Commentaire de Sur la psychanalyse. 5 conférences, de Freud

Pierre-Henri Castel

Introduction, et leçons 1 à 3

Pour accéder au commentaire des leçons 4 à 6

Remarque liminaire sur les éditions du texte analysé

Introduction à la philosophie de la psychanalyse

Première conférence

I. A qui Freud s'adressait-il?

II. La genèse empirique des problèmes de la psychanalyse

A/ Le cas d'Anna O. et la clinique classique de l'hystérie

B/ La méthode cathartique de Breuer: procédés et résultats

III. L'enseignement tiré de l'expérience de Breuer, et l'hypothèse étiologique de Freud

A/ Hystérie et réminiscence

B/ Symbole commémoratif et causalité pathogène

C/ Désir et contre-volonté

IV. Les affects, les représentations et leur destin psychique

A/ Le concept de répression

B/ Hypnose et clivage du moi

Deuxième conférence

I. Le contexte théorique des discussions sur l'hypnose et l'hystérie après Charcot

A/ Le concept de traumatisme psychique

B/ La conception de Janet

C/ Les difficultés de Freud face à l'hypnose, et sa référence à Bernheim

D/ Une difficulté épistémologique majeure: la suggestion du souvenir

II. Résistance et refoulement

A/ Transition entre l'approche hypnotique et l'approche psychanalytique

B/ La résistance comme phénomène clinique observable, le refoulement comme hypothèse étiologique d'ordre métapsychologique

C/ Les raisons du refoulement sont-elles aussi ses causes?

D/ Une illustration clinique (le cas d'Elizabeth von R.), et l'allégorie du gêneur expulsé

III. Retour sur les conceptions alternatives

A/ Les insuffisances de Janet

B/ Les insuffisances de Breuer

IV. Conséquences thérapeutiques de l'étiologie de l'hystérie

A/ Le retour du refoulé

B/ La guérison n'est que l'accomplissement de la logique du symptôme

Troisième conférence

I. Le déterminisme psychique

A/ Le déterminisme des lois de l'association des idées, comme "préjugé scientifique" de Freud

B/ Une objection épistémologique de Popper

II. Le mot d'esprit comme formation substitutive exemplaire

A/ L'exemple des deux négociants sans scrupules

B/ L'originalité de l'interprétation au sens freudien

III. Le concept de complexe

A/ Son aspect expérimental

B/ L'usage psychanalytique du concept de complexe

IV. L'interprétation du rêve, voie royale vers l'inconscient

A/ Ce que révèle la résistance à l'idée que le rêve ait un sens

B/ Le travail du rêve

C/ Discussion d'un contre-exemple, le cauchemar

V. Autres phénomènes: actes manqués, lapsus, transfert

A/ La généralisation du point de vue déterministe

B/ La motivation multiple des formations psychiques

REMARQUE LIMINAIRE SUR LES EDITIONS DU TEXTE ANALYSE

On dispose, en français, de trois traductions.

1. La plus ancienne est celle de Le Lay, dont une première version fut publiée en trois fois dans la Revue de Genève en décembre 1920, puis en janvier et février 1921, avec une introduction d'un maître de la psychologie et de la pédagogie de l'époque, le suisse Claparède. La Revue de Genève était une revue littéraire mais destinée au grand public, et le texte, baptisé "Origine et développement de la psychanalyse" (comme dans sa traduction anglaise de 1910), fut amputé de plusieurs passages scabreux, au moins selon les critères de décence alors en vigueur, sur la sexualité infantile. La version Le Lay fut ensuite publiée intégralement chez Payot en 1921, toujours à Genève, puis en 1924 à Paris, accompagné de la notice de Claparède, sous le titre La Psychanalyse, ce qui correspond à l'original allemand Über Psychoanalyse. Enfin, cette traduction fut couplée à celle que S. Jankélévitch avait donnée d'un autre texte de Freud, la "Contribution à l'histoire du mouvement psychanalytique", et réimprimée constamment, avant de passer dans une collection au format de poche où elle est aisément accessible. Une récente modification de maquette a permis de supprimer quelques coquilles, ce qui rend plus recommandables les réimpressions récentes.

2. C. Heim, pour la collection "Connaissance de l'inconscient" chez Gallimard, a refait en 1991, une traduction plus conforme aux standards actuels, intitulée Sur la Psychanalyse - cinq conférences; ce sera l'édition de référence. Elle est augmentée d'un index et d'une bibliographie.

