
père, alors veuf, avec Ane Lundt, une servante quasi-illettrée. Non seulement
ce remariage portait la marque de la réparation d’une faute, mais tout porte à
croire que le père de Kierkegaard avait violé sa mère. Il s’est très tôt montré
un enfant moqueur, dont les caprices bien souvent satisfaits par son entourage
n’émoussait ni l’agressivité (on l’avait surnommé « la fourchette »), ni
les phases alternantes de prostration. Il fut élevé dans une ambiance marquée
par le piétisme austère des Frères Moraves, où l’on attachait une valeur
superstitieuse aux passages lus dans la Bible ouverte au hasard. La figure du
Christ au visage couvert de crachats[9],
et le commandement terrible du père, « Souviens-toi bien d’aimer
Jésus-Christ ! » ont laissé sur lui une impression indélébile. Il
semble avoir contracté assez tôt, vers 12 ans, sa phobie du feu, qui ne le
quittât jamais. Elle lui faisait défendre qu’on allumât en sa présence même une
allumette. Par Peter Christian, son frère aîné, on sait qu’ils furent soumis à
une répression sexuelle farouche. Le père les faisait coucher dans sa chambre
pour prévenir toute tentation. Ce contrôle, poussé jusqu’à la condamnation de
tout désir, semble avoir poussé Kierkegaard, comme beaucoup de jeunes hommes de
son temps, à se reconnaître, en onaniste, dans ce style d’être déchu dont Bang,
le médecin de leur famille, brossait ce portrait : « hypocondrie,
paralysie, impuissance, maux de tête, chute des cheveux, fatigue, léthargie,
perte de poids, d’acuité visuelle, torpeur, mélancolie, voire suicide »[10].
Dans une minutieuse analyse, Garff montre que le lexique luthérien du péché
originel, dont les journaux de jeunesse exploitaient pour des méditations
coupables l’interprétation théologique régnante (il se transmet par la
sexualité), se retrouve avec les mêmes connotations dans les travaux de la
maturité. Il en déduit que, sous leur abstraction désincarnée, la même peur
sexuelle transparaît. En revanche, si Kierkegaard a précocement bu, rien ne
laisse penser qu’il ait passé par une période de débauche autour de 1835 ;
mais ce qui est clair, c’est qu’il importait à son personnage romantique
d’avoir eu une jeunesse libertine[11].
Le père de Søren, Michael Pedersen a laissé à ses proches
l’impression d’un homme rigide, très autoritaire, attentifs aux détails jusqu’à
l’insupportable, parcimonieux, conformiste à l’extrême, triste, très pieux, et prodigieusement
intelligent (un « caractère obsessionnel » freudien-type). Kierkegaard,
dans l’introduction de Johannes Climacus, ou De omnibus dubitandum est,
raconte combien c’est à son contact qu’il s’est forgé à la dialectique, et
qu’il est devenu philosophe fasciné par l’idée d’un doute universel[12].
Mais un remords affreux tenaillait Michael Pedersen. Enfant, petit berger
écrasé de misère dans les landes du Jutland, il avait maudit Dieu pour le sort
qui lui était fait. Il vivait depuis hanté par la certitude qu’en châtiment de
ce péché « contre l’esprit », qui l’obligeait à douter du salut de
son âme, Dieu tuerait ses enfants avant leurs 34 ans. Ses succès matériels,
immenses, n’étaient qu’une ironie divine, les préparatifs de sa vengeance. Or une
succession incroyable de décès paru confirmer cette certitude, emportant un à
un les aînés de Søren avant la date fatidique. L’anniversaire de ses 34 ans, Kierkegaard
crut à une erreur de l’état civil. Un ami le vit vérifier son acte de naissance
au registre de la paroisse. En 1838, alors que Peter Christian, malade, venait
tout juste d’avoir 33 ans, on lit dans le Journal de Søren : « Les idées
fixes [en français] sont comme des crampes — une crampe au pied, par
exemple —, le meilleur remède, c’est de marcher dessus »[13].
Garff montre que cette fantaisie sinistre, exposée dans le célèbre fragment du
« Tremblement de terre »[14],
fut probablement élaborée en tête-à-tête par le père et son fils. Peter Christian
paraît n’en avoir eu connaissance qu’ultérieurement[15].
D’où les « Papiers d’un homme encore en vie »[16].
Michael Pedersen meurt cette même année 1838. Kierkegaard peut alors s’arracher
à la procrastination où il était enseveli, et conclure ses études de théologie.
La
liaison avec Regine Olsen, les fiançailles et la rupture font partie des
épisodes les plus connus de la vie de Søren. Kierkegaard a lui-même identifié
ce qui fut la cause intime de l’échec officiel de cette liaison dans l’effet
terrible imprimé par la mélancolie du père, comme si ce dernier avait, à
la pointe de son remords rougie à la flamme, détruit chez le fils la source
vivante d’un élan qui ne pouvait qu’inexorablement conduire du péché à la
damnation. Voyez ces deux passages du Journal (le premier a d’ailleurs été
biffé par Søren) :
« Mais
si je m'étais expliqué, j'aurais dû l’initier aux réalités des plus
effroyables, à mon lien à père, sa mélancolie, la nuit éternelle qui couve si
profondément en mon sein, mon dévoiement, mes jouissances et mes outrances —
qui, cependant ne sont peut-être pas si terribles aux yeux de Dieu, parce que,
après tout, c'est l'angoisse qui a provoqué mon dévoiement. Et où pourrais-je
chercher abri quand j'ai su ou soupçonné que le seul homme que j’eusse admiré pour
sa force et sa puissance avait tremblé ? »[17]
« Un
individu qui souhaite, espère, cherche, ne peut jamais être ironique. L'ironie
(en tant qu’elle constitue une existence entière) consiste en l’exact opposé,
de situer sa douleur au point précis où les autres situent leur désir.
L'incapacité à posséder sa bien-aimée n'est jamais ironie. Mais la capacité à
la posséder tout à loisir, au point qu'elle supplie et implore de devenir vôtre
— et là, être incapable de la posséder : voilà l'ironie. »[18]
Comme il faudra attendre Freud pour retrouver autant
d’attention aux subtilités de la vie érotique de ce qui s’appelle encore un
« mélancolique », je rattacherai cette observation de Kierkegaard au
curieux jeu de mot qui donne la clé de son commentaire du conte
d’Andersen, « Agnès et le
triton », dans Crainte et tremblement : Agnes se donne au
triton en un regard (Blick), toute, dans ce qui n’est rien d’autre qu’un
équivalent érotique de l’acte de foi à l’état pur (celui d’Abraham obéissant au
commandement de tuer son fils) ; mais le triton, tout vital et phallique
qu’il soit, « se change en verre » (Blickstille) sous ce
regard, et perd Agnes[19].
La mortification, voire l’annulation du désir par l’idéalisation de l’objet,
qui deviendra le ressort « inconscient » de la sexualité
obsessionnelle, se trouve ici exposée à ciel ouvert.
Or c’est justement à partir de 1844 qu’on dispose d’un
témoignage de première main sur les « manies » étranges dont Kierkegaard,
apparemment, ne souffrait guère, mais qui ne manquaient pas d’étonner son
entourage. Israel Levin, qui fut son secrétaire six années durant, rapporte
ainsi, outre sa pyrophobie de toujours, que Kierkegaard empilait les cannes à
l’entrée de sa maison. Il avait amassé aussi plus de cinquante sortes de porcelaine
à café, toutes différentes. Et Levin raconte qu’il lui fallait déférer chaque
jour à un rituel assez spécial, qui consistait à « justifier » quelle
tasse et quelle soucoupe on utiliserait, Kierkegaard refusant d’accepter aucun
motif arbitraire. Mais le rituel n’en restait pas là. Kierkegaard, à chaque
fois, sous les yeux incrédules de Levin, remplissait ensuite sa tasse de sucre
jusqu’au bord, avant d’y verser un café extrêmement fort, puis, le sucre
dissout, une rasade de sherry. Kierkegaard commençait ensuite à dicter, s’échauffant
dans un torrent de mots en faisant toutes sortes de gestes bizarres, à moins de
s’empêtrer dans une foule de corrections, puis de corrections de corrections,
dont il n’arrivait plus à s’extraire seul. C’est dans certains de ces moments
que le malaise de Levin paraît avoir été le plus intense. La capacité de
Kierkegaard à évoquer les contenus les plus immoraux sans se départir jamais
d’une expression choisie lui paraissait tout simplement « démoniaque » :
« … Son âme brûlait de concupiscence, quand bien même son corps demeurait
calme. Pour ce qui touchait ses écrits, l’intention qui l’animait, c’est qu’on
ne devait éviter que les pensées lascives, pas les expressions
audacieuses »[20].
Les observations directes de Levin, et surtout son malaise (ils ne s’agit donc
pas d’habitudes ordinaires à cette époque, même chez quelqu’un d’aussi riche
que Kierkegaard), donnent une autre couleur aux autres détails connus de la vie
de Søren : son régime fixe, la température rigoureusement constante qu’il
exigeait dans ses appartements, sa détestation des mauvaises odeurs (vaporiser
de l’eau de Cologne dans les pièces d’habitation est alors un moyen reçu de
lutter contre les miasmes), l’ordre immuable et méticuleux de ses affaires.
Car, pris en eux-mêmes, ceux-ci n’ont rien d’extraordinaires, et l’antipathie
évidente de Levin pour son riche employeur ne lui permettait guère goûter la
nuance de facétie qui se mêle à ces comportements.
Or de tels comportements sont-ils obsessionnels ?
Pour nos cliniciens contemporains, ils le sont : le collectionnisme, la
ritualisation de l’usage des objets, le doute touchant aussi bien les grands
objets (épouser ou pas Regine) que les petits (la quête frustrante du mot exact),
la tendance permanente à la rumination, l’intensité sexuelle de l’idéation
« refoulée », le tout s’enlevant sur un fond de croyances religieuses
poussant aux scrupules et aux remords[21].
On fera bien attention de noter, cependant, que le ton d’ensemble n’est ici ni
dépressif ni triste. Il y a clairement des moments de joie, voire de jubilation
et d’exaltation créatrice, un humour en alerte et un appétit de vivre qui
dissonent fortement avec le sentiment que les pensées et les rituels
obsessionnels parasitent la vie de l’esprit (dont on a l’exemple avec
Mademoiselle F…).
Même dans la seconde partie de la vie de Søren, après le
virage dramatique de l’année 1846, on aurait peine à découvrir, sous la passion
curieuse qui l’anime alors, des traces sûres de dépressivité. C’est qu’en 1846
un hebdomadaire satyrique, Le corsaire, publie une série de caricatures
dont quelques unes moquent un détail physique jusque là inaperçu :
Kierkegaard, en effet, à la suite d’une chute dans sa jeunesse, avait une jambe
légèrement plus courte que l’autre. Il se faisait donc, en dandy, confectionner
des pantalons asymétriques qui masquaient entièrement, croyait-il, cette minuscule
infirmité. Søren a pris ces caricatures, littéralement, comme un arrêt de mort
sociale. Ce n’est pas juste qu’on l’arrachait à l’anonymat de la foule, ni qu’on
le forçait à s’avouer l’auteur caché sous ses masques pseudonymiques. Il ressentait
positivement les regards ironiques dardés lui. L’atmosphère lui devient empoisonnée[22].
Je ne peux pas essayer de mieux me figurer la dimension
catastrophique de cet épisode pour Kierkegaard, qu’en évoquant la peinture
de Caspar-David Friedrich. Un des traits bien connus de la composition de ses
toiles sont en effet ces silhouettes toujours de dos ou de trois-quart, qui
invitent à partir de points de vue irréductiblement différents un spectateur à
la fois profondément interpellé mais constamment respecté, à prolonger leurs
regards — un autre équivalent romantique, en somme, de la pseudonymie. Mieux, quand le peintre se représente, on le
voit, on le voit regarder, et l’on voit ce qu’il ne se voit pas voir en
regardant. Mais du peintre, il n’y a jamais de portrait identifiable : ses
yeux sont justement ce qu’on ne voit pas. Chez Kierkegaard comme chez
Friedrich, ce que le regard vise à l’infini n’est pas non plus pré-vu par le
calcul perspectif, autrement dit par la raison. Les points de fuite, pluriels
comme les silhouettes rêveuses qui s’abîment dans leur contemplation, sont
saturés des symboles d’un infini transcendant à l’espace du visible :
croix, clocher, vaisseau en partance (allégorie, chez Friedrich, des
tribulations du chrétien), etc. « Les falaises de craie à Rügen », de
1818, sont à cet égard un sommet du romantisme : comme un vertige sublimé.
Imaginez alors qu’une main méchante, ou peut-être pour rire, froisse littéralement
cet espace subtilement architecturé, qu’elle force tous les regards à la
superposition et à la coïncidence, celui de l’artiste, celui des personnages,
celui des spectateurs possibles, écrasant les distances, brisant les fils de
lumière ténus qui suspendent cette construction morale et esthétique à des
horizons transcendants, inexprimables. C’est à un pareil chiffonnement de
l’espace psychique que fut confronté Søren, réduit à ce trait incongru de ses
pantalons : à la fois le sentiment d’une intrusion intime de regards
fouineurs, vulgaires et ironiques, et celui d’être jeté hors de lui tel un monstre
qu’on se montre, mais qui ne se voit pas dans sa monstruosité. Les années qui
suivirent furent pour cette raison occupées à élaborer les conditions d’une
existence non-cachée de l’Individu, autrement dit, d’une assomption de sa
persécution, et cela par l’invention d’un sens cohérent avec sa vie et sa
philosophie passées.
Le
trouble s’avère aussi somatique ; Kierkegaard s’était toujours plaint de
constipation, de difficultés de vue, d’impossibilité temporaire d’uriner, de vagues
douleurs abdominales ; ces symptômes s’exacerbent. Un abîme étrange, qui
le laisse perplexe, semble s’ouvrir entre son corps et son esprit. Il s’en
plaint à Bang, son vieux médecin, qui avoue son impuissance[23].
On
suit bien le développement indissolublement existentiel, spirituel et
philosophique de Søren dans ces années terribles, 1846-1848. La question de
l’Individu chrétien seul contre tous au risque de la folie prend sa forme
ultime. Les fragments si problématiques sur Adler[24]
n’agitent en effet que cette question : un Abraham moderne serait-il un
aliéné ? Crainte et tremblement se change en question toujours plus
personnelle, à la recherche d’une « folie » de la foi qui ne serait
rien que l’accomplissement du paradoxe de la foi en un Christ au visage
couverts de crachats, mais d’une folie que ne serait justement pas aliénation
mentale — mais au contraire, le travail le plus conséquent d’une âme sacrifiant
tout à son salut en s’identifiant à ce Christ-là. Levin a laissé de ce virage
de Søren vers des pensées d’extrême abandon et de déchéance consentis un récit
frappant. S’effondrant au cours d’une crise de cette épilepsie dont il avait
fait jurer à ses proches de ne jamais rien trahir (c’était un motif d’interdiction
du mariage, entre autres), Kierkegaard murmura : « Oh, laissez,
laissez-moi… couché, ici, jusqu’à ce que la bonne balaie, demain matin »[25].
Cette ultime parole à la Gregor Samsa (sauf la fiction) est l’envers de la
posture ambivalente mais assurément grandiose de dénonciateur de la fausseté du
christianisme d’Etat, qui corrompait la foi de son temps, et de « martyr »
de cette cause, à laquelle Kierkegaard se voua jusqu’à sa mort. Garff l’a
parfaitement vu : Søren retourne alors sur ses contemporains le regard du
père (« Souviens-toi bien d’aimer Jésus-Christ »)[26].
