De la mélancolie romantique à l’impuissance du vouloir-vivre : la première naturalisation des obsessions

 

Voici l’histoire pathologique (à peine abrégée) qu’Esquirol rapportait en 1838, dans Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal :

« Mademoiselle F…, âgé de 34 ans, est d'une taille élevée ; elle a les cheveux châtains, les yeux bleus, la face colorée, le tempérament sanguin ; elle est d'un caractère gai et d'une humeur douce. Élevé dans le commerce des la première jeunesse, Mademoiselle F... craignait de faire tort aux autres; plus tard, lorsqu'elle faisait un compte, elle appréhendait de se tromper au préjudice de ceux pour qui était ce compte.

Mademoiselle allait fréquemment chez une tante, sans chapeau et avec un tablier qu'elle portait habituellement ; un jour, à l'âge de 18 ans, sans cause connue, en sortant de chez cette tante, elle est saisie de l'inquiétude, qu'elle pourrait bien, sans le vouloir, emporter dans les poches de son tablier quelque objet appartenant à sa tante vous. Elle fit désormais ses visites sans tablier. Plus tard, elle met beaucoup de temps pour achever des comptes et des factures, appréhendant de commettre quelque erreur, de poser un chiffre pour un autre, et par conséquent de faire tort aux acheteurs. Plus tard encore, elle craint, en touchant à la monnaie, de retenir dans ses doigts quelque chose de valeur. En vain lui objecte-t-on qu'elle ne peut retenir une pièce de monnaie sans s'en apercevoir, que le contact de ses doigts ne peut altérer la valeur de l'argent qu'elle touche. Cela est vrai répond-elle, mon inquiétude est absurde et ridicule, mais je ne peux m'en défendre. Il fallut quitter le commerce. Peu à peu les appréhensions augmentent et se généralisent. Lorsque Mademoiselle porte ses mains sur quelque chose, ses inquiétudes se réveillent ; elle lave ses mains à grande eau. Lorsque ces vêtemens frottent contre quelque objet que ce soit, elle est inquiète et tourmentée. Est-elle quelque part ? Elle apporte toute son attention pour ne toucher à rien ni avec ses mains, ni avec ses vêtements. Elle contracte une singulière habitude : lorsqu'elle touche à quelque chose, lorsque ses vêtements ont été en contact avec un meuble ou avec un autre objet, ou qu'elle-même fait une visite, elle secoue vivement ses mains, frottent les doigts de chaque main les uns contre les autres, comme s'il s'agissait d'enlever une matière très subtile cachée sous les ongles. Ce singulier mouvement se renouvelle tous les instants de la journée et dans toutes les occasions.

Mademoiselle veut-elle passer d'un appartement dans un autre ? Elle hésite, et pendant l'hésitation, elle prend toutes sortes de précautions pour que ses vêtements ne touchent ni aux portes, ni aux murs, ni aux meubles. Elle se garde bien d'ouvrir les portes, les croisées, les armoires, etc., quelque chose de valeur pourrait être attaché aux clefs et aux boutons qui servent à les ouvrir et rester après ses mains. Avant de s'asseoir, elle examine avec le plus grand soin le siège, et le secoue même s'il est mobile, pour s'assurer que rien de précieux ne s'attachera à ses vêtements. Mademoiselle découpe les ourlets de son linge et de ses robes, crainte que quelque chose ne soit caché dans ces ourlets. Ses souliers sont si étroits que la peau dépasse la bordure des souliers, ces pieds gonflent et la font beaucoup souffrir, cette torture a pour motif d'empêcher quelque chose de s'introduire dans les souliers. Les inquiétudes sont quelquefois, pendant le paroxysme, poussées si loin qu'elle n'ose toucher à rien, pas même à ses aliments ; sa femme de chambre est obligée de porter des aliments à sa bouche. Après plusieurs périodes de rémission et d'exaspération, répétées pendant plusieurs années, après avoir reconnu l'impuissance des conseils de ses parents, de ses amis, et de sa propre raison, elle se décide à se rendre à Paris en novembre 1830. L'isolement, le soin des étrangers, les efforts que fait Mademoiselle pour cacher sa maladie améliore [sic] sensiblement son état, mais le chagrin d'avoir quitté ses parents, le désir de les voir, la déterminent après deux mois à retourner dans sa famille. Là, elle reprend peu à peu toutes ces inquiétudes et toutes ces manies. Après quelques mois elle quitte volontairement la maison paternelle pour habiter et vivre avec la famille d'un habile médecin. Elle perd encore une grande partie de ses appréhensions et de ses habitudes. Un an et à peine écoulé que les mêmes inquiétudes se renouvellent ainsi que les mêmes précautions. Le paroxysme dure pendant dix-huit mois. Après un an de rémission, nouveau paroxysme ; Mademoiselle vient se confier à mes soins à la fin de l'année 1834 : pendant dix-huit mois mois, à peine s'aperçoit-on des mouvemens des mains et des doigts et de toutes les autres précautions qu'elle prend ; mais depuis six mois (juin 1837) les phénomènes reparaissent avec plus d'intensité, laquelle augmente de jour en jour.

[…] elle se lève à 6 heures, l'été comme l’hiver ; sa toilette dure ordinairement une heure et demie, et plus de trois heures pendant les périodes d'excitation. Avant de quitter son lit, elle frotte ses pieds pendant dix minutes pour enlever ce qui a pu se glisser entre les orteils ou sous les ongles ; ensuite elle tourne et retourne ses pantoufles, les secoue et les présente à sa femme de chambre pour que celle-ci, après les avoir bien examinées, assure qu'elle ne cache pas quelque chose de valeur. Le peigne est passé à un grand nombre de fois dans les cheveux pour le même motif. Chaque pièce des vêtements est successivement un grand nombre de fois examinée, inspectée dans tous les sens, dans tous les plis et replis, etc., et secouée vivement. Après chacune de ces précautions, les mains sont vivement secouées à leur tour et les doigts de chaque main frottés les uns contre les autres ; ce frottement des doigts se fait avec une rapidité extrême et se répète jusqu'à ce que le nombre de ses frottements qui est compté à haute voix, soit suffisant pour convaincre Mademoiselle qu’il ne reste rien après ses doigts. Les préoccupations et l'inquiétude de la malade sont telles pendant cette minutieuse exploration qu’elle sue et qu’elle en est excédée de fatigue ; si par quelque circonstance, ces précautions ne sont pas prises, Mademoiselle est mal à l'aise pendant toute la journée. La femme de chambre, qui ne doit jamais la quitter, assiste à cette longue toilette pour aider la malade à vous  se convaincre que nul objet de valeur n'est adhérent à ces vêtemens ou à ses doigts. Les affirmations de cette femme abrègent les précautions de la toilette. Si l'on menace d'envoyer une seconde femme, la toilette est abrégée, mais la malade est tourmentée tout le jour. […]

Mademoiselle ne déraisonne jamais ; elle a le sentiment de son état, elle reconnaît le ridicule ses appréhensions, l'absurdité de ces précautions, elle en rit, elle en plaisante ; elle en gémit, quelquefois elle en pleure ; non seulement elle fait des efforts pour se vaincre, mais elle indique les moyens même très désagréables qu'elle croit propre à l'idée pour triompher de ses appréhensions et de ces précautions

Mademoiselle soigne sa toilette, mais sans recherche, elle achète chez les marchands, mais sa femme de chambre paie, elle compte ensuite avec celle-ci, et lui fait prendre son argent dans son secrétaire sans y toucher elle-même. Mademoiselle aime la distraction, elle va au spectacle, dans les promenades publiques ; elle fait des parties de campagne ; tous les soirs elle se réunit à une société ; sa conversation est gaie et spirituelle et quelquefois malicieuse ; mais si elle change de siège, si elle porte ses mains à sa tête, sa figure, à sa robe, à son fauteuil, au fauteuil de quelque autre personne, elle secoue, se frotte vivement les doigts ; elle fait de même si quelqu'un entre ou sort du salon. Elle conserve d'ailleurs une très bonne santé ; l'appétit et le sommeil sont bons ; elle a quelquefois de la céphalalgie ; la face se colore promptement pour la plus légère émotion, elle se prête à tous les soins médicaux qui lui sont proposés ; elle répugne aux bains, à cause des précautions qu'elle est obligée de prendre avant d'entrer dans l'eau et après en être sortie.

Il serait impossible dans aucun temps, de surprendre le moindre désordre dans les sensations, dans les raisonnements, dans les affections de cette intéressante malade. »[1]

Cette histoire est considérée unanimement comme la première description moderne d’un cas d’obsession avec compulsions. Avec raison : même si l’on a cru en détecter avant lui, on ne trouve que dans Esquirol ce tableau d’ensemble à la saveur immanquable, cette paradoxale cohérence entre des craintes absurdes et avouées pour telles avec l’envahissement minutieux de l’existence par des « manies » qui en sont la conséquence pratique, et contre lesquelles la volonté échoue. Tout se passe donc comme si, avec Mademoiselle F…, nous étions enfin à pied d’œuvre, comme si nous avions sous les yeux la névrose obsessionnelle.

Il y a pourtant un certain nombre de difficultés, dont on peut partir pour essayer de comprendre comment la description princeps d’Esquirol, bien loin de fixer un tableau clinique définitif de la névrose obsessionnelle, devrait plutôt interroger le lecteur contemporain, et lui faire sentir dans quel contexte anthropologique la conduite bizarre de Mademoiselle F… a pu paraître si bizarre — digne, en un mot, d’exemplifier la « monomanie raisonnante », ou encore, « sans délire ».

  1. C’est tout d’abord une observation isolée. Parchappe, qui a connu Mademoiselle F…, n’ajoute en 1850 qu’une seule observation de son cru à celle d’Esquirol[2]. Il faut attendre 1866 pour lire sous la plume de Jules Falret un tableau aussi détaillé. Mais il range les symptômes obsessionnels dans l’« hypocondrie morale », et met du coup l’accent sur la dépression et la mélancolie, tout à fait absentes chez Esquirol. La même année, Morel revient à son tour sur ces phénomènes, d’une façon très originale et qu’on explorera plus loin. Pourquoi donc ces trente années de solitude ? C’est que Mademoiselle F… joue plus le rôle d’un type exemplaire dans une discussion entre aliénistes sur les vices de l’esprit humain intéressant la médecine, lors de la querelle sur les monomanies, que celui du premier cas-type d’une pathologie mentale nouvelle. C’est un trait général du débat aliéniste. Le malade de Prichard, en 1837[3], autre exemple parfois mentionné par les historiens, qui n’est ni un laveur un douteur, mais un arrangeur obsédé de symétrie, sert de premier exemple de la notion tellement controversée de « moral insanity ». On comprend du coup que ses premiers symptômes (il finit persécuté et se suicida) tombe d’autant plus facilement du côté des bizarreries prémonitoires. Leur cohésion propre ne pouvait pas attirer l’attention. Il est assez vain cependant de rentrer dans le détail fourmillant de ces querelles sur les monomanies, leur existence ou leur non-existence. La formule de Delasiauve, « Esquirol, moins généralisateur qu’artiste »[4], indique bien ce qui est ici en jeu : non pas tant un projet nosographique, décrivant une maladie sui generis, mais bien plus, la description des effets de la maladie sur l’individu, description donc nécessairement individualisante, qui gagne en couleurs et en vivacité psychologique ce qui est perdu pour les buts classificatoires de la science. Il faut en conclure une première chose : Mademoiselle F… n’est pas un échantillon particulièrement révélateur d’une population d’obsédés (en un sens déjà moderne) auxquels les aliénistes du début du 19ème siècle auraient eu affaire. C’est un cas de fonctionnement mental étrange, manifestement morbide, mais pas délirant, et qui justifie une réflexion d’ordre philosophico-psychologique, à l’intérieur de laquelle seule elle trouve place et sens.
  2. Ce n’est pas du tout dire que les « scrupuleux » aient disparu, bien au contraire. Ils sont, eux, en revanche, parfaitement connus des aliénistes. Mais on classe ceux qu’on observe encore dans les « mélancolies religieuses », comme si la lente laïcisation de la société après 1789 avait confiné aux extrêmes ses manifestations pathologiques, et que personne n’ait plus douté que ces conduites et ces pensées fussent entièrement folles. Parchappe connaît ainsi Surin. Mais à ses yeux, c’est un cas de dislocation ultime du sentiment du moi, et tout le processus d’obsessionalisation de la conscience qui y conduit ne l’intéresse en rien[5]. Il s’efforce, certes, de mettre en vaguement en série les scrupules de Mademoiselle F… avec des cas d’obsessions de chasteté, puis des exaltations religieuses (il cite les Pères du désert et les possédées), mais c’est pour tenter de réduire le tableau dressé par Esquirol au statut de signes avant-coureurs d’états mélancoliques plus délirants. En somme, le trait qui rendait Esquirol si perplexe (« Il serait impossible dans aucun temps, de surprendre le moindre désordre dans les sensations, dans les raisonnements, dans les affections de cette intéressante malade ») est gommé. Or c’est tout le point : Mademoiselle F… n’est pas une « scrupuleuse » de la religion. Autrement dit, elle ne dispose d’aucun rite social admis pour exprimer dans ses gestes le malaise qui la ronge, d’avoir retenu par devers elle, malgré soi, « quelque chose de valeur ». Sa conduite en est d’autant plus bizarre, et c’est peut-être la raison pour laquelle Esquirol n’emploie jamais le mot d’angoisse, ni aucun terme moral, pour qualifier son tourment. Il faut en effet à ces termes un contexte d’expression pratique, donc des normes instituées de la vie spirituelle, et c’est ce qui précisément fait défaut. Esquirol, lui, n’aurait pas tenté de rattacher Mademoiselle F… à une forme de mélancolie religieuse. En revanche, ce qui vient au premier plan, c’est l’idée d’un contrôle de soi mis en défaut. Ce sont les qualités proprement individualistes de la maîtrise consciente de la volonté et de la direction autonome de la vie qui apparaissent lésées, et non dans des circonstances intimes ou potentiellement mystiques : dans le quotidien banal de la vie bourgeoise et de son nouveau référent normatif, l’«objet de valeur ».
  3. Il y a enfin du Balzac dans ce portrait de Mademoiselle F… Le voisinage, voire la substituabilité de la crasse et de l’or, bien avant tout symbolisme freudien, imprègne la description d’Esquirol comme dans les peintures célèbres des intérieurs et des personnes de l’usurier Gobseck ou du cousin Pons. La sensation de « quelque chose de valeur » qui « attache » aux doigts ou aux vêtements, n’a rien non plus d’hallucinatoire. Ce n’est pas la tache de sang ineffaçable qui souille la main de Lady Macbeth, et qu’elle voit. Mademoiselle F… ne voit proprement rien, sinon à travers les lunettes de son anticipation coupable d’avoir manqué à payer ce qu’elle doit. Il n’en reste pas moins que son étrange formule, « quelque chose de valeur », semble désigner non pas la monnaie à rendre, ni les menus objets qu’elle pourrait involontairement dérober ou emporter avec elle par inadvertance, mais une réalité mystérieuse, qui ne s’évoque qu’au moyen d’une expression figée et comme sacralisée. Comme le sang que Lady Macbeth a versé symbolise les « liens du sang » trahis (et non l’inverse !), le « quelque chose de valeur » qui obsède Mademoiselle F… connote les liens nouveaux des hommes d’après la Révolution, qui ne sont, comme l’exprime Balzac, que des liens d’intérêt, ce qui rend tout « contact » humain potentiellement ignoble et corrupteur, régi par la rapacité et l’avarice. Désormais, toute valeur échangée conserve magiquement la trace dégoûtante des désirs sales qui l’animent en secret. Etrange gestuelle enfin que la sienne : à la différence des obsédés plus tardifs, qui justifieront leur peur de toucher les poignées de porte ou de s’asseoir là où quelqu’un les a précédé par des idées de contamination et d’infection, Mademoiselle F… redoute qu’on ne lui fasse attraper malgré elle, non un microbe (nul n’en a l’idée, alors), mais le bien mal acquis d’autrui, si j’ose dire. Elle se dresse alors devant nous, vivante allégorie de cette vérité, toujours balzacienne, que les moyens qu’on a de rendre à autrui ce qu’on lui doit, obligations de famille, de commerce ou de morale, bref, de s’acquitter de ses devoirs, ont quelque chose de dégoûtant, que leur « valeur » objective ne peut complètement dissimuler.

             Voilà pourquoi l’observation princeps d’Esquirol, lue avec précision, n’atteste pas vraiment de la permanence transhistorique des compulsions de lavage ou de vérification, mais devrait plutôt être considérée du point de vue de tout ce qu’elle enveloppe en puissance, et qu’il faudra d’autres facteurs, épistémologiques comme culturels, pour développer pleinement. On peut sans grand mal dresser la liste des questions pendantes, ouvertes par cette observation magnifique, et auxquels les successeurs d’Esquirol devront inventer les moyens de répondre. Mademoiselle F… obéit-elle à une logique faussée (une maxime pratique, « Tu rendras tout objet de valeur à qui tu dois », commandant avec une rigueur syllogistique aberrante des actes de plus en plus incongrus) ? Ou bien vit-elle sous l’empire d’une émotivité excessive, qui l’empêche de proportionner ses actes (comme la notation finale d’Esquirol le suggère : « sa face se colore promptement pour la plus légère émotion ») ? A la question de l’émotivité, se lie bien sûr celle du corps, et donc aussi de l’hérédité : quelle est son rôle ? Ou bien encore est-ce une lésion de la volonté, privée de son pouvoir efficace sur les actions, malgré l’illusion morale de la résolution et de l’effort ? Est-il ensuite possible que des comportements dérivés d’idées aussi étranges n’évoluent pas vers le délire ? Et si le fait s’observe, est-ce parce que le délire qu’on attendait avorte inopinément ? Ou parce que ces symptômes obsessionnels, en eux-mêmes, ont une dynamique distincte du délire ? En ce cas, laquelle ? Y a-t-il, d’autre part, une quelconque autonomie de ces scrupules non-religieux à l’égard des « scrupules » de la tradition ? S’agit-il de la transformation historique d’un substrat commun d’inquiétude, ou de contenus de pensées tout simplement distincts ? Parchappe, Marc, puis Jean-Pierre Falret, Guislain, Morel, Marcé, Legrand du Saulle, Dagonet, Griesinger et Krafft-Ebing, Jules Falret, Luys, enfin, avant Westphal, qui refermera en 1877 leur longue série de réflexions en forgeant le terme décisif de Zwangsvorstellung (représentation de contrainte), ne cesseront d’agiter ces questions en tout sens.

            Mais toutes ces questions sont des questions psychiatriques. Et comme toutes les questions de cet ordre, outre leur logique interne et leur fonction relative dans la polémique scientifique, ce sont des indices probants des représentations dominantes de la vie de l’esprit ainsi que des enjeux épistémiques et moraux qui s’y rattachent. Entre l’obsédée d’Esquirol, née en 1804, décrite sans mention claire ni d’angoisse ni de dépression, et les neurasthéniques ruminateurs de Kraepelin, qui évoluaient vers la mélancolie délirante dans les années 1880, le monde a profondément changé. Les statuts relatifs de l’émotion, des idées et de l’intellect, de la volonté enfin, et de sa nature vitale dans son rapport conflictuel avec la réalité, se sont prodigieusement transformés, du même pas que les rapports matériels et sociaux, avec l’essor du capitalisme industriel, du libéralisme, et, peu à peu, de l’individualisme démocratique et de la critique virulente de l’âge des « masses ». La civilisation européenne est ainsi passé d’un romantisme lyrique à un romantisme plus sombre, puis du romantisme au réalisme, de ce réalisme au pessimisme « nihiliste », puis à cette constellation complexe d’idées et de sentiments dite « fin de siècle » (sur lequel je m’étendrais en détail dans le chapitre suivant), en altérant en profondeur la teneur des concepts nécessaires à décrire l’obsession : autrement dit, ce que croient les obsédés, ce qu’ils ressentent, et qu’ils font en agissant aussi bizarrement. C’est pourquoi, la continuité épistémologique (parfois plus apparente que réelle) des débats cliniques ne doit surtout pas conduire à négliger ces grandes discontinuités sous-jacentes, plus souterraines mais aussi plus prégnantes, qui affectent autant les sensibilités collectives que les représentations organisatrices de l’intelligence du monde. Ce point est d’autant plus essentiel que certains individus remarquables se sont emparés des théories médico-psychologiques forgées pour expliquer leurs angoisses, leurs idées étranges et pénibles, leurs gestes contraints. Et non seulement ils les ont modifiés de façon sensible, mais ils ont parfois mis au jour des connexions profondes entre ses phénomènes, avec, à l’occasion, des effets thérapeutiques auxquels il a fallu se rendre. Car un trouble aussi « intérieur » que l’obsession mentale, avec le caractère privé et insoupçonnable des croyances qui le sous-tende et la souffrance anxieuse si typique à l’égard de ses « propres » intentions, quand on les désavoue avec horreur, donne un statut original au patient : il devient, en première personne, la source primordiale du savoir médical. Ce qu’il livre à son médecin, c’est nécessairement sa propre façon de comprendre ses troubles, de les théoriser, et de les insérer dans le réseau des idées morales, mais aussi des lieux communs sur les sentiments et les affects en vigueur à un moment donné de l’histoire. L’obsession ne livre donc aux psychiatres que des symptômes déjà interprétés à la lumière de ce que chaque obsédé a lu et assimilé des valeurs supérieures de l’éthique et de la psychologie de son époque, mais aussi, on va le voir, de ses conceptions touchant le corps, la santé, le bien-être, le pouvoir de la médecine, etc.