3. Pour sa qualité scientifique, il faut enfin mentionner la traduction de R. Lainé et J. Stute-Cadiot, dans le volume X des Oeuvres complètes de Freud, publiée en 1993 aux P.U.F., laquelle reprend et systématise des choix terminologiques qui étaient déjà ceux de C. Heim.

En conséquence, je citerai toujours en premier le texte de C. Heim, en gras, en faisant suivre la page correspondante (si le passage n'a pas été omis) dans Le Lay, en caractères normaux. C'est en effet le plus diffusé. Enfin, quand c'est nécessaire, on trouvera la référence de l'édition des P.U.F, en italique. Les germanistes y trouveront la pagination de l'édition des Gesammelte Werke, tome VIII (1943). Aussi n'a-t-elle pas été indiquée ici.

INTRODUCTION À LA PHILOSOPHIE DE LA PSYCHANALYSE

La réputation des cinq conférences de Freud Sur la Psychanalyse n'est plus à établir. Depuis leur traduction de 1921, elles ont initié à la psychanalyse des générations d'étudiants. Mais du coup, tandis que se développait, avec les années et les traductions d'oeuvres nouvelles, une lecture savante appuyée sur un corpus de plus en plus vaste, Sur la Psychanalyse finit par devenir une sorte d'abrégé scolaire, voire même un moyen commode de se débarrasser d'une pensée complexe et de son évolution, en l'aplatissant sur quelques formules que le talent pédagogique de Freud avait là aimablement mises en avant. Fluides et denses, ces cinq conférences sont bien sûr une introduction excellente à la psychanalyse freudienne, mais à condition de garder à l'esprit quelques réserves, que nous allons maintenant exposer.

Viennent, en premier lieu, celles que fit Freud à l'égard de son propre texte: nous savons qu'il n'aima guère figer ainsi les choses, et que ces conférences, prononcées à son habitude sans aucune note, une fois rédigées et livrées à l'éditeur, il n'en fut nullement content. Pourquoi? Parce que 1909-1910 sont des années charnières dans la construction de sa théorie. Ainsi, au beau milieu de ce travail, qui restait une oeuvre de commande, Freud s'interrompit plusieurs semaines pour écrire un de ses plus profonds essais, Un Souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, dans lequel il introduit, pour la première fois, le terme de "narcissisme". Or, ce mot était appelé, après la Grande Guerre, à une formidable postérité dans ce que les exégètes de Freud appellent sa "seconde topique". Or cette dernière, conséquence d'un profond remaniement théorique et pratique de la psychanalyse, repose sur les trois termes les plus rebattus du jargon freudien, "Moi", "Surmoi" et "Ça". Ainsi, ce sont quatre concepts-clés qui sont absents du texte. Ceci, assurément, fragilise la conviction commune qu'avec Sur la Psychanalyse, on disposerait d'une entrée sûre dans la théorie psychanalytique! Derrière une apparence lisse et rhétoriquement soignée, rendue nécessaire par la volonté de produire sur l'auditoire une impression de respectabilité scientifique, se préparaient donc de profonds remaniements conceptuels, d'autres problèmes encore informulés se profilaient, tout cela au milieu d'hésitations fondamentales. Comme on verra, en effet, beaucoup d'obscurités de ces cinq conférences témoignent de difficultés qui ne devaient être résolues, ou du moins rendues traitables, que par l'invention des notions qu'on vient de mentionner, et qui donnèrent à la psychanalyse un deuxième souffle. Et sans doute faut-il deviner en transparence, en lisant ces pages, le sourire et le regard énigmatiques de la Joconde, qui accompagnaient alors quotidiennement Freud.