A l’été 1847, Kierkegaard note qu’il lui faut devenir « le »
persécuté, mais pour une cause toujours plus haute[27]
— non plus celle du « chevalier de la foi » des années d’espérance,
mais celle, plus définitivement tragique, du « Socrate du christianisme ».
Ses concepts sont devenus ses noms propres, comme s’il s’y était englouti
corps et âme. Mais le déchirement suprême de ces années paraît avoir été
l’incompatibilité croissante entre être chrétien et être poète. Car s’il faut
sortir au grand jour, renoncer à la pseudonymie, pour n’être plus que l’Individu
« témoin de la vérité », la beauté n’est plus qu’un moyen — et l’art
cesse.
Kierkegaard meurt en 1855 après avoir repoussé les
sacrements de l’Eglise luthérienne, paralysé des jambes, après une longue phase
de stupeur mutique, incapable d’évacuer. On sait qu’il caressait l’idée qu’on
grave sur sa tombe : « Cet individu singulier »[28].
Un fonctionnaire, zélé, gêné par sa tombe sans stèle, en souleva la
possibilité. Finalement, il n’en fut rien. Peter Christian, consulté, refusa
d’approuver, comme de désapprouver. Dernier de la lignée, ce frère lui survivra
de longues années. En 1876, il démissionna de sa charge d’évêque, accablé par
le sentiment de son démérite. Trois ans plus tard, il rendit toutes ses
décorations. Ce n’était pas encore assez. En 1884, utilisant une disposition de
la loi danoise, il renonça à son statut légal de majeur pour redevenir un enfant.
Il ne lui restait plus qu’à renoncer à la communion. Sollicitant cette faveur,
il cite Jean : « Quiconque hait son frère est un meurtrier, et vous
savez qu’en un meurtrier, la vie éternelle ne réside pas »[29].
Nul n’a jamais su le contenu de la lettre que Søren avait laissé à son
attention, avant de partir mourir à l’hôpital. Garff: « Une nuit de
février 1888, ce mélange bizarre d’intellectualité brillante et du piétisme étouffant
des petites gens, si caractéristique de la famille Kierkegaard, desserra enfin
ses griffes sur Peter Christian Kierkegaard, l’âme totalement brisée.
Aujourd’hui, quand vous demandez aux gens d’Aalborg où il est enterré, ils ne savent
pas de qui vous pouvez bien parler »[30].
« …
l’apprentissage véritable de l’angoisse est le suprême savoir. »
Kierkegaard (1844/1935 : 159)
Il n’est pas dans mon propos de placer en vis-à-vis des
événements de la vie de Kierkegaard un résumé de sa philosophie. A titre de
conjecture, et avec beaucoup de prudence, je suggère simplement qu’on
appréhende certains de ses éléments cruciaux comme les traces du combat
existentiel et spirituel qui s’y est livré, en sorte que sa pensée, toute
mélancolique qu’elle soit, échappe justement à la réduction pathologique
— réduction dont Kierkegaard lui-même n’a pourtant pas craint le geste, en réfutant
les prétentions délirantes du pasteur Adler. Or ce combat a ceci de profond
qu’il donne par contrecoup des indications psychologiques et morales
inaccessibles autrement sur l’expérience menaçante de la mélancolie, y compris sur
ces symptômes qui évoquent pour nous, non seulement l’obsession, mais
notre mélancolie « psychotique », ou la paranoïa. Car toutes ces
souffrances sont là, mais comme en négatif. Elles ne sont visibles que dans le
procès de leur surmontement. Leur cohérence ne doit du coup rien à la
projection sur elles, a posteriori, de notre sensibilité clinique ou
médicale, mais au contraire tout à leur dynamique propre, d’autant mieux
révélée par l’effort inouï de Kierkegaard pour la conduire, au sens fort, à
son terme — et s’en rendre par là maître dans un mouvement auto-thérapeutique.
Le point de départ de Kierkegaard est la question suivante :
pourquoi l’angoisse vire-t-elle au sentiment de faute, ou plus exactement
encore (ou de façon encore plus angoissante) au sentiment du péché déjà
accompli, ce qui vaut péché, quand bien même rien ou si peu n’aurait été
accompli de ce qui nous hante et nous obsède ? Cette transmutation de
l’angoisse en péché paraît tellement inexorable (tandis bien sûr que nous continuons
à sentir que nous sommes libres), qu’à la limite, dans cet état,, peu importe (semble-t-il)
que nous fassions ou que nous ne fassions pas ce qui nous angoisse. Et plus
démoniaque encore, se présente alors l’idée suprêmement tentante d’agir mal pour
se soulager de ce malaise ! Cette analyse est l’approfondissement
d’un maître-concept de Luther, l’Anfechtung. On ne traduit pas aisément ce mot, qui devient
Anfægtelse sous la plume de Kierkegaard. Il connotait, au pluriel, les
« tribulations » du peuple chrétien dans l’histoire du salut. Mais théologiquement,
c’est l’état douloureux dans lequel la foi est mise à l’épreuve, le doute
paroxystique de l’âme. Psychologiquement, c’est la préoccupation douloureuse,
la hantise, l’idée fixe. Enfin, en danois, il évoque aussi le remords. C’est
donc ce terme complexe d’Anfechtung/Anfægtelse qui concentre la
question de la mélancolie et de l’obsession kierkegaardienne.
Or si l’angoisse vire au péché, il n’est pas question de
voir dans ce processus une sorte de nécessité abolissant la liberté.
L’éclaircissement décisif doit donc porter sur l’angoisse qui précède et
prépare le péché, mais sans le déclencher, ni même l’expliquer. Autrement dit,
l’Anfechtung n’est ni la cause ni la raison du péché, et pourtant, elle fournit
« l’atmosphère » indispensable au péché, dit Kierkegaard. Pour
Luther, et plus encore pour les néo-luthériens scandinaves auxquels se rattache
Kierkegaard, et qui polémiquaient contre l’intellectualisme calviniste, ce
sentiment singulier est le vécu d’une contradiction décisive. Aucun doute, d’un
côté, que l’Anfechtung soit un instrument du diable pour nous faire
chuter. Les questions du serpent au jardin d’Eden continuent à se poser au
chrétien, et à le faire douter au cœur même de sa foi, alors qu’il les sait
trompeuses. Le romantisme se saisit ainsi de l’Anfechtung pour récuser l’argument
calviniste de la foi qui serait donnée une fois pour toutes, et qu’on ne peut
plus perdre, cette foi « inamissible » dont on a vu la dynamique chez
les Puritains. Car c’est là une solution dogmatique. Ce n’est nullement ce que
nous sentons et éprouvons, quoi que nous sachions ou devions savoir par ailleurs
de notre foi et de ce qu’elle devrait être. D’un autre côté, l’obsession-Anfechtung
est une bénédiction paradoxale. Car s’il y a mise à l’épreuve de la foi,
c’est qu’il y a foi ! La pénibilité si vive du sentiment, c’est
l’expérience sensible que la chair se révolte contre la grâce réellement faite
à l’esprit. En ce sens, rien de plus inquiétant qu’une complète absence
d’angoisse chez le chrétien. C’est la marque sûre d’un aveuglement démoniaque. Cependant,
avec cette ambiguïté, une chose reste en suspens : L’obsession-Anfechtung
est-elle signe de la colère de Dieu, qui m’abandonne au démon, à ses
questions et ses tentations ? Ou le signe de ma liberté pour la foi, et le
moyen de mon salut ? Cela, je ne le sais pas. Je suis renvoyé à un
surcroît d’angoisse. Mécanisme raffiné : dans un premier temps, l’Anfechtung
est expérience d’une angoisse ; mais dans un second temps, comme je ne
sais pas si cette angoisse est bonne ou mauvaise, je m’angoisse au sujet de
cette première angoisse, et cette seconde angoisse augmente la première.
L’angoisse devient alors obsession, idée fixe, etc. S’ouvrent alors les deux
gouffres où je puis être englouti : fuir, comme le catholique, dans les
œuvres (alors que la seule foi sauve, et non les œuvres) ; ou, peut-être
pire, tenter Dieu, le défier de se montrer à moi, lui reprocher l’Anfechtung
où il éprouve ma foi. Dans les deux cas, l’agir, qu’il soit « bonne
œuvre », ou péché de plus en plus provocateur, comme pour arracher le Ciel
à un silence perçu comme du mépris, n’a pas son principe en soi — mais dans l’état
affectif qui ronge l’âme. Bonnes œuvres ou défi lancé à Dieu ne sont donc que
des moyens désespérés pour se décharger du fardeau de l’angoisse. Et ces gestes
sont plus compulsifs, dira-t-on, qu’intentionnels, quelles que soit leurs justifications.
Seul le pécheur est dupe...
Kierkegaard radicalise ces motifs, déjà bien présents
dans la prédication piétiste (avec l’accent remis sur le sentiment et l’épreuve
personnelle de la foi), dans deux directions : dans Crainte et tremblement,
en analysant l’angoisse d’Abraham devant le commandement de Dieu de sacrifier
son fils Isaac, et dans Le concept de l’angoisse, en tâchant de façon
plus abstraite de capter le mouvement décisif où l’innocence angoissée d’Adam a
préparé le péché originel.
Qu’est-ce qui donne en effet son caractère exceptionnel à
l’épreuve d’Abraham ? Ce n’est pas l’immensité du sacrifice qui lui est
demandé. Ce n’est pas non plus son obéissance. Ce n’est pas le miracle de la
substitution du bélier. Et ce n’est pas non plus sa récompense, puisqu’elle se
résume à conserver Isaac, qu’il avait déjà. C’est une attitude dont il faut
toute la subtilité de Kierkegaard pour déplier la cohérence inouïe. Abraham,
tout d’abord, ne se résigne pas. Pas plus qu’il n’offre de donner sa vie à la
place de son fils. Ce n’est pas un héros tragique. Il endure au contraire
l’angoisse sous les multiples aspects sous laquelle elle se présente :
angoisse de commettre ce qui n’est peut-être pas un sacrifice, mais tout
simplement un crime, et qui n’est un sacrifice qu’à la lumière de la foi qui
s’exprime dans l’obéissance au commandement d’un Dieu supposé ; angoisse,
ensuite, que l’abyssale liberté du Dieu en qui il a placé sa foi ne donne aucun
terme favorable ni même simplement significatif à l’épreuve réellement insensée
qu’il traverse, qu’au contraire, ce sacrifice ne soit que la punition de ses
péchés, un abandon. Abraham ne sait pas. Mais il croit. Car c’est cela la foi :
soit espérer l’impossible, soit, plus généralement, ne pas juger que
l’impossible excède la puissance de Dieu, mais au contraire, placer sa foi en
cela. Or une nuance décisive nous fait avancer plus loin dans la
caractérisation de l’angoisse à endurer. Elle a trait au fameux et si obscur concept
kierkegaardien de répétition. C’est que l’épreuve du sacrifice d’Isaac, rien ne
garantit qu’elle ne se répètera pas, encore et encore. En avoir triomphé une
fois, ce n’est rien. La foi, la véritable foi d’Abraham est toute entière
là : dans la disponibilité absolue à répéter autant de fois qu’il faudra,
et l’expérience entière de l’angoisse, et l’acte de foi en ce Dieu qui exige
l’impossible. Sans cette nuance de consentement à la répétition, la solution à
la dialectique de l’Anfechtung demeurerait superficielle ou contingente.
Elle en puise sa force psychologique et logique que dans l’abandon de
l’Individu entre les mains de cet Autre en qui il remet sa foi, au point que
croire « parce que c’est absurde » (quia absurdum) devient,
grâce à la répétiion de l’acte de foi, non plus le sec et rationnel refus
calviniste de la raison, mais l’expression du plus pur sentiment d’amour pour
Dieu. « Mais si l’on n’aime pas comme Abraham, toute pensée de sacrifier
Isaac devient une obsession (Anfægtelse) », écrit Kierkegaard[31].
C’est donc la répétition qui délivre de l’Anfechtung.
Mais quelle répétition ? Ce n’est évidemment pas la répétition du passé,
la répétition qui anéantit le futur, donc tout possible, sous les coups
terribles d’un « comme avant, comme toujours ». Cette répétition-là,
c’est celle du péché, qui se répète inexorablement, de génération en
génération, à partir du premier péché. Elle condamne le repentir à jouer
toujours avec un coup de retard. Elle serait plutôt la pente du désespoir.
Kierkegaard pense ici, si j’ose dire, non pas à ce qui se répète « comme
avant », mais à ce qui se répète « à nouveau », contre toute
attente. « La dialectique de la répétition est simple, car ce qui est
répété a existé, sinon, il ne pourrait être répété ; mais c’est
précisément le fait d’avoir existé qui donne à la répétition le caractère d’une
nouveauté »[32]. On
dira : mais cette différence n’est réellement rien, c’est « à
nouveau » que se répète ce qui était « comme avant », tout cela
est purement verbal. Non, car le déplacement d’un point de vue vers l’autre est
exclusivement subjectif (un « saut qualitatif », insiste
Kierkegaard) et c’est tout son ressort. C’est la mise en évidence du pouvoir de
l’Individu de voir et vivre autrement, dans l’instant, ce qui s’offre à
lui : non pas comme une continuation du passé, mais comme une rupture, une
déchirure éclairant le présent d’un jour neuf. Car par là, tout est rendu à la
liberté — non pas cependant une liberté métaphysique, ou totue-puissante, mais
une liberté humaine, conditionnée par notre état de créature. L’angoisse n’est
pas abolie, ni transcendée. Elle est retenue dans sa chute vers l’accablement
d’une faute inexorable — retenue aussi longtemps, du moins, qu’elle est soutenue
comme angoisse, ou mieux, portée à bout de bras comme telle, dans un geste
héroïque, celui du « chevalier de la foi », dont Abraham est le
premier, et peut-être unique exemple. On voit ainsi l’opération sophistiquée à
laquelle Kierkegaard se livre : vouloir de toute son âme que l’angoisse se
maintienne en tant qu’angoisse, s’offrir donc à ce que l’épreuve se renouvelle
encore et encore, voilà l’authentique délivrance de l’Anfechtung. Ce qui
se dévoile ici, c’est que l’idée fixe, l’obsession, le remords, sont autant de
reculs et de refus devant ce maintien de l’angoisse dans l’espace de la
répétition renouvelante. J’ajouterais qu’il est clair pour Kierkegaard que, si
la foi est le nom premier de ce choix pour l’angoisse, la délivrance paradoxale
en quoi consiste le consentement à la répétition n’est pas exclusivement
religieuse. C’est un trait psychologique général. La délivrance par l’angoisse
soutenue n’a en réalité qu’une condition : s’en remettre à la liberté d’un
Autre, en lui accordant sa foi, autrement dit, en renonçant à savoir pour lui,
à sa place, ce qui relève du possible et de l’impossible. Si Dieu est cet Autre
dans l’histoire d’Abraham, le commentaire d’ « Agnès et le triton »
que je citais plus haut est sans équivoque : cet Autre peut aussi être une
femme (Regine). Cette asymétrie est la condition pour que la répétition ouvre sur
le possible, et donc pour que ce qui se répète soit l’occasion d’un
renouvellement, d’une surprise inouïe, et non l’implacable enchaînement des
coups du destin, l’inévitable condamnation dont l’obsédé ne devine que trop (et
c’est là son péché même) qu’elle l’attendait depuis toujours.
Mais, proteste l’obsédé, pourquoi la simple obéissance à
la morale ne suffit-elle pas à dissiper l’Anfechtung ? Kierkegaard
répond en luthérien : parce que la solution au péché n’est pas la vertu.
C’est la foi. C’est précisément dans les termes de l’éthique que nous sommes
liés et condamnés d’avance : poser ainsi la question n’est rien résoudre,
donc, c’est exprimer sans équivoques les ravages de l’obsession, le virage déjà
coupable de l’angoisse qui nous étreint.