            C’est pourquoi je commencerai par inviter un hôte assez inattendu dans la discussion : Kierkegaard (I). Il est assez difficile d’aborder la question de la mélancolie romantique sans y penser. Mais son interrogation, assidue et prolongée, sur des émotions aussi essentielles ici que l’angoisse et le désespoir, la connexion étroite de ces motifs avec ceux du piétisme, sa réflexion géniale sur la subjectivité, ainsi que les éléments pathographiques dont on dispose aujourd’hui, et qui attestent chez lui de la présence de particularités proches de ce que ses contemporains jugeaient appartenir à notre symptomatologie obsessionnelle, tout conspire à en faire un témoin-clé des élaborations culturelles et philosophiques qui ont façonné la figure moderne de l’obsédé. Or, si subtiles que soient ses analyses psychologiques, la dialectique, en fait, de l’angoisse et du désespoir, dont nous avions déjà observé le jeu dans l’invention de la subjectivité obsessionnelle, la puissance d’entraînement du romantisme, son caractère propre, n’en est pas moins resté le privilège accordé au sentiment sur la rationalisation intellectuelle. En médecine, et surtout en médecine mentale, la tendance à enraciner les côtés intellectuels des troubles dans une émotivité exacerbée par sa relation nouvelle au Moi, au Tout, à l’Infini, aboutit à une première naturalisation de l’esprit malade. L’inscription corporelle de l’esprit souffrant dans l’endoperception des troubles fins de la vie viscérale contrebalançait l’accent mis par ailleurs sur la relation sublime de la conscience à la transcendance, et notamment, à l’absolutisation de la conscience morale. J’y vois un facteur décisif de l’écart entre les descriptions de deux premiers tiers du 19ème siècle, et celles dont nous sommes bien obligés de partir, les nôtres : tout se passe comme si les catégories psychologiques, mais aussi esthétiques et morales disponibles forçaient à choisir entre, d’un côté, une appréciation de l’obsession en termes intrinsèquement éthiques et intellectuels, ou, à l’opposé, en termes d’angoisse, de lassitude, de douleur ressenties, trace d’un défaut vital à fondement héréditaire, dont les premiers symptômes seraient en somme le retentissement contingent. Explorant l’autopathographie d’un modeste médecin au milieu du 19ème siècle, Dumont de Monteux (II), on constatera l’ampleur des différences qui se creusaient alors dans les sensibilités. La vision d’un bourgeois ordinaire, mais fort attentif, et qui filtrait son expérience intime de l’anxiété dans un prisme différent, s’y oppose au génie subjectif d’un Kierkegaard. La divergence de la série des phénomènes anxieux d’avec celle des attitudes psychologico-morales (ou plutôt pseudo-morales et paralogiques, d’où l’idée obscure mais récurrente de « folie morale »), a contribué à polariser le débat des aliénistes (III). Je replacerai ce débat dans leur contexte : la querelle des monomanies, où la psychiatrie moderne s’est progressivement affirmée contre l’aliénisme classique. En effet, les obsédés, vais-je argumenter, y sont la dernière trace des énigmes classiques de la folie « lucide », ou « consciente », ne lésant qu’une seule faculté (volonté ou sensibilité), et laissant les autres intactes. La découverte de l’angoisse comme cause morbide en médecine mentale est d’ailleurs un des acquis de leurs travaux. Nous en ressentons encore l’effet, puisque la naturalisation actuelle des troubles obsessionnels procède toujours de leur classification parmi les troubles anxieux. C’est pourtant d’un tout autre bord que devait surgir l’appoint crucial. Je montrerai (IV.) que le sentiment de contrainte intérieure, essentiel dans l’expérience obsessionnelle, ne s’est imposé comme évidence clinique qu’au détour d’une discussion raffinée sur les actes incoercibles (notamment les tics), ou impulsifs. Le couple de concepts impulsion/compulsion est la trace d’une nouvelle réélaboration de la volonté — au sens où des maladies spécifiques de la volonté devenaient, dans la perspective du naturalisme positiviste (et non plus romantique), tout à fait plausibles et empiriquement fondées. Mais cette réélaboration est tout autant un fait anthropologique majeur : elle n’a tout simplement aucun sens si la « volonté malade » n’est pas resitué sur l’arrière-plan des conceptions schopenhaueriennes du vouloir-vivre, avec toute l’esthétique de l’existence qu’elles commandaient, et la refonte conjointe de la conceptualité traditionnelle de la volonté individuelle et de ce avec quoi elle entre désormais en conflit, le « réel ». Cette transition du romantisme au réalisme interagit, au niveau des idées et de représentations collectives sous-jacentes, avec l’analyse strictement épistémologique des mutations de ce qui allait devenir, avec Westphal et le concept de Zwangsvorstellung, la première psychiatrie de la « névrose obsessionnelle ».

I. La mélancolie de Kierkegaard

§1. L’existence qu’il a fallu penser : le Kierkegaard historique

 

« … (Dieu de pitié, hélas, comme mon père, avec sa mélancolie, m’a causé de tort plutôt de terrible manière — un vieil homme charge tout le fardeau de sa mélancolie sur un pauvre enfant, pour ne rien dire de ce qui fut même plus effroyable encore, car malgré tout cela, il fut le meilleur des pères)… »

Kierkegaard (1847, VIII 1 A, 177)

 

            Ce que fut la vie de Søren Kierkegaard (y compris plusieurs de ses secrets essentiels) nous est désormais connu grâce à la monumentale biographie de Joakim Garff[6]. Existence et réflexion sur l’existence s’entrelacent à ce point chez Kierkegaard que la mélancolie, ou plus littéralement la « lourdeur de l’âme » (Tungsind) qui a fourni, modulée aux harmonies de son romantisme et de sa foi luthérienne, la tonalité fondamentale de sa vie, est tout simplement indissociable de sa spéculation philosophique, esthétique, morale et théologique. Aussi, loin d’offrir le prétexte à un pesant parallèle (la vie/l’œuvre), prendre en considération la teneur par lui-même avouée comme terriblement souffrante de l’existence privée du Kierkegaard historique doit guider la compréhension de sa pensée, et réciproquement. C’est qu’avec Kierkegaard, le régime propre à l’exposé abstrait comme à la confidence biographique change. Car le lien intrinsèque revendiqué entre vie et œuvre fonctionne non comme une justification, ni une explication de l’une par l’autre, mais à la façon d’un performatif : c’est moins une liste de parallèles possibles qu’une interpellation, un « Et toi ? » En fait, les propos de Kierkegaard ne sont jamais seulement des énoncés descriptifs ou auto-descriptifs ; ce sont les fragments d’un sermon constamment relancé, des moyens choisis d’édification, des prières, des appels. Cette interpellation sermonante, dans un geste magnifiquement anti-hégélien, veut arracher le lecteur à sa posture de tiers objectivant scientifiquement la vie d’un tiers, son prétendu « prochain », pour le mettre devant l’objet terrible et pour chacun unique, qui ne se présentera jamais qu’à la conscience du chrétien : la foi (qui seule sauve, selon Luther), dans tous ses attendus, et dans toutes ses conséquences. Une appréciation correcte de la contribution propre de Kierkegaard à la mélancolie, contribution qui fut autant sa vie que sa réflexion sur cette dernière, ne peut donc pas reculer devant le risque de la pathographie. Oui, quelque chose de l’œuvre consonne effectivement avec ce qu’on pourrait aussi décrire comme ses symptômes, et réciproquement. Et pourtant, loin de produire un effet réducteur, ou une « explication » de la pensée par la maladie, pareille pathographie doit plutôt nous révéler la profondeur du projet kierkegaardien : nous faire toucher du doigt les conditions toujours historiques et toujours singulières (et en cela toujours pathologiques à quelque degré) de l’existence subjective.

A ce premier ordre de fait s’en ajoute un second, qui suscite d’autres difficultés. Car l’enchaînement des événements de la vie de Kierkegaard évoque irrésistiblement le destin de l’obsédé ou du mélancolique « freudien ». Les conditions de sa venue au monde, sa famille, son enfance, sa sexualité, puis ses symptômes et son évolution psychique au cours de ses 42 années de vie, sa crise terminale, enfin, sembleront au lecteur d’aujourd’hui surnaturellement décalquées d’un type clinique dont l’élaboration est de très loin postérieure. Toujours est-il que les documents et les témoignages d’époque convergent, et soulignent avec force la valeur déterminante de faits ou de paroles qui rendent un son freudien. Faut-il s’en étonner ? Non. Il est difficile de croire que la psychanalyse ait pu se développer sans qu’absolument personne n’ait présenté, avec une régularité dont la nature véritable reste à élucider, exactement le genre de récit de vie relevé dans la clinique freudienne de la névrose obsessionnelle. Il a bien fallu, sans doute, que ces hommes fussent à la fois très nombreux, et capables de penser et de ressentir de façon remarquablement parallèle les mêmes phénomènes psychiques — pour ne rien dire de leur guérisons par Freud et ses élèves[7]. Cela ne fait pas de Kierkegaard un « cas » pour la psychanalyse, bien que la tentation existe[8]. Au contraire : il faut seulement en conclure à la solidarité anthropologique étroite entre l’invention de Freud et les conditions d’existence des gens qui s’en sont saisie. Je propose donc de considérer l’étonnante constellation de traits freudiens que l’érudition récente a détectés dans la vie de Kierkegaard comme des difficultés supplémentaires, et non des solutions cachées du problème de la névrose obsessionnelle.

            Kierkegaard est né en 1813, dans la famille d’un des plus riches négociants danois. Il était le fils né du remariage précipité de son père, alors veuf, avec Ane Lundt, une servante quasi-illettrée. Non seulement ce remariage portait la marque de la réparation d’une faute, mais tout porte à croire que le père de Kierkegaard avait violé sa mère. Il s’est très tôt montré un enfant moqueur, dont les caprices bien souvent satisfaits par son entourage n’émoussait ni l’agressivité (on l’avait surnommé « la fourchette »), ni les phases alternantes de prostration. Il fut élevé dans une ambiance marquée par le piétisme austère des Frères Moraves, où l’on attachait une valeur superstitieuse aux passages lus dans la Bible ouverte au hasard. La figure du Christ au visage couvert de crachats[9], et le commandement terrible du père, « Souviens-toi bien d’aimer Jésus-Christ ! » ont laissé sur lui une impression indélébile. Il semble avoir contracté assez tôt, vers 12 ans, sa phobie du feu, qui ne le quittât jamais. Elle lui faisait défendre qu’on allumât en sa présence même une allumette. Par Peter Christian, son frère aîné, on sait qu’ils furent soumis à une répression sexuelle farouche. Le père les faisait coucher dans sa chambre pour prévenir toute tentation. Ce contrôle, poussé jusqu’à la condamnation de tout désir, semble avoir poussé Kierkegaard, comme beaucoup de jeunes hommes de son temps, à se reconnaître, en onaniste, dans ce style d’être déchu dont Bang, le médecin de leur famille, brossait ce portrait : « hypocondrie, paralysie, impuissance, maux de tête, chute des cheveux, fatigue, léthargie, perte de poids, d’acuité visuelle, torpeur, mélancolie, voire suicide »[10]. Dans une minutieuse analyse, Garff montre que le lexique luthérien du péché originel, dont les journaux de jeunesse exploitaient pour des méditations coupables l’interprétation théologique régnante (il se transmet par la sexualité), se retrouve avec les mêmes connotations dans les travaux de la maturité. Il en déduit que, sous leur abstraction désincarnée, la même peur sexuelle transparaît. En revanche, si Kierkegaard a précocement bu, rien ne laisse penser qu’il ait passé par une période de débauche autour de 1835 ; mais ce qui est clair, c’est qu’il importait à son personnage romantique d’avoir eu une jeunesse libertine[11].

            Le père de Søren, Michael Pedersen a laissé à ses proches l’impression d’un homme rigide, très autoritaire, attentifs aux détails jusqu’à l’insupportable, parcimonieux, conformiste à l’extrême, triste, très pieux, et prodigieusement intelligent (un « caractère obsessionnel » freudien-type). Kierkegaard, dans l’introduction de Johannes Climacus, ou De omnibus dubitandum est, raconte combien c’est à son contact qu’il s’est forgé à la dialectique, et qu’il est devenu philosophe fasciné par l’idée d’un doute universel[12]. Mais un remords affreux tenaillait Michael Pedersen. Enfant, petit berger écrasé de misère dans les landes du Jutland, il avait maudit Dieu pour le sort qui lui était fait. Il vivait depuis hanté par la certitude qu’en châtiment de ce péché « contre l’esprit », qui l’obligeait à douter du salut de son âme, Dieu tuerait ses enfants avant leurs 34 ans. Ses succès matériels, immenses, n’étaient qu’une ironie divine, les préparatifs de sa vengeance. Or une succession incroyable de décès paru confirmer cette certitude, emportant un à un les aînés de Søren avant la date fatidique. L’anniversaire de ses 34 ans, Kierkegaard crut à une erreur de l’état civil. Un ami le vit vérifier son acte de naissance au registre de la paroisse. En 1838, alors que Peter Christian, malade, venait tout juste d’avoir 33 ans, on lit dans le Journal de Søren : « Les idées fixes [en français] sont comme des crampes — une crampe au pied, par exemple —, le meilleur remède, c’est de marcher dessus »[13]. Garff montre que cette fantaisie sinistre, exposée dans le célèbre fragment du « Tremblement de terre »[14], fut probablement élaborée en tête-à-tête par le père et son fils. Peter Christian paraît n’en avoir eu connaissance qu’ultérieurement[15]. D’où les « Papiers d’un homme encore en vie »[16]. Michael Pedersen meurt cette même année 1838. Kierkegaard peut alors s’arracher à la procrastination où il était enseveli, et conclure ses études de théologie.

La liaison avec Regine Olsen, les fiançailles et la rupture font partie des épisodes les plus connus de la vie de Søren. Kierkegaard a lui-même identifié ce qui fut la cause intime de l’échec officiel de cette liaison dans l’effet terrible imprimé par la mélancolie du père, comme si ce dernier avait, à la pointe de son remords rougie à la flamme, détruit chez le fils la source vivante d’un élan qui ne pouvait qu’inexorablement conduire du péché à la damnation. Voyez ces deux passages du Journal (le premier a d’ailleurs été biffé par Søren) :

« Mais si je m'étais expliqué, j'aurais dû l’initier aux réalités des plus effroyables, à mon lien à père, sa mélancolie, la nuit éternelle qui couve si profondément en mon sein, mon dévoiement, mes jouissances et mes outrances — qui, cependant ne sont peut-être pas si terribles aux yeux de Dieu, parce que, après tout, c'est l'angoisse qui a provoqué mon dévoiement. Et où pourrais-je chercher abri quand j'ai su ou soupçonné que le seul homme que j’eusse admiré pour sa force et sa puissance avait tremblé ? »[17]

« Un individu qui souhaite, espère, cherche, ne peut jamais être ironique. L'ironie (en tant qu’elle constitue une existence entière) consiste en l’exact opposé, de situer sa douleur au point précis où les autres situent leur désir. L'incapacité à posséder sa bien-aimée n'est jamais ironie. Mais la capacité à la posséder tout à loisir, au point qu'elle supplie et implore de devenir vôtre — et là, être incapable de la posséder : voilà l'ironie. »[18]

            Comme il faudra attendre Freud pour retrouver autant d’attention aux subtilités de la vie érotique de ce qui s’appelle encore un « mélancolique », je rattacherai cette observation de Kierkegaard au curieux jeu de mot qui donne la clé de son commentaire du conte d’Andersen,  « Agnès et le triton », dans Crainte et tremblement : Agnes se donne au triton en un regard (Blick), toute, dans ce qui n’est rien d’autre qu’un équivalent érotique de l’acte de foi à l’état pur (celui d’Abraham obéissant au commandement de tuer son fils) ; mais le triton, tout vital et phallique qu’il soit, « se change en verre » (Blickstille) sous ce regard, et perd Agnes[19]. La mortification, voire l’annulation du désir par l’idéalisation de l’objet, qui deviendra le ressort « inconscient » de la sexualité obsessionnelle, se trouve ici exposée à ciel ouvert.

            Or c’est justement à partir de 1844 qu’on dispose d’un témoignage de première main sur les « manies » étranges dont Kierkegaard, apparemment, ne souffrait guère, mais qui ne manquaient pas d’étonner son entourage. Israel Levin, qui fut son secrétaire six années durant, rapporte ainsi, outre sa pyrophobie de toujours, que Kierkegaard empilait les cannes à l’entrée de sa maison. Il avait amassé aussi plus de cinquante sortes de porcelaine à café, toutes différentes. Et Levin raconte qu’il lui fallait déférer chaque jour à un rituel assez spécial, qui consistait à « justifier » quelle tasse et quelle soucoupe on utiliserait, Kierkegaard refusant d’accepter aucun motif arbitraire. Mais le rituel n’en restait pas là. Kierkegaard, à chaque fois, sous les yeux incrédules de Levin, remplissait ensuite sa tasse de sucre jusqu’au bord, avant d’y verser un café extrêmement fort, puis, le sucre dissout, une rasade de sherry. Kierkegaard commençait ensuite à dicter, s’échauffant dans un torrent de mots en faisant toutes sortes de gestes bizarres, à moins de s’empêtrer dans une foule de corrections, puis de corrections de corrections, dont il n’arrivait plus à s’extraire seul. C’est dans certains de ces moments que le malaise de Levin paraît avoir été le plus intense. La capacité de Kierkegaard à évoquer les contenus les plus immoraux sans se départir jamais d’une expression choisie lui paraissait tout simplement « démoniaque » : « … Son âme brûlait de concupiscence, quand bien même son corps demeurait calme. Pour ce qui touchait ses écrits, l’intention qui l’animait, c’est qu’on ne devait éviter que les pensées lascives, pas les expressions audacieuses »[20]. Les observations directes de Levin, et surtout son malaise (ils ne s’agit donc pas d’habitudes ordinaires à cette époque, même chez quelqu’un d’aussi riche que Kierkegaard), donnent une autre couleur aux autres détails connus de la vie de Søren : son régime fixe, la température rigoureusement constante qu’il exigeait dans ses appartements, sa détestation des mauvaises odeurs (vaporiser de l’eau de Cologne dans les pièces d’habitation est alors un moyen reçu de lutter contre les miasmes), l’ordre immuable et méticuleux de ses affaires. Car, pris en eux-mêmes, ceux-ci n’ont rien d’extraordinaires, et l’antipathie évidente de Levin pour son riche employeur ne lui permettait guère goûter la nuance de facétie qui se mêle à ces comportements.

            Or de tels comportements sont-ils obsessionnels ? Pour nos cliniciens contemporains, ils le sont : le collectionnisme, la ritualisation de l’usage des objets, le doute touchant aussi bien les grands objets (épouser ou pas Regine) que les petits (la quête frustrante du mot exact), la tendance permanente à la rumination, l’intensité sexuelle de l’idéation « refoulée », le tout s’enlevant sur un fond de croyances religieuses poussant aux scrupules et aux remords[21]. On fera bien attention de noter, cependant, que le ton d’ensemble n’est ici ni dépressif ni triste. Il y a clairement des moments de joie, voire de jubilation et d’exaltation créatrice, un humour en alerte et un appétit de vivre qui dissonent fortement avec le sentiment que les pensées et les rituels obsessionnels parasitent la vie de l’esprit (dont on a l’exemple avec Mademoiselle F…).

            Même dans la seconde partie de la vie de Søren, après le virage dramatique de l’année 1846, on aurait peine à découvrir, sous la passion curieuse qui l’anime alors, des traces sûres de dépressivité. C’est qu’en 1846 un hebdomadaire satyrique, Le corsaire, publie une série de caricatures dont quelques unes moquent un détail physique jusque là inaperçu : Kierkegaard, en effet, à la suite d’une chute dans sa jeunesse, avait une jambe légèrement plus courte que l’autre. Il se faisait donc, en dandy, confectionner des pantalons asymétriques qui masquaient entièrement, croyait-il, cette minuscule infirmité. Søren a pris ces caricatures, littéralement, comme un arrêt de mort sociale. Ce n’est pas juste qu’on l’arrachait à l’anonymat de la foule, ni qu’on le forçait à s’avouer l’auteur caché sous ses masques pseudonymiques. Il ressentait positivement les regards ironiques dardés lui. L’atmosphère lui devient empoisonnée[22].