En second lieu, il faut situer ce travail dans le contexte clinique qui était à l'époque le sien, autrement dit, des malades dont il s'occupait, des pathologies originales qu'ils présentaient, et qu'il lui fallait expliquer. Au départ, ainsi que Freud le raconte ici, la psychanalyse s'était constituée autour des problèmes posés par une névrose bien particulière, l'hystérie. Et c'est en proposant une étiologie (c'est-à-dire une explication de ses causes) révolutionnaire, fondant un traitement qui ne l'était pas moins, que la psychanalyse avait conquis sa place dans le champ psychopathologique. Or, les années 1909-1910 voient l'épuisement de cette veine. Freud écrit sur le sujet ses ultimes articles. En un sens, l'histoire de Hans le petit garçon phobique racontée dans la quatrième conférence, n'est que la queue de cette comète: la phobie est d'ailleurs, à l'époque, appelée "hystérie d'angoisse". En revanche, en 1908, Freud avait commencé à recevoir un patient très impressionnant, dont il travailla profondément le cas. Il l'appelle l'"homme aux rats". Il s'agissait d'un névrosé obsessionnel, ne souffrant donc pas, comme une hystérique, de symptômes somatiques d'origine psychologique, mais de représentations obsédantes, purement mentales quoique moralement aussi pénibles. Faire face à ce cas fut l'occasion pour Freud de modifier considérablement sa représentation des processus inconscients. Un autre facteur est également décisif. Freud eut connaissance, dans la même période, du cas extraordinaire du Président Schreber, un magistrat allemand, interné comme fou, et dont les Mémoires décrivaient en détail le système délirant. Schreber n'était pas un patient de Freud, et ce dernier ne put l'étudier qu'en lisant son livre. Mais il fit à cette occasion une incursion décisive dans le domaine des psychoses, autrement dit des troubles mentaux majeurs et en général incapacitants des aliénés. Il s'aperçut à cette occasion de la pertinence fondamentale de ses théories, que confirmait la structure du délire de Schreber, même si aucun traitement psychanalytique ne pouvait, en pareil cas, être envisagé. Ce faisant, la psychanalyse sortait du cadre étroit de la psychothérapie, et entrait de plain-pied dans le domaine de la psychiatrie. Or cela, jusqu'à ces années 1909-1910, aucune théorie des maladies mentales alors en discussion n'avait pu valablement y prétendre, en offrant une théorie détaillée des causes psychiques de la folie. Ainsi, et bien que ce point n'apparaisse pas du tout dans Sur la Psychanalyse, il faut mettre l'assurance de Freud au compte des confirmations qu'il pensait trouver dans les travaux de psychiatres comme le suisse Bleuler, inventeur de la "schizophrénie", travaux qui faisaient des mêmes concepts de représentation, d'affect et de symbolisme sexuel, un usage cliniquement fécond, et, à première vue, respectueux de la psychanalyse.

Très en retrait sur ces avancées contemporaines, nos cinq conférences paraîtraient plutôt clore une période qui, pour la psychanalyse, fut celle de sa première élaboration, et ne rien dire de pans entiers, et clairement essentiels, de la doctrine complète de Freud.

Il n'en reste pas moins qu'elles offrent au philosophe, paradoxalement, une batterie de notions et de procédés d'argumentation, dont la critique (voire la réfutation) se laisse transporter à peu près partout dans le corpus freudien. Car la polémique anti-freudienne reste aujourd'hui encore un champ de bataille en philosophie, notamment dans ses versions critiques les plus rationalistes (Bouveresse, 1991, à propos de Wittgenstein; Grünbaum, 1993, Popper, 1990). Qu'il s'agisse des conditions de la scientificité de la psychanalyse, hautement revendiquée par Freud, du détail de ses raisonnements, ou d'erreurs plus subtiles encore qu'il commettrait en construisant l'idée d'inconscient, Sur la Psychanalyse suffit à alimenter le débat: on y trouve toutes les difficultés décisives. Ce commentaire s'efforce d'en faire voir le plus grand nombre. Il ne s'agit pourtant pas d'exposer la théorie de Freud en marquant à son endroit un rejet de principe. Au contraire, il est philosophiquement capital, semble-t-il, d'exposer celle-ci à la discussion argumentative, seul moyen de faire ressortir sa profonde cohérence rationnelle. En cela, poser des questions de logique au texte n'est pas une sorte d'attentat contre un penseur dont on devrait d'abord se soucier de comprendre ce qu'il dit, avant de le critiquer. Car ce que dit Freud ne se comprend qu'en dérivant certaines conséquences de ses thèses. Freud lui-même nous y encourage, puisqu'il est avéré qu'il butait lui-même, à l'époque, sur des difficultés qui l'obligeaient à évoluer. Aussi a-t-on là un préalable à tout développement plus ambitieux: en particulier, aux tentatives de justifier les positions de Freud, disons au second degré, en le rattachant indirectement à tel ou tel courant de la philosophie traditionnelle, morale ou esthétique, dont la psychanalyse serait un nouvel avatar. En conséquence, c'est dans un second temps seulement qu'il nous arrivera de discuter les grands concepts du texte à la lumière des philosophes qui ont beaucoup marqué le renouveau des études freudiennes en France (dont P.Ricoeur, 1965, au titre de l'herméneutique, c'est-à-dire de la théorie de l'interprétation).