C’est pourquoi la possibilité d’une angoisse d’avant
l’obsession, ou plus exactement, d’avant l’idée de faute où l’obsédé serait,
par son angoisse même, comme entraîné, revêt pour Kiergegaard une importance
décisive. Il n’y a pas de thérapie psychologique de l’Anfechtung, ni en
matière religieuse, ni en matière érotique (autrement dit, quand le devoir ne prescrit
rien, puisqu’on n’aime pas « par devoir »), si une angoisse innocente
est impensable. Le concept de l’angoisse s’attache à élucider la
possibilité conceptuelle d’une telle angoisse d’avant le péché, en la cherchant
à sa source, chez Adam.
C’est dans ces textes que la dette de Kierkegaard à
l’endroit du lyrisme romantique est la plus flagrante. Car c’est sur les
harmoniques psychologiques auxquelles ils ont accoutumé nos oreilles qu’il se
règle avec rigueur et évidence. « Crainte » et
« tremblement » ne sont pas seulement, à cet égard, la reprise
critique des motifs classiques de la « peur de Dieu » (voir le
chapitre 2) ou du mysterium tremendum du péché originel. Ce sont les
échos germaniques de l’awe et de la trepidation, sans oublier l’horror,
de Blake, Coleridge, Keats, Shelley ou de Wordsworth — qui tous détournent
cette trilogie des traductions de la Bible pour l’acclimater à la contemplation
de la Nature et des sublimités morales de l’Homme. Cette atmosphère rend poétiquement
plausibles des expressions comme « douce angoisse », angoisse
« étrange » ou « farouche », si sensibles à un
« esprit rêveur », et qu’on observe dans les attitudes innocentes des
enfants ouvrant les yeux sur le monde. C’est enfin dans cet élément lyrique que
le dur concept d’Anfechtung est diffracté, au prix d’un retravail
décisif sur l’absence de tentations, qui pourrait bien être au contraire la
tentation suprême (le nulla tentatio, omnis tentatio dont Augustin a donné
la formule). Voyez cette peinture de l’innocence d’avant le péché : « Dans
cet état, il y a calme et repos ; mais en même temps, il y a autre chose
qui n’est cependant pas trouble et lutte ; car il n’y a rien contre quoi lutter. Mais qu’est-ce
alors ? Rien. Mais l’effet de ce rien ? Il enfante l’angoisse. C’est
là le mystère profond de l’innocence d’être en même temps de l’angoisse » [33].
L’indétermination flottante de cet état n’est pas l’effet d’une carence de l’analyse
de Kierkegaard. Au contraire, c’est ce qui donne son relief exact au caractère
sidérant, inintelligible, de l’interdit catégorique porté sur le fruit de
l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Là, une inquiétude à qui font
cependant défaut les pôles contraires entre lesquelles vaciller, et qui se
maintient par là dans l’innocence, non par une quelconque lutte, mais par la
nature immédiate des choses ; ici, une polarité absolue, mais
incompréhensible, comme condensée dans une perle végétale parfumée qui luit au
milieu des feuilles, à portée de main. Ce que Kierkegaard veut rendre sensible,
c’est l’impact psychologique de l’énonciation de l’interdit : le trouble
qui remue l’angoisse de l’intérieur, c’est que désormais, s’il doit en être
« ainsi », il peut aussi bien en être « autrement ». Pas
d’interdit qui ne nomme justement ce qu’il défend. Dieu, ainsi, ne tente pas
Adam. Kierkegaard est orthodoxe à cet égard. Mais pas davantage le serpent. Kierkegaard
note avec raison qu’il est incompatible avec la sensibilité morale moderne, qui
ne veut pas que la tentation vienne de l’extérieur, mais bien du dedans. Le
serpent, s’il fallait absolument lui donner une signification allégorique,
serait le pur dédoublement de la langue, objectivé, et projeté dans le monde
des choses. Dieu a dit ceci. Mais le langage ne devient intelligible, donc l’interdit
compréhensible, que s’il y a ceci, il y a aussi cela. Nous sommes ici tellement
au cœur de l’expérience de l’obsession, autrement dit, de l’expérience simultanée
et horriblement angoissante d’être traversé d’un désir et de savoir que ce
désir est interdit, qu’il est éminemment suggestif de voir Kierkegaard en
imputer la cause à la rencontre originaire d’un état d’angoisse innocente et du
langage lui-même (rien ne se dit qui ne renvoie ipso facto à ses
alternatives, à ses contraires, à ses substituts, etc.).
Rapportez à cette aune les considérations terminales du Concept
de l’angoisse. Avec les effets du péché originel, l’angoisse a
progressivement changé de sens. A mesure que nous nous éloignons d’Adam, elle
s’est objectivée, elle est devenue une dimension objective de la nature
humaine. L’angoisse subjective, celle qui dépend non de la condition humaine,
mais de la liberté de l’Individu, s’est éloignée d’autant, puisque nous sommes
enfants du péché et non de l’innocence. Il en ressort que l’élément du
« saut qualitatif », l’angoisse innocente, s’est séparée de
l’angoisse d’après le péché, qui occupe le devant de la scène psychologique, et
pour beaucoup épuise le concept de l’angoisse. C’est l’angoisse que le péché a
fait entrer dans le monde avec lui. C’est par elle que nous devenons coupables
rien qu’en nous angoissant de notre rédemption finale, et que l’angoisse de pécher
devient peu à peu indistinguable d’un péché d’angoisse. Car désormais,
l’angoisse n’est que l’obsession anxieuse : elle en sait trop sur le bien
et le mal. Tout interdit (raisonnable ou non) se change en idée fixe et cause
un désir coupable de transgresser. La « mélancolie » n’est que le révélateur
de la condition de tous. Livrés à l’obsession, en proie à l’Anfechtung,
nous supportons en somme encore moins de désirer « rien », comme
l’Adam de Kierkegaard au jardin d’Eden — et ce motif nihiliste, qui fait ici sa
première apparition, connaîtra un formidable essor dans la culture européenne
quelques décennies plus tard.
Il en ressort que la seule répétition à laquelle nous
sommes confrontés est désespérante. C’est celle du péché. Pour les fils d’Adam,
en effet, « … l’avenir semble anticipé par le passé ; autrement dit,
c’est l’angoisse que le possible soit perdu avant d’avoir été »[34].
La formule thérapeutique de Kierkegaard est ainsi la radicalisation de la
mélancolie religieuse jusqu’à son terme même, où la vanité du repentir, qui ne
fait que nourrir l’obsession et la reconduire plus loin, éclate en pleine
lumière :
« La
seule chose capable en vérité de désarmer le sophisme du repentir, c’est la
foi, le courage de croire que notre état même [de remords] est un nouveau péché,
le courage de renoncer à l’angoisse sans angoisse, ce que seule peut la foi,
sans cependant pour cela qu’elle la détruise, mais éternellement jeune
elle-même [dans la répétition de l’acte de foi], elle ne cesse de se dénouer
des affres de l’angoisse »[35].
Mais ce qui fait l’horreur de notre condition, c’est que
le « saut qualitatif » de l’acte de foi nous est aussi qualitativement
plus difficile qu’à Adam. Car l’obsession solidifiée par les conséquences
angoissantes du péché originel a dessiné une possibilité inconnue au Paradis.
C’est la possibilité intrinsèquement moderne (peu importe qu’elle soit
attestée dans l’évangile, c’est de nous qu’il s’agit) de s’angoisser du bien.
Kierkegaard
nomme ceci le « démoniaque ». L’obsession est allée si loin qu’elle
s’est enfermée en soi. Devenue hermétique à l’idée même d’un salut qu’elle sait
ne pas mériter, elle précipite de l’intérieur d’elle-même le mouvement de sa
propre damnation. C’est l’exemple du possédé qui repousse le Christ qui
s’approche, le suppliant de passer son chemin tellement l’approche du salut
l’épouvante[36]. Or le
démoniaque ne connaît qu’un remède, remarque Kierkegaard. C’est précisément le
même remède qui fut le poison d’Adam : le langage. C’est, de parler sous le regard silencieux
d’un Autre : car « …la loi de la délivrance du démoniaque, c’est que
contre son gré les mots lui sortent de la bouche »[37].
Etrange angoisse, étrange remède. D’autant que Kierkegaard détecte la tendance
au démoniaque au cœur de toutes les pathologies de l’esprit : « Une
sensibilité surexcitée, une irritation surtendue, une nervosité à fleur de
peau, l’hystérie, l’hypocondrie, etc., sont toutes des nuances du
démoniaque »[38].
Il ne nous est cependant pas si difficile d’apercevoir quel état mental et
spirituel est ici visé. C’est dans l’obsession, tout ce qui pousse à son terme
le vécu de faute inhérent à l’angoisse, cette ivresse négative qui s’empare
avec frénésie des idées les plus noires et les plus absurdes, pourvu qu’elles
fussent criminelles, parce que tout vaut mieux que l’épreuve d’une angoisse de
« rien », d’une anxiété intense, mais vide. L’angoisse adamique,
l’innocence-angoisse est devenue irreprésentable, ou pire encore, l’objet,
elle-même, d’une angoisse paroxystique, qui n’admet qu’une seule expression, la
récusation farouche, le choix du pire, l’engloutissement dans la répétition
auto-destructrice du mal. Nous sommes évidemment bien loin encore de ce que
Freud appellera « résistance thérapeutique négative », ou Schicksalneurose
(névrose de destinée), pour ne rien dire de tous les problèmes de la
psychiatrie moderne confrontée à la ténacité des symptômes obsessionnels — autrement
dit, à leur répétition « démoniaque ». Et cependant, dans ces pages
extraordinairement profondes, Kierkegaard balise l’espace moral et intellectuel
qui va bientôt rendre aussi bien ces tardives spéculations que nos problèmes actuels
tout simplement intelligibles et pratiquement évidents. Qu’on puisse
s’angoisser du bien, de son salut comme de son mieux-être psychique, c’est en
effet impénétrable à notre conscience ordinaire, en-dehors de certaines
coordonnées anthropologiques auxquelles seule donne accès une méditation
étendue de la religion. Voilà ce que saisit avec précision le concept
psychologique du « démoniaque », fixant comme la borne supérieure de
l’angoisse se délivrant d’elle-même par une précipitation acharnée dans la
faute. L’Anfechtung luthérienne désormais appartient au passé.
L’obsession n’est plus juste un concept qui serait devenu intrinsèquement
psychologique (et théologique par application) — déjà une considérable mutation.
Elle s’est comme agglutinée à l’existence humaine, y transportant ses
équivoques, en épaississant douloureusement la conscience qu’à l’individu d’être
libre pour le mal.
« Si un homme voulait se mettre dans un état
d’esprit solennel et puis arpenter sa chambre en disant 7-14-21 ;
7-14-21 ; 7-14-21, cette répétition monotone agirait comme une formule
magique ; elle opérerait comme une boisson forte sur le neurasthénique. Ce
serait comme s’il était entré en contact avec quelque chose d’extraordinaire.
Et si quelqu’un d’autre à qui il communiquerait sa sagesse lui disait :
"Mais qu’y a-t-il donc avec 7-14-21 ?" — il répondrait probablement,
"Ça dépend de la voix avec laquelle vous le dites, et du fait que vous
continuiez à le dire une heure durant, et que vous gesticuliez en parlant —
alors vous découvrirez sans nul doute qu’il y a bien quelque chose
là-dedans. »
Kierkegaard (1846 VIII 2 B
6 : 13-14)
Mais y a-t-il une issue au désespoir, quand il prend la
forme extrême de la récusation du salut, autrement dit, dans le lexique
théologique, du « péché contre l’esprit », le seul qui ne puisse être
remis, puisqu’il consiste précisément dans le refus de la rémission de ses
péchés ? Kierkegaard pousse son enquête jusqu’à ce point, qui intéresse
d’autant plus le psychologue, qu’elle outrepasse alors nécessairement le point
de vue religieux d’où pourtant elle procède. En effet, ce qui est ultimement en
cause, c’est la question de savoir si la foi elle-même est ou n’est pas la
solution anthropologique ou universelle au problème existentiel de l’angoisse.
Le désespoir, c’est donc le comble de l’angoisse, quand elle a perdue toute
indétermination, toute possibilité flottante à l’horizon de la hantise en quoi
elle s’est transformée et qu’il n’y subsiste plus rien qu’une certitude
irréfragable à la fois de la faute, de son caractère total, et de sa juste
punition, la damnation, ou si l’on veut, l’absence définitive de sens comme de
valeur pour toute l’existence parvenue à cette extrémité. L’obsession se
parachève en mélancolie, c’est-à-dire en enfermement démoniaque en soi-même, le
désespoir de tout étant ici la même chose que le désespoir de soi-même. Ce
processus se laisse bien évidemment aussi décrire en termes de répétition. La
répétition mortifère, celle du péché passé, dépasse cependant toutes ses
bornes. Car la certitude inhérente au désespoir abolit le futur plus
définitivement qu’aucune autre. « Ça ne s’arrêtera plus : le péché
emportera tout ». Ce qui vient à manquer, c’est donc le dernier espoir,
autrement dit la mort : la mort même vient à manquer comme catégorie,
quand la logique du désespoir va à son terme : « Ainsi, être malade à
mort, c’est ne pouvoir mourir, mais ici la vie ne laisse pas d’espoir et la
désespérance, c’est le manque du dernier espoir, le manque de la mort »[39].
Cette singulière connexion logico-grammaticale entre l’idée d’une mort
possible, et l’apogée mélancolique de l’angoisse et du désespoir, étourdit un
peu par sa violence spéculative. Elle est d’autant plus troublante que la
psychiatrie de la fin du 19ème siècle redécouvrira précisément cette
connexion, sans trop savoir qu’en penser, dans une pathologie qu’elle nommera
« mélancolie anxieuse », au décours de son délire spécifique, le
délire dit « des négations ». Le syndrome de Cotard, qui est en le
stade terminal, se caractérise en effet justement par ce sentiment d’une
immortalité atroce, d’incurabilité et de damnation[40].
Il ne faut cependant pas perdre de vue en quel sens l’idée d’un « manque
de la mort » relève de la logique propre du désespoir ; elle ne
s’ajoute pas à l’angoisse comme du sel dans la plaie, elle en accomplit le
mouvement psychique. C’est cependant une des facettes du désespoir que Kierkegaard met au jour. Le raffinement logico-grammatical
de son analyse apparaît encore dans le passage suivant :
« C’est
pourquoi la langue a raison de dire : désespérer du temporel
(l’occasion), quant à l’éternel, mais de soi-même, parce que ici encore
c’est exprimer l’occasion du désespoir, qui, pour la pensée est toujours
désespoir quant à l’éternel, tandis que la chose dont on
désespère est peut-être archi-différente. On désespère de ce qui vous
fixe dans le désespoir : de son malheur, du temporel, de la perte de sa
fortune, etc. mais quant à ce qui, bien compris, nous délie du
désespoir : quant à l’éternel, quant au salut, quant à nos forces, etc.
Avec le moi, parce qu’il est doublement dialectique, on dit aussi bien
désespérer de soi et quant à soi. De là cette obscurité,
inhérente surtout aux formes inférieures du désespoir, mais présente d’ailleurs
dans presque toutes : voir avec autant de clarté passionnée de quoi
l’on désespère, tout en ne voyant pas quant à quoi. Pour guérir il faut
une conversion de l’attention, il faut qu’on tourne le regard du de quoi
au quant à ; et ce serait un point délicat au pur point de vue
philosophique de savoir s’il se peut vraiment qu’on désespère en sachant
pleinement quant à quoi on désespère »[41].