            Je ne peux pas essayer de mieux me figurer la dimension catastrophique de cet épisode pour Kierkegaard, qu’en évoquant la peinture de Caspar-David Friedrich. Un des traits bien connus de la composition de ses toiles sont en effet ces silhouettes toujours de dos ou de trois-quart, qui invitent à partir de points de vue irréductiblement différents un spectateur à la fois profondément interpellé mais constamment respecté, à prolonger leurs regards — un autre équivalent romantique, en somme, de la pseudonymie.  Mieux, quand le peintre se représente, on le voit, on le voit regarder, et l’on voit ce qu’il ne se voit pas voir en regardant. Mais du peintre, il n’y a jamais de portrait identifiable : ses yeux sont justement ce qu’on ne voit pas. Chez Kierkegaard comme chez Friedrich, ce que le regard vise à l’infini n’est pas non plus pré-vu par le calcul perspectif, autrement dit par la raison. Les points de fuite, pluriels comme les silhouettes rêveuses qui s’abîment dans leur contemplation, sont saturés des symboles d’un infini transcendant à l’espace du visible : croix, clocher, vaisseau en partance (allégorie, chez Friedrich, des tribulations du chrétien), etc. « Les falaises de craie à Rügen », de 1818, sont à cet égard un sommet du romantisme : comme un vertige sublimé. Imaginez alors qu’une main méchante, ou peut-être pour rire, froisse littéralement cet espace subtilement architecturé, qu’elle force tous les regards à la superposition et à la coïncidence, celui de l’artiste, celui des personnages, celui des spectateurs possibles, écrasant les distances, brisant les fils de lumière ténus qui suspendent cette construction morale et esthétique à des horizons transcendants, inexprimables. C’est à un pareil chiffonnement de l’espace psychique que fut confronté Søren, réduit à ce trait incongru de ses pantalons : à la fois le sentiment d’une intrusion intime de regards fouineurs, vulgaires et ironiques, et celui d’être jeté hors de lui tel un monstre qu’on se montre, mais qui ne se voit pas dans sa monstruosité. Les années qui suivirent furent pour cette raison occupées à élaborer les conditions d’une existence non-cachée de l’Individu, autrement dit, d’une assomption de sa persécution, et cela par l’invention d’un sens cohérent avec sa vie et sa philosophie passées.

Le trouble s’avère aussi somatique ; Kierkegaard s’était toujours plaint de constipation, de difficultés de vue, d’impossibilité temporaire d’uriner, de vagues douleurs abdominales ; ces symptômes s’exacerbent. Un abîme étrange, qui le laisse perplexe, semble s’ouvrir entre son corps et son esprit. Il s’en plaint à Bang, son vieux médecin, qui avoue son impuissance[23].

On suit bien le développement indissolublement existentiel, spirituel et philosophique de Søren dans ces années terribles, 1846-1848. La question de l’Individu chrétien seul contre tous au risque de la folie prend sa forme ultime. Les fragments si problématiques sur Adler[24] n’agitent en effet que cette question : un Abraham moderne serait-il un aliéné ? Crainte et tremblement se change en question toujours plus personnelle, à la recherche d’une « folie » de la foi qui ne serait rien que l’accomplissement du paradoxe de la foi en un Christ au visage couverts de crachats, mais d’une folie que ne serait justement pas aliénation mentale — mais au contraire, le travail le plus conséquent d’une âme sacrifiant tout à son salut en s’identifiant à ce Christ-là. Levin a laissé de ce virage de Søren vers des pensées d’extrême abandon et de déchéance consentis un récit frappant. S’effondrant au cours d’une crise de cette épilepsie dont il avait fait jurer à ses proches de ne jamais rien trahir (c’était un motif d’interdiction du mariage, entre autres), Kierkegaard murmura : « Oh, laissez, laissez-moi… couché, ici, jusqu’à ce que la bonne balaie, demain matin »[25]. Cette ultime parole à la Gregor Samsa (sauf la fiction) est l’envers de la posture ambivalente mais assurément grandiose de dénonciateur de la fausseté du christianisme d’Etat, qui corrompait la foi de son temps, et de « martyr » de cette cause, à laquelle Kierkegaard se voua jusqu’à sa mort. Garff l’a parfaitement vu : Søren retourne alors sur ses contemporains le regard du père (« Souviens-toi bien d’aimer Jésus-Christ »)[26]. A l’été 1847, Kierkegaard note qu’il lui faut devenir « le » persécuté, mais pour une cause toujours plus haute[27] — non plus celle du « chevalier de la foi » des années d’espérance, mais celle, plus définitivement tragique, du « Socrate du christianisme ». Ses concepts sont devenus ses noms propres, comme s’il s’y était englouti corps et âme. Mais le déchirement suprême de ces années paraît avoir été l’incompatibilité croissante entre être chrétien et être poète. Car s’il faut sortir au grand jour, renoncer à la pseudonymie, pour n’être plus que l’Individu « témoin de la vérité », la beauté n’est plus qu’un moyen — et l’art cesse.

            Kierkegaard meurt en 1855 après avoir repoussé les sacrements de l’Eglise luthérienne, paralysé des jambes, après une longue phase de stupeur mutique, incapable d’évacuer. On sait qu’il caressait l’idée qu’on grave sur sa tombe : « Cet individu singulier »[28]. Un fonctionnaire, zélé, gêné par sa tombe sans stèle, en souleva la possibilité. Finalement, il n’en fut rien. Peter Christian, consulté, refusa d’approuver, comme de désapprouver. Dernier de la lignée, ce frère lui survivra de longues années. En 1876, il démissionna de sa charge d’évêque, accablé par le sentiment de son démérite. Trois ans plus tard, il rendit toutes ses décorations. Ce n’était pas encore assez. En 1884, utilisant une disposition de la loi danoise, il renonça à son statut légal de majeur pour redevenir un enfant. Il ne lui restait plus qu’à renoncer à la communion. Sollicitant cette faveur, il cite Jean : « Quiconque hait son frère est un meurtrier, et vous savez qu’en un meurtrier, la vie éternelle ne réside pas »[29]. Nul n’a jamais su le contenu de la lettre que Søren avait laissé à son attention, avant de partir mourir à l’hôpital. Garff: « Une nuit de février 1888, ce mélange bizarre d’intellectualité brillante et du piétisme étouffant des petites gens, si caractéristique de la famille Kierkegaard, desserra enfin ses griffes sur Peter Christian Kierkegaard, l’âme totalement brisée. Aujourd’hui, quand vous demandez aux gens d’Aalborg où il est enterré, ils ne savent pas de qui vous pouvez bien parler »[30].

§2. Angoisse d’Abraham, angoisse d’Adam.

 

« … l’apprentissage véritable de l’angoisse est le suprême savoir. »

Kierkegaard (1844/1935 : 159)

 

            Il n’est pas dans mon propos de placer en vis-à-vis des événements de la vie de Kierkegaard un résumé de sa philosophie. A titre de conjecture, et avec beaucoup de prudence, je suggère simplement qu’on appréhende certains de ses éléments cruciaux comme les traces du combat existentiel et spirituel qui s’y est livré, en sorte que sa pensée, toute mélancolique qu’elle soit, échappe justement à la réduction pathologique — réduction dont Kierkegaard lui-même n’a pourtant pas craint le geste, en réfutant les prétentions délirantes du pasteur Adler. Or ce combat a ceci de profond qu’il donne par contrecoup des indications psychologiques et morales inaccessibles autrement sur l’expérience menaçante de la mélancolie, y compris sur ces symptômes qui évoquent pour nous, non seulement l’obsession, mais notre mélancolie « psychotique », ou la paranoïa. Car toutes ces souffrances sont là, mais comme en négatif. Elles ne sont visibles que dans le procès de leur surmontement. Leur cohérence ne doit du coup rien à la projection sur elles, a posteriori, de notre sensibilité clinique ou médicale, mais au contraire tout à leur dynamique propre, d’autant mieux révélée par l’effort inouï de Kierkegaard pour la conduire, au sens fort, à son terme — et s’en rendre par là maître dans un mouvement auto-thérapeutique.

            Le point de départ de Kierkegaard est la question suivante : pourquoi l’angoisse vire-t-elle au sentiment de faute, ou plus exactement encore (ou de façon encore plus angoissante) au sentiment du péché déjà accompli, ce qui vaut péché, quand bien même rien ou si peu n’aurait été accompli de ce qui nous hante et nous obsède ? Cette transmutation de l’angoisse en péché paraît tellement inexorable (tandis bien sûr que nous continuons à sentir que nous sommes libres), qu’à la limite, dans cet état,, peu importe (semble-t-il) que nous fassions ou que nous ne fassions pas ce qui nous angoisse. Et plus démoniaque encore, se présente alors l’idée suprêmement tentante d’agir mal pour se soulager de ce malaise ! Cette analyse est l’approfondissement d’un maître-concept de Luther, l’Anfechtung.  On ne traduit pas aisément ce mot, qui devient Anfægtelse sous la plume de Kierkegaard. Il connotait, au pluriel, les « tribulations » du peuple chrétien dans l’histoire du salut. Mais théologiquement, c’est l’état douloureux dans lequel la foi est mise à l’épreuve, le doute paroxystique de l’âme. Psychologiquement, c’est la préoccupation douloureuse, la hantise, l’idée fixe. Enfin, en danois, il évoque aussi le remords. C’est donc ce terme complexe d’Anfechtung/Anfægtelse qui concentre la question de la mélancolie et de l’obsession kierkegaardienne.

            Or si l’angoisse vire au péché, il n’est pas question de voir dans ce processus une sorte de nécessité abolissant la liberté. L’éclaircissement décisif doit donc porter sur l’angoisse qui précède et prépare le péché, mais sans le déclencher, ni même l’expliquer. Autrement dit, l’Anfechtung n’est ni la cause ni la raison du péché, et pourtant, elle fournit « l’atmosphère » indispensable au péché, dit Kierkegaard. Pour Luther, et plus encore pour les néo-luthériens scandinaves auxquels se rattache Kierkegaard, et qui polémiquaient contre l’intellectualisme calviniste, ce sentiment singulier est le vécu d’une contradiction décisive. Aucun doute, d’un côté, que l’Anfechtung soit un instrument du diable pour nous faire chuter. Les questions du serpent au jardin d’Eden continuent à se poser au chrétien, et à le faire douter au cœur même de sa foi, alors qu’il les sait trompeuses. Le romantisme se saisit ainsi de l’Anfechtung pour récuser l’argument calviniste de la foi qui serait donnée une fois pour toutes, et qu’on ne peut plus perdre, cette foi « inamissible » dont on a vu la dynamique chez les Puritains. Car c’est là une solution dogmatique. Ce n’est nullement ce que nous sentons et éprouvons, quoi que nous sachions ou devions savoir par ailleurs de notre foi et de ce qu’elle devrait être. D’un autre côté, l’obsession-Anfechtung est une bénédiction paradoxale. Car s’il y a mise à l’épreuve de la foi, c’est qu’il y a foi ! La pénibilité si vive du sentiment, c’est l’expérience sensible que la chair se révolte contre la grâce réellement faite à l’esprit. En ce sens, rien de plus inquiétant qu’une complète absence d’angoisse chez le chrétien. C’est la marque sûre d’un aveuglement démoniaque. Cependant, avec cette ambiguïté, une chose reste en suspens : L’obsession-Anfechtung est-elle signe de la colère de Dieu, qui m’abandonne au démon, à ses questions et ses tentations ? Ou le signe de ma liberté pour la foi, et le moyen de mon salut ? Cela, je ne le sais pas. Je suis renvoyé à un surcroît d’angoisse. Mécanisme raffiné : dans un premier temps, l’Anfechtung est expérience d’une angoisse ; mais dans un second temps, comme je ne sais pas si cette angoisse est bonne ou mauvaise, je m’angoisse au sujet de cette première angoisse, et cette seconde angoisse augmente la première. L’angoisse devient alors obsession, idée fixe, etc. S’ouvrent alors les deux gouffres où je puis être englouti : fuir, comme le catholique, dans les œuvres (alors que la seule foi sauve, et non les œuvres) ; ou, peut-être pire, tenter Dieu, le défier de se montrer à moi, lui reprocher l’Anfechtung où il éprouve ma foi. Dans les deux cas, l’agir, qu’il soit « bonne œuvre », ou péché de plus en plus provocateur, comme pour arracher le Ciel à un silence perçu comme du mépris, n’a pas son principe en soi — mais dans l’état affectif qui ronge l’âme. Bonnes œuvres ou défi lancé à Dieu ne sont donc que des moyens désespérés pour se décharger du fardeau de l’angoisse. Et ces gestes sont plus compulsifs, dira-t-on, qu’intentionnels, quelles que soit leurs justifications. Seul le pécheur est dupe...

            Kierkegaard radicalise ces motifs, déjà bien présents dans la prédication piétiste (avec l’accent remis sur le sentiment et l’épreuve personnelle de la foi), dans deux directions : dans Crainte et tremblement, en analysant l’angoisse d’Abraham devant le commandement de Dieu de sacrifier son fils Isaac, et dans Le concept de l’angoisse, en tâchant de façon plus abstraite de capter le mouvement décisif où l’innocence angoissée d’Adam a préparé le péché originel.

            Qu’est-ce qui donne en effet son caractère exceptionnel à l’épreuve d’Abraham ? Ce n’est pas l’immensité du sacrifice qui lui est demandé. Ce n’est pas non plus son obéissance. Ce n’est pas le miracle de la substitution du bélier. Et ce n’est pas non plus sa récompense, puisqu’elle se résume à conserver Isaac, qu’il avait déjà. C’est une attitude dont il faut toute la subtilité de Kierkegaard pour déplier la cohérence inouïe. Abraham, tout d’abord, ne se résigne pas. Pas plus qu’il n’offre de donner sa vie à la place de son fils. Ce n’est pas un héros tragique. Il endure au contraire l’angoisse sous les multiples aspects sous laquelle elle se présente : angoisse de commettre ce qui n’est peut-être pas un sacrifice, mais tout simplement un crime, et qui n’est un sacrifice qu’à la lumière de la foi qui s’exprime dans l’obéissance au commandement d’un Dieu supposé ; angoisse, ensuite, que l’abyssale liberté du Dieu en qui il a placé sa foi ne donne aucun terme favorable ni même simplement significatif à l’épreuve réellement insensée qu’il traverse, qu’au contraire, ce sacrifice ne soit que la punition de ses péchés, un abandon. Abraham ne sait pas. Mais il croit. Car c’est cela la foi : soit espérer l’impossible, soit, plus généralement, ne pas juger que l’impossible excède la puissance de Dieu, mais au contraire, placer sa foi en cela. Or une nuance décisive nous fait avancer plus loin dans la caractérisation de l’angoisse à endurer. Elle a trait au fameux et si obscur concept kierkegaardien de répétition. C’est que l’épreuve du sacrifice d’Isaac, rien ne garantit qu’elle ne se répètera pas, encore et encore. En avoir triomphé une fois, ce n’est rien. La foi, la véritable foi d’Abraham est toute entière là : dans la disponibilité absolue à répéter autant de fois qu’il faudra, et l’expérience entière de l’angoisse, et l’acte de foi en ce Dieu qui exige l’impossible. Sans cette nuance de consentement à la répétition, la solution à la dialectique de l’Anfechtung demeurerait superficielle ou contingente. Elle en puise sa force psychologique et logique que dans l’abandon de l’Individu entre les mains de cet Autre en qui il remet sa foi, au point que croire « parce que c’est absurde » (quia absurdum) devient, grâce à la répétiion de l’acte de foi, non plus le sec et rationnel refus calviniste de la raison, mais l’expression du plus pur sentiment d’amour pour Dieu. « Mais si l’on n’aime pas comme Abraham, toute pensée de sacrifier Isaac devient une obsession (Anfægtelse) », écrit Kierkegaard[31].

            C’est donc la répétition qui délivre de l’Anfechtung. Mais quelle répétition ? Ce n’est évidemment pas la répétition du passé, la répétition qui anéantit le futur, donc tout possible, sous les coups terribles d’un « comme avant, comme toujours ». Cette répétition-là, c’est celle du péché, qui se répète inexorablement, de génération en génération, à partir du premier péché. Elle condamne le repentir à jouer toujours avec un coup de retard. Elle serait plutôt la pente du désespoir. Kierkegaard pense ici, si j’ose dire, non pas à ce qui se répète « comme avant », mais à ce qui se répète « à nouveau », contre toute attente. « La dialectique de la répétition est simple, car ce qui est répété a existé, sinon, il ne pourrait être répété ; mais c’est précisément le fait d’avoir existé qui donne à la répétition le caractère d’une nouveauté »[32]. On dira : mais cette différence n’est réellement rien, c’est « à nouveau » que se répète ce qui était « comme avant », tout cela est purement verbal. Non, car le déplacement d’un point de vue vers l’autre est exclusivement subjectif (un « saut qualitatif », insiste Kierkegaard) et c’est tout son ressort. C’est la mise en évidence du pouvoir de l’Individu de voir et vivre autrement, dans l’instant, ce qui s’offre à lui : non pas comme une continuation du passé, mais comme une rupture, une déchirure éclairant le présent d’un jour neuf. Car par là, tout est rendu à la liberté — non pas cependant une liberté métaphysique, ou totue-puissante, mais une liberté humaine, conditionnée par notre état de créature. L’angoisse n’est pas abolie, ni transcendée. Elle est retenue dans sa chute vers l’accablement d’une faute inexorable — retenue aussi longtemps, du moins, qu’elle est soutenue comme angoisse, ou mieux, portée à bout de bras comme telle, dans un geste héroïque, celui du « chevalier de la foi », dont Abraham est le premier, et peut-être unique exemple. On voit ainsi l’opération sophistiquée à laquelle Kierkegaard se livre : vouloir de toute son âme que l’angoisse se maintienne en tant qu’angoisse, s’offrir donc à ce que l’épreuve se renouvelle encore et encore, voilà l’authentique délivrance de l’Anfechtung. Ce qui se dévoile ici, c’est que l’idée fixe, l’obsession, le remords, sont autant de reculs et de refus devant ce maintien de l’angoisse dans l’espace de la répétition renouvelante. J’ajouterais qu’il est clair pour Kierkegaard que, si la foi est le nom premier de ce choix pour l’angoisse, la délivrance paradoxale en quoi consiste le consentement à la répétition n’est pas exclusivement religieuse. C’est un trait psychologique général. La délivrance par l’angoisse soutenue n’a en réalité qu’une condition : s’en remettre à la liberté d’un Autre, en lui accordant sa foi, autrement dit, en renonçant à savoir pour lui, à sa place, ce qui relève du possible et de l’impossible. Si Dieu est cet Autre dans l’histoire d’Abraham, le commentaire d’ « Agnès et le triton » que je citais plus haut est sans équivoque : cet Autre peut aussi être une femme (Regine). Cette asymétrie est la condition pour que la répétition ouvre sur le possible, et donc pour que ce qui se répète soit l’occasion d’un renouvellement, d’une surprise inouïe, et non l’implacable enchaînement des coups du destin, l’inévitable condamnation dont l’obsédé ne devine que trop (et c’est là son péché même) qu’elle l’attendait depuis toujours.

            Mais, proteste l’obsédé, pourquoi la simple obéissance à la morale ne suffit-elle pas à dissiper l’Anfechtung ? Kierkegaard répond en luthérien : parce que la solution au péché n’est pas la vertu. C’est la foi. C’est précisément dans les termes de l’éthique que nous sommes liés et condamnés d’avance : poser ainsi la question n’est rien résoudre, donc, c’est exprimer sans équivoques les ravages de l’obsession, le virage déjà coupable de l’angoisse qui nous étreint.

            C’est pourquoi la possibilité d’une angoisse d’avant l’obsession, ou plus exactement, d’avant l’idée de faute où l’obsédé serait, par son angoisse même, comme entraîné, revêt pour Kiergegaard une importance décisive. Il n’y a pas de thérapie psychologique de l’Anfechtung, ni en matière religieuse, ni en matière érotique (autrement dit, quand le devoir ne prescrit rien, puisqu’on n’aime pas « par devoir »), si une angoisse innocente est impensable. Le concept de l’angoisse s’attache à élucider la possibilité conceptuelle d’une telle angoisse d’avant le péché, en la cherchant à sa source, chez Adam.