Ce décalage des niveaux de lecture n'établit aucune hiérarchie implicite, attribuant plus de valeur à l'une ou l'autre approche. C'est seulement un moyen de souligner que le texte de Freud, si l'on veut en percevoir la valeur philosophique, n'est en aucune manière directement lisible; il exige des médiations. Et comme il ne s'agit ici nullement de former de futurs psychanalystes à la psychanalyse (ce qui était un des buts de Freud en prononçant ses conférences), il faut, certes, rendre visible l'objet empirique dont il traite, mais aussi rendre plus intelligibles les raisonnements mis en jeu. À partir de là seulement, on pourra lancer des ponts vers les rives supposées plus connues des problèmes cardinaux de la philosophie. Qu'est-ce qu'une science? Qu'est-ce qu'un problème moral? Que se passe-t-il chez l'artiste qui crée? Quel sens a l'existence humaine? Aucune de ces questions ne figure comme telle dans le texte, mais elles y sont constamment posées.

Rappelons en effet, après tous ceux qui se sont intéressés philosophiquement à la psychanalyse, que celle-ci n'est pas la philosophie, ni même de la philosophie. À l'égard de la philosophie en général, et tout particulièrement de la prétention de l'épistémologue à critiquer la psychanalyse, Freud a même, dans la troisième conférence, quelques phrases fort dures, quoique régulièrement mal comprises. Mais sa doctrine fournit à l'esprit qui veut s'exercer un incomparable objet d'étude, et un superbe exemple de ce que peut l'imagination conceptuelle devant des phénomènes profondément opaques, mais d'une grande densité humaine. Et comme on verra que la pente ultime de la construction de Freud est plus éthique que scientifique, ce serait d'autant plus lui faire injure que de la monumentaliser comme une production éminente de notre culture, sans lui avoir fait l'honneur de l'interroger à fond quant à sa vérité.

PREMIÈRE CONFÉRENCE

I. À QUI FREUD S'ADRESSAIT-IL?

Quand Freud commence à parler, le 7 septembre 1909, devant l'auditoire rassemblé à la Clarck University, il a devant lui un parterre d'éminents intellectuels: William James, frère du romancier Henry James et l'un des pères de la psychologie moderne, également neurologue, et promoteur de cette philosophie typiquement américaine appelée pragmatisme; ou encore Boas, exilé d'Allemagne, où son génie d'anthropologue n'a pas trouvé de responsabilités à sa mesure. Sont aussi présents le psychophysiologue Titchener, un praticien chevronné de la psychothérapie, Hall, et déjà un maître dans ce domaine, Putnam. Il y a là, enfin, Meyer, qui deviendra plus tard le patron incontesté de la psychiatrie américaine. Ils comprennent l'allemand. Freud, accompagné du suisse Jung, dont les fonctions dans le temple de la médecine mentale du temps, l'hôpital du Burghölzli à Berne, lui feront longtemps espérer une totale reconnaissance, a encore à ses côtés un des psychanalystes les plus créatifs, le hongrois Ferenczi, l'anglais Jones, son futur biographe, et Brill, le premier praticien américain. L'aréopage cosmopolite qui se presse pour écouter Freud représente à la fois sa consécration (enfin la psychanalyse est entendue, et non rejetée a priori, comme c'est encore le cas chez les spécialistes français des maladies nerveuses, pourtant pas si mal informés), mais aussi un danger: celui de décevoir.

Pierre Janet, le grand concurrent, et en un sens le précurseur de Freud dans l'étude des mécanismes inconscients, était en effet venu quelques années auparavant, en 1904 à Boston et en 1906 à Harvard, s'exprimer sur des sujets comparables: quelle est la nature des troubles névrotiques et comment les soigner? Or, Janet avait déplu. Son pessimisme thérapeutique, Freud le sentait d'ailleurs fort bien, ne pouvait convenir à l'esprit positif des Américains, à la recherche d'une méthode efficace, et donc d'une explication profonde des phénomènes, dont Janet avait certes habilement caractérisé la forme générale, mais pas du tout l'étiologie. Freud parle donc à de véritables savants, qui se demandent si le Viennois, dont on connaissait les travaux bien mieux qu'il ne l'a toujours prétendu, valait effectivement davantage que celui qu'on perçoit alors, surtout, comme son symétrique français. Il sera donc capital pour Freud de se situer par rapport à Janet, et de faire remonter encore au-delà, à Charcot, le fameux médecin de la Salpêtrière qui fut leur maître à tous deux, un certain nombre de faits cliniques et d'interprétations, qui montreront à son public américain à quel point il n'est redevable en rien au Français.