Le désespoir est ici décrit dans ses deux directions
intentionnelles : « de… » et « quant à… » En première
analyse, après « de », on ne trouve que des valeurs finies (ou
temporelles). On ne peut donc pas désespérer « de » ces valeurs-là
sans référence logiquement nécessaire aux valeurs infinies auxquels elles se
mesurent. Mais ces valeurs infinies semblent ne pouvoir figurer que derrière la
préposition « quant à ». Ce qui peut se dire du désespoir est donc
bien circonscrit. Ensuite, ces deux directions intentionnelles, d’abord purement
verbales, dénotent des orientations subjectives de l’attention, et des états
psychologiques complexes. Car nous voyons plus facilement « de quoi »
nous désespérons, mais nous oublions d’avoir aussi égard à ce « quant à
quoi » nous désespérons, et qui est donné cependant en même temps dans
l’expérience du désespoir. Le cas du moi est sophistiqué et crucial. Car, note
Kierkegaard, si le moi s’était créé lui-même, il n’existerait en fait qu’un
seul désespoir, le désespoir de soi : ne pas vouloir être soi-même,
vouloir même se débarrasser de soi. Mais on se heurte alors à un paradoxe riche
de sens : désespérer de soi, c’est rencontrer le fait étrange qu’on
n’arrive pas à se débarrasser de soi sans être soi-même, de nouveau, celui qui
se débarrasse de soi. On ne fait jamais mieux que dans le désespoir de soi l’expérience
que ce rapport à soi, rapport si naturel et transparent au moi, en tant que
rapport, n’a pu être posé que par un autre que le moi. Pour Kierkegaard, ce
tiers que je ne suis pas, et qui a posé ce rapport à moi au sein duquel je
désespère de moi, c’est évidemment Dieu. Car je suis sa créature. Mais il en
ressort une nuance nouvelle et vertigineuse du désespoir. C’est que je puis
désespérer de moi, mais relativement à ce que j’aurais pu être,
autrement dit, désespérer du moi que je suis, c’est-à-dire enfin du
rapport désespérant que j’ai à moi-même. Ce désespoir quant au rapport qui me
constitue me condamne plus sûrement et plus radicalement que tout désespoir de
moi. Il en est le paroxysme secret, et en même temps l’essence cachée. Car si
je désespère de moi, c’est à l’ombre et au sein de ce rapport à soi-même, rapport
créé par Dieu, mais auquel je suis en tout inégal, dans la suite du péché
originel et de la discordance infinie qu’il a introduit en moi. Le désespoir le
plus profond témoigne ainsi contre moi, il donne toute sa virulence à
l’expérience du péché originel, à la chute, et au souvenir mortifiant de la
nature déchue en moi[42].
Dans ces pages, Kierkegaard donne le sentiment d’explorer
les recoins les plus obscurs du sentiment de soi, en s’éclairant de la lueur
blafarde qui seule y règne, celle du désespoir, parce qu’elle reste une
lumière, elle reste une illumination de la vérité. Le désespoir en effet ne
ment pas, il dévoile tout, à la recherche dévorante d’une confirmation toujours
plus sûre de la condamnation finale. Il met en lumière tout ce que la
conscience morale se masque et repousse dans l’ombre. Mais même dans cette
recherche, il a toujours égard à la dialectique que son analyse rend possible. L’ambition
thérapeutique, la quête du levier renversant dont la foi nous fait la promesse
ne le quitte jamais. Si désespéré « de » nous-mêmes que nous soyons
donc, il reste ce « quant à quoi » nous désespérons : la nature
innocente d’avant le péché, et donc, la contre-certitude sourde que
l’angoisse endurée dans l’épreuve de la foi est le chemin du salut. Il faut
mesurer ici que Kierkegaard élabore les voies d’une guérison de la mélancolie
sous sa forme paroxystique, autrement dit, du désespoir portant sur le moi en
tant que moi. Il parle, en d’autres termes, au démoniaque. Il parle à l’obsédé
qui a poussé l’obsession jusqu’au renfermement ultime, à l’hermétisme et au
soliloque dans le désert, jusqu’au ricanement plein de commisération devant
l’idée dérisoire du salut ou de la guérison. Il ne fait évidemment pas le
moindre de doute qu’il se parle à lui-même, et qu’il parle pour son père,
également. Mais il parle aussi, du moins aimerais-je suggérer, pour cette
figure de l’être humain qui avance alors
pas comptés vers la pathologisation et la médicalisation de sa
condition, et qui va bientôt s’appeler tantôt le « mélancolique » (au
sens d’une psychose), tantôt l’« obsessionnel » (au sens d’une névrose).
Il parle en somme à ceux qui sont malades à mort de l’auto-reproche, de
l’angoisse virée en obsession, de l’obsession devenant une faute, et de cette
faute désespérante qui fait le lit d’une condamnation sans appel de soi-même
par soi-même — sans qu’à ce terme ultime, plus personne ne puisse enfin arracher
au malade son secret morbide. Cette figure, nous la connaissons encore
parfaitement aujourd’hui. Sous le pauvre vocabulaire de la crainte de la
stigmatisation, de la réticence, de la dissimulation, du déni, de la honte, et
trop souvent avec la recommandation pressante, pleine de bonnes intentions,
d’exhorter l’obsessionnel à se confier, quitte à banaliser ce qu’il sent[43],
c’est une telle expérience morale que nous percevons confusément. De l’exquise
dentelle philosophique, spirituelle et psychologique déroulée par Kierkegaard,
je conjecture donc que nous ne tirons désormais que les fils les plus
grossiers. Rien pourtant n’interdit au clinicien moderne de les remonter
jusqu’à leurs premiers nœuds, car ces fils ne sont pas rompus, si du moins mon
examen a été suffisamment évocateur. Le lent redéploiement historique des coordonnées
de la signification morale de nos conduites les a juste repoussés dans l’ombre,
ce qui n’est pas les faire disparaître.
Kierkegaard contribue ainsi à l’histoire morale de
l’obsession, si je puis synthétiser ce qui précède, par trois apports fondamentaux.
Et pourtant, dans tout cela, j’insiste, il s’agit bien d’une
naturalisation de l’angoisse — naturalisation romantique, bien distincte de la
naturalisation positiviste des obsessions, dont on verra plus loin le fondement[44].
Il s’agit en effet d’une réhabilitation, profondément piétiste, donc
anti-calviniste, du sentiment de la foi contre le dogme trop intellectualiste
du credo quia absurdum. Le sentiment, et donc la chair, sont les points
de départ indispensables à l’élan vers la foi, et nos souffrances sensibles témoignent
en creux de la présence de la transcendance. Or ce dépassement du sensible
s’exprime dans le sensible lui-même, avec une richesse profuse et toutes les
puissances ironiques de l’esprit. Voilà la rupture du romantisme avec le
moralisme austère de l’âge classique. Car la poésie lyrique est la grande
médiatrice de cette élévation, qui réhabilitait la « crainte » de
Dieu, rapportée à la splendeur sublime de la création comme au vertige de la
liberté humaine, contre la « peur » aveuglante de la prédication
traditionnelle. L’état d’esprit rêveur, enfin, est le messager nocturne d’une
angoisse-innocence dont l’éthique pure, toute occupée à nous condamner, ne
connaît plus rien.
C’est
la dépendance systématique de ces nouveaux concepts aux motifs dominants du
romantisme que je veux maintenant explorer. Elle porte en effet en elle une
ambiguïté, qui est celle inhérente au naturalisme romantique, qui plonge et
fond l’esprit dans la nature dans un mouvement totalisant et unificateur. Le
sentiment est-il ce dépassement immanent du sensible vers le spirituel ?
Ou bien, tout au contraire, comme jugera la médecine mentale romantique,
l’index pointé vers les vérités corporelles, viscérales même, dont la vitalité brute
garde l’esprit de s’évaporer en fumées morbides ?
§4. Entre Esquirol et
Kierkegaard : George Borrow et le touching disease.
On
ne doit pas, en effet, perdre de vue, sous le jeu des purs concepts, la
prégnance des représentations anthropologiques, des croyances collectives, des
sentiments moraux qui sont, en toile de fond, les régularités nécessaires à la
spéculation philosophique. Ils sous-tendent et rendent possible l’extension
réglée des concepts, l’invention de significations nouvelles, et la mise à
l’écart de toutes celles qui n’ont plus d’usage social. On pourrait donc
objecter à ces remarques sur Kierkegaard qu’elles portent sur un personnage
trop exceptionnel pour refléter quoi que ce soit de la transformation globale
des sensibilités morales dont je prétends qu’il est le témoin exemplaire. On
peut répondre en historien à ce reproche. Le « cas » Kierkegaard n’a
rien d’exceptionnel — pas plus que la combinaison frappante d’esthétisme, de
spiritualité et d’obsessionalité nouvelles qui le caractérise. La jonction du
protestantisme et du romantisme s’opère aussi, à la même époque, dans les pays
de langue anglaise. Le « réveil » wesleyen est son expression achevée.
Or un des témoignages autobiographiques les plus détaillés dont on dispose (bien
qu’il soit largement romancé) de l’expérience des contemporains britanniques de
Kierkegaard, Lavengro, de George Borrow, noue justement ensemble les
souffrances de Mademoiselle F…, l’héritage de la mélancolie puritaine de
Bunyan, l’affectivité enthousiaste du méthodisme, et l’obsession du péché
contre l’esprit.
Qu’on
en juge :
« Mais
voici le moment pour moi d’en venir à la partie la plus touchant (touching)
de mon histoire. Il y avait une chose que j’aimais mieux que le cadeau le plus
choisi qu’on aurait pu l’offrir, mieux que la vie même — ma mère ; avec le
temps, elle se sentit male, et la pensée que je pourrais éventuellement la
perdre surgit dans mon esprit pour la première fois ; c’était horrible et
cela me causait une détresse sans nom, je puis dire de l’horreur. La condition
de ma mère s’aggrava, et on ne me permit plus d’entrer dans ses appartements,
de crainte que par mes folles exclamations de chagrin je n’aggravasse son
trouble. Plus de repos, ni de nuit ni de jour, mais je traînais dans toute la
maison comme un égaré. Soudain je me trouvais en train de faire une chose, qui,
même à l’époque, me sembla extrêmement singulier. Voilà que j’étais en train de
toucher (touching) tel ou tel
objet à portée de main, et vers lesquels
mes doigts semblaient attirer par une irrésistible impulsion. Là, c’était la
table ou la chaise qu’il me fallait compulsivement toucher (I was compelled
to touch) ; ensuite, le cordon de sonnette ; puis la poignée de
la porte ; le mur ; et l’instant d’après, m’accroupissant, j’allais poser
la pointe de mon doigt par terre : et je continuais ainsi jour après
jour ; souvent, j’aurais lutté pour résister à l’impulsion, mais à chaque
fois en vain. Il m’arrivait même de m’écarter en hâte de l’objet, mais j’étais
sûr d’y revenir, l’impulsion, était trop forte pour qu’on lui résistât :
en hâte je me précipitais sur lui, contraint par le sentiment (compelled by
the feeling), en moi, de toucher l’objet. Maintenant, point n’est besoin de
vous dire que ce qui me poussait (impelled) à ces actes était le désir
de prévenir la mort de ma mère ; chaque fois que je touchais un objet en
particulier, c’était avec l’idée de détourner le mauvais sort, comme on aurait
pu dire — en ce cas précis, la mort de ma mère »[45].
Un trait remarquable de cette description, c’est l’usage
spontané, non-technique, qui y est fait du lexique de l’impulsion et de la
compulsion. C’est absolument essentiel à l’histoire des obsessions : les
mots savants pour la dire sont systématiquement empruntés aux propos des
malades, et cela d’autant plus que leur faculté d’introspection et leur
lucidité conservées décrivent des nuances subjectives raffinées que
l’objectivation comportementale serait bien en peine de capter. A cet égard, le
jeu de mots sur touching doit donner à réfléchir. Car Borrow (qui se
dissimule sous les personnages qu’il rencontre, et ne se laisse reconnaître que
par la mise en abyme de leurs histoires, dans lesquelles on finit toujours par
reconnaître la sienne) ne décrit justement pas la compulsion comme un trouble
direct de la volonté ; c’est plutôt sentir (feeling) qui contraint
de l’intérieur. Ce n’est pas la représentation concertée de faire ou de ne pas
faire qui est ici mise en défaut, mais une envie plus affective et
non-réfléchie qui s’impose — comme on dit en anglais to feel like (doing
something). On voit ainsi que dans les représentations disponibles pour
exprimer l’obsession, la volonté, battue en brèche par une contre-volonté
intérieure et mystérieuse, n’a pas encore pris le pas sur le malaise du
sentiment. C’est une mutation plus
tardive, et dont je tâcherai plus loin de montrer les coordonnées. Pour
l’heure, Borrow est plus frappé par sa honte et par le secret profond où il
enveloppe ses actes, et par l’extravagance dangereuse de ses impulsions, dont l’aspect
sacrificiel ne lui échappe pas : à 6 heures du matin, le voilà contraint
de grimper dans l’orme le plus haut du jardin pour toucher sa plus haute
branche, et il manque de se tuer. Ce sentiment-qui-pousse n’était pas si clair
chez Mademoiselle F…, même si on sursaute devant la commune évidence qui
s’impose à elle comme à Borrow, que le complément obscur de ce sentiment, c’est
la perception que les objets eux-mêmes attirent comme des aimants les doigts du
toucheur, au point qu’ils y collent et adhèrent, comme mus, en somme, par une
intentionnalité propre et vaguement persécutrice.
Plus étrange encore, Borrow (caché cette fois sous le
pseudonyme de Peter Williams) livre par fragments toute une existence précocement
marquée par des angoisses religieuses effrayantes. Il raconte, dans une de ses
merveilleuses errances qui font le charme de Lavengro, sa rencontre avec
un prêcheur que torturait l’épouvante d’avoir commis le « péché contre
l’esprit saint ». Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir la poésie de
ces pages, le rôle qu’y jouent les langues celtiques, la vie libre des
bohémiens, le motif du voyage solitaire dans les landes désolées, pour me
concentrer sur la partie plus pathologique qui en est l’épine secrète. A 7ans,
Peter entend un soir son père avouer en confidence à un ami combien il rend
grâce au ciel de ne l’avoir jamais commis. Cette conversation lui fait une
impression profonde : « Je demeurais éveilla la plus grand partie de
la nuit, à rêvasser sur ce que j’avais entendu. Je ne cessais de me demander
quel pouvait bien être l’état d’une personne qui avait commis le péché contre
le saint esprit, et comment il devait se sentir. » Puis il entend soudain une
voix lui dire : « Commets-le ! » Après d’innombrables
tourments, il cède (encore que nous ne sachions jamais exactement par quelle
formule ou quel acte) : « Me réveillant une nuit, je déterminais que
rien ne devait plus faire obstacle à ce que je commisse le péché. Me levant du
lit, je sortis sur la galerie de bois, et m’étant tenu là debout un moment à
regarder les étoiles, dont les cieux étaient densément semés, je m’effondrais,
et soutenant mon visage avec ma main, je murmurais des mots d’horreur — des
mots à ne répéter jamais — et commettais ainsi le péché contre l’esprit
saint. » Il fait bien vite, et malgré son jeune âge, l’expérience ambiguë
du démoniaque : il se sent seul, écrasé, monstrueux ; et pourtant, en
même temps, transporté d’orgueil par son audace inouïe. Mais soudain, son père
meurt. Il est trop mauvais pour le pleurer. Ce qui l’épouvante, c’est qu’il
sait que son père mort connaît désormais son péché. Il se cache dans les buissons
pour échapper à son regard tombé de la voûte céleste. Peu à peu, cependant, il
recommence à goûter la vie. Mais un dimanche : « La bible de mon père
était sur l’étagère et ce soir-là, je l’emportais avec moi dans la chambre. Je
la plaçais sur ma table et m’assis. Mon cœur était empli d’une attente pleine
de plaisir. J’ouvris le livre au hasard, et commençais à lire ; le premier
passage sur lequel mes yeux s’illuminèrent était le suivant : "Celui
qui a commis le péché contre l’esprit saint ne sera pardonné ni en ce monde ni
dans l’autre". Là, Peter fut pris d’un tremblement convulsif. » Des
années plus tard, alors qu’il erre en proie au désespoir, Peter/George
rencontre un disciple de Wesley, dont l’éloquence pleine de chaleur le sauve du
suicide, et suscite sa vocation de pasteur. La guérison ne viendra, bien des
années plus tard, que d’un mot jeté en passant par le narrateur en visite chez
lui (George parle donc à son double Peter), comme quoi bien des enfants font la
même expérience…[46]
Ces
pages de Lavengro offrent un bel équivalent du cas de Mademoiselle F…
C’est pourtant uniquement la connexion étroite entre l’angoisse religieuse, la moral
insanity et la mélancolie délirante qui a retenu l’attention des aliénistes
britanniques[47].