            C’est dans ces textes que la dette de Kierkegaard à l’endroit du lyrisme romantique est la plus flagrante. Car c’est sur les harmoniques psychologiques auxquelles ils ont accoutumé nos oreilles qu’il se règle avec rigueur et évidence. « Crainte » et « tremblement » ne sont pas seulement, à cet égard, la reprise critique des motifs classiques de la « peur de Dieu » (voir le chapitre 2) ou du mysterium tremendum du péché originel. Ce sont les échos germaniques de l’awe et de la trepidation, sans oublier l’horror, de Blake, Coleridge, Keats, Shelley ou de Wordsworth — qui tous détournent cette trilogie des traductions de la Bible pour l’acclimater à la contemplation de la Nature et des sublimités morales de l’Homme. Cette atmosphère rend poétiquement plausibles des expressions comme « douce angoisse », angoisse « étrange » ou « farouche », si sensibles à un « esprit rêveur », et qu’on observe dans les attitudes innocentes des enfants ouvrant les yeux sur le monde. C’est enfin dans cet élément lyrique que le dur concept d’Anfechtung est diffracté, au prix d’un retravail décisif sur l’absence de tentations, qui pourrait bien être au contraire la tentation suprême (le nulla tentatio, omnis tentatio dont Augustin a donné la formule). Voyez cette peinture de l’innocence d’avant le péché : « Dans cet état, il y a calme et repos ; mais en même temps, il y a autre chose qui n’est cependant pas trouble et lutte ; car il  n’y a rien contre quoi lutter. Mais qu’est-ce alors ? Rien. Mais l’effet de ce rien ? Il enfante l’angoisse. C’est là le mystère profond de l’innocence d’être en même temps de l’angoisse » [33]. L’indétermination flottante de cet état n’est pas l’effet d’une carence de l’analyse de Kierkegaard. Au contraire, c’est ce qui donne son relief exact au caractère sidérant, inintelligible, de l’interdit catégorique porté sur le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Là, une inquiétude à qui font cependant défaut les pôles contraires entre lesquelles vaciller, et qui se maintient par là dans l’innocence, non par une quelconque lutte, mais par la nature immédiate des choses ; ici, une polarité absolue, mais incompréhensible, comme condensée dans une perle végétale parfumée qui luit au milieu des feuilles, à portée de main. Ce que Kierkegaard veut rendre sensible, c’est l’impact psychologique de l’énonciation de l’interdit : le trouble qui remue l’angoisse de l’intérieur, c’est que désormais, s’il doit en être « ainsi », il peut aussi bien en être « autrement ». Pas d’interdit qui ne nomme justement ce qu’il défend. Dieu, ainsi, ne tente pas Adam. Kierkegaard est orthodoxe à cet égard. Mais pas davantage le serpent. Kierkegaard note avec raison qu’il est incompatible avec la sensibilité morale moderne, qui ne veut pas que la tentation vienne de l’extérieur, mais bien du dedans. Le serpent, s’il fallait absolument lui donner une signification allégorique, serait le pur dédoublement de la langue, objectivé, et projeté dans le monde des choses. Dieu a dit ceci. Mais le langage ne devient intelligible, donc l’interdit compréhensible, que s’il y a ceci, il y a aussi cela. Nous sommes ici tellement au cœur de l’expérience de l’obsession, autrement dit, de l’expérience simultanée et horriblement angoissante d’être traversé d’un désir et de savoir que ce désir est interdit, qu’il est éminemment suggestif de voir Kierkegaard en imputer la cause à la rencontre originaire d’un état d’angoisse innocente et du langage lui-même (rien ne se dit qui ne renvoie ipso facto à ses alternatives, à ses contraires, à ses substituts, etc.).

            Rapportez à cette aune les considérations terminales du Concept de l’angoisse. Avec les effets du péché originel, l’angoisse a progressivement changé de sens. A mesure que nous nous éloignons d’Adam, elle s’est objectivée, elle est devenue une dimension objective de la nature humaine. L’angoisse subjective, celle qui dépend non de la condition humaine, mais de la liberté de l’Individu, s’est éloignée d’autant, puisque nous sommes enfants du péché et non de l’innocence. Il en ressort que l’élément du « saut qualitatif », l’angoisse innocente, s’est séparée de l’angoisse d’après le péché, qui occupe le devant de la scène psychologique, et pour beaucoup épuise le concept de l’angoisse. C’est l’angoisse que le péché a fait entrer dans le monde avec lui. C’est par elle que nous devenons coupables rien qu’en nous angoissant de notre rédemption finale, et que l’angoisse de pécher devient peu à peu indistinguable d’un péché d’angoisse. Car désormais, l’angoisse n’est que l’obsession anxieuse : elle en sait trop sur le bien et le mal. Tout interdit (raisonnable ou non) se change en idée fixe et cause un désir coupable de transgresser. La « mélancolie » n’est que le révélateur de la condition de tous. Livrés à l’obsession, en proie à l’Anfechtung, nous supportons en somme encore moins de désirer « rien », comme l’Adam de Kierkegaard au jardin d’Eden — et ce motif nihiliste, qui fait ici sa première apparition, connaîtra un formidable essor dans la culture européenne quelques décennies plus tard.

            Il en ressort que la seule répétition à laquelle nous sommes confrontés est désespérante. C’est celle du péché. Pour les fils d’Adam, en effet, « … l’avenir semble anticipé par le passé ; autrement dit, c’est l’angoisse que le possible soit perdu avant d’avoir été »[34]. La formule thérapeutique de Kierkegaard est ainsi la radicalisation de la mélancolie religieuse jusqu’à son terme même, où la vanité du repentir, qui ne fait que nourrir l’obsession et la reconduire plus loin, éclate en pleine lumière :

« La seule chose capable en vérité de désarmer le sophisme du repentir, c’est la foi, le courage de croire que notre état même [de remords] est un nouveau péché, le courage de renoncer à l’angoisse sans angoisse, ce que seule peut la foi, sans cependant pour cela qu’elle la détruise, mais éternellement jeune elle-même [dans la répétition de l’acte de foi], elle ne cesse de se dénouer des affres de l’angoisse »[35].

            Mais ce qui fait l’horreur de notre condition, c’est que le « saut qualitatif » de l’acte de foi nous est aussi qualitativement plus difficile qu’à Adam. Car l’obsession solidifiée par les conséquences angoissantes du péché originel a dessiné une possibilité inconnue au Paradis. C’est la possibilité intrinsèquement moderne (peu importe qu’elle soit attestée dans l’évangile, c’est de nous qu’il s’agit) de s’angoisser du bien.

Kierkegaard nomme ceci le « démoniaque ». L’obsession est allée si loin qu’elle s’est enfermée en soi. Devenue hermétique à l’idée même d’un salut qu’elle sait ne pas mériter, elle précipite de l’intérieur d’elle-même le mouvement de sa propre damnation. C’est l’exemple du possédé qui repousse le Christ qui s’approche, le suppliant de passer son chemin tellement l’approche du salut l’épouvante[36]. Or le démoniaque ne connaît qu’un remède, remarque Kierkegaard. C’est précisément le même remède qui fut le poison d’Adam : le langage.  C’est, de parler sous le regard silencieux d’un Autre : car « …la loi de la délivrance du démoniaque, c’est que contre son gré les mots lui sortent de la bouche »[37]. Etrange angoisse, étrange remède. D’autant que Kierkegaard détecte la tendance au démoniaque au cœur de toutes les pathologies de l’esprit : « Une sensibilité surexcitée, une irritation surtendue, une nervosité à fleur de peau, l’hystérie, l’hypocondrie, etc., sont toutes des nuances du démoniaque »[38]. Il ne nous est cependant pas si difficile d’apercevoir quel état mental et spirituel est ici visé. C’est dans l’obsession, tout ce qui pousse à son terme le vécu de faute inhérent à l’angoisse, cette ivresse négative qui s’empare avec frénésie des idées les plus noires et les plus absurdes, pourvu qu’elles fussent criminelles, parce que tout vaut mieux que l’épreuve d’une angoisse de « rien », d’une anxiété intense, mais vide. L’angoisse adamique, l’innocence-angoisse est devenue irreprésentable, ou pire encore, l’objet, elle-même, d’une angoisse paroxystique, qui n’admet qu’une seule expression, la récusation farouche, le choix du pire, l’engloutissement dans la répétition auto-destructrice du mal. Nous sommes évidemment bien loin encore de ce que Freud appellera « résistance thérapeutique négative », ou Schicksalneurose (névrose de destinée), pour ne rien dire de tous les problèmes de la psychiatrie moderne confrontée à la ténacité des symptômes obsessionnels — autrement dit, à leur répétition « démoniaque ». Et cependant, dans ces pages extraordinairement profondes, Kierkegaard balise l’espace moral et intellectuel qui va bientôt rendre aussi bien ces tardives spéculations que nos problèmes actuels tout simplement intelligibles et pratiquement évidents. Qu’on puisse s’angoisser du bien, de son salut comme de son mieux-être psychique, c’est en effet impénétrable à notre conscience ordinaire, en-dehors de certaines coordonnées anthropologiques auxquelles seule donne accès une méditation étendue de la religion. Voilà ce que saisit avec précision le concept psychologique du « démoniaque », fixant comme la borne supérieure de l’angoisse se délivrant d’elle-même par une précipitation acharnée dans la faute. L’Anfechtung luthérienne désormais appartient au passé. L’obsession n’est plus juste un concept qui serait devenu intrinsèquement psychologique (et théologique par application) — déjà une considérable mutation. Elle s’est comme agglutinée à l’existence humaine, y transportant ses équivoques, en épaississant douloureusement la conscience qu’à l’individu d’être libre pour le mal.         

§3. Analytique et dialectique du désespoir.

 

« Si un homme voulait se mettre dans un état d’esprit solennel et puis arpenter sa chambre en disant 7-14-21 ; 7-14-21 ; 7-14-21, cette répétition monotone agirait comme une formule magique ; elle opérerait comme une boisson forte sur le neurasthénique. Ce serait comme s’il était entré en contact avec quelque chose d’extraordinaire. Et si quelqu’un d’autre à qui il communiquerait sa sagesse lui disait : "Mais qu’y a-t-il donc avec 7-14-21 ?" — il répondrait probablement, "Ça dépend de la voix avec laquelle vous le dites, et du fait que vous continuiez à le dire une heure durant, et que vous gesticuliez en parlant — alors vous découvrirez sans nul doute qu’il y a bien quelque chose là-dedans. »

Kierkegaard (1846 VIII 2 B 6 : 13-14)

 

            Mais y a-t-il une issue au désespoir, quand il prend la forme extrême de la récusation du salut, autrement dit, dans le lexique théologique, du « péché contre l’esprit », le seul qui ne puisse être remis, puisqu’il consiste précisément dans le refus de la rémission de ses péchés ? Kierkegaard pousse son enquête jusqu’à ce point, qui intéresse d’autant plus le psychologue, qu’elle outrepasse alors nécessairement le point de vue religieux d’où pourtant elle procède. En effet, ce qui est ultimement en cause, c’est la question de savoir si la foi elle-même est ou n’est pas la solution anthropologique ou universelle au problème existentiel de l’angoisse. Le désespoir, c’est donc le comble de l’angoisse, quand elle a perdue toute indétermination, toute possibilité flottante à l’horizon de la hantise en quoi elle s’est transformée et qu’il n’y subsiste plus rien qu’une certitude irréfragable à la fois de la faute, de son caractère total, et de sa juste punition, la damnation, ou si l’on veut, l’absence définitive de sens comme de valeur pour toute l’existence parvenue à cette extrémité. L’obsession se parachève en mélancolie, c’est-à-dire en enfermement démoniaque en soi-même, le désespoir de tout étant ici la même chose que le désespoir de soi-même. Ce processus se laisse bien évidemment aussi décrire en termes de répétition. La répétition mortifère, celle du péché passé, dépasse cependant toutes ses bornes. Car la certitude inhérente au désespoir abolit le futur plus définitivement qu’aucune autre. « Ça ne s’arrêtera plus : le péché emportera tout ». Ce qui vient à manquer, c’est donc le dernier espoir, autrement dit la mort : la mort même vient à manquer comme catégorie, quand la logique du désespoir va à son terme : « Ainsi, être malade à mort, c’est ne pouvoir mourir, mais ici la vie ne laisse pas d’espoir et la désespérance, c’est le manque du dernier espoir, le manque de la mort »[39]. Cette singulière connexion logico-grammaticale entre l’idée d’une mort possible, et l’apogée mélancolique de l’angoisse et du désespoir, étourdit un peu par sa violence spéculative. Elle est d’autant plus troublante que la psychiatrie de la fin du 19ème siècle redécouvrira précisément cette connexion, sans trop savoir qu’en penser, dans une pathologie qu’elle nommera « mélancolie anxieuse », au décours de son délire spécifique, le délire dit « des négations ». Le syndrome de Cotard, qui est en le stade terminal, se caractérise en effet justement par ce sentiment d’une immortalité atroce, d’incurabilité et de damnation[40]. Il ne faut cependant pas perdre de vue en quel sens l’idée d’un « manque de la mort » relève de la logique propre du désespoir ; elle ne s’ajoute pas à l’angoisse comme du sel dans la plaie, elle en accomplit le mouvement psychique. C’est cependant une des facettes du désespoir que  Kierkegaard met au jour. Le raffinement logico-grammatical de son analyse apparaît encore dans le passage suivant :         

« C’est pourquoi la langue a raison de dire : désespérer du temporel (l’occasion), quant à l’éternel, mais de soi-même, parce que ici encore c’est exprimer l’occasion du désespoir, qui, pour la pensée est toujours désespoir quant à l’éternel, tandis que la chose dont on désespère est peut-être archi-différente. On désespère de ce qui vous fixe dans le désespoir : de son malheur, du temporel, de la perte de sa fortune, etc. mais quant à ce qui, bien compris, nous délie du désespoir : quant à l’éternel, quant au salut, quant à nos forces, etc. Avec le moi, parce qu’il est doublement dialectique, on dit aussi bien désespérer de soi et quant à soi. De là cette obscurité, inhérente surtout aux formes inférieures du désespoir, mais présente d’ailleurs dans presque toutes : voir avec autant de clarté passionnée de quoi l’on désespère, tout en ne voyant pas quant à quoi. Pour guérir il faut une conversion de l’attention, il faut qu’on tourne le regard du de quoi au quant à ; et ce serait un point délicat au pur point de vue philosophique de savoir s’il se peut vraiment qu’on désespère en sachant pleinement quant à quoi on désespère »[41].

            Le désespoir est ici décrit dans ses deux directions intentionnelles : « de… » et « quant à… » En première analyse, après « de », on ne trouve que des valeurs finies (ou temporelles). On ne peut donc pas désespérer « de » ces valeurs-là sans référence logiquement nécessaire aux valeurs infinies auxquels elles se mesurent. Mais ces valeurs infinies semblent ne pouvoir figurer que derrière la préposition « quant à ». Ce qui peut se dire du désespoir est donc bien circonscrit. Ensuite, ces deux directions intentionnelles, d’abord purement verbales, dénotent des orientations subjectives de l’attention, et des états psychologiques complexes. Car nous voyons plus facilement « de quoi » nous désespérons, mais nous oublions d’avoir aussi égard à ce « quant à quoi » nous désespérons, et qui est donné cependant en même temps dans l’expérience du désespoir. Le cas du moi est sophistiqué et crucial. Car, note Kierkegaard, si le moi s’était créé lui-même, il n’existerait en fait qu’un seul désespoir, le désespoir de soi : ne pas vouloir être soi-même, vouloir même se débarrasser de soi. Mais on se heurte alors à un paradoxe riche de sens : désespérer de soi, c’est rencontrer le fait étrange qu’on n’arrive pas à se débarrasser de soi sans être soi-même, de nouveau, celui qui se débarrasse de soi. On ne fait jamais mieux que dans le désespoir de soi l’expérience que ce rapport à soi, rapport si naturel et transparent au moi, en tant que rapport, n’a pu être posé que par un autre que le moi. Pour Kierkegaard, ce tiers que je ne suis pas, et qui a posé ce rapport à moi au sein duquel je désespère de moi, c’est évidemment Dieu. Car je suis sa créature. Mais il en ressort une nuance nouvelle et vertigineuse du désespoir. C’est que je puis désespérer de moi, mais relativement à ce que j’aurais pu être, autrement dit, désespérer du moi que je suis, c’est-à-dire enfin du rapport désespérant que j’ai à moi-même. Ce désespoir quant au rapport qui me constitue me condamne plus sûrement et plus radicalement que tout désespoir de moi. Il en est le paroxysme secret, et en même temps l’essence cachée. Car si je désespère de moi, c’est à l’ombre et au sein de ce rapport à soi-même, rapport créé par Dieu, mais auquel je suis en tout inégal, dans la suite du péché originel et de la discordance infinie qu’il a introduit en moi. Le désespoir le plus profond témoigne ainsi contre moi, il donne toute sa virulence à l’expérience du péché originel, à la chute, et au souvenir mortifiant de la nature déchue en moi[42].

            Dans ces pages, Kierkegaard donne le sentiment d’explorer les recoins les plus obscurs du sentiment de soi, en s’éclairant de la lueur blafarde qui seule y règne, celle du désespoir, parce qu’elle reste une lumière, elle reste une illumination de la vérité. Le désespoir en effet ne ment pas, il dévoile tout, à la recherche dévorante d’une confirmation toujours plus sûre de la condamnation finale. Il met en lumière tout ce que la conscience morale se masque et repousse dans l’ombre. Mais même dans cette recherche, il a toujours égard à la dialectique que son analyse rend possible. L’ambition thérapeutique, la quête du levier renversant dont la foi nous fait la promesse ne le quitte jamais. Si désespéré « de » nous-mêmes que nous soyons donc, il reste ce « quant à quoi » nous désespérons : la nature innocente d’avant le péché, et donc, la contre-certitude sourde que l’angoisse endurée dans l’épreuve de la foi est le chemin du salut. Il faut mesurer ici que Kierkegaard élabore les voies d’une guérison de la mélancolie sous sa forme paroxystique, autrement dit, du désespoir portant sur le moi en tant que moi. Il parle, en d’autres termes, au démoniaque. Il parle à l’obsédé qui a poussé l’obsession jusqu’au renfermement ultime, à l’hermétisme et au soliloque dans le désert, jusqu’au ricanement plein de commisération devant l’idée dérisoire du salut ou de la guérison. Il ne fait évidemment pas le moindre de doute qu’il se parle à lui-même, et qu’il parle pour son père, également. Mais il parle aussi, du moins aimerais-je suggérer, pour cette figure de l’être humain qui avance alors  pas comptés vers la pathologisation et la médicalisation de sa condition, et qui va bientôt s’appeler tantôt le « mélancolique » (au sens d’une psychose), tantôt l’« obsessionnel » (au sens d’une névrose). Il parle en somme à ceux qui sont malades à mort de l’auto-reproche, de l’angoisse virée en obsession, de l’obsession devenant une faute, et de cette faute désespérante qui fait le lit d’une condamnation sans appel de soi-même par soi-même — sans qu’à ce terme ultime, plus personne ne puisse enfin arracher au malade son secret morbide. Cette figure, nous la connaissons encore parfaitement aujourd’hui. Sous le pauvre vocabulaire de la crainte de la stigmatisation, de la réticence, de la dissimulation, du déni, de la honte, et trop souvent avec la recommandation pressante, pleine de bonnes intentions, d’exhorter l’obsessionnel à se confier, quitte à banaliser ce qu’il sent[43], c’est une telle expérience morale que nous percevons confusément. De l’exquise dentelle philosophique, spirituelle et psychologique déroulée par Kierkegaard, je conjecture donc que nous ne tirons désormais que les fils les plus grossiers. Rien pourtant n’interdit au clinicien moderne de les remonter jusqu’à leurs premiers nœuds, car ces fils ne sont pas rompus, si du moins mon examen a été suffisamment évocateur. Le lent redéploiement historique des coordonnées de la signification morale de nos conduites les a juste repoussés dans l’ombre, ce qui n’est pas les faire disparaître.

            Kierkegaard contribue ainsi à l’histoire morale de l’obsession, si je puis synthétiser ce qui précède, par trois apports fondamentaux.