On le voit, un certain biais s'introduit déjà dans ces conférences, lié à l'identification de Freud à sa propre théorie. Il l'assume d'ailleurs d'entrée de jeu: "Je suppose que je dois cet honneur uniquement au fait que mon nom se rattache au thème de la psychanalyse" (29, omis dans Le Lay), et elle lui fera avancer plusieurs propositions contestables.

Le souci qu'a Freud de privilégier son cheminement personnel au milieu d'un paysage où il est loin d'être seul, explique l'architecture générale de cette prise de contact: d'abord (II.), exposer ce que fut la genèse empirique des problèmes de la psychanalyse, en rappelant le cas princeps d'Anna O., la jeune hystérique, et les principes de la cure dite cathartique qui lui fut administrée, et d'où tout devait partir; ensuite (III.), répéter les enseignements décisifs que Freud et son collègue Breuer avaient formulés dans les Etudes sur l'hystérie de 1895, en s'appuyant sur ce type de cas. Dépassant enfin Breuer, Freud pourra avancer ses propres thèses (IV.), et exposer pas à pas sa démarche.

II. LA GENÈSE EMPIRIQUE DES PROBLÈMES DE LA PSYCHANALYSE

A/ Le cas d'Anna O. et la clinique classique de l'hystérie

Des deux paragraphes introductifs au récit de ce cas inaugural, Freud entend nous faire retenir deux choses. En premier lieu, l'origine problématique de ce qui, entre ses mains, est devenu la psychanalyse. Avant d'être une théorie et peut-être un système quasi philosophique, sa doctrine procède d'une certaine attention à des faits pathologiques déterminés. Ceux-ci ne sont pas simplement matériellement constatables. Ce sont encore des objets d'élaboration intellectuelle et affective chez ceux qui en sont atteints. En cela, l'hystérie les concerne dans leur être, et pas seulement dans leur corps, ou dans leurs processus mentaux, ou dans une combinaison contingente de ces deux facteurs. Il faut donc à la psychanalyse un enracinement clinique: elle ne pouvait naître que sous un regard médical ouvert, c'est-à-dire à la fois respectueux des détails objectifs (fort subtils), mais aussi philosophiquement conscient de ses enjeux subjectifs, et de l'essence même de la médecine. Aussi Freud n'a-t-il pas du tout privilégié un cas qui n'aurait de sens que dans le cadre de sa théorie; et il ne l'a même pas observé personnellement, puisqu'il l'emprunte à son ami Breuer. Mais il sait que parmi ses auditeurs, ces pathologies sont bien connues. En second lieu, ce qui est beaucoup plus surprenant, il attribue à la malade elle-même un rôle central dans l'identification du genre d'effet que le traitement de Breuer va provoquer sur elle, comme si elle partageait avec son médecin le mérite d'avoir frayé la voie à la psychanalyse. Elle va en effet caractériser la thérapie (en anglais, car elle avait perdu l'usage de l'allemand) comme "talking cure", ou cure par la parole, et comme "chimney sweeping", ou ramonage de cheminée, métaphore désignant l'issue enfin donnée aux affects pathogènes coincés en elle (36, 13). Sans cette précieuse indication de la part de celle qui, aux yeux de la plupart des médecins, n'aurait été que l'objet et non le sujetdu traitement, rien n'aurait pu commencer. C'est ainsi que Freud note qu'une formation médicale n'est pas nécessaire pour le suivre (quoique ce ne soit tout de même pas une contre-indication!); car on va, en un sens, au-delà de ce qu'opère la médecine.