C’est bien pourquoi les patients devançaient sur ce plan la science
médicale ; c’est en les écoutant ou en lisant leurs analyses introspectives
que la clinique post-romantique des obsessions s’est forgée. On devrait même
dire qu’elle n’a pas expliqué leurs symptômes ; elle a plutôt recopié mot
à mot les explications (ou les rationalisations) spontanées qui accompagnaient
leur description.
On
peut trouver le fait épistémologiquement déplorable. Mais sa constance (jusqu’à
Janet et Freud) interpelle : une certaine subjectivité du vécu morbide ne
se laisse plus réduire avec évidence au statut de signe transparent de la
folie. Elle devient une médiation à la fois problématique et incontournable,
non seulement pour l’expression de ces signes, mais pour leur caractérisation
objective. La maladie des obsessions, c’est alors l’irruption légitime de la
voix des patients dans la médecine mentale. Pour la première fois, on
l’écoute avec respect et sérieux (surtout s’il s’agit d’hommes et de bourgeois
éduqués) ; pour la première fois, les cliniciens avouent que les malades
en savent parfois plus long qu’eux, mais disent aussi mieux qu’eux
ce qui fait symptôme. Leurs confessions, livrées telles quelles comme la vérité
de ce qu’elles décrivent, se multiplient dans la littérature professionnelle. Avec
les obsédés, le psychiatre se limite au rôle « de secrétaire des malades,
de sténographe de leurs paroles, ou de narrateur de leurs actions », pour
reprendre les fameuses mises en garde de Jean-Pierre Falret[48].
Mais sans aucun moyen d’objectiver, ou mieux, de naturaliser la réflexivité
même des sujets, pouvait-il en être autrement ?
« Je puis le dire : chaque fois que j’ai
fait rencontre d’un malade de mon espèce, j’ai vu dans ce malade un ami, un client,
l’un de mes ménechmes, et je me suis dit : "Un moment viendra, je
l’espère, où je pourrai élever la voix pour sa défense !…" Ce moment
est venu, et j’en remercie la Providence ; je la remercie d’autant plus
que l’opportunité de mon œuvre doit s’accroître en raison directe du progrès
social. Et, en effet, dans le mouvement ascensionnel imprimé à l’humanité, les
intelligences vont être progressivement sollicitées par d’insatiables besoins ;
elles voudront s’instruire, elles voudront s’élever, et le travail les
accablera, et les passions naturelles s’accroîtront d’une ardeur corrélative
aux passions factices de la sociabilité. Les unes et les autres s’exaspéreront
sans fin comme sans mesure… Alors le cercle de la névropathie s’élargira d’une
façon effrayante, alors ma plaidoirie aura le triste avantage d’être recherchée
par les malades, qui s’en feront une arme contre ceux qui doutent de leurs maux
[…] »
Dumont de Monteux
(1865 : ix-x).
Mais si Kierkegaard est loin d’être seul à toucher du
doigt les franges névrotiques de l’angoisse-obsession, il n’en reste pas moins
qu’il occupe un des pôles seulement de l’analyse romantique de l’angoisse. A son
versant spirituel, s’oppose en effet son versant physiologique.
Il n’est pas moins riche
en témoignages subjectifs, mais il implique un déplacement d’accent
considérable. Car il ouvre un chapitre toujours vivant aujourd’hui de la
psychiatrie, celui des « somatisations » anxieuses. Dans cette
conception, les obsessions sont l’écume idéelle d’une agitation émotionnelle
permanente, ou d’une angoisse dont le mot même vient souvent à manquer,
tellement ses expressions organiques, comme en deçà du seuil-limite du
sentiment, occupent le devant de la scène (palpitations, troubles respiratoires,
digestifs, sexuels, mouvements désordonnés, etc.). C’est en somme la kardia
des Anciens qui revit, sous forme d’oppression thoracique et d’abattement moral.
La vieille maladie hippocratique, à la phénoménologie si précise, s’est habillée
de neuf. Elle sonne à la porte du cabinet d’un médecin féru de sciences
naturelles. Quant aux vapeurs psychologiques qui s’en élèvent, elles se perdent
dans une tonalité dépressive qui obscurcit tous les contours. « Idées
fixes », noires ruminations, scrupules et obsessions franches n’ont
l’intelligence que de celui qui en témoigne. Elles n’ont donc rien de constant.
Et il serait donc absurde de leur prêter une intentionnalité autonome,
autrement dit, de considérer leur logique bizarre comme digne d’attention
clinique — ce sont des anecdotes touchantes, mais étiologiquement
insignifiantes.
Pour illustrer cela, je m’appuierai sur un document
extraordinaire, l’autopathographie d’un médecin, Dumont, dit « de
Monteux », né (d’après mes recoupements) à peu près la même année que
Mademoiselle F…. C’est son Testament médical, philosophique et littéraire,
« ouvrage destiné non-seulement aux médecins et aux hommes de lettres mais
encore à toutes personnes éclairées qui souffrent d'une manière occulte. Publié
par une Commission composée de MM. Davenne, Président ; Dr Blatin ;
Dr Bourguignon ; Dr Cabanellas ; Dr Cerise, Godin, avocat ;
baron Larrey ; Dr Amédée Latour et Dr Moreau (de Tours) »[49].
Dumont place son écrit sous un patronage double : celui, littéraire, des Confessions
d’Augustin et de Rousseau, mais également, sans qu’il y ait contradiction ni pour
lui ni pour personne à l’époque, sous celui de la médecine physiologique et de
la psychiatrie naissante. Corps et esprit, en effet, tout se tient, tout
se distribue en fait en plus ou en moins autour d’une émotivité sensible,
susceptible de variations d’amplitude infinies. Ce texte étrange eut un tel
écho que William James, dans The Varieties of Religious Experience, en cite
un extrait, « Supplicium neuricum », sans même mentionner Dumont ![50]
C’est qu’avide de légitimer ses souffrances, et de faire reconnaître que les
névropathes de sa sorte ne sont pas des aliénés, Dumont parcourt en tous sens
les Lettres et les Sciences, collectionne les anecdotes et les confidences, et montre
que sa condition est banale, et parfaitement compatible avec l’exercice des devoirs
sociaux, et parfois du génie. Les documents qu’il annexe à son Testament,
(éloges et remerciements de psychiatres, lettres d’académies, etc.), la liste
de ses souscripteurs, les réimpressions du livre témoignent qu’il a été
entendu. Avec Dumont, ainsi, la névrose cesse d’être une version faible de
l’aliénation, pour se changer en frange menaçante de la normalité ; non,
cependant, par la force rigoureuse d’une démonstration scientifique, mais par
la chaleur du plaidoyer du névrosé médecin, parlant à ses confrères au
nom de tous les névropathes qui ne le sont pas.
Je relèverai dans ce récit touffus plusieurs éléments
importants pour la naturalisation du rapport de l’angoisse aux
obsessions. Car c’est la contrepartie de l’expérience religieuse de l’angoisse
à l’époque romantique, et elle allait bientôt la supplanter entièrement.
Dumont se range parmi les malades du romantisme spirituel
et moral : « Je fus, hélas !, atteint de la maladie de René.
Doué d’une conscience rigoureuse, il ne me suffisait pas de savoir si je
pouvais rompre les digues de la morale chrétienne ; je voulus m’assurer si
les fondements de cette morale n’était pas en opposition flagrante avec
les lois immuables et patentes qui régissent la nature animée »[51].
Ce n’est pas, ou pas seulement, une allusion à la répression des
« passions pubères ». C’est l’indication remarquable que Dumont a
cherché à guérir de son romantisme par la science, avant de découvrir que le
remède était peut-être pire que le mal. On ne passe pas impunément du rêve à la
réalité, sans du moins courir le risque de s’égarer psychiquement dans leur
entre-deux. Le produit de cette funeste combinaison fut en effet chez Dumont une
« effervescence mentale » permanente pour laquelle il choisit le nom
de « mentisme »[52].
Le mot est resté pour désigner un symptôme typiquement obsessionnel : la rumination
permanente et morose de ses obsessions, qui use et fascine en même temps le
névrosé. Il faut savoir qu’avant Dumont, le mot ne désignait qu’une
surexcitation des facultés mentales[53].
Dumont en fixe ainsi le nouvel et définitif usage : « Dans le
mentisme, il n’y a pour le moi ni aberration ni désordre ;
seulement, nous voyons, avec un sentiment très net, des pensées qui nous
sont étrangères, que nous ne connaissons pas comme nôtres, et qui, s’étant
introduites du dehors, pullulent, se meuvent avec la plus grande rapidité… »
Dumont récuse pour cet état le nom de délire. Ce n’est pas une fantasmagorie du
cerveau. C’est un certain rapport subjectif à ses pensées, où le moi n’est plus
maître de ce qui s’impose à lui. A la différence du délire, ces « pensées
intruses » ne cessent de vous infliger une douleur morale intense. La
conscience n’est pas atteinte dans son essence, elle n’est que la
« spectatrice forcée » de cette invasion, et elle est
« angoissée proportionnellement au degré de passivité qu’elle
endure. » Dumont est alors plongé
dans une incertitude atroce : « « Il m’arrivait quelquefois
d’avoir affaire à deux idées qui se faisaient si bien équilibre que je ne pouvais
en choisir une pour supplanter l’autre. C’est ce qu’éprouvent nos pauvres prisonniers
qui se savent portés sur le tableau des grâces ; ils sont ballottés entre
le oui et le non ; c’est-à-dire entre la continuation de
l’esclavage et la liberté, le désespoir et l’espérance !... Lutte
abominable et à laquelle j’en ai vu succomber ! »[54]
Comme on voit, ce n’est pas la valeur intrinsèque des termes qui paralyse la
pensée, car la liberté est préférable à l’esclavage ; c’est la pure forme
abstraite de l’alternative sous laquelle ils se présentent. Ces phénomènes ont
des conséquences ravageuses : il devient si difficile d’agir, même dans
les plus petites choses, que Dumont s’inflige un vésicatoire pour trouver un
dérivatif au mentisme ! Bien sûr, il est taxé d’« hypocondrie »
par des confrères ignorants. Aucun ne mesure alors ce qu’est le supplicium
neuricum : « idée fixe », « impressionnabilité », « inconsistance
dans la faculté d’attention », « débilité capricieuse dans la force
motrice », « mentisme ».
Or Dumont s’observe toujours en même temps en physiologiste :
rien dans l’esprit qui ne soit d’abord dans la sensibilité et l’émotion. Il
décrit ainsi une accumulation extraordinaire de malaises en tous genres,
perturbant tous les sens, la sexualité, l’équilibre, la locomotion, la
respiration, la digestion, la peau, le cœur, avec un luxe morbide de détails et
une précision de vivisecteur de soi-même. Mais c’est sur ce point précisément
qu’il montre sa profonde affinité avec la médecine romantique. Il la discute, non
seulement à cause du thème très général de la psychologie procédant de
l’organique (Carus fait alors partie du fond commun des lectures
philosophico-médicales), mais plus particulièrement à cause de la
réhabilitation exemplaire de la kardia hippocratique aux sources de la
vitalité sensible :
« Cependant,
je puis attester que chez moi, la décharge a toujours lieu sous le front. Je me
rappelle que dans une conversation avec mon ami Cerise —celle où il m’apprit le
suicide du pauvre Dr Lefebvre — je dis en portant la main vers cette
région : "Quel coup vous me donnez là" Et lui avec un mouvement
d’affectueuse brusquerie, riposta en me mettant le doigt sur l’épigastre :
"Mais c’est là que se produit l’émotion…" Hélas, les savants veulent
que la nature vienne s’ajuster à leur axe, plutôt que de consentir eux-mêmes à
déplacer celui de leur lunette »[55].
Dumont ne cite pas Morel (qui lui, en revanche, citera
Cerise). Mais il sait que les nouveaux physiologistes situent la cause des
troubles anxieux dans l’épigastre (« On place le siège du phénomène dans
l’appareil ganglionnaire viscéral »). Comme la cause des sensations doit
être elle aussi sentie, et peut-être plus encore que ce qu’elle cause, dans cette
résonance universelle de l’esprit et du corps, Dumont offre son cas comme un
démenti de l’hypothèse régnante. Cela n’impressionne guère Cerise, pas plus que
Morel, on va le voir bientôt. Mais la naturalisation romantique de l’angoisse
est toute entière dans ces pages. Ce n’est pas, on le voit, le fruit d’une
réflexion spéculative. Elle se produit dans un chassé-croisé entre théorie
médicale et invention d’une nouvelle façon de se « sentir » soi-même.
Les deux interagissent, se fournissant un appui mutuel qui nous cache pourquoi
et comment l’angoisse a pu être éprouvée dans un registre si physique, et comme au détriment de sa composante
mentale. Or il ne s’agit pas de nier l’angoisse mentale. Dumont décrit avec une
finesse inégalée les affres intellectuels et moraux du « mentisme »
et de l’inhibition par le doute. C’est un changement d’accent, qui, d’une façon
profondément polémique, refuse de voir une cause dans un simple effet, cet
effet serait-il le plus noble et le plus spirituel. Le romantisme, c’est le
sensible capable de transcendance. Pour le philosophe et le poète-théologien,
la quête de l’infini doit donc procéder d’une exploration des déchirures
significatives des sentiments. Mais pour le médecin, la physiologie de
la sensibilité et de l’émotivité doit servir de pierre de touche à
l’élaboration correcte, autrement dit saine, des dimensions psychologiques,
spirituelles ou morales supérieures.
Mais
ce ne sont pas deux façons de voir la même chose (le même malaise). Car on ne
cherche nullement, chez Dumont, et c’est ce tout le prix de son témoignage, à
intégrer les anciennes obsessions (les scrupules) dans un nouveau paradigme. On
dérive à nouveaux frais leur existence et leur sens des contraintes
internes de l’interaction primitive du corps et de l’esprit. C’est un fait qui
concerne les sensibilités collectives : il produit à la fois les
catégories pour le dire, et l’expérience qui le valide. Kierkegaard ne gémit pas ce qui accable
Dumont, tandis que Dumont range explicitement les idées romantiques au rang des
symptômes. Mais cependant, on peut deviner chez l’un ce qui a préoccupé
l’autre. Quelque chose d’entièrement nouveau peut alors naître, du fait de
cette asymétrie, qui élargit dramatiquement l’antique problématique des scrupules.
C’est pourquoi l’obsession romantique n’est pas le résultat d’une sorte de médicalisation
du mal-être au milieu du 19ème siècle. Plus profondément, c’est le
fruit d’une médecine aux fortes prétentions philosophico-morales sur la réflexion
des gens malheureux, et de l’effet en retour de la subjectivation des émotions
sur leur naturalisation par les physiologistes. A ce titre, on peut dire que
les symptômes obsessionnels romantiques ont quelque chose de nouveau.