  1. Kierkegaard l’a toujours su, élaborant une « psychologie de l’angoisse », il propose quelque chose de profondément original. Son trajet, de l’interprétation romantique, donc sentimentale, de l’Anfechtung luthérienne à l’analytique du désespoir, conduit ainsi à trois résultats troublants. Le premier, c’est la dé-somatisation du malaise anxieux. Si la psychologie de l’angoisse est nouvelle, si c’est un cap anthropologique qu’on franchit en la construisant, c’est que l’angoisse, accélérée jusqu'au désespoir, cesse d’être appréhendée comme un fait purement physiologique, une variante de la douleur ou de la fatigue. Ce n’est pas qu’on la psychologise ; c’est que, réellement, dans les vécus romantiques, elle devient mentale. On va bientôt voir, d’ailleurs, que cette mentalisation de l’angoisse n’est en rien acquise pour la médecine de l’époque. Le cœur kierkegaardien de l’angoisse, de n’être angoisse « de rien », d’être à ce titre un état intentionnel portant sur un objet vague, n’est absolument pas une évidence, et cela jusque fort tard au 19ème siècle. C’est une surprise pour nous, qui avons du mal, au contraire, à nous souvenir que l’angoisse est aussi un phénomène du corps. Le second bouleversement qu’introduit cette psychologie nouvelle, c’est qu’elle dé-spiritualise l’expérience de l’angoisse. La théologie de la faute n’est plus, après Kierkegaard, qu’un des domaines auxquels on peut appliquer cette psychologie de l’angoisse. Les études toujours parallèles que Kierkegaard consacre à la foi et à l’érotisme en avaient ouvert la voie : désormais, l’angoisse est un concept-clé de l’éthique vraiment sérieuse, celle qui ne parle pas de la volonté et du devoir, de la vertu et des normes, mais des désirs et des passions, autrement dit, de l’éthique qui ne s’intéresse pas au « comment il faut vivre », mais à « pourquoi on vit », et au sens subjectif d’une existence finie.
  2. Le second résultat, c’est que l’angoisse pleinement développée aboutit à l’obsession. On a vu combien, dans la continuité de l’interprétation paulinienne du rapport à la Loi, le commandement éthique condamne l’homme. Combien la vertu est vaine, et la foi le seul remède véritable. Mais la psychologie kierkegaardienne approfondit l’obsession-Anfechtung dans les termes d’un paradoxe : celui d’un accident jamais évité, mais pourtant toujours évitable, du rapport de l’homme à la Loi et à l’interdit en général. En essence, l’homme est libre ; mais il n’existe cependant qu’obsédé. Autrement dit, la chute de l’angoisse-innocence en angoisse-culpabilité n’est jamais nécessaire (ce n’est pas une loi de notre nature) ; et cependant, elle est récurrente, et nous nous perdons justement en jugeant « fatale » cette récurrence. Dès ce moment, ce qui se met en place, c’est l’idée si banale, chez les obsédés modernes, qu’on pourrait exprimer ainsi : « mon obsession n’est pas moi, elle m’est étrangère, je ne m’y reconnais pas — et cependant, elle surgit de moi, et de nul autre, et c’est bien moi qui suis obsédé. » Il en ressort un trait décisif pour ce qui va suivre. L’obsession est un concept psychologique, oui, mais d’une psychologie de la singularité individuelle. Nous ne voyons jamais pourquoi, en général, nous devrions être obsédés. Ce n’est pas faute des bons concepts, ni par ignorance, ni par défaut de recherche empirique. C’est une propriété intrinsèque du jeu de langage de l’angoisse-obsession : on ne peut jamais en parler que comme d’une expérience privée. C’est donc avec surprise et incrédulité que l’obsédé découvre que sa condition morbide, sans être commune avec celle d’aucun autre, est cependant parfaitement banale. Sa souffrance est singulière, sa faute secrète la sienne uniquement, mais c’est exactement le cas de n’importe quel autre obsédé.
  3. Troisième résultat de cet examen, l’angoisse selon Kierkegaard est une notion à la fois dialectique et relationnelle. Dialogique serait un meilleur terme ; car la dialectique selon Kierkegaard implique la confrontation avec un Autre, autrement dit une contra-diction réelle, qui n’a rien à voir avec un simple moment logique à dépasser (Hegel). L’angoisse, en effet, dans le premier temps de l’analyse, ne peut pas avoir lieu hors des relations de parole et de langage. On le voit à ceci que la formule de l’interdit ou du commandement est sidérante : ce n’est pas du sens, c’est la foudre ; elle n’énonce pas tant qu’elle blesse celui qui l’entend. Mais chez Kierkegaard, tout le langage moral se met à résonner comme la Bible ouverte « au hasard » : la formule de l’obsession, incisive, indiscutable, poignante, a une structure de verset. Elle ne prescrit ni ne défend rien de général (quelle que soit la forme générale qu’elle prend dans la langue) ; elle fouille l’âme dans son désir et sa faute la plus personnelle. L’angoisse-obsession tente alors de se dérober au langage et à l’expression ; elle s’enfouit dans le silence et l’inavouable du secret. La parole devient l’ennemie suprême — et l’obsédé nie par principe qu’on puisse rien pour lui par la parole. C’est tout le paradoxe du dialogisme de l’angoisse-obsession : il faudrait parler, mais on ne peut pas parler. On progresse alors vers le désespoir « démoniaque ». On a vu son antidote selon Kierkegaard. C’est de placer sa foi dans un Autre incommensurable (il ne doit en rien me ressembler, ni me répondre en miroir). C’est croire, jusqu’à l’absurdité positive d’une telle foi, qu’il peut « l’impossible », et qu’il ne condamne pas. C’est se laisser aller en somme, à l’amour redoublé qu’on éprouve pour celui qui répond à nos doutes, à nos défis, voire à notre haine, par un amour indéfectible et serein. Surgit alors une possibilité que Kierkegaard conjure en la qualifiant de « problème philosophique délicat » : ne se pourrait-il pas qu’on désespère en sachant pleinement ce quant à quoi on désespère ? Autrement dit, peut-on désespérer de l’éternel, de la répétition, donc de la foi, en toute connaissance de cause ? Toute la thérapie psychologique de la mélancolie se joue sur ce point. Le concept du désespoir nous en protège-t-il, en réduisant cette éventualité à une contradiction dans les termes, à un « cercle carré » moral ? Kierkegaard ne répond pas. L’objection menace cependant toute son analyse, si subtile soit-elle. Car vaut-elle mieux, à la fin, que les vaticinations délirantes d’Adler — en un mot, « l’acte de foi » constamment répété n’est-il pas aussi absurde que répéter constamment « 7-14-21 ; 7-14-21 ; 7-14-21 », en en attendant quelque chose de magique, en hallucinant donc que cet acte de foi voulu comme absurde trouvera mystérieusement un sens. Or désespérer quant à la foi, nous savons depuis Bunyan sa signification terrifiante : c’est le « péché contre l’esprit », c’est-à-dire le refus plein de défi et de désespoir d’être sauvé ; c’est le choix du démoniaque, au comble de l’obsession, et la fuite agie dans le péché. Mais si Kierkegaard se tait sur la réponse à apporter ce doute, voici une conséquence très remarquable du fait d’en simplement soulever la possibilité : l’épreuve d’Adam n’a pu être, si j’ose dire, que celle du péché originel. L’épreuve des Modernes est toute autre, quoique pas moins angoissante. C’est de savoir si et comment ils échapperont au péché contre l’esprit. Car cette tentation, eux seuls la connaissent, c’est leur tentation spécifique ; Adam, par définition, n’aurait pu ni la concevoir ni l’éprouver.

            Et pourtant, dans tout cela, j’insiste, il s’agit bien d’une naturalisation de l’angoisse — naturalisation romantique, bien distincte de la naturalisation positiviste des obsessions, dont on verra plus loin le fondement[44]. Il s’agit en effet d’une réhabilitation, profondément piétiste, donc anti-calviniste, du sentiment de la foi contre le dogme trop intellectualiste du credo quia absurdum. Le sentiment, et donc la chair, sont les points de départ indispensables à l’élan vers la foi, et nos souffrances sensibles témoignent en creux de la présence de la transcendance. Or ce dépassement du sensible s’exprime dans le sensible lui-même, avec une richesse profuse et toutes les puissances ironiques de l’esprit. Voilà la rupture du romantisme avec le moralisme austère de l’âge classique. Car la poésie lyrique est la grande médiatrice de cette élévation, qui réhabilitait la « crainte » de Dieu, rapportée à la splendeur sublime de la création comme au vertige de la liberté humaine, contre la « peur » aveuglante de la prédication traditionnelle. L’état d’esprit rêveur, enfin, est le messager nocturne d’une angoisse-innocence dont l’éthique pure, toute occupée à nous condamner, ne connaît plus rien.

C’est la dépendance systématique de ces nouveaux concepts aux motifs dominants du romantisme que je veux maintenant explorer. Elle porte en effet en elle une ambiguïté, qui est celle inhérente au naturalisme romantique, qui plonge et fond l’esprit dans la nature dans un mouvement totalisant et unificateur. Le sentiment est-il ce dépassement immanent du sensible vers le spirituel ? Ou bien, tout au contraire, comme jugera la médecine mentale romantique, l’index pointé vers les vérités corporelles, viscérales même, dont la vitalité brute garde l’esprit de s’évaporer en fumées morbides ?

 

§4. Entre Esquirol et Kierkegaard : George Borrow et le touching disease.

 

On ne doit pas, en effet, perdre de vue, sous le jeu des purs concepts, la prégnance des représentations anthropologiques, des croyances collectives, des sentiments moraux qui sont, en toile de fond, les régularités nécessaires à la spéculation philosophique. Ils sous-tendent et rendent possible l’extension réglée des concepts, l’invention de significations nouvelles, et la mise à l’écart de toutes celles qui n’ont plus d’usage social. On pourrait donc objecter à ces remarques sur Kierkegaard qu’elles portent sur un personnage trop exceptionnel pour refléter quoi que ce soit de la transformation globale des sensibilités morales dont je prétends qu’il est le témoin exemplaire. On peut répondre en historien à ce reproche. Le « cas » Kierkegaard n’a rien d’exceptionnel — pas plus que la combinaison frappante d’esthétisme, de spiritualité et d’obsessionalité nouvelles qui le caractérise. La jonction du protestantisme et du romantisme s’opère aussi, à la même époque, dans les pays de langue anglaise. Le « réveil » wesleyen est son expression achevée. Or un des témoignages autobiographiques les plus détaillés dont on dispose (bien qu’il soit largement romancé) de l’expérience des contemporains britanniques de Kierkegaard, Lavengro, de George Borrow, noue justement ensemble les souffrances de Mademoiselle F…, l’héritage de la mélancolie puritaine de Bunyan, l’affectivité enthousiaste du méthodisme, et l’obsession du péché contre l’esprit.

Qu’on en juge :

« Mais voici le moment pour moi d’en venir à la partie la plus touchant (touching) de mon histoire. Il y avait une chose que j’aimais mieux que le cadeau le plus choisi qu’on aurait pu l’offrir, mieux que la vie même — ma mère ; avec le temps, elle se sentit male, et la pensée que je pourrais éventuellement la perdre surgit dans mon esprit pour la première fois ; c’était horrible et cela me causait une détresse sans nom, je puis dire de l’horreur. La condition de ma mère s’aggrava, et on ne me permit plus d’entrer dans ses appartements, de crainte que par mes folles exclamations de chagrin je n’aggravasse son trouble. Plus de repos, ni de nuit ni de jour, mais je traînais dans toute la maison comme un égaré. Soudain je me trouvais en train de faire une chose, qui, même à l’époque, me sembla extrêmement singulier. Voilà que j’étais en train de toucher (touching)  tel ou tel objet  à portée de main, et vers lesquels mes doigts semblaient attirer par une irrésistible impulsion. Là, c’était la table ou la chaise qu’il me fallait compulsivement toucher (I was compelled to touch) ; ensuite, le cordon de sonnette ; puis la poignée de la porte ; le mur ; et l’instant d’après, m’accroupissant, j’allais poser la pointe de mon doigt par terre : et je continuais ainsi jour après jour ; souvent, j’aurais lutté pour résister à l’impulsion, mais à chaque fois en vain. Il m’arrivait même de m’écarter en hâte de l’objet, mais j’étais sûr d’y revenir, l’impulsion, était trop forte pour qu’on lui résistât : en hâte je me précipitais sur lui, contraint par le sentiment (compelled by the feeling), en moi, de toucher l’objet. Maintenant, point n’est besoin de vous dire que ce qui me poussait (impelled) à ces actes était le désir de prévenir la mort de ma mère ; chaque fois que je touchais un objet en particulier, c’était avec l’idée de détourner le mauvais sort, comme on aurait pu dire — en ce cas précis, la mort de ma mère »[45].

            Un trait remarquable de cette description, c’est l’usage spontané, non-technique, qui y est fait du lexique de l’impulsion et de la compulsion. C’est absolument essentiel à l’histoire des obsessions : les mots savants pour la dire sont systématiquement empruntés aux propos des malades, et cela d’autant plus que leur faculté d’introspection et leur lucidité conservées décrivent des nuances subjectives raffinées que l’objectivation comportementale serait bien en peine de capter. A cet égard, le jeu de mots sur touching doit donner à réfléchir. Car Borrow (qui se dissimule sous les personnages qu’il rencontre, et ne se laisse reconnaître que par la mise en abyme de leurs histoires, dans lesquelles on finit toujours par reconnaître la sienne) ne décrit justement pas la compulsion comme un trouble direct de la volonté ; c’est plutôt sentir (feeling) qui contraint de l’intérieur. Ce n’est pas la représentation concertée de faire ou de ne pas faire qui est ici mise en défaut, mais une envie plus affective et non-réfléchie qui s’impose — comme on dit en anglais to feel like (doing something). On voit ainsi que dans les représentations disponibles pour exprimer l’obsession, la volonté, battue en brèche par une contre-volonté intérieure et mystérieuse, n’a pas encore pris le pas sur le malaise du sentiment.  C’est une mutation plus tardive, et dont je tâcherai plus loin de montrer les coordonnées. Pour l’heure, Borrow est plus frappé par sa honte et par le secret profond où il enveloppe ses actes, et par l’extravagance dangereuse de ses impulsions, dont l’aspect sacrificiel ne lui échappe pas : à 6 heures du matin, le voilà contraint de grimper dans l’orme le plus haut du jardin pour toucher sa plus haute branche, et il manque de se tuer. Ce sentiment-qui-pousse n’était pas si clair chez Mademoiselle F…, même si on sursaute devant la commune évidence qui s’impose à elle comme à Borrow, que le complément obscur de ce sentiment, c’est la perception que les objets eux-mêmes attirent comme des aimants les doigts du toucheur, au point qu’ils y collent et adhèrent, comme mus, en somme, par une intentionnalité propre et vaguement persécutrice.

            Plus étrange encore, Borrow (caché cette fois sous le pseudonyme de Peter Williams) livre par fragments toute une existence précocement marquée par des angoisses religieuses effrayantes. Il raconte, dans une de ses merveilleuses errances qui font le charme de Lavengro, sa rencontre avec un prêcheur que torturait l’épouvante d’avoir commis le « péché contre l’esprit saint ». Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir la poésie de ces pages, le rôle qu’y jouent les langues celtiques, la vie libre des bohémiens, le motif du voyage solitaire dans les landes désolées, pour me concentrer sur la partie plus pathologique qui en est l’épine secrète. A 7ans, Peter entend un soir son père avouer en confidence à un ami combien il rend grâce au ciel de ne l’avoir jamais commis. Cette conversation lui fait une impression profonde : « Je demeurais éveilla la plus grand partie de la nuit, à rêvasser sur ce que j’avais entendu. Je ne cessais de me demander quel pouvait bien être l’état d’une personne qui avait commis le péché contre le saint esprit, et comment il devait se sentir. » Puis il entend soudain une voix lui dire : « Commets-le ! » Après d’innombrables tourments, il cède (encore que nous ne sachions jamais exactement par quelle formule ou quel acte) : « Me réveillant une nuit, je déterminais que rien ne devait plus faire obstacle à ce que je commisse le péché. Me levant du lit, je sortis sur la galerie de bois, et m’étant tenu là debout un moment à regarder les étoiles, dont les cieux étaient densément semés, je m’effondrais, et soutenant mon visage avec ma main, je murmurais des mots d’horreur — des mots à ne répéter jamais — et commettais ainsi le péché contre l’esprit saint. » Il fait bien vite, et malgré son jeune âge, l’expérience ambiguë du démoniaque : il se sent seul, écrasé, monstrueux ; et pourtant, en même temps, transporté d’orgueil par son audace inouïe. Mais soudain, son père meurt. Il est trop mauvais pour le pleurer. Ce qui l’épouvante, c’est qu’il sait que son père mort connaît désormais son péché. Il se cache dans les buissons pour échapper à son regard tombé de la voûte céleste. Peu à peu, cependant, il recommence à goûter la vie. Mais un dimanche : « La bible de mon père était sur l’étagère et ce soir-là, je l’emportais avec moi dans la chambre. Je la plaçais sur ma table et m’assis. Mon cœur était empli d’une attente pleine de plaisir. J’ouvris le livre au hasard, et commençais à lire ; le premier passage sur lequel mes yeux s’illuminèrent était le suivant : "Celui qui a commis le péché contre l’esprit saint ne sera pardonné ni en ce monde ni dans l’autre". Là, Peter fut pris d’un tremblement convulsif. » Des années plus tard, alors qu’il erre en proie au désespoir, Peter/George rencontre un disciple de Wesley, dont l’éloquence pleine de chaleur le sauve du suicide, et suscite sa vocation de pasteur. La guérison ne viendra, bien des années plus tard, que d’un mot jeté en passant par le narrateur en visite chez lui (George parle donc à son double Peter), comme quoi bien des enfants font la même expérience…[46]

Ces pages de Lavengro offrent un bel équivalent du cas de Mademoiselle F… C’est pourtant uniquement la connexion étroite entre l’angoisse religieuse, la moral insanity et la mélancolie délirante qui a retenu l’attention des aliénistes britanniques[47]. C’est bien pourquoi les patients devançaient sur ce plan la science médicale ; c’est en les écoutant ou en lisant leurs analyses introspectives que la clinique post-romantique des obsessions s’est forgée. On devrait même dire qu’elle n’a pas expliqué leurs symptômes ; elle a plutôt recopié mot à mot les explications (ou les rationalisations) spontanées qui accompagnaient leur description.

On peut trouver le fait épistémologiquement déplorable. Mais sa constance (jusqu’à Janet et Freud) interpelle : une certaine subjectivité du vécu morbide ne se laisse plus réduire avec évidence au statut de signe transparent de la folie. Elle devient une médiation à la fois problématique et incontournable, non seulement pour l’expression de ces signes, mais pour leur caractérisation objective. La maladie des obsessions, c’est alors l’irruption légitime de la voix des patients dans la médecine mentale. Pour la première fois, on l’écoute avec respect et sérieux (surtout s’il s’agit d’hommes et de bourgeois éduqués) ; pour la première fois, les cliniciens avouent que les malades en savent parfois plus long qu’eux, mais disent aussi mieux qu’eux ce qui fait symptôme. Leurs confessions, livrées telles quelles comme la vérité de ce qu’elles décrivent, se multiplient dans la littérature professionnelle. Avec les obsédés, le psychiatre se limite au rôle « de secrétaire des malades, de sténographe de leurs paroles, ou de narrateur de leurs actions », pour reprendre les fameuses mises en garde de Jean-Pierre Falret[48]. Mais sans aucun moyen d’objectiver, ou mieux, de naturaliser la réflexivité même des sujets, pouvait-il en être autrement ?

II. Un médecin névropathe au cœur du 19ème siècle : Dumont de Monteux

 

« Je puis le dire : chaque fois que j’ai fait rencontre d’un malade de mon espèce, j’ai vu dans ce malade un ami, un client, l’un de mes ménechmes, et je me suis dit : "Un moment viendra, je l’espère, où je pourrai élever la voix pour sa défense !…" Ce moment est venu, et j’en remercie la Providence ; je la remercie d’autant plus que l’opportunité de mon œuvre doit s’accroître en raison directe du progrès social. Et, en effet, dans le mouvement ascensionnel imprimé à l’humanité, les intelligences vont être progressivement sollicitées par d’insatiables besoins ; elles voudront s’instruire, elles voudront s’élever, et le travail les accablera, et les passions naturelles s’accroîtront d’une ardeur corrélative aux passions factices de la sociabilité. Les unes et les autres s’exaspéreront sans fin comme sans mesure… Alors le cercle de la névropathie s’élargira d’une façon effrayante, alors ma plaidoirie aura le triste avantage d’être recherchée par les malades, qui s’en feront une arme contre ceux qui doutent de leurs maux […] »

Dumont de Monteux (1865 : ix-x).

 

            Mais si Kierkegaard est loin d’être seul à toucher du doigt les franges névrotiques de l’angoisse-obsession, il n’en reste pas moins qu’il occupe un des pôles seulement de l’analyse romantique de l’angoisse. A son versant spirituel, s’oppose en effet son versant physiologique.

Il n’est pas moins riche en témoignages subjectifs, mais il implique un déplacement d’accent considérable. Car il ouvre un chapitre toujours vivant aujourd’hui de la psychiatrie, celui des « somatisations » anxieuses. Dans cette conception, les obsessions sont l’écume idéelle d’une agitation émotionnelle permanente, ou d’une angoisse dont le mot même vient souvent à manquer, tellement ses expressions organiques, comme en deçà du seuil-limite du sentiment, occupent le devant de la scène (palpitations, troubles respiratoires, digestifs, sexuels, mouvements désordonnés, etc.). C’est en somme la kardia des Anciens qui revit, sous forme d’oppression thoracique et d’abattement moral. La vieille maladie hippocratique, à la phénoménologie si précise, s’est habillée de neuf. Elle sonne à la porte du cabinet d’un médecin féru de sciences naturelles. Quant aux vapeurs psychologiques qui s’en élèvent, elles se perdent dans une tonalité dépressive qui obscurcit tous les contours. « Idées fixes », noires ruminations, scrupules et obsessions franches n’ont l’intelligence que de celui qui en témoigne. Elles n’ont donc rien de constant. Et il serait donc absurde de leur prêter une intentionnalité autonome, autrement dit, de considérer leur logique bizarre comme digne d’attention clinique — ce sont des anecdotes touchantes, mais étiologiquement insignifiantes.