En conséquence, dans l'histoire que Freud raconte (on la lira en détail, sous la plume de Breuer, dans les Etudes sur l'hystérie de 1895), deux facteurs interagissent continûment. D'un côté, il importe à Anna O. de faire valoir la vérité de sa souffrance, au-delà, de sa simple réalité psychique ou somatique, et pour cela, il était décisif que l'observation ne soit pas recueillie juste scrupuleusement, mais encore de façon "bienveillante" (34, "sympathique", 12, et même "avec amour", 8). Le clinicien est ainsi pris à témoin de ce qu'il observe, et ce qu'il est lui aussi, son caractère, devient donc un élément déterminant du tableau clinique. On devine que le résultat de son travail ne peut plus être un simple accroissement de ses connaissances, mais tout autant, une expérience de vérité qu'il partage avec un autre être souffrant. D'un autre côté, la rigueur scientifique protège (ou devrait protéger) le clinicien de la "confusion des sentiments": il s'agit encore, dans l'écoute d'une hystérique aussi brillante et pathétique que Anna O., de dégager des invariants, de les corréler avec l'état actuel du savoir médical sur l'hystérie, et si c'est possible (on verra que c'est là que Breuer a péché), d'inscrire objectivement les figures mêmes de sa propre implication subjective dans la constitution du tableau clinique.

Notons qu'un tel dispositif séduit. Il ranime une ambition qui fut toujours celle de la médecine: soigner moins le corps que l'homme en son entier. Mais ce faisant, il met gravement en danger l'un des acquis les plus sûrs de la médecine scientifique qui s'était forgée au milieu du XIXème siècle. Car il est bien difficile d'imaginer comment on pourrait donner, des effets de ce dispositif, une quelconque vérification expérimentale: le cadre clinique décide trop du contenu même des phénomènes qui s'y manifestent, et ce qui se passe dans l'inaccessible esprit du patient ou du thérapeute se laisse mal généraliser. Cette difficulté, d'ailleurs, n'est pas propre à la psychanalyse, mais à toute espèce de traitement des douleurs psychiques (y compris médicamenteux, ce qui n'était pas possible à l'époque de Freud). Jamais le médecin ne peut faire abstraction de son implication subjective, puisque celle-ci est consubstantielle à une maladie dont le sujet se plaint, comme personne, à une autre personne.

Ceci posé, de quoi souffrait Anna O., et comment comprenait-on, à l'époque où Breuer fut appelé à son chevet (en 1882), de pareils symptômes?

Pour un expert comme Breuer, le diagnostic n'avait pas dû être compliqué. Il s'agissait à l'évidence d'une "petite hystérie", affection surtout féminine, et marquée, du côté du corps, par des paralysies et des anesthésies mobiles (mais indifférentes aux tracés nerveux connus des neurologues), et du côté de l'esprit, par des états de confusion, de délire, ainsi que, dans ce cas précis, par une phobie spéciale (le refus de boire de l'eau, ou hydrophobie). De plus, comme on l'a dit, Anna O. ne pouvait plus s'exprimer en allemand, mais seulement en anglais. Or, l'aphasie, c'est-à-dire la maladie due à une lésion matérielle du cerveau qui touche les facultés de langage, comporte bien des troubles graves de l'expression des mots, des sons ou des phrases, mais pas d'une langue en son entier, au profit d'une autre où tout serait parfaitement conservé! On imagine donc aisément Breuer vérifiant, par acquis de conscience, l'état organique de sa patiente, ne trouvant rien d'anormal, et concluant, comme tous les médecins à l'époque, à la nature psychique, ou mentale, ou morale (les ennuis théoriques commencent là) de la bizarrerie clinique de sa patiente. Il faut avouer qu'il aurait pu buter sur plus dramatique encore: Anna O. ne souffre pas, en effet, de violentes crises convulsives, comme les patientes que Charcot, le praticien le plus célèbre alors, examine à la Salpêtrière, dans ces années 1880, et pour lesquelles il a forgé le nom de "grande hystérie". Mais ce détail, et les remarques de Freud sur la relative innocuité de la maladie, ont un rôle stratégique dans l'argument. Anna O. est un bon exemple, parce que des manifestations convulsives, voisines de l'épilepsie, auraient irrésistiblement porté l'auditoire à supposer une lésion neurologique grave, même si l'examen corporel n'avait rien révélé. Anna O. n'offre que les symptômes de l'hystérie qu'il était d'usage, à l'époque, de considérer comme psychologiques.

Freud, commentant ce tableau et la manière dont il était compris à l'époque de Breuer, dit donc deux choses. D'une part, il souligne combien il était difficile de poser correctement le diagnostic d'hystérie, au sens où pareil jugement écartait la possibilité d'une atteinte du cerveau. D'autre part, il avance que l'hystérie était, tout au moins à l'époque, considérée