Mais
s’il y avait donc là un nouveau matériel clinique, il nous faut encore
comprendre comment les médecins de l’esprit, aliénistes et psychiatres, s’en
sont emparé.
« … on s’est trop habitué à étudier l’idée
fixe, l’impulsion irrésistible, dans leur donnée psychologique
abstraite, sans les rattacher aux affections du système nerveux dont telle idée
fixe, telle impulsion morbide, est ordinairement le symptôme. »
Morel (1866 :
542-543).
On doit situer le rôle des obsessions dans la vaste refonte
de la médecine mentale (en d’autres termes, la transition de l’aliénisme comme
« médecine spéciale » à la psychiatrie comme « science des maladies
mentales ») au carrefour de trois problèmes. Leur convergence, lors de la
querelle des « monomanies », dans les premières années 1850, a en
effet bouleversé de fond en comble la donne de la souffrance de nos étonnants
patients, et créé les conditions les plus lointaines de l’émergence de ce qu’on
appellera bientôt la « névrose obsessionnelle ». Voici ces trois
facteurs :
On comprend en tous cas la solution que la
caractérisation plus spécifique des troubles de Mademoiselle F… permettait
d’espérer : il y a bien quelque chose comme des monomanies ou des délires
partiels. Mais le mot n’a plus grand sens. Car ce ne sont pas des aliénations.
Hélas, la naturalisation morélienne se heurtait à un
problème qui demeure aujourd’hui encore entier. S’il est bien congruent avec la
médecine romantique d’aller chercher dans la vitalité exprimée par la
sensibilité la base des désordres supérieurs de l’esprit, il n’en reste pas
moins, c’est évident dans les troubles obsessionnels, que ceux-ci ont une sorte
de logique, une cohérence dans leur développement, des symptômes récurrents,
tels la folie du toucher, et tout un halo de conceptions morales connexes, qu’on
est bien en peine de déduire d’une atteinte des viscères d’où irradie la
sensation d’angoisse. L’angoisse-sensation est par principe inapte à capter
l’intentionnalité inhérente au sentiment d’angoisse. A Morel fait ainsi
pièce Legrand du Saulle Son essai classique, « La folie du doute (avec
délire du toucher) », répond à celui de Morel, « Du délire
émotif ». Au renversement morélien, capital pour comprendre comment
l’aliénisme est devenu notre psychiatrie, autrement dit une partie de la
médecine, inséparable de la physiologie autour de laquelle elle se
restructurait alors, Legrand du Saulle oppose une autre exigence elle aussi intrinsèquement
médicale, l’exactitude clinique. Or cette exactitude empêche de faire bon
marché de la cohésion de la maladie, tant dans son progrès que dans le système
qu’elle engendre à chacune de ses phases ; de réduire, en somme, les
obsessions et leur texture sophistiquée aux épiphénomènes de troubles
viscéraux. Ecoutons-les argumenter tour à tour :
Morel, tout d’abord, publie son étude non dans les Annales
médico-psychologiques, le journal des aliénistes, mais dans les Archives
générales de médecine. Car il sait que ce qu’il propose, qu’il puisse y
avoir un « délire » sans folie, n’est recevable qu’à la condition
qu’on admette aussi en médecine des termes entièrement nouveaux :
l’« impressionnabilité » ou bien l’« émotivité. » Refusez
ces catégories, avec toute la philosophie romantique de l’esprit qui les
sous-tend, et il n’y a plus de « délire émotif », donc plus rien à
naturaliser sous forme de « névrose du système ganglionnaire
viscéral. » Admettez au contraire ces catégories, et vous gagnez deux
choses. La première, c’est que vous faites droit au ressenti des malades :
« C’est de là, disent-ils (et ils manifestent ordinairement leur
conviction avec une mimique expressive), c’est de là, du centre épigastrique,
que sont partis les premiers symptômes du mal qui leur cause des impressions si
fâcheuses, impressions qui vont jusqu’à enchaîner leur volonté, les rendre
incapables d’accomplir tel ou tel acte très-ordinaire de l’existence »[59].
Or il faut les écouter se plaindre de leur corps, plutôt que de projeter sur
eux un questionnement dont la finalité n’est que de déterminer s’ils ont ou pas
toute leur raison. Car le problème n’est pas d’abord un problème de déraison ni
n’aliénation. C’est une foule de douleurs plus générales que localisées, d’agitations
diverses, de migraines, de dyspepsies, de sueurs, mais aussi d’hyperesthésies
(avec aura épigastrique : toujours la kardia !), et
d’irritabilité nerveuse. Sur ce fond s’enlève bien des traits
« hypocondriaques ». Mais à la différence des hystériques, ces
patients ont des plaintes stéréotypées. Rien, chez les hystériques, n’approche
« ce cercle infranchissable qui étreint et annihile la volonté des
délirants émotifs ». Rien non plus, leurs « actes ridicules » [60].
Quant aux observations données à l’appui de cette théorie, elles laissent au
lecteur contemporain une impression mitigée. On y retrouve certes les marques
de la folie du toucher, la peur de toucher de l’argent ou les boutons de porte,
et surtout, l’impuissance à corriger les impressions « délirantes »
par la raison. On observe encore combien le virage de l’attention clinique de
la sensibilité vers la volonté n’est pas encore assuré : car ce sont des impressions
que ces malades n’arrivent pas à raisonner, et non des impulsions contre
quoi la volonté est sans force. Cela n’empêche pas Morel de vérifier que la
première thérapie est celle du comportement : « recommencer jusqu’à
un certain point l’éducation », en forçant pas à pas le malade à faire ce
qu’il ne veut pas[61].
Mais son embarras est partout palpable. Comment expliquer les périodes de
recrudescence puis de rémission, si la cause physiologique est constante ?
C’est aussi par un effort bien spéculatif qu’il rattache des symptômes
intellectuels à une « réaction sympathique exercée sur le cerveau »[62].
Et s’il nous met sous les yeux quelques cas d’obsessions incontestables, tel le
suisse qui redoutait depuis 25 ans de se servir de sa hallebarde de cérémonie
pour trancher la tête des gens qui entraient dans son église, ses tableaux physiologiques
spectaculaires évoquent autre chose que des crises d’angoisse, même paroxystiques.
(Je suis prêt à parier qu’il s’agit de maladies de Basedow, d’autant que Morel
avait deux ans auparavant étudié les goitres.) Non : décidément rien dans
son matériel n’est aussi convainquant que le récit de Dumont, et c’est
certainement en pensant aux cas proches du pauvre médecin que les contemporains
ont jugés recevables les thèses de Morel.
Legrand du Saulle, dix ans plus tard, donne de la folie
du doute et de délire du toucher des descriptions bien davantage centrées sur
les comportements effectifs et les états mentaux des malades. Sans doute son
excellence d’expert médico-légal le portait-elle à s’intéresser à l’intégrité
de la raison et du moi, dans la tradition aliéniste. Mais si le tableau qu’il
brosse est passé à la postérité, c’est parce qu’il est devenu progressivement
impossible en clinique de parler de troubles obsessionnels sans parler de
quelque chose comme ce qu’a décrit Legrand du Saulle. Certes, ce dernier
ne parle pas encore de « névrose obsessionnelle » ; mais toutes
les nosographies ultérieures ne seront rien que des modifications plus ou moins
importantes de son article princeps. Or que dit-il ?
Essentiellement deux choses. La première, c’est que la folie du doute est le
premier stade d’un développement morbide en phases, dont le délire du toucher
est l’ultime manifestation : « Le doute ouvre la scène morbide.
Longtemps après, les excentricités du tact la ferment. Dans la désignation
nominale de la maladie, le doute et le toucher doivent être réunis »[63].
Jean-Pierre Falret est manifestement passé par là : d’une part, les
maladies mentales ne sont plus de simples aliénations. Ce sont des maladies au
sens médical du terme : elles ont un début et un terme, une marche propre
(sur le modèle de la « folie circulaire », notre psychose maniaco-dépressive,
dont Falret père est l’inventeur), et dont se déduisent les possibilités
thérapeutiques ; mais d’autre part, la dimension intellectuelle et morale
de ces maladies est irréductible, leur traitement ne peut pas être purement
physique, ce qui implique une certaine forme de dualisme de l’esprit et du
corps. Mais justement, la seconde
découverte de Legrand du Saulle, c’est que la folie du doute avec délire du
toucher est très difficilement curable, y compris pas des moyens
psychologiques.
La marche de la maladie obéit ainsi à une dynamique
morale. Dans la première phase, « …l’assiégé ne plaint pas de
l’assiégeant » ; il y a alors « production spontanée,
involontaire et irrésistible, de certaines séries de pensées sur des sujets
indéterminés, théoriques, abstraits ou ridicules, sans illusions et sans
hallucinations des sens » ; ce sont, dit-il d’une formule similaire à
celle de Griesinger à la même époque (le Grübelsucht : les
ruminations[64]),
« des points d’interrogations posés à part soi », des
« interpellations personnelles », « une sorte de délibération
interne, essentiellement monotone, opiniâtre et oppressive, sur les mêmes
choses », mais silencieuse, d’où émergent des idées fixes, comme sources
de préoccupations[65].
La seconde phase commence quand le malade fait état à ses proches de ce qui l’agite
en secret. Les idées de la première phase se changent en angoisses, en
scrupules, allant jusqu’aux idées de suicide (qu’il faut craindre, souligne
Legrand du Saulle). Voyez comment ce patient décrit son flux de pensées :
« ses parlottages, ses parlements, ses parlottes, ses verbiages, ses
causettes, ses bavettes ou ses jabottages intérieurs »[66].
La peur du contact apparaît, avec d’innombrables phobies et les comportements
de lavage. Les malades, ajoute-t-il, ont aussi une sainte horreur des
« faits divers » ; Legrand du Saulle, cependant, ne met pas
encore le doigt sur ce que cache cette « exécration » :
l’angoisse d’avoir commis précisément les actes que relate le journal. Mais le
trait dominant de cette phase est encore d’ordre moral : c’est
l’incroyable dépendance dans laquelle le malade se trouve à l’égard de tel ou
tel de ses proches, « véritable souffre-douleur », dont il sollicite
sans cesse la réassurance :
« Il
a sa mère pour confidente, et c’es par elle seule qu’il est rassuré et consolé.
Il la quitte le moins possible. Il est convenu entre eux d’un petit dialogue stéréotypé,
invariablement conçu dans les mêmes termes, et qui suffit à la mère pour savoir
ce qu’elle veut connaître, et au fils pour être averti ou tranquillisé. Ainsi,
à l’occasion des habitudes quotidiennes d’onanisme de son fils, la mère
dit : "Charles, as-tu été sot aujourd’hui ?" Si le fils
réponds "Oui, tant de fois", la mère doit répéter une ou plusieurs
fois : "Tu te fais mourir, bientôt je n’aurai plus d’enfant." Et
alors les meilleures assurances sont données pour l’avenir. — Si le fils
répond : "Non, je n’ai pas été sot", la mère doit dire :
"C’est très-bien, sois sage, tu vivras et je serai heureuse" »[67].
Cela n’empêche pas Legrand du Saulle d’appliquer
précisément le genre de traitement moral voué à l’échec dans ces
circonstances : « Toujours tenir le malade en considération, ne point
lui permettre de déchéance volontaire, soutenir avec conviction qu’une lésion
mentale n’est point un délit, relever les courages défaillants, faire entendre
à la douleur de rassurantes promesses et respecter la plus grande des
infortunes, tel est le mandat du médecin aliéniste »[68].
Pas un mot des recommandations de Morel d’agir avec insistance sur les comportements
et de lutter contre le fond d’angoisse viscérale qui paralyse la volonté. Mais
on mesure combien la grande autothérapie kierkegaardienne demande autre chose
que ces platitudes bienveillantes ! Dans les faits, c’est l’autorité
impérieuse de l’avis scientifique qui en impose au malade, et qui se substitue
à sa volonté : distraire et faire beaucoup travailler, voilà le traitement
moral. Ce n’est pas que Legrand du Saulle ignore les « auras
épigastriques » ni les manifestations de motrices et viscérales l’angoisse ;
il les mentionne. Mais il les confine à la seconde phase. Ce sont donc, eux,
les phénomènes périphériques et accessoires. Les phénomènes centraux sont
d’ordre mental.
La troisième phase montre à quel point ces troubles
relèvent encore, dans la période que nous considérons, de la grande
constellation mélancolique. Legrand du Saulle peint le lent engourdissement
d’une mélancolie anxieuse, dont les nuances psychotiques sont évidentes. La
conscience subsiste, mais la sociabilité s’évanouit, l’expression des
souffrances intérieures n’a plus lieu, et si la démence ne survient jamais,
« … c’est dans un état extrêmement voisin de l’immobilité que la vie se
prolonge et s’éteint »[69].
Dans d’autres cas, d’ailleurs, les malades évoluent vers la paranoïa persécutive
la plus nette. Décidément, les liens des obsessions avec la monomanie
raisonnante ne se laissent pas si facilement rompre…
La marche morale de la maladie des obsessions ne
constitue en tous cas nullement un retour à la conception spirituelle de
l’angoisse-obsession, qui était son mode d’expérience banal dans la première
moitié du 19ème siècle. Le strict propos clinique de Legrand du
Saulle positive l’intellectualité comme les éléments systématiques de la
vie psychique obsessionnelle. Ce sont désormais des effets, et, en ce
sens, sa démarche rejoint Morel, pour qui l’angoisse aussi ne peut être une
cause, mais un effet (des troubles « ganglionnaires » transmis par
l’hérédité). Mais des effets de quoi ? Qu’est-ce qui « fait
penser » ainsi l’obsédé, le douteur, le délirant du toucher ? On ne
sait. Et à la différence de Morel, qui a ouvert la voie à l’enquête
physiologique sur l’angoisse et l’émotivité, Legrand du Saulle n’a rien de plus
pour suivre. Il faudrait, pour progresser plus avant, une philosophie des causes
du moi, de sa réflexivité et de ses rapports moraux à lui-même. Il
faudrait, en somme, un univers culturel et épistémologique absolument
différent. La psychiatrie naissante, sortie de l’aliénisme, se heurte ainsi d’emblée
à une de ses limites fondamentales, auquel l’inconscient freudien tentera de
répondre.
C’est pourquoi enfin je voudrais opposer la pétrification
de la description de l’obsédé par Legrand du Saulle, qui ne connaîtra guère
ensuite d’ajouts significatifs (sauf ce que nous savons par George Borrow, que
des enfants peuvent être obsédés), à l’exploration foisonnante des troubles
anxieux dans le dernier tiers du 19ème siècle. Naturaliser
l’angoisse devient alors un projet de plus en plus consistant scientifiquement.
Mais c’est alors dans le cadre de ces tentatives que les phénomènes de
l’obsession mentale reviennent, et qu’ils atteignent ce qu’on pourrait appeler
leur seuil de banalité. A en rester à Legrand du Saulle, on n’aurait que
ce que Morel appelait avec méfiance des « névroses extraordinaires ».
Si élégant qu’en soit le tableau, ce n’est pas du tout par la « folie du
doute » et le « délire du toucher » que les obsessions vont se
diffuser dans le corps social comme plainte légitime, quelque chose qui puisse
être entendu d’un médecin comme l’expression d’une souffrance véritable. C’est
sur le fond d’un malaise corporel diffus, mais plus objectivable, comme des
accidents de la vie psychique et morale qui n’ont pas besoin de se transformer
en ce grand destin mélancolique et fatal dont Legrand du Saulle dessinait la
trajectoire. Ce dernier, en effet, parle encore de l’obsédé dans le langage des
grandes folies des aliénistes, même si l’obsédé n’est pas pour lui aliéné. De
tels obsédés seraient bien rares, dans ce cas. Mais les descriptions plus
somatiques de nos états anxieux ont indiscutablement « vulgarisé »
les obsessions. Elles les ont mises à la portée, si je puis me permettre, du
premier angoissé venu. Or, pour que la « névrose obsessionnelle »
prenne corps, et qu’elle devienne l’évidence qu’elle va demeurer de 1880 à
1960, c’est une obsession moins surdéterminée qu’il lui fallait — moins
extraordinaire ou moins exceptionnelle.