            Pour illustrer cela, je m’appuierai sur un document extraordinaire, l’autopathographie d’un médecin, Dumont, dit « de Monteux », né (d’après mes recoupements) à peu près la même année que Mademoiselle F…. C’est son Testament médical, philosophique et littéraire, « ouvrage destiné non-seulement aux médecins et aux hommes de lettres mais encore à toutes personnes éclairées qui souffrent d'une manière occulte. Publié par une Commission composée de MM. Davenne, Président ; Dr Blatin ; Dr Bourguignon ; Dr Cabanellas ; Dr Cerise, Godin, avocat ; baron Larrey ; Dr Amédée Latour et Dr Moreau (de Tours) »[49]. Dumont place son écrit sous un patronage double : celui, littéraire, des Confessions d’Augustin et de Rousseau, mais également, sans qu’il y ait contradiction ni pour lui ni pour personne à l’époque, sous celui de la médecine physiologique et de la psychiatrie naissante. Corps et esprit, en effet, tout se tient, tout se distribue en fait en plus ou en moins autour d’une émotivité sensible, susceptible de variations d’amplitude infinies. Ce texte étrange eut un tel écho que William James, dans The Varieties of Religious Experience, en cite un extrait, « Supplicium neuricum », sans même mentionner Dumont ![50] C’est qu’avide de légitimer ses souffrances, et de faire reconnaître que les névropathes de sa sorte ne sont pas des aliénés, Dumont parcourt en tous sens les Lettres et les Sciences, collectionne les anecdotes et les confidences, et montre que sa condition est banale, et parfaitement compatible avec l’exercice des devoirs sociaux, et parfois du génie. Les documents qu’il annexe à son Testament, (éloges et remerciements de psychiatres, lettres d’académies, etc.), la liste de ses souscripteurs, les réimpressions du livre témoignent qu’il a été entendu. Avec Dumont, ainsi, la névrose cesse d’être une version faible de l’aliénation, pour se changer en frange menaçante de la normalité ; non, cependant, par la force rigoureuse d’une démonstration scientifique, mais par la chaleur du plaidoyer du névrosé médecin, parlant à ses confrères au nom de tous les névropathes qui ne le sont pas.

            Je relèverai dans ce récit touffus plusieurs éléments importants pour la naturalisation du rapport de l’angoisse aux obsessions. Car c’est la contrepartie de l’expérience religieuse de l’angoisse à l’époque romantique, et elle allait bientôt la supplanter entièrement.

            Dumont se range parmi les malades du romantisme spirituel et moral : « Je fus, hélas !, atteint de la maladie de René. Doué d’une conscience rigoureuse, il ne me suffisait pas de savoir si je pouvais rompre les digues de la morale chrétienne ; je voulus m’assurer si les fondements de cette morale n’était pas en opposition flagrante avec les lois immuables et patentes qui régissent la nature animée »[51]. Ce n’est pas, ou pas seulement, une allusion à la répression des « passions pubères ». C’est l’indication remarquable que Dumont a cherché à guérir de son romantisme par la science, avant de découvrir que le remède était peut-être pire que le mal. On ne passe pas impunément du rêve à la réalité, sans du moins courir le risque de s’égarer psychiquement dans leur entre-deux. Le produit de cette funeste combinaison fut en effet chez Dumont une « effervescence mentale » permanente pour laquelle il choisit le nom de « mentisme »[52]. Le mot est resté pour désigner un symptôme typiquement obsessionnel : la rumination permanente et morose de ses obsessions, qui use et fascine en même temps le névrosé. Il faut savoir qu’avant Dumont, le mot ne désignait qu’une surexcitation des facultés mentales[53]. Dumont en fixe ainsi le nouvel et définitif usage : « Dans le mentisme, il n’y a pour le moi ni aberration ni désordre ; seulement, nous voyons, avec un sentiment très net, des pensées qui nous sont étrangères, que nous ne connaissons pas comme nôtres, et qui, s’étant introduites du dehors, pullulent, se meuvent avec la plus grande rapidité… » Dumont récuse pour cet état le nom de délire. Ce n’est pas une fantasmagorie du cerveau. C’est un certain rapport subjectif à ses pensées, où le moi n’est plus maître de ce qui s’impose à lui. A la différence du délire, ces « pensées intruses » ne cessent de vous infliger une douleur morale intense. La conscience n’est pas atteinte dans son essence, elle n’est que la « spectatrice forcée » de cette invasion, et elle est « angoissée proportionnellement au degré de passivité qu’elle endure. »  Dumont est alors plongé dans une incertitude atroce : « « Il m’arrivait quelquefois d’avoir affaire à deux idées qui se faisaient si bien équilibre que je ne pouvais en choisir une pour supplanter l’autre. C’est ce qu’éprouvent nos pauvres prisonniers qui se savent portés sur le tableau des grâces ; ils sont ballottés entre le oui et le non ; c’est-à-dire entre la continuation de l’esclavage et la liberté, le désespoir et l’espérance !... Lutte abominable et à laquelle j’en ai vu succomber ! »[54] Comme on voit, ce n’est pas la valeur intrinsèque des termes qui paralyse la pensée, car la liberté est préférable à l’esclavage ; c’est la pure forme abstraite de l’alternative sous laquelle ils se présentent. Ces phénomènes ont des conséquences ravageuses : il devient si difficile d’agir, même dans les plus petites choses, que Dumont s’inflige un vésicatoire pour trouver un dérivatif au mentisme ! Bien sûr, il est taxé d’« hypocondrie » par des confrères ignorants. Aucun ne mesure alors ce qu’est le supplicium neuricum : « idée fixe », « impressionnabilité », « inconsistance dans la faculté d’attention », « débilité capricieuse dans la force motrice », « mentisme ».

            Or Dumont s’observe toujours en même temps en physiologiste : rien dans l’esprit qui ne soit d’abord dans la sensibilité et l’émotion. Il décrit ainsi une accumulation extraordinaire de malaises en tous genres, perturbant tous les sens, la sexualité, l’équilibre, la locomotion, la respiration, la digestion, la peau, le cœur, avec un luxe morbide de détails et une précision de vivisecteur de soi-même. Mais c’est sur ce point précisément qu’il montre sa profonde affinité avec la médecine romantique. Il la discute, non seulement à cause du thème très général de la psychologie procédant de l’organique (Carus fait alors partie du fond commun des lectures philosophico-médicales), mais plus particulièrement à cause de la réhabilitation exemplaire de la kardia hippocratique aux sources de la vitalité sensible :

« Cependant, je puis attester que chez moi, la décharge a toujours lieu sous le front. Je me rappelle que dans une conversation avec mon ami Cerise —celle où il m’apprit le suicide du pauvre Dr Lefebvre — je dis en portant la main vers cette région : "Quel coup vous me donnez là" Et lui avec un mouvement d’affectueuse brusquerie, riposta en me mettant le doigt sur l’épigastre : "Mais c’est là que se produit l’émotion…" Hélas, les savants veulent que la nature vienne s’ajuster à leur axe, plutôt que de consentir eux-mêmes à déplacer celui de leur lunette »[55].

            Dumont ne cite pas Morel (qui lui, en revanche, citera Cerise). Mais il sait que les nouveaux physiologistes situent la cause des troubles anxieux dans l’épigastre (« On place le siège du phénomène dans l’appareil ganglionnaire viscéral »). Comme la cause des sensations doit être elle aussi sentie, et peut-être plus encore que ce qu’elle cause, dans cette résonance universelle de l’esprit et du corps, Dumont offre son cas comme un démenti de l’hypothèse régnante. Cela n’impressionne guère Cerise, pas plus que Morel, on va le voir bientôt. Mais la naturalisation romantique de l’angoisse est toute entière dans ces pages. Ce n’est pas, on le voit, le fruit d’une réflexion spéculative. Elle se produit dans un chassé-croisé entre théorie médicale et invention d’une nouvelle façon de se « sentir » soi-même. Les deux interagissent, se fournissant un appui mutuel qui nous cache pourquoi et comment l’angoisse a pu être éprouvée dans un registre si physique,  et comme au détriment de sa composante mentale. Or il ne s’agit pas de nier l’angoisse mentale. Dumont décrit avec une finesse inégalée les affres intellectuels et moraux du « mentisme » et de l’inhibition par le doute. C’est un changement d’accent, qui, d’une façon profondément polémique, refuse de voir une cause dans un simple effet, cet effet serait-il le plus noble et le plus spirituel. Le romantisme, c’est le sensible capable de transcendance. Pour le philosophe et le poète-théologien, la quête de l’infini doit donc procéder d’une exploration des déchirures significatives des sentiments. Mais pour le médecin, la physiologie de la sensibilité et de l’émotivité doit servir de pierre de touche à l’élaboration correcte, autrement dit saine, des dimensions psychologiques, spirituelles ou morales supérieures.

Mais ce ne sont pas deux façons de voir la même chose (le même malaise). Car on ne cherche nullement, chez Dumont, et c’est ce tout le prix de son témoignage, à intégrer les anciennes obsessions (les scrupules) dans un nouveau paradigme. On dérive à nouveaux frais leur existence et leur sens des contraintes internes de l’interaction primitive du corps et de l’esprit. C’est un fait qui concerne les sensibilités collectives : il produit à la fois les catégories pour le dire, et l’expérience qui le valide.  Kierkegaard ne gémit pas ce qui accable Dumont, tandis que Dumont range explicitement les idées romantiques au rang des symptômes. Mais cependant, on peut deviner chez l’un ce qui a préoccupé l’autre. Quelque chose d’entièrement nouveau peut alors naître, du fait de cette asymétrie, qui élargit dramatiquement l’antique problématique des scrupules. C’est pourquoi l’obsession romantique n’est pas le résultat d’une sorte de médicalisation du mal-être au milieu du 19ème siècle. Plus profondément, c’est le fruit d’une médecine aux fortes prétentions philosophico-morales sur la réflexion des gens malheureux, et de l’effet en retour de la subjectivation des émotions sur leur naturalisation par les physiologistes. A ce titre, on peut dire que les symptômes obsessionnels romantiques ont quelque chose de nouveau.

Mais s’il y avait donc là un nouveau matériel clinique, il nous faut encore comprendre comment les médecins de l’esprit, aliénistes et psychiatres, s’en sont emparé.

III. « Folie du doute » et « folie du toucher » : angoisse et obsessions à la charnière de l’aliénisme et de la psychiatrie

 

« … on s’est trop habitué à étudier l’idée fixe, l’impulsion irrésistible, dans leur donnée psychologique abstraite, sans les rattacher aux affections du système nerveux dont telle idée fixe, telle impulsion morbide, est ordinairement le symptôme. »

Morel (1866 : 542-543).

 

            On doit situer le rôle des obsessions dans la vaste refonte de la médecine mentale (en d’autres termes, la transition de l’aliénisme comme « médecine spéciale » à la psychiatrie comme « science des maladies mentales ») au carrefour de trois problèmes. Leur convergence, lors de la querelle des « monomanies », dans les premières années 1850, a en effet bouleversé de fond en comble la donne de la souffrance de nos étonnants patients, et créé les conditions les plus lointaines de l’émergence de ce qu’on appellera bientôt la « névrose obsessionnelle ». Voici ces trois facteurs :

  1. L’aliénisme était pour une part essentielle une médecine légale. Sa clinique, depuis la loi de 1838, est massivement orientée vers la caractérisation des états où l’insensé peut bénéficier de l’excuse pénale. Responsable ou irresponsable ? Même si les talents descriptifs des premiers médecins de la folie dépassaient de loin ce qui leur était juste nécessaire pour répondre à ces questions, il n’en reste pas moins que leur légitimité sociale gravitait essentiellement autour de cette alternative, véritable pierre de touche de leur science. Or, on l’a vu avec Dumont de Monteux, une foule de « névropathes » restait en-deçà du seuil où les tribunaux auraient prononcé l’interdiction (la privation des droits civils, et notamment, celui de tester, essentiel à la société bourgeoise), pour ne rien dire de l’excuse pénale en cas de crime. Ces névropathes souffraient ; mais ils insistaient pour qu’on reconnaisse aussi l’intégrité de leur jugement. Ils n’étaient pas fous. Ce ne sont donc pas les aliénistes attachés aux grands asiles qui les observaient. Ils n’en voyaient que les formes terminales, et ils jugaient donc, fait observer Morel, non sur la véritable genèse des phénomènes, mais sur des dégradations qu’on eût dû prévenir. Ce sont, plus souvent, les médecins ordinaires qui les recevaient dans leur cabinet. Et c’était un grave souci, note toujours Morel, confirmant Dumont. Car, faute d’une science des conditions morbides de l’esprit et du corps, qui aille plus loin que de juger l’irresponsabilité ou la responsabilité, ces médecins jetaient toutes sortes de situations déterminées (et surtout curables !) dans le grand sac de l’hypocondrie et de l’hystérie — ces asiles de l’ignorance médicale[56]. Comment y remédier ?
  2. De plus, des malades comme Mademoiselle F…, que les aliénistes n’avaient pas oubliée, posent un problème singulier. Sauf une « lésion » partielle de l’esprit, qui n’affecte (semble-t-il) que leur sensibilité générale, ou « morale », ou encore (c’est l’explication alternative) que leur volonté, leur intelligence paraît intacte. On ne cesse d’ailleurs de faire allusion, dans ces discussions, aux personnages connus de tous ‘sauf de nous, hélas !), dont les hautes qualités mentales ou éthiques coexistaient cependant avec des « tics ridicules », des peurs infondées et excessives, des petites « manies » extraordinaires et pitoyables. Or, se demandent les aliénistes, une pareille chose est-elle possible ? Une seule faculté peut-elle être lésée, et les autres demeurer indemnes ? L’affinement croissant de la description clinique, depuis Esquirol, s’y refusait : ce qu’elle décelait plutôt, c’est la solidarité, y compris dans les états morbides, de toutes les facultés les unes avec les autres. Tantôt, un désordre ponctuel retentit dans tout leur système, tantôt, malgré leur déliaison prétendue, des conceptions délirantes motivent avec rigueur des actes parfaitement calculés. Les arguments abstraits de la psychologie des facultés, distillés avec une certitude comique par un des plus formidables raseurs de la philosophie de l’époque, Adolphe Garnier, impressionnaient donc de moins en moins les aliénistes. Il en allait de même de cet autre, ressassé à longueur de pages, comme quoi la solidarité des facultés ne vaut que pour le cas normal, pas dans le cas pathologique. La conséquence à tirer en était simple, mais épistémologiquement fort grave : il n’existe pas de « monomanies » (comme la « monomanie raisonnante » où Esquirol classait Mademoiselle F…). Car il n’y a pas de « délire partiel ». Il n’y avait, ironisera Magnan, une fois la poussière de bataille retombée, que des délirants partiellement examinés. Mais si cela est correct, que fera-t-on alors des névropathes, des Mademoiselle F… ou des Dumont de Monteux ? Ne faudrait-il pas plutôt, au lieu de liquider purement et simplement le concept de délire partiel, démembrer les monomanies d’Esquirol, et y découper un sous-ensemble, où il serait fait droit au caractère circonscrit de leurs désordres (de la volonté, ou des sentiments) ? Le cas des obsédés et des petits anxieux devient alors crucial : car, de l’avis général, ils le restent très longtemps avant d’évoluer (et encore, pas toujours) vers des mélancolies plus franchement délirantes. De plus, ils « délirent », certes, mais sans être aliénés au sens médico-légal. La même année 1866 où Morel formule ses thèses décisives, c’est la solution qu’adopte Jules Falret, pourtant un partisan déclaré de la thèse de la solidarité des facultés. Il y a bien une variété de folie qui est une « aliénation partielle », c’est la « folie du doute » et « du toucher », décrite autrefois par Esquirol. Et cependant, elle n’évolue que rarement vers la folie véritable[57]. C’est donc par l’obsession mentale et les troubles anxieux, argumenterai-je, avant l’âge d’or de l’hystérie, que la psychiatrie s’est séparée de l’aliénisme, et qu’elle est devenue une médecine hors-asile, pour une clientèle de « névrosés de ville », dont nos malades sont le prototype.
  3. Enfin, renoncer aux monomanies, ce n’était pas simplement renoncer au mystère impénétrable d’une folie qui pouvait n’exister que sur un point, résider en un seul acte, et peut-être un seul moment, tout le reste de la vie demeurant par ailleurs normale. Car tel était l’extrême logique intenable à quoi conduirait la doctrine des monomanies, et l’impasse médico-légale qui la menaçait d’autodestruction : non seulement multiplier les monomanies ad hoc (« monomanies du vol », « de l’escroquerie »,  etc.), mais envisager les idées et les actes comme des entités détachables de tout contexte, sans offrir cependant aucun critère objectif pour les caractériser comme morbides. C’est l’enjeu : admettra-t-on qu’un homme, sous l’empire d’une « monomanie homicide », tue sans prévenir sa famille à coups de hache, n’en fournisse aucune raison délirante, et par ailleurs ne montre que des défauts banals du caractère ? Renoncer aux monomanies, c’était se confronter positivement à l’exigence d’une médecine mentale holiste. Désormais, la véritable expertise doit chercher les principes de l’aliénation dans l’histoire physiologique des patients, dans leurs affections somatiques autant que dans le récit de leurs accidents moraux. Dans cette perspective, il est clair, avance Morel, que leur hérédité compte au plus haut point. Car cette hérédité prépare, en amont des accidents de la vie, le terrain émotionnel, mieux, la base physiologique de la sensibilité, où ces accidents déploieront leurs effets. Et si les seconds sont les causes déclenchantes, les premiers sont invariablement les causes structurantes de l’aliénation mentale. Dans son Traité des maladies mentales, Morel se demande ainsi si le doute, à lui seul, peut causer les immenses désordres de la maladie des obsédés. Une femme, ne sachant plus si elle devait ou non rejoindre son mari en poste à l’étranger, répétait depuis trois ans « Irai-je, n’irai-je pas ? » en s’agitant en vain. Morel est catégorique : la mère de sa patiente « poussait l’esprit de minutie dans les petites choses jusqu’à un degré maladif ». C’est cette « prédisposition névropathique » héréditaire qui changeait le doute en maladie, et le doute n’a prospéré jusqu’au délire que sur ce fond hérité[58]. Dans la séparation d’un groupe de « névroses émotives » du reste des « monomanies raisonnantes », où les obsédés et les anxieux sont mis à part des véritables aliénés, il faut donc tenir compte d’un peu plus que d’un arrangement classificatoire prudent (à quoi Falret fils s’était tenu). Il s’agit d’un profond changement de méthode : car tous, désormais, aliénés et non-aliénés, seront passibles d’un examen à la fois physiologique et moral. L’angoisse, conçue comme une atteinte « ganglionnaire » va donc devenir un facteur causal (structurant) de l’obsession, et non plus son essence.

            On comprend en tous cas la solution que la caractérisation plus spécifique des troubles de Mademoiselle F… permettait d’espérer : il y a bien quelque chose comme des monomanies ou des délires partiels. Mais le mot n’a plus grand sens. Car ce ne sont pas des aliénations.