Voilà pourquoi, dans l’œuvre multiple des cliniciens de
l’angoisse à la fin du 19ème siècle, Myers ou Da Costa, premiers
témoins des ravages de l’impact physique de la terreur et des traumatismes parmi
les soldats de la Guerre de Sécession, le Hongrois Krishaber occupe une place à
part. On ne peut pas le créditer d’avoir donné naissance comme ses contemporains
américains à une entité de plein droit, telle que la « névrose
d’angoisse ». Otolaryngologiste, ce n’est un aliéniste ni un neurologue.
Quant à la maladie dont il a espéré la reconnaissance, la « névropathie
cérébro-cardiaque », il faut avouer que son nom vieillot et bancal
méritait peu de passer à la postérité. Ses observations sont donc moins des
résultats scientifiques que des signes du style de problèmes cliniques ordinaires
qui se posaient aux médecins, au moment où la notion de névrose commençait à autoriser
le recrutement hors des asiles d’une clientèle bourgeoise plus large et parfois
même plus populaire.
Tout un pan de la symptomatologie de cette névropathie,
nous le connaissons. C’est la « névrose du système nerveux ganglionnaire
viscéral » de Morel. Mon soupçon que Morel a indûment décrit des troubles
neuropsychiatriques d’origine thyroïdienne, compliqués de signes névrotiques,
porte moins contre Krishaber. On retrouve sous sa plume les tableaux d’angoisse
précordiale déjà bien caractérisés par Da Costa, avec leurs séquelles
asthéniques, et qui auront une belle carrière en cardiologie. Mais l’apport de
Krishaber est tout autre. C’est son talent pour décrire les effets délétères de
ces troubles sur le « moi ». Krishaber livre ainsi la première
description rigoureuse de la dépersonnalisation anxieuse. Ecoutez le
patient de l’observation V. :
« Une
idée des plus étranges, mais qui m’obsède et s’impose à mon esprit malgré moi,
c’est de me croire double. Je sens un moi qui pense et un moi
qui exécute ; je perds alors le sentiment de la réalité du monde ; je
me sens plongé dans un rêve profond et ne sais pas si je suis le moi
qui pense ou le moi qui exécute. Tous les efforts de ma volonté n’ont
pas de puissance sur ce bizarre état qui s’impose à mon esprit »[70].
C’est
dans ce contexte, « vague, indéfinissable et insupportable » que
surgissent les idées d’impulsion, les penchants à prononcer des mots
inconvenants, ou à faire des gestes déplacés, que les patients répriment avec
peine. Tantôt, ils sont plongés dans une sorte d’angoisse ébrieuse, et tantôt,
de vertige. Mais Krishaber insiste : ces malades-là ont un bon pronostic.
Leurs états durent peut-être trois ans, mais l’hydrothérapie en vient à bout. Ils
n’ont pas de vraies idées de suicide, et aucune hallucination, mais des
illusions sensorielles. Ils n’évoluent pas vers le délire mélancolique, et leur
affolement mental est plus spectaculaire que réellement inquiétant. Pour
Krishaber, ce sont « des troubles de la circulation, localisés dans les
centres nerveux », autrement dit, des « névroses » dans le vieux
sens physiologique du mot, mais enrichies par la découverte récente des
fonctions vasomotrices. C’est pourquoi il souligne l’effet en masse de la perturbation
morbide. Elle ne touche pas « telle idée fixe, telle impulsion
morbide », comme s’exprimait Morel dans l’exergue de cette section. Elle
dérange le moi, au sens de l’ambiance globale de la pensée. On en trouve
la meilleure illustration dans les rêves des patients. Ils vivent un cauchemar
les yeux ouverts, ou bien, à l’inverse, quand ils s’endorment, leurs rêves ne
font que reproduire la morne et triste réalité de la veille.
Krishaber,
c’est le triomphe posthume de Morel sur Legrand du Saulle. L’obsession est
banale dans les états anxieux névrotiques, ceux qui n’ont justement plus le
moindre lien avec la grande mélancolie délirante des psychiatres. Car ils n’en
ont pas les prodromes, ni les formes inchoatives. Ce sont des états du moi bien
davantage liée au « surmenage » (le terme est nouveau à l’époque) et
aux épreuves morales de la vie ordinaire, et si la prédisposition à en être la
victime doit certainement beaucoup à l’hérédité, ils sont aisément curables.
Mais l’étude de Krishaber marque encore autre
chose : un déplacement des sensibilités des observateurs, mais aussi des
malades dans l’appréhension de leur condition. Chacun des malades qu’il cite
pense le trouble de son moi non plus en termes de tonalité affective pénible,
mais de défaut du vouloir, d’impuissance, d’échec à entrer en contact ou aux
prises avec le monde extérieur. Et chacun interprète le retentissement
émotionnel de cet échec, la dépression et l’angoisse vécue, comme les effets de
cette lésion originaire de la volonté. En somme, ils ne se plaignent pas tant
de sentiments pénibles que de la privation des joies de l’action efficace, ou
d’un « vide » et d’un ennui profond, plus que d’un déchirement
poignant.
Pourquoi ?
On peut forger deux séries d’hypothèses pour rendre
compte de ce fait, patent dans tous les récits cliniques postérieurs à 1870, et
qui leur confère leur couleur anthropologique spécifique. La première, que je
vais développer en détail pour des raisons qui n’apparaîtront clairement qu’à
la fin de ce livre, est épistémologique. C’est qu’il y a un second fil
conducteur au 19ème siècle de la théorie des obsessions : le
problème neurologique du contrôle volontaire de la motricité, quand il
est étendu au contrôle des paroles, puis des paroles « intérieures »,
et enfin de la pensée. En un point bien précis, les « manies »
absurdes des obsédés ressemblent à s’y méprendre à des « tics », en
d’autres termes, à des symptômes organiques, nerveux, dont les psychiatres n’ont
a priori rien à dire. Mais justement : et si rapprocher obsédés et
tiqueurs était la bonne piste ? La seconde série d’hypothèse est
transversale à la première, et c’est sur elle que je conclurai bientôt. En
effet, le sentiment est le maître-concept du romantisme, et la volonté, du
réalisme. L’anti-romantisme violent de la seconde moitié du 19ème
siècle n’est pas un simple mouvement culturel ou littéraire. C’est la
répudiation active d’une façon périmée de se voir et comme se vivre pour une
foule de gens instruits. Ces sensibilités psychologiques et esthétiques
nouvelles préparaient la voie des arguments médicaux. Il n’est que trop
prévisible que leur retentissement sur ce qu’on dit quand on dit
« moi » fut considérable pour la manière commune d’être obsédé.
Pour accéder à ce nouveau concept d’obsession, la
représentation mentale qui annonce la perte imminente du contrôle volontaire
d’un acte, il faut revenir un peu en arrière. On se souvient en effet que
Morel défendait une certaine sorte de lésion partielle de l’esprit, en arguant
qu’on pouvait tant qu’on voulait parler de la cohérence holistique de
l’intelligence, mais que, pour ce qui regardait les sentiments et la volonté,
on pouvait admettre sans mal des désordres ponctuels, ne concernant pas ipso
facto le tout de la vie psychique. Il renvoyait alors à un bel article de
Billod, « Maladies de la volonté », paru une vingtaine d’années auparavant,
en 1847. Il ne fait aucun doute que Billod était un monomaniaque des
monomanies. Sa théorie des lésions spécifiques de la volonté visait à la défendre.
Mais ce point de désaccord n’est pas si important, en regard de la vaste
synthèse philosophique et clinique que Billod offrait à ses lecteurs. Car
Billod isolait du coup, au coeur du conglomérat mélancolico-obsessionnel où
nous avons vu se débattre les aliénistes, un trait caractéristique original. Et
s’il s’agissait, en somme, de purs troubles de la volonté ? Billod
rassemble ainsi une série de cas éloquents, où le sentiment d’impuissance
semble procéder d’un défaut d’efficacité causale des « volitions »
préalables à l’action, défaut péniblement ressenti : « … faites que
je puisse vouloir », supplie un malade, « de ce vouloir que détermine
et qui exécute. Il est certain […] que je n’ai de volonté que pour ne pas vouloir,
car j’ai toute ma raison, je sais ce que je dois faire, mais la force
m’abandonne quand je devrais agir »[71].
Il m’est impossible de ne pas y lire en germe la formule même de ce qui se
retrouve chez Krishaber au titre de la division du moi.
Mais dans son étude, Billod faisait encore une autre
référence, à une malade connue de tout le monde à l’époque, la Marquise de D…,
chez qui ce désordre de la volonté prenait un tour singulier. Elle ne pouvait
pas s’empêcher d’émettre certains jurons, bien déplacés dans la bouche d’une
personne de sa condition. Voilà ce qu’il en dit :
« L’émission
de cette parole s’accompagne évidemment d’une lutte, que prouvent du reste la
rougeur pudique du visage, l’abaissement des yeux, l’air interdit et confus de
cette pauvre dame, et la saccade enfin avec laquelle elle lance ce mot, qui,
quelques temps retenu par un effort de volonté, s’échappe ensuite comme une
flèche par un jeu d’élasticité de la corde sous-tendue. Ainsi, après avoir
dit : Vous êtes un…, elle reste un certain temps employée à la lutte, à
l’effort, sans prononcer le mot injurieux, qui bientôt est chassé comme par un
élan »[72].
Or il se trouve que nous savons très bien qui est la
Marquise de D… C’est la fameuse patiente tiqueuse d’Itard, décrite en
1825, et que Gilles de la Tourette prendra en 1884 pour exemple de la « maladie
des tics convulsifs », nommée après sa mort « maladie de Gilles de la
Tourette »[73]. C’est
donc dans le contexte d’un désordre moteur que Billod décrit une
« lutte » intérieure pleine de honte, d’anxiété devant le
qu’en-dira-t-on, et finalement de gêne devant le résultat de l’incoercible
impulsion à jurer.
S’agit-il d’obsession ? Pour les cliniciens du 19ème
siècle, et comme on le verra, pour les neurocognitivistes d’aujourd’hui, la
réponse est oui[74]. La
Marquise de D… était obsédée par la représentation de l’insulte (elle semble
avoir eu une prédilection pour l’effroyable « petit cochon ! »,
assaisonné de « merde ! »), au point de pas pouvoir résister à
une impulsion d’insulter devenue insurmontable. Par ailleurs, la Marquise était
agitée de mouvements forcés tellement nombreux et fréquents, que l’inférence du
geste à la parole était aussi irrésistible. L’idée d’expliquer
l’obsession en en faisant une sorte de tic incoercible, non plus dans la sphère
motrice, mais dans la sphère mentale, et de déduire les effets anxieux d’une
lutte de la volonté pour le contrôle de l’impulsion, n’a donc pas attendu les
théoriciens contemporains. On la trouve complètement exposée chez Buccola, dès
1880. C’est qu’elle est, encore une fois, très naturelle : non seulement,
de fait, les malades de ce qu’on appelle aujourd’hui le syndrome de Tourette
sont extrêmement souvent obsédés, mais les deux grammaires logiques de
l’obsession mentale et du tic moteur se recouvrent largement. Il est
extrêmement difficile de ne pas exprimer dans les mêmes termes les vécus
de contrainte intérieure et de « lutte anxieuse » caractéristique des
deux expériences. Plus on insiste d’ailleurs, en interrogeant les malades, sur
la thématique du contrôle de soi (donc de ses pensées), et plus ces deux
registres coïncident. La confirmation de l’hypothèse jaillit de leur bouche
même, sans qu’on se soit aperçu du terrain commun sur lequel on s’est implicitement
placés pour la recueillir !
Pourtant, même au niveau de la description brute des
symptômes, les choses ne sont pas aussi simples. Certes, les impulsifs avouent souvent
qu’avant leur passage à l’acte, ils en étaient « obsédés ». Dans un
essai de 1870, Dagonet part de ce fait avéré pour réexaminer toute la question.
Peut-on en déduire que l’obsession n’est qu’une impulsion retenue (dans
l’angoisse) ? Dagonet se rend bien compte qu’il ranime la vieille querelle
des monomanies en soutenant à son tour qu’il peut y avoir des lésions
exclusives de la volonté. On s’en souvient, un redoutable suite médico-légale
de la doctrine des monomanies, c’est qu’il puisse en effet exister une folie
« subite », homicide, par exemple. Avec la notion d’impulsion
incoercible, ce mythe resurgit ! Mais pire encore, les obsédés deviennent
tous suspects d’être des assassins en puissance, des violeurs ou des
blasphémateurs à surveiller…[75]
Or les psychiatres sont formels : les envies de passer à l’acte soit ne se
réalisent jamais, chez les obsédés, soit de façon tout à fait exceptionnelle,
et alors plutôt sous forme suicidaire. Il n’en reste pas moins que la
« lutte anxieuse » derrière laquelle on se réfugie pour s’assurer de
cette non-réalisation est un piètre bouclier : « La lutte de
l’individu est quelquefois terrible, et c’est au prix des plus violentes souffrances
qu’on le voir dans certains cas assouvir la funeste passion qui le
dévore »[76]. A
son tour, Dagonet médite alors sur la malheureuse Marquise de D… Et il cite
Landouzy, qui avait observé la lutte de ces patients contre leurs propres
paroles : « Cette préoccupation si vive est précisément ce qui leur
met sur le bout de la langue, qu’elles ne peuvent plus les maîtriser ». Le
résultat de ces considérations l’alarme : si l’on commence à juger que
l’obsession n’est qu’une impulsion retenue, alors il n’y a plus aucun
critère pour prévoir s’il y aura passage à l’acte ou non. Car l’unique
critère de l’acte « irrésistible », c’est qu’on n’y a pas
résisté ! Mais dans tous les tableaux admis de l’hypocondrie morale, comme
disait alors Falret, on sait bien que les malades ne passent jamais à l’acte. Que
penser alors ?
Dagonet ne répond pas. En revanche, il avance une série
de faits qui nous éclairent sur la réponse la plus acceptable. Il note déjà un
trait fortement dissonant entre les obsédés qui sont passés à l’acte et les
obsédés traditionnels. Voici ce que dit quelqu’un du premier groupe :
« Je n’ai pas de remords, vous dit le malade, de regret, oui, mais de
remords, pas. Je n’ai rien à me reprocher, j’ai agi sous l’empire d’une force
inconnue et irrésistible, ma volonté était enchaînée »[77].
Cela, ils ne l’assènent pas en ricanant cyniquement : ils sont souvent
déprimés, ou du moins, d’une insensibilité bizarre après l’acte. D’autre part,
un rien suffit parfois à les arrêter, tel ce patient de Georget, obsédé de meurtre,
qui se faisait attacher les pouces avec un ruban, et arrêtait ainsi ses envies
morbides. On l’a compris : ces obsédés-là ne sont pas ce que nous avons à
l’esprit dans une genèse de la « névrose obsessionnelle ». Ce sont
plutôt les précurseurs de ce qui va commencer à se déployer à l’époque, toujours
sur les ruines lexicales de la « monomanie » d’Esquirol : les
innombrables « -manies » dans lesquelles se pulvérise la délinquance
activement médicalisée : kleptomanie, pyromanie, nymphomanie, etc. Car
cette indifférence d’après l’acte, tout comme ces solutions faciles aux affres
de la lutte anxieuse, sont incompatibles avec le vécu obsessionnel. Bien au
contraire, quand l’obsessionnel fait ne serait-ce qu’un pas dans la
direction de ce qu’il redoute d’accomplir, sa culpabilité augmente infiniment.