            Hélas, la naturalisation morélienne se heurtait à un problème qui demeure aujourd’hui encore entier. S’il est bien congruent avec la médecine romantique d’aller chercher dans la vitalité exprimée par la sensibilité la base des désordres supérieurs de l’esprit, il n’en reste pas moins, c’est évident dans les troubles obsessionnels, que ceux-ci ont une sorte de logique, une cohérence dans leur développement, des symptômes récurrents, tels la folie du toucher, et tout un halo de conceptions morales connexes, qu’on est bien en peine de déduire d’une atteinte des viscères d’où irradie la sensation d’angoisse. L’angoisse-sensation est par principe inapte à capter l’intentionnalité inhérente au sentiment d’angoisse. A Morel fait ainsi pièce Legrand du Saulle Son essai classique, « La folie du doute (avec délire du toucher) », répond à celui de Morel, « Du délire émotif ». Au renversement morélien, capital pour comprendre comment l’aliénisme est devenu notre psychiatrie, autrement dit une partie de la médecine, inséparable de la physiologie autour de laquelle elle se restructurait alors, Legrand du Saulle oppose une autre exigence elle aussi intrinsèquement médicale, l’exactitude clinique. Or cette exactitude empêche de faire bon marché de la cohésion de la maladie, tant dans son progrès que dans le système qu’elle engendre à chacune de ses phases ; de réduire, en somme, les obsessions et leur texture sophistiquée aux épiphénomènes de troubles viscéraux. Ecoutons-les argumenter tour à tour :

            Morel, tout d’abord, publie son étude non dans les Annales médico-psychologiques, le journal des aliénistes, mais dans les Archives générales de médecine. Car il sait que ce qu’il propose, qu’il puisse y avoir un « délire » sans folie, n’est recevable qu’à la condition qu’on admette aussi en médecine des termes entièrement nouveaux : l’« impressionnabilité » ou bien l’« émotivité. » Refusez ces catégories, avec toute la philosophie romantique de l’esprit qui les sous-tend, et il n’y a plus de « délire émotif », donc plus rien à naturaliser sous forme de « névrose du système ganglionnaire viscéral. » Admettez au contraire ces catégories, et vous gagnez deux choses. La première, c’est que vous faites droit au ressenti des malades : « C’est de là, disent-ils (et ils manifestent ordinairement leur conviction avec une mimique expressive), c’est de là, du centre épigastrique, que sont partis les premiers symptômes du mal qui leur cause des impressions si fâcheuses, impressions qui vont jusqu’à enchaîner leur volonté, les rendre incapables d’accomplir tel ou tel acte très-ordinaire de l’existence »[59]. Or il faut les écouter se plaindre de leur corps, plutôt que de projeter sur eux un questionnement dont la finalité n’est que de déterminer s’ils ont ou pas toute leur raison. Car le problème n’est pas d’abord un problème de déraison ni n’aliénation. C’est une foule de douleurs plus générales que localisées, d’agitations diverses, de migraines, de dyspepsies, de sueurs, mais aussi d’hyperesthésies (avec aura épigastrique : toujours la kardia !), et d’irritabilité nerveuse. Sur ce fond s’enlève bien des traits « hypocondriaques ». Mais à la différence des hystériques, ces patients ont des plaintes stéréotypées. Rien, chez les hystériques, n’approche « ce cercle infranchissable qui étreint et annihile la volonté des délirants émotifs ». Rien non plus, leurs « actes ridicules » [60]. Quant aux observations données à l’appui de cette théorie, elles laissent au lecteur contemporain une impression mitigée. On y retrouve certes les marques de la folie du toucher, la peur de toucher de l’argent ou les boutons de porte, et surtout, l’impuissance à corriger les impressions « délirantes » par la raison. On observe encore combien le virage de l’attention clinique de la sensibilité vers la volonté n’est pas encore assuré : car ce sont des impressions que ces malades n’arrivent pas à raisonner, et non des impulsions contre quoi la volonté est sans force. Cela n’empêche pas Morel de vérifier que la première thérapie est celle du comportement : « recommencer jusqu’à un certain point l’éducation », en forçant pas à pas le malade à faire ce qu’il ne veut pas[61]. Mais son embarras est partout palpable. Comment expliquer les périodes de recrudescence puis de rémission, si la cause physiologique est constante ? C’est aussi par un effort bien spéculatif qu’il rattache des symptômes intellectuels à une « réaction sympathique exercée sur le cerveau »[62]. Et s’il nous met sous les yeux quelques cas d’obsessions incontestables, tel le suisse qui redoutait depuis 25 ans de se servir de sa hallebarde de cérémonie pour trancher la tête des gens qui entraient dans son église, ses tableaux physiologiques spectaculaires évoquent autre chose que des crises d’angoisse, même paroxystiques. (Je suis prêt à parier qu’il s’agit de maladies de Basedow, d’autant que Morel avait deux ans auparavant étudié les goitres.) Non : décidément rien dans son matériel n’est aussi convainquant que le récit de Dumont, et c’est certainement en pensant aux cas proches du pauvre médecin que les contemporains ont jugés recevables les thèses de Morel.

            Legrand du Saulle, dix ans plus tard, donne de la folie du doute et de délire du toucher des descriptions bien davantage centrées sur les comportements effectifs et les états mentaux des malades. Sans doute son excellence d’expert médico-légal le portait-elle à s’intéresser à l’intégrité de la raison et du moi, dans la tradition aliéniste. Mais si le tableau qu’il brosse est passé à la postérité, c’est parce qu’il est devenu progressivement impossible en clinique de parler de troubles obsessionnels sans parler de quelque chose comme ce qu’a décrit Legrand du Saulle. Certes, ce dernier ne parle pas encore de « névrose obsessionnelle » ; mais toutes les nosographies ultérieures ne seront rien que des modifications plus ou moins importantes de son article princeps. Or que dit-il ? Essentiellement deux choses. La première, c’est que la folie du doute est le premier stade d’un développement morbide en phases, dont le délire du toucher est l’ultime manifestation : « Le doute ouvre la scène morbide. Longtemps après, les excentricités du tact la ferment. Dans la désignation nominale de la maladie, le doute et le toucher doivent être réunis »[63]. Jean-Pierre Falret est manifestement passé par là : d’une part, les maladies mentales ne sont plus de simples aliénations. Ce sont des maladies au sens médical du terme : elles ont un début et un terme, une marche propre (sur le modèle de la « folie circulaire », notre psychose maniaco-dépressive, dont Falret père est l’inventeur), et dont se déduisent les possibilités thérapeutiques ; mais d’autre part, la dimension intellectuelle et morale de ces maladies est irréductible, leur traitement ne peut pas être purement physique, ce qui implique une certaine forme de dualisme de l’esprit et du corps. Mais justement, la  seconde découverte de Legrand du Saulle, c’est que la folie du doute avec délire du toucher est très difficilement curable, y compris pas des moyens psychologiques.

            La marche de la maladie obéit ainsi à une dynamique morale. Dans la première phase, « …l’assiégé ne plaint pas de l’assiégeant » ; il y a alors « production spontanée, involontaire et irrésistible, de certaines séries de pensées sur des sujets indéterminés, théoriques, abstraits ou ridicules, sans illusions et sans hallucinations des sens » ; ce sont, dit-il d’une formule similaire à celle de Griesinger à la même époque (le Grübelsucht : les ruminations[64]), « des points d’interrogations posés à part soi », des « interpellations personnelles », « une sorte de délibération interne, essentiellement monotone, opiniâtre et oppressive, sur les mêmes choses », mais silencieuse, d’où émergent des idées fixes, comme sources de préoccupations[65]. La seconde phase commence quand le malade fait état à ses proches de ce qui l’agite en secret. Les idées de la première phase se changent en angoisses, en scrupules, allant jusqu’aux idées de suicide (qu’il faut craindre, souligne Legrand du Saulle). Voyez comment ce patient décrit son flux de pensées : « ses parlottages, ses parlements, ses parlottes, ses verbiages, ses causettes, ses bavettes ou ses jabottages intérieurs »[66]. La peur du contact apparaît, avec d’innombrables phobies et les comportements de lavage. Les malades, ajoute-t-il, ont aussi une sainte horreur des « faits divers » ; Legrand du Saulle, cependant, ne met pas encore le doigt sur ce que cache cette « exécration » : l’angoisse d’avoir commis précisément les actes que relate le journal. Mais le trait dominant de cette phase est encore d’ordre moral : c’est l’incroyable dépendance dans laquelle le malade se trouve à l’égard de tel ou tel de ses proches, « véritable souffre-douleur », dont il sollicite sans cesse la réassurance :

« Il a sa mère pour confidente, et c’es par elle seule qu’il est rassuré et consolé. Il la quitte le moins possible. Il est convenu entre eux d’un petit dialogue stéréotypé, invariablement conçu dans les mêmes termes, et qui suffit à la mère pour savoir ce qu’elle veut connaître, et au fils pour être averti ou tranquillisé. Ainsi, à l’occasion des habitudes quotidiennes d’onanisme de son fils, la mère dit : "Charles, as-tu été sot aujourd’hui ?" Si le fils réponds "Oui, tant de fois", la mère doit répéter une ou plusieurs fois : "Tu te fais mourir, bientôt je n’aurai plus d’enfant." Et alors les meilleures assurances sont données pour l’avenir. — Si le fils répond : "Non, je n’ai pas été sot", la mère doit dire : "C’est très-bien, sois sage, tu vivras et je serai heureuse" »[67].

            Cela n’empêche pas Legrand du Saulle d’appliquer précisément le genre de traitement moral voué à l’échec dans ces circonstances : « Toujours tenir le malade en considération, ne point lui permettre de déchéance volontaire, soutenir avec conviction qu’une lésion mentale n’est point un délit, relever les courages défaillants, faire entendre à la douleur de rassurantes promesses et respecter la plus grande des infortunes, tel est le mandat du médecin aliéniste »[68]. Pas un mot des recommandations de Morel d’agir avec insistance sur les comportements et de lutter contre le fond d’angoisse viscérale qui paralyse la volonté. Mais on mesure combien la grande autothérapie kierkegaardienne demande autre chose que ces platitudes bienveillantes ! Dans les faits, c’est l’autorité impérieuse de l’avis scientifique qui en impose au malade, et qui se substitue à sa volonté : distraire et faire beaucoup travailler, voilà le traitement moral. Ce n’est pas que Legrand du Saulle ignore les « auras épigastriques » ni les manifestations de motrices et viscérales l’angoisse ; il les mentionne. Mais il les confine à la seconde phase. Ce sont donc, eux, les phénomènes périphériques et accessoires. Les phénomènes centraux sont d’ordre mental.

            La troisième phase montre à quel point ces troubles relèvent encore, dans la période que nous considérons, de la grande constellation mélancolique. Legrand du Saulle peint le lent engourdissement d’une mélancolie anxieuse, dont les nuances psychotiques sont évidentes. La conscience subsiste, mais la sociabilité s’évanouit, l’expression des souffrances intérieures n’a plus lieu, et si la démence ne survient jamais, « … c’est dans un état extrêmement voisin de l’immobilité que la vie se prolonge et s’éteint »[69]. Dans d’autres cas, d’ailleurs, les malades évoluent vers la paranoïa persécutive la plus nette. Décidément, les liens des obsessions avec la monomanie raisonnante ne se laissent pas si facilement rompre…

            La marche morale de la maladie des obsessions ne constitue en tous cas nullement un retour à la conception spirituelle de l’angoisse-obsession, qui était son mode d’expérience banal dans la première moitié du 19ème siècle. Le strict propos clinique de Legrand du Saulle positive l’intellectualité comme les éléments systématiques de la vie psychique obsessionnelle. Ce sont désormais des effets, et, en ce sens, sa démarche rejoint Morel, pour qui l’angoisse aussi ne peut être une cause, mais un effet (des troubles « ganglionnaires » transmis par l’hérédité). Mais des effets de quoi ? Qu’est-ce qui « fait penser » ainsi l’obsédé, le douteur, le délirant du toucher ? On ne sait. Et à la différence de Morel, qui a ouvert la voie à l’enquête physiologique sur l’angoisse et l’émotivité, Legrand du Saulle n’a rien de plus pour suivre. Il faudrait, pour progresser plus avant, une philosophie des causes du moi, de sa réflexivité et de ses rapports moraux à lui-même. Il faudrait, en somme, un univers culturel et épistémologique absolument différent. La psychiatrie naissante, sortie de l’aliénisme, se heurte ainsi d’emblée à une de ses limites fondamentales, auquel l’inconscient freudien tentera de répondre.

            C’est pourquoi enfin je voudrais opposer la pétrification de la description de l’obsédé par Legrand du Saulle, qui ne connaîtra guère ensuite d’ajouts significatifs (sauf ce que nous savons par George Borrow, que des enfants peuvent être obsédés), à l’exploration foisonnante des troubles anxieux dans le dernier tiers du 19ème siècle. Naturaliser l’angoisse devient alors un projet de plus en plus consistant scientifiquement. Mais c’est alors dans le cadre de ces tentatives que les phénomènes de l’obsession mentale reviennent, et qu’ils atteignent ce qu’on pourrait appeler leur seuil de banalité. A en rester à Legrand du Saulle, on n’aurait que ce que Morel appelait avec méfiance des « névroses extraordinaires ». Si élégant qu’en soit le tableau, ce n’est pas du tout par la « folie du doute » et le « délire du toucher » que les obsessions vont se diffuser dans le corps social comme plainte légitime, quelque chose qui puisse être entendu d’un médecin comme l’expression d’une souffrance véritable. C’est sur le fond d’un malaise corporel diffus, mais plus objectivable, comme des accidents de la vie psychique et morale qui n’ont pas besoin de se transformer en ce grand destin mélancolique et fatal dont Legrand du Saulle dessinait la trajectoire. Ce dernier, en effet, parle encore de l’obsédé dans le langage des grandes folies des aliénistes, même si l’obsédé n’est pas pour lui aliéné. De tels obsédés seraient bien rares, dans ce cas. Mais les descriptions plus somatiques de nos états anxieux ont indiscutablement « vulgarisé » les obsessions. Elles les ont mises à la portée, si je puis me permettre, du premier angoissé venu. Or, pour que la « névrose obsessionnelle » prenne corps, et qu’elle devienne l’évidence qu’elle va demeurer de 1880 à 1960, c’est une obsession moins surdéterminée qu’il lui fallait — moins extraordinaire ou moins exceptionnelle.

            Voilà pourquoi, dans l’œuvre multiple des cliniciens de l’angoisse à la fin du 19ème siècle, Myers ou Da Costa, premiers témoins des ravages de l’impact physique de la terreur et des traumatismes parmi les soldats de la Guerre de Sécession, le Hongrois Krishaber occupe une place à part. On ne peut pas le créditer d’avoir donné naissance comme ses contemporains américains à une entité de plein droit, telle que la « névrose d’angoisse ». Otolaryngologiste, ce n’est un aliéniste ni un neurologue. Quant à la maladie dont il a espéré la reconnaissance, la « névropathie cérébro-cardiaque », il faut avouer que son nom vieillot et bancal méritait peu de passer à la postérité. Ses observations sont donc moins des résultats scientifiques que des signes du style de problèmes cliniques ordinaires qui se posaient aux médecins, au moment où la notion de névrose commençait à autoriser le recrutement hors des asiles d’une clientèle bourgeoise plus large et parfois même plus populaire.

            Tout un pan de la symptomatologie de cette névropathie, nous le connaissons. C’est la « névrose du système nerveux ganglionnaire viscéral » de Morel. Mon soupçon que Morel a indûment décrit des troubles neuropsychiatriques d’origine thyroïdienne, compliqués de signes névrotiques, porte moins contre Krishaber. On retrouve sous sa plume les tableaux d’angoisse précordiale déjà bien caractérisés par Da Costa, avec leurs séquelles asthéniques, et qui auront une belle carrière en cardiologie. Mais l’apport de Krishaber est tout autre. C’est son talent pour décrire les effets délétères de ces troubles sur le « moi ». Krishaber livre ainsi la première description rigoureuse de la dépersonnalisation anxieuse. Ecoutez le patient de l’observation V. :

« Une idée des plus étranges, mais qui m’obsède et s’impose à mon esprit malgré moi, c’est de me croire double. Je sens un moi qui pense et un moi qui exécute ; je perds alors le sentiment de la réalité du monde ; je me sens plongé dans un rêve profond et ne sais pas si je suis le moi qui pense ou le moi qui exécute. Tous les efforts de ma volonté n’ont pas de puissance sur ce bizarre état qui s’impose à mon esprit »[70].

C’est dans ce contexte, « vague, indéfinissable et insupportable » que surgissent les idées d’impulsion, les penchants à prononcer des mots inconvenants, ou à faire des gestes déplacés, que les patients répriment avec peine. Tantôt, ils sont plongés dans une sorte d’angoisse ébrieuse, et tantôt, de vertige. Mais Krishaber insiste : ces malades-là ont un bon pronostic. Leurs états durent peut-être trois ans, mais l’hydrothérapie en vient à bout. Ils n’ont pas de vraies idées de suicide, et aucune hallucination, mais des illusions sensorielles. Ils n’évoluent pas vers le délire mélancolique, et leur affolement mental est plus spectaculaire que réellement inquiétant. Pour Krishaber, ce sont « des troubles de la circulation, localisés dans les centres nerveux », autrement dit, des « névroses » dans le vieux sens physiologique du mot, mais enrichies par la découverte récente des fonctions vasomotrices. C’est pourquoi il souligne l’effet en masse de la perturbation morbide. Elle ne touche pas « telle idée fixe, telle impulsion morbide », comme s’exprimait Morel dans l’exergue de cette section. Elle dérange le moi, au sens de l’ambiance globale de la pensée. On en trouve la meilleure illustration dans les rêves des patients. Ils vivent un cauchemar les yeux ouverts, ou bien, à l’inverse, quand ils s’endorment, leurs rêves ne font que reproduire la morne et triste réalité de la veille.

Krishaber, c’est le triomphe posthume de Morel sur Legrand du Saulle. L’obsession est banale dans les états anxieux névrotiques, ceux qui n’ont justement plus le moindre lien avec la grande mélancolie délirante des psychiatres. Car ils n’en ont pas les prodromes, ni les formes inchoatives. Ce sont des états du moi bien davantage liée au « surmenage » (le terme est nouveau à l’époque) et aux épreuves morales de la vie ordinaire, et si la prédisposition à en être la victime doit certainement beaucoup à l’hérédité, ils sont aisément curables.

IV. Des sensations d’angoisse aux lésions de la volonté : obsession « romantique » et obsession « réaliste »

 

            Mais l’étude de Krishaber marque encore autre chose : un déplacement des sensibilités des observateurs, mais aussi des malades dans l’appréhension de leur condition. Chacun des malades qu’il cite pense le trouble de son moi non plus en termes de tonalité affective pénible, mais de défaut du vouloir, d’impuissance, d’échec à entrer en contact ou aux prises avec le monde extérieur. Et chacun interprète le retentissement émotionnel de cet échec, la dépression et l’angoisse vécue, comme les effets de cette lésion originaire de la volonté. En somme, ils ne se plaignent pas tant de sentiments pénibles que de la privation des joies de l’action efficace, ou d’un « vide » et d’un ennui profond, plus que d’un déchirement poignant.

            Pourquoi ?

            On peut forger deux séries d’hypothèses pour rendre compte de ce fait, patent dans tous les récits cliniques postérieurs à 1870, et qui leur confère leur couleur anthropologique spécifique. La première, que je vais développer en détail pour des raisons qui n’apparaîtront clairement qu’à la fin de ce livre, est épistémologique. C’est qu’il y a un second fil conducteur au 19ème siècle de la théorie des obsessions : le problème neurologique du contrôle volontaire de la motricité, quand il est étendu au contrôle des paroles, puis des paroles « intérieures », et enfin de la pensée. En un point bien précis, les « manies » absurdes des obsédés ressemblent à s’y méprendre à des « tics », en d’autres termes, à des symptômes organiques, nerveux, dont les psychiatres n’ont a priori rien à dire. Mais justement : et si rapprocher obsédés et tiqueurs était la bonne piste ? La seconde série d’hypothèse est transversale à la première, et c’est sur elle que je conclurai bientôt. En effet, le sentiment est le maître-concept du romantisme, et la volonté, du réalisme. L’anti-romantisme violent de la seconde moitié du 19ème siècle n’est pas un simple mouvement culturel ou littéraire. C’est la répudiation active d’une façon périmée de se voir et comme se vivre pour une foule de gens instruits. Ces sensibilités psychologiques et esthétiques nouvelles préparaient la voie des arguments médicaux. Il n’est que trop prévisible que leur retentissement sur ce qu’on dit quand on dit « moi » fut considérable pour la manière commune d’être obsédé.

            Pour accéder à ce nouveau concept d’obsession, la représentation mentale qui annonce la perte imminente du contrôle volontaire d’un acte, il faut revenir un peu en arrière. On se souvient en effet que Morel défendait une certaine sorte de lésion partielle de l’esprit, en arguant qu’on pouvait tant qu’on voulait parler de la cohérence holistique de l’intelligence, mais que, pour ce qui regardait les sentiments et la volonté, on pouvait admettre sans mal des désordres ponctuels, ne concernant pas ipso facto le tout de la vie psychique. Il renvoyait alors à un bel article de Billod, « Maladies de la volonté », paru une vingtaine d’années auparavant, en 1847. Il ne fait aucun doute que Billod était un monomaniaque des monomanies. Sa théorie des lésions spécifiques de la volonté visait à la défendre. Mais ce point de désaccord n’est pas si important, en regard de la vaste synthèse philosophique et clinique que Billod offrait à ses lecteurs. Car Billod isolait du coup, au coeur du conglomérat mélancolico-obsessionnel où nous avons vu se débattre les aliénistes, un trait caractéristique original. Et s’il s’agissait, en somme, de purs troubles de la volonté ? Billod rassemble ainsi une série de cas éloquents, où le sentiment d’impuissance semble procéder d’un défaut d’efficacité causale des « volitions » préalables à l’action, défaut péniblement ressenti : « … faites que je puisse vouloir », supplie un malade, « de ce vouloir que détermine et qui exécute. Il est certain […] que je n’ai de volonté que pour ne pas vouloir, car j’ai toute ma raison, je sais ce que je dois faire, mais la force m’abandonne quand je devrais agir »[71]. Il m’est impossible de ne pas y lire en germe la formule même de ce qui se retrouve chez Krishaber au titre de la division du moi.

            Mais dans son étude, Billod faisait encore une autre référence, à une malade connue de tout le monde à l’époque, la Marquise de D…, chez qui ce désordre de la volonté prenait un tour singulier. Elle ne pouvait pas s’empêcher d’émettre certains jurons, bien déplacés dans la bouche d’une personne de sa condition. Voilà ce qu’il en dit :

« L’émission de cette parole s’accompagne évidemment d’une lutte, que prouvent du reste la rougeur pudique du visage, l’abaissement des yeux, l’air interdit et confus de cette pauvre dame, et la saccade enfin avec laquelle elle lance ce mot, qui, quelques temps retenu par un effort de volonté, s’échappe ensuite comme une flèche par un jeu d’élasticité de la corde sous-tendue. Ainsi, après avoir dit : Vous êtes un…, elle reste un certain temps employée à la lutte, à l’effort, sans prononcer le mot injurieux, qui bientôt est chassé comme par un élan »[72].

            Or il se trouve que nous savons très bien qui est la Marquise de D… C’est la fameuse patiente tiqueuse d’Itard, décrite en 1825, et que Gilles de la Tourette prendra en 1884 pour exemple de la « maladie des tics convulsifs », nommée après sa mort « maladie de Gilles de la Tourette »[73]. C’est donc dans le contexte d’un désordre moteur que Billod décrit une « lutte » intérieure pleine de honte, d’anxiété devant le qu’en-dira-t-on, et finalement de gêne devant le résultat de l’incoercible impulsion à jurer.

            S’agit-il d’obsession ? Pour les cliniciens du 19ème siècle, et comme on le verra, pour les neurocognitivistes d’aujourd’hui, la réponse est oui[74]. La Marquise de D… était obsédée par la représentation de l’insulte (elle semble avoir eu une prédilection pour l’effroyable « petit cochon ! », assaisonné de « merde ! »), au point de pas pouvoir résister à une impulsion d’insulter devenue insurmontable. Par ailleurs, la Marquise était agitée de mouvements forcés tellement nombreux et fréquents, que l’inférence du geste à la parole était aussi irrésistible. L’idée d’expliquer l’obsession en en faisant une sorte de tic incoercible, non plus dans la sphère motrice, mais dans la sphère mentale, et de déduire les effets anxieux d’une lutte de la volonté pour le contrôle de l’impulsion, n’a donc pas attendu les théoriciens contemporains. On la trouve complètement exposée chez Buccola, dès 1880. C’est qu’elle est, encore une fois, très naturelle : non seulement, de fait, les malades de ce qu’on appelle aujourd’hui le syndrome de Tourette sont extrêmement souvent obsédés, mais les deux grammaires logiques de l’obsession mentale et du tic moteur se recouvrent largement. Il est extrêmement difficile de ne pas exprimer dans les mêmes termes les vécus de contrainte intérieure et de « lutte anxieuse » caractéristique des deux expériences. Plus on insiste d’ailleurs, en interrogeant les malades, sur la thématique du contrôle de soi (donc de ses pensées), et plus ces deux registres coïncident. La confirmation de l’hypothèse jaillit de leur bouche même, sans qu’on se soit aperçu du terrain commun sur lequel on s’est implicitement placés pour la recueillir !

            Pourtant, même au niveau de la description brute des symptômes, les choses ne sont pas aussi simples. Certes, les impulsifs avouent souvent qu’avant leur passage à l’acte, ils en étaient « obsédés ». Dans un essai de 1870, Dagonet part de ce fait avéré pour réexaminer toute la question. Peut-on en déduire que l’obsession n’est qu’une impulsion retenue (dans l’angoisse) ? Dagonet se rend bien compte qu’il ranime la vieille querelle des monomanies en soutenant à son tour qu’il peut y avoir des lésions exclusives de la volonté. On s’en souvient, un redoutable suite médico-légale de la doctrine des monomanies, c’est qu’il puisse en effet exister une folie « subite », homicide, par exemple. Avec la notion d’impulsion incoercible, ce mythe resurgit ! Mais pire encore, les obsédés deviennent tous suspects d’être des assassins en puissance, des violeurs ou des blasphémateurs à surveiller…[75] Or les psychiatres sont formels : les envies de passer à l’acte soit ne se réalisent jamais, chez les obsédés, soit de façon tout à fait exceptionnelle, et alors plutôt sous forme suicidaire. Il n’en reste pas moins que la « lutte anxieuse » derrière laquelle on se réfugie pour s’assurer de cette non-réalisation est un piètre bouclier : « La lutte de l’individu est quelquefois terrible, et c’est au prix des plus violentes souffrances qu’on le voir dans certains cas assouvir la funeste passion qui le dévore »[76]. A son tour, Dagonet médite alors sur la malheureuse Marquise de D… Et il cite Landouzy, qui avait observé la lutte de ces patients contre leurs propres paroles : « Cette préoccupation si vive est précisément ce qui leur met sur le bout de la langue, qu’elles ne peuvent plus les maîtriser ». Le résultat de ces considérations l’alarme : si l’on commence à juger que l’obsession n’est qu’une impulsion retenue, alors il n’y a plus aucun critère pour prévoir s’il y aura passage à l’acte ou non. Car l’unique critère de l’acte « irrésistible », c’est qu’on n’y a pas résisté ! Mais dans tous les tableaux admis de l’hypocondrie morale, comme disait alors Falret, on sait bien que les malades ne passent jamais à l’acte. Que penser alors ?

            Dagonet ne répond pas. En revanche, il avance une série de faits qui nous éclairent sur la réponse la plus acceptable. Il note déjà un trait fortement dissonant entre les obsédés qui sont passés à l’acte et les obsédés traditionnels. Voici ce que dit quelqu’un du premier groupe : « Je n’ai pas de remords, vous dit le malade, de regret, oui, mais de remords, pas. Je n’ai rien à me reprocher, j’ai agi sous l’empire d’une force inconnue et irrésistible, ma volonté était enchaînée »[77]. Cela, ils ne l’assènent pas en ricanant cyniquement : ils sont souvent déprimés, ou du moins, d’une insensibilité bizarre après l’acte. D’autre part, un rien suffit parfois à les arrêter, tel ce patient de Georget, obsédé de meurtre, qui se faisait attacher les pouces avec un ruban, et arrêtait ainsi ses envies morbides. On l’a compris : ces obsédés-là ne sont pas ce que nous avons à l’esprit dans une genèse de la « névrose obsessionnelle ». Ce sont plutôt les précurseurs de ce qui va commencer à se déployer à l’époque, toujours sur les ruines lexicales de la « monomanie » d’Esquirol : les innombrables « -manies » dans lesquelles se pulvérise la délinquance activement médicalisée : kleptomanie, pyromanie, nymphomanie, etc. Car cette indifférence d’après l’acte, tout comme ces solutions faciles aux affres de la lutte anxieuse, sont incompatibles avec le vécu obsessionnel. Bien au contraire, quand l’obsessionnel fait ne serait-ce qu’un pas dans la direction de ce qu’il redoute d’accomplir, sa culpabilité augmente infiniment. Il est fort différent, et Dagonet en est le premier témoin, de l’obsédé impulsif que son acte accompli ne concerne plus et qu’il culpabilise encore moins. Mais l’obsessionnel se distingue encore de l’obsédé dans les actes non-criminels : le premier ne peut pas s’empêcher d’y revenir « compulsivement », en sorte qu’ils soient parfaitement accomplis ; le second, au contraire, se soulage d’un coup par la décharge de l’acte impulsif. Il n’y revient pas pour le corriger, comme s’il était marqué d’un invisible défaut, et s’il le répète, comme l’obsessionnel, c’est à la recherche du même plaisir à renouveler. Seul l’obsessionnel se confronte au mystère de la répétition « démoniaque ».

            C’est ici que nous pouvons donc laisser la théorie de l’obsession, comme phénomène idéatif dans les lésions du contrôle volontaire de soi-même. Ses bases épistémologiques sont jetées, et nous ne cesserons désormais d’en voir ressurgir des figures de plus en plus savantes, de Freud jusqu’aux sciences cognitives. Elle ne cessera plus d’entrer en conflit avec la théorie de l’obsession-angoisse, passant avec elle des compromis toujours instables. En quelque sorte, son espace rationnel est déjà définitivement borné. Nous savons a priori d’où viendront les objections qui conduiront  l’échec ses reformulations successives. Car, soit elle n’arrivera pas à rendre compte du fait que l’obsessionnel ne réalise pas ce qui l’obsède, soit elle échouera à déduire de concepts tirés de la sphère motrice ou de l’intentionnalité consciente les nuances de la dialectique de l’angoisse, qui donnent sa couleur à la vie secrète de l’obsessionnel.

            Mais la théorie « volitionnelle » de l’obsession, pour reprendre l’expression de Billod, avait d’autres armes et de puissants alliés dans la culture du temps, sans que Billod lui-même, d’ailleurs, ait eu besoin de le savoir. Car sa spéculation, indépendamment de sa pertinence scientifique, consomme la transition anthropologiquement cruciale entre ce que j’ai nommé l’obsession « romantique » (avec ses deux côtés, le spirituel et le naturaliste) et l’obsession « réaliste ».

Qu’est-ce que le réalisme ? En quoi est-il l’ambiance idéologique de la transformation du rapport à soi-même dont nous recueillons, avec l’histoire des obsessions, les traits les plus saillants et les plus douloureux ?

            Le réel du « réalisme », c’est la contrepartie du nouvel accent porté sur la lutte de la volonté. Ce réel-là en est inséparable. Il fait de la volonté, du coup, ce qui est suprêmement réel dans l’individu, et du monde réel, une grande volonté qui lui est contraire et qu’il lui faut soumettre. Il faut sans doute consentir à se placer à ce niveau d’abstraction pour apercevoir le sens de la grande répudiation du romantisme qui, autour de 1848, s’impose comme un mot d’ordre partout en Europe, au moment même où le nationalisme et le libéralisme, qui sont les expressions cardinales du nouvel individualisme romantique, alimentent le feu du « Printemps des révolutions ». L’écrasement de ce mouvement, dont les dimensions utopistes et poétiques étaient partout flagrantes, confèrera dès lors au réalisme une profonde ambiguïté. L’éducation sentimentale de Flaubert est le relevé impitoyable de ce mauvais rêve post-romantique noyé dans le sang. Mais le prosaïsme bourgeois qui s’y substitue, la vacuité dont il frappe les passions, leur réduction à des rêveries pathétiques, hantent aussi le réalisme anti-romantique de l’espoir de nouvelles transcendances (on verra lesquelles plus loin). On ne doit pas oublier, enfin, dans Madame Bovary, le sort de Berthe, la fille d’Emma : fardeau pour ses derniers parents, elle finira placée dans une filature, figure de l’enfer sur terre installé par la révolution industrielle et le capitalisme triomphant.

            Ce réel du réalisme ne se montre alors pas mieux que dans l’échec de la volonté, qui le rend odieux, écrasant et mortel. Les sentiments douloureux ne sont plus un élément spirituel de plein droit, comme dans le romantisme ; ils sont l’effet de traîne de cet échec, l’amertume dérivée de l’impuissance primitive du vouloir. Le dialogue de Baudelaire et de Vigny culmine ainsi dans la réponse du premier à « La maison du berger », qui est bien moins, comme on l’a prétendu, « Correspondances », que, justement, « Obsession » : car la douleur morale n’y fait plus signe vers l’amour infini grâce auquel elle se réconciliera avec elle-même. Elle est là, entière et définitive, mais désormais, comme une sinistre promesse d’anéantissement, qui résonne dans « … ce rire amer / De l’homme vaincu, plein de sanglots et d’insultes ». Noires pensées qui, paradoxalement, sont le gage d’un sérieux nouveau. Le romantisme apparaît peu à peu comme une pathologie de la culture que le réalisme se voue à guérir. La disqualification du rêve, les émotions passées au crible de la critique du sentimentalisme, la réconciliation avec le grand Tout sous la bannière de l’idéalisme philosophique battue en brèche par la quête positiviste de la scientificité, en voilà les médicaments redoutables, la thérapie impitoyable. Il n’y aura peut-être plus, dans l’histoire de l’obsession, autant d’égard porté à la dialectique des sentiments : la grande réécriture romantique de l’Anfechtung ou de l’Erhfucht, la possibilité génialement mise en évidence par Kierkegaard d’une angoisse quant à l’angoisse, tout cela va lentement s’évanouir. Les ressorts contradictoires de la mélancolie romantique se détendent insidieusement dans la mollesse confuse des états dépressifs d’une volonté brisée.

            Le lent glissement de l’angoisse-obsession vers l’angoisse-maladie de la volonté ne se comprend bien que dans cet environnement culturel, idéologique et politique en mutation. Il éclaire la façon dont les patients vont s’approprier, dans le vocabulaire d’un individualisme de plus en plus réaliste et de moins en moins romantique l’autorité ultime pour caractériser ce qu’ils expérimentent en leur for intérieur. J’ai pointé plus d’une fois la réticence des médecins à nommer « angoisse » ce que ressentent physiquement et moralement leurs patients. Quand le mot paraît, c’est dans la bouche des malades, souvent au pluriel (« mes angoisses ») et donc comme un terme naïf qu’il faut réduire à ses causes physiologiques. Cette réticence s’estompe à mesure qu’on avance dans le 19ème siècle, tout simplement parce que les patients imposent aux cliniciens leurs moyens d’expression. Les obsédés, je l’ai dit, ne se détachent pas juste des grands folies aliénistes ; « névropathes » exemplaires, ils ruinent l’attitude de surplomb que les médecins avaient pris l’habitude d’adopter face aux « monomaniaques ». Il devient d’ailleurs assez conventionnel pour les médecins eux-mêmes de repérer dans leur propre vie des signes comparables à ceux de leurs malades (même Morel, dans son article de 1866, parle de son expérience de l’idée fixe !). Ce qui fonde les obsédés/obsessionnels à procéder ainsi, je crois bien que c’est la poésie et le roman contemporains, et l’immense trésor de ressources expressives qu’ils y trouvent, au service de leur nouvelle individuation moral et sociale. C’est aussi pourquoi un Legrand de Saulle, mais bien d’autres avec lui, constate la prévalence des obsessions chez les professions libérales et les classes supérieures : qui d’autres, en effet, pour dire ainsi les souffrances du conflit intérieur ? qui, en fait, pour faire l’expérience de la lutte active de la volonté contre le « réel » ? Les bourgeois seuls, ou les gens éduqués, peuvent s’élever au-dessus de l’expérience commune de la fatigue et du surmenage ; seuls ceux qui ont le luxe des idées peuvent entretenir de véritables « idées fixes », formant un système et leur occupant l’esprit.

Ce n’est pas la seule source de leurs obsessions. Je suppose que le lecteur, comme moi, aura été frappé par l’émergence d’exemples tragi-comiques dans la littérature psychiatrique du temps. A l’ironie amère des angoisses de la mélancolie romantique, se substitue le cocasse et le pathétique des « manies » et des « tics ridicules » des obsédés plus tardifs. L’objet électif des scrupules dégringole soudain du salut de l’âme aux périls minuscules de l’hygiène, le sens chrétien de la souillure redescend sur terre sous la forme d’une sensation incurable de saleté. Mademoiselle F…est typique. Sa folie du toucher est la manifestation de son honnêteté et de la pureté de ses intentions. Quarante ans plus tard, chez Legrand du Saulle, les derniers relents moraux de la pastorale de la peur ont cédé le pas à une pasteurisation générale des corps. Leur éloignement mutuel, amorcé au 18ème siècle par l’intolérance nouvelle aux mauvaises odeurs, ne se satisfait plus de l’écran des parfums. On mesure mal l’importance de la ventilation dans l’invention du narcissisme ! Non : le contact physique devient répugnant — jusque dans les traces qu’on en laisse malgré soi sur un bouton de porte. Un seuil est franchi : on compte les germes sur les louis d’or, et l’on constate qu’il y en a 25 fois moins que sur la petite monnaie. Les langes « à l’anglaise » qui se répandent en Europe à partir de 1820 familiarisent les individus avec un rapport privé précoce à leurs excréments. La rationalisation minutieuse du contrôle sanitaire, par lequel l’hygiène est devenue une discipline de la volonté particulière, se trouve de nouveaux ennemis, aux limites de l’invisible, comme la poussière ou les microbes. Gencives, interstices des dents, pliures des doigts et des orteils, marges négligées des orifices se dérobent à l’action salvifique du savon. Les obsédés de Legrand du Saulle évoluent ainsi dans un monde où l’on recommande de se racler régulièrement la langue pour ne pas y laisser moisir un mucus douteux. L’obsession épouse ainsi le vaste mouvement culturel et social qui élève le self-control et le raffinement des conduites intimes au rang de norme indiscutable[78]. La « civilisation de l’esprit » prolonge, dans une obsessionalité entendue comme un style existentiel idéal (auto-examen, rigidité morale, parcimonie), la « civilisation des mœurs » à la Elias. Mais bien sûr, c’est au prix de la caricaturer : l’obsessionalité se change en pathologie dès qu’elle contrevient à ses propres ambitions. Douteurs et laveurs de la fin du 19ème siècle sont des bourgeois grotesquement aliénés à leur condition, les indicateurs vivants des bornes à ne pas transgresser dans ce vaste processus de civilisation, comme les scrupuleux du 17ème siècle étaient trop bons chrétiens pour le véritable christianisme. Ils causaient cependant de l’effroi. Des malades de Legrand du Saulle, on ne peut plus que rire, même si on les plaint. Ce sont désormais des personnages de comédie, et je ne suis pas certain que le sourire entendu avec lequel nous considérons leurs étranges manigances ne dresse pas autour d’eux une paroi de verre aussi cruellement isolante que la taxinomie archaïque qui les classait parmi les fous.



[1] Esquirol (1838: II, 63-70).

[2] Parchappe (1850: 256-7).

[3] Prichard (1837: 35-36).

[4] Delasiauve (1859: 217).

[5] Parchappe (1851: 287-289).

[6] Garff (2000/2005).

[7] Ces questions seront abordées au chapitre 6.

[8] Lowtzki (1936). Voir aussi le bel essai d’Adam (2005). .

[9] Kierkegaard (1850 X 1 A, 272: 180).

[10] Garff (2000/2005: 107).

[11] Levin in Garff (2000/2005: 564).

[12] Kierkegaard (1842-1843/1975 II: 318-323).

[13] Kierkegaard (1838 II A, 230).

[14] Kierkegaard (1838 II A, 805).

[15] Garff (2000/2005: 138).

[16] Kierkegaard ($).

[17] Kierkegaard (1843 IV A, 108).

[18] Kierkegaard (1848 VIII (1) A, 517).

[19] Kierkegaard (1843/2000: 166, trad. modifiée).

[20] Garff (2000/2005: 289-291) résume deux lettres d’amis de Levin, qu’on lira dans Kirmmse (1966 : 284-290).

[21] Pour quelques exemples, voir Cottreaux ($), ou Toates & Coschug-Toates (1990² : 210-211).

[22] Kierkegaard (1846 IX A, 158).

[23] Kierkegaard (1846 VII 1 A, 126).

[24] Kierkegaard (1872/2002 XII).

[25] Levin in Garff (2000/2005: 460).

[26] Garff (2000/2005: 584).

[27] Kierkegaard (1849 VIII 1 A, 153).

[28] Kierkegaard (1848-1859/1971, XVI: $).

[29] Jean (2000: 1, 3, 15: $).

[30] Garff (2000/2005: 810).

[31] Kierkegaard (1843a/2000: 74).

[32] Kierkegaard (1843b/2003: 60).

[33] Kierkegaard (1844/1935: 46-47).

[34] Kierkegaard (1844/1935: 95).

[35] Kierkegaard (1844/1935: 120).

[36] Kierkegaard (1844/1935: 126).

[37] Kierkegaard (1844/1935: 128).

[38] Kierkegaard (1844/1935: 139).

[39] Kierkegaard (1849/1949: 70).

[40] Cotard, Camuset & Séglas (1887/1997).

[41] Kierkegaard (1849/1949: 137).

[42] Kierkegaard (1849/1949: 61-63).

[43] Voir chapitre $.

[44] Voir chapitre $.

[45] Borrow (1851/1900: 340).

[46] Borrow (1851/1900: 407-425).

[47] Savage (1884: 195-201).

[48] Falret (1851 : 24 ???$)

[49] Outre mon exemplaire, publié chez Delahaye, j’ai pu consulter son manuscrit autographe, conservé au service des manuscrits et livres anciens de la Bibliothèque Inter-Universitaire de Médecine de Paris.

[50] James (1902/1982: 160).

[51] Dumont (1865: 1-2).

[52] Dumont (1865: 14-16).

[53] Béclard, Chomel, Cloquet, Cloquet & Orfila (1826 : 74).

[54] Dumont (1865: 513).

[55] Dumont (1865: 526). La solidarité tardive du corps médical lui avait obtenu la place de médecin de la prison du Mont Saint-Michel.

[56] Morel (1866: 386-387).

[57] Falret fils (1866/1890: 483, 487, et 510-514).

[58] Morel (1860²: 246-247).

[59] Morel (1866: 388-389).

[60] Morel (1866: 394).

[61] Morel (1866: 533).

[62] Morel (1866: 534).

[63] Legrand du Saulle (1875/2002: 9).

[64] Griesinger (1868).

[65] Legrand du Saulle (1875/2002: 9-10).

[66] Legrand du Saulle (1875/2002: 74).

[67] Legrand du Saulle (1875/2002: 43).

[68] Legrand du Saulle (1875/2002: 46-47)

[69] Legrand du Saulle (1875/2002: 10).

[70] Krishaber (1873: 46).

[71] Billod (1847: 184).

[72] Billod (1847: 322).

[73] Itard (1825), Gilles de la Tourette (1884) et Castel (2009) pour une analyse détaillée.

[74] Voir chapitre $

[75] Dagonet (1870: 6-11).

[76] Dagonet (1870: 21).

[77] Dagonet (1870: 225).

[78] Vigarello (1985) et (1993), ainsi que Corbin (1982).