Il est fort différent, et Dagonet en est le premier témoin, de l’obsédé impulsif
que son acte accompli ne concerne plus et qu’il culpabilise encore moins. Mais
l’obsessionnel se distingue encore de l’obsédé dans les actes
non-criminels : le premier ne peut pas s’empêcher d’y revenir « compulsivement »,
en sorte qu’ils soient parfaitement accomplis ; le second, au contraire, se
soulage d’un coup par la décharge de l’acte impulsif. Il n’y revient pas pour
le corriger, comme s’il était marqué d’un invisible défaut, et s’il le répète,
comme l’obsessionnel, c’est à la recherche du même plaisir à renouveler. Seul
l’obsessionnel se confronte au mystère de la répétition
« démoniaque ».
C’est ici que nous pouvons donc laisser la théorie
de l’obsession, comme phénomène idéatif dans les lésions du contrôle volontaire
de soi-même. Ses bases épistémologiques sont jetées, et nous ne cesserons
désormais d’en voir ressurgir des figures de plus en plus savantes, de Freud
jusqu’aux sciences cognitives. Elle ne cessera plus d’entrer en conflit avec la
théorie de l’obsession-angoisse, passant avec elle des compromis toujours
instables. En quelque sorte, son espace rationnel est déjà
définitivement borné. Nous savons a priori d’où viendront les objections
qui conduiront l’échec ses
reformulations successives. Car, soit elle n’arrivera pas à rendre compte du
fait que l’obsessionnel ne réalise pas ce qui l’obsède, soit elle
échouera à déduire de concepts tirés de la sphère motrice ou de
l’intentionnalité consciente les nuances de la dialectique de l’angoisse,
qui donnent sa couleur à la vie secrète de l’obsessionnel.
Mais la théorie « volitionnelle » de
l’obsession, pour reprendre l’expression de Billod, avait d’autres armes et de
puissants alliés dans la culture du temps, sans que Billod lui-même,
d’ailleurs, ait eu besoin de le savoir. Car sa spéculation, indépendamment de sa
pertinence scientifique, consomme la transition anthropologiquement cruciale
entre ce que j’ai nommé l’obsession « romantique » (avec ses deux
côtés, le spirituel et le naturaliste) et l’obsession « réaliste ».
Qu’est-ce
que le réalisme ? En quoi est-il l’ambiance idéologique de la
transformation du rapport à soi-même dont nous recueillons, avec l’histoire des
obsessions, les traits les plus saillants et les plus douloureux ?
Le réel du « réalisme », c’est la contrepartie
du nouvel accent porté sur la lutte de la volonté. Ce réel-là en est
inséparable. Il fait de la volonté, du coup, ce qui est suprêmement réel dans
l’individu, et du monde réel, une grande volonté qui lui est contraire et
qu’il lui faut soumettre. Il faut sans doute consentir à se placer à ce niveau
d’abstraction pour apercevoir le sens de la grande répudiation du romantisme
qui, autour de 1848, s’impose comme un mot d’ordre partout en Europe, au moment
même où le nationalisme et le libéralisme, qui sont les expressions cardinales
du nouvel individualisme romantique, alimentent le feu du « Printemps des
révolutions ». L’écrasement de ce mouvement, dont les dimensions utopistes
et poétiques étaient partout flagrantes, confèrera dès lors au réalisme une
profonde ambiguïté. L’éducation sentimentale de Flaubert est le relevé
impitoyable de ce mauvais rêve post-romantique noyé dans le sang. Mais le
prosaïsme bourgeois qui s’y substitue, la vacuité dont il frappe les passions,
leur réduction à des rêveries pathétiques, hantent aussi le réalisme
anti-romantique de l’espoir de nouvelles transcendances (on verra lesquelles plus
loin). On ne doit pas oublier, enfin, dans Madame Bovary, le sort de Berthe,
la fille d’Emma : fardeau pour ses derniers parents, elle finira placée
dans une filature, figure de l’enfer sur terre installé par la révolution
industrielle et le capitalisme triomphant.
Ce réel du réalisme ne se montre alors pas mieux que dans
l’échec de la volonté, qui le rend odieux, écrasant et mortel. Les sentiments douloureux
ne sont plus un élément spirituel de plein droit, comme dans le
romantisme ; ils sont l’effet de traîne de cet échec, l’amertume dérivée
de l’impuissance primitive du vouloir. Le dialogue de Baudelaire et de Vigny
culmine ainsi dans la réponse du premier à « La maison du berger »,
qui est bien moins, comme on l’a prétendu, « Correspondances », que, justement,
« Obsession » : car la douleur morale n’y fait plus signe vers
l’amour infini grâce auquel elle se réconciliera avec elle-même. Elle est là,
entière et définitive, mais désormais, comme une sinistre promesse d’anéantissement,
qui résonne dans « … ce rire amer / De l’homme vaincu, plein de sanglots
et d’insultes ». Noires pensées qui, paradoxalement, sont le gage d’un
sérieux nouveau. Le romantisme apparaît peu à peu comme une pathologie de la
culture que le réalisme se voue à guérir. La disqualification du rêve, les
émotions passées au crible de la critique du sentimentalisme, la réconciliation
avec le grand Tout sous la bannière de l’idéalisme philosophique battue en
brèche par la quête positiviste de la scientificité, en voilà les médicaments redoutables,
la thérapie impitoyable. Il n’y aura peut-être plus, dans l’histoire de
l’obsession, autant d’égard porté à la dialectique des sentiments : la
grande réécriture romantique de l’Anfechtung ou de l’Erhfucht, la
possibilité génialement mise en évidence par Kierkegaard d’une angoisse quant
à l’angoisse, tout cela va lentement s’évanouir. Les ressorts contradictoires
de la mélancolie romantique se détendent insidieusement dans la mollesse
confuse des états dépressifs d’une volonté brisée.
Le lent glissement de l’angoisse-obsession vers
l’angoisse-maladie de la volonté ne se comprend bien que dans cet environnement
culturel, idéologique et politique en mutation. Il éclaire la façon dont les
patients vont s’approprier, dans le vocabulaire d’un individualisme de plus en
plus réaliste et de moins en moins romantique l’autorité ultime pour
caractériser ce qu’ils expérimentent en leur for intérieur. J’ai pointé plus
d’une fois la réticence des médecins à nommer « angoisse » ce que
ressentent physiquement et moralement leurs patients. Quand le mot paraît,
c’est dans la bouche des malades, souvent au pluriel (« mes
angoisses ») et donc comme un terme naïf qu’il faut réduire à ses causes
physiologiques. Cette réticence s’estompe à mesure qu’on avance dans le 19ème
siècle, tout simplement parce que les patients imposent aux cliniciens leurs
moyens d’expression. Les obsédés, je l’ai dit, ne se détachent pas juste des
grands folies aliénistes ; « névropathes » exemplaires, ils
ruinent l’attitude de surplomb que les médecins avaient pris l’habitude
d’adopter face aux « monomaniaques ». Il devient d’ailleurs assez
conventionnel pour les médecins eux-mêmes de repérer dans leur propre vie des
signes comparables à ceux de leurs malades (même Morel, dans son article de 1866,
parle de son expérience de l’idée fixe !). Ce qui fonde les
obsédés/obsessionnels à procéder ainsi, je crois bien que c’est la poésie et le
roman contemporains, et l’immense trésor de ressources expressives qu’ils y
trouvent, au service de leur nouvelle individuation moral et sociale. C’est
aussi pourquoi un Legrand de Saulle, mais bien d’autres avec lui, constate la
prévalence des obsessions chez les professions libérales et les classes
supérieures : qui d’autres, en effet, pour dire ainsi les souffrances du
conflit intérieur ? qui, en fait, pour faire l’expérience de la lutte
active de la volonté contre le « réel » ? Les bourgeois seuls, ou
les gens éduqués, peuvent s’élever au-dessus de l’expérience commune de la
fatigue et du surmenage ; seuls ceux qui ont le luxe des idées peuvent entretenir
de véritables « idées fixes », formant un système et leur occupant l’esprit.
Ce
n’est pas la seule source de leurs obsessions. Je suppose que le lecteur, comme
moi, aura été frappé par l’émergence d’exemples tragi-comiques dans la
littérature psychiatrique du temps. A l’ironie amère des angoisses de la
mélancolie romantique, se substitue le cocasse et le pathétique des
« manies » et des « tics ridicules » des obsédés plus
tardifs. L’objet électif des scrupules dégringole soudain du salut de l’âme aux
périls minuscules de l’hygiène, le sens chrétien de la souillure redescend sur
terre sous la forme d’une sensation incurable de saleté. Mademoiselle F…est
typique. Sa folie du toucher est la manifestation de son honnêteté et de la
pureté de ses intentions. Quarante ans plus tard, chez Legrand du Saulle, les
derniers relents moraux de la pastorale de la peur ont cédé le pas à une
pasteurisation générale des corps. Leur éloignement mutuel, amorcé au 18ème
siècle par l’intolérance nouvelle aux mauvaises odeurs, ne se satisfait plus de
l’écran des parfums. On mesure mal l’importance de la ventilation dans
l’invention du narcissisme ! Non : le contact physique devient
répugnant — jusque dans les traces qu’on en laisse malgré soi sur un bouton de
porte. Un seuil est franchi : on compte les germes sur les louis d’or, et
l’on constate qu’il y en a 25 fois moins que sur la petite monnaie. Les langes
« à l’anglaise » qui se répandent en Europe à partir de 1820
familiarisent les individus avec un rapport privé précoce à leurs excréments. La
rationalisation minutieuse du contrôle sanitaire, par lequel l’hygiène est
devenue une discipline de la volonté particulière, se trouve de nouveaux
ennemis, aux limites de l’invisible, comme la poussière ou les microbes. Gencives,
interstices des dents, pliures des doigts et des orteils, marges négligées des
orifices se dérobent à l’action salvifique du savon. Les obsédés de Legrand du
Saulle évoluent ainsi dans un monde où l’on recommande de se racler régulièrement
la langue pour ne pas y laisser moisir un mucus douteux. L’obsession épouse
ainsi le vaste mouvement culturel et social qui élève le self-control et
le raffinement des conduites intimes au rang de norme indiscutable[78].
La « civilisation de l’esprit » prolonge, dans une obsessionalité
entendue comme un style existentiel idéal (auto-examen, rigidité morale, parcimonie),
la « civilisation des mœurs » à la Elias. Mais bien sûr, c’est au
prix de la caricaturer : l’obsessionalité se change en pathologie dès qu’elle
contrevient à ses propres ambitions. Douteurs et laveurs de la fin du 19ème
siècle sont des bourgeois grotesquement aliénés à leur condition, les
indicateurs vivants des bornes à ne pas transgresser dans ce vaste processus de
civilisation, comme les scrupuleux du 17ème siècle étaient trop bons
chrétiens pour le véritable christianisme. Ils causaient cependant de l’effroi.
Des malades de Legrand du Saulle, on ne peut plus que rire, même si on les plaint.
Ce sont désormais des personnages de comédie, et je ne suis pas certain que le
sourire entendu avec lequel nous considérons leurs étranges manigances ne
dresse pas autour d’eux une paroi de verre aussi cruellement isolante que la
taxinomie archaïque qui les classait parmi les fous.
[1] Esquirol (1838: II, 63-70).
[2] Parchappe (1850: 256-7).
[3] Prichard (1837: 35-36).
[4] Delasiauve (1859: 217).
[5] Parchappe (1851: 287-289).
[6] Garff (2000/2005).
[7] Ces questions seront abordées au chapitre 6.
[8] Lowtzki (1936). Voir aussi le bel essai d’Adam
(2005). .
[9] Kierkegaard (1850 X 1 A, 272: 180).
[10] Garff (2000/2005: 107).
[11] Levin in Garff (2000/2005: 564).
[12] Kierkegaard (1842-1843/1975 II: 318-323).
[13] Kierkegaard (1838 II A, 230).
[14] Kierkegaard (1838 II A, 805).
[15] Garff (2000/2005: 138).
[16] Kierkegaard ($).
[17] Kierkegaard (1843
IV A, 108).
[18] Kierkegaard (1848
VIII (1) A, 517).
[19] Kierkegaard (1843/2000: 166, trad. modifiée).
[20] Garff (2000/2005: 289-291) résume deux lettres
d’amis de Levin, qu’on lira dans Kirmmse (1966 :
284-290).
[21] Pour quelques exemples, voir Cottreaux ($), ou Toates & Coschug-Toates (1990² : 210-211).
[22] Kierkegaard (1846
IX A, 158).
[23] Kierkegaard (1846
VII 1 A, 126).
[24] Kierkegaard (1872/2002
XII).
[25] Levin in Garff (2000/2005: 460).
[26] Garff (2000/2005: 584).
[27] Kierkegaard (1849
VIII 1 A, 153).
[28] Kierkegaard (1848-1859/1971, XVI: $).
[29] Jean (2000: 1, 3, 15: $).
[30] Garff (2000/2005: 810).
[31] Kierkegaard (1843a/2000: 74).
[32] Kierkegaard (1843b/2003: 60).
[33] Kierkegaard (1844/1935: 46-47).
[34] Kierkegaard (1844/1935: 95).
[35] Kierkegaard (1844/1935: 120).
[36] Kierkegaard (1844/1935: 126).
[37] Kierkegaard (1844/1935: 128).
[38] Kierkegaard (1844/1935: 139).
[39] Kierkegaard (1849/1949: 70).
[40] Cotard, Camuset & Séglas (1887/1997).
[41] Kierkegaard (1849/1949: 137).
[42] Kierkegaard (1849/1949: 61-63).
[43] Voir chapitre $.
[44] Voir chapitre $.
[45] Borrow (1851/1900: 340).
[46] Borrow (1851/1900: 407-425).
[47] Savage (1884: 195-201).
[48] Falret (1851 : 24 ???$)
[49] Outre mon exemplaire, publié chez Delahaye, j’ai
pu consulter son manuscrit autographe, conservé au service des manuscrits et
livres anciens de la Bibliothèque Inter-Universitaire de Médecine de Paris.
[50] James (1902/1982: 160).
[51] Dumont (1865: 1-2).
[52] Dumont (1865: 14-16).
[53] Béclard, Chomel, Cloquet, Cloquet & Orfila
(1826 : 74).
[54] Dumont (1865: 513).
[55] Dumont (1865: 526). La solidarité tardive du corps médical lui avait obtenu
la place de médecin de la prison du Mont Saint-Michel.
[56] Morel (1866: 386-387).
[57] Falret fils (1866/1890: 483, 487, et 510-514).
[58] Morel (1860²: 246-247).
[59] Morel (1866: 388-389).
[60] Morel (1866: 394).
[61] Morel (1866: 533).
[62] Morel (1866: 534).
[63] Legrand du Saulle (1875/2002: 9).
[64] Griesinger (1868).
[65] Legrand du Saulle (1875/2002: 9-10).
[66] Legrand du
Saulle (1875/2002: 74).
[67] Legrand du Saulle (1875/2002: 43).
[68] Legrand du Saulle (1875/2002: 46-47)
[69] Legrand du Saulle (1875/2002: 10).
[70] Krishaber (1873: 46).
[71] Billod (1847: 184).
[72] Billod (1847: 322).
[73] Itard (1825), Gilles de la Tourette (1884) et
Castel (2009) pour une analyse détaillée.
[74] Voir chapitre $
[75] Dagonet (1870: 6-11).
[76] Dagonet (1870: 21).
[77] Dagonet (1870: 225).
[78] Vigarello (1985) et (1993), ainsi que Corbin
(1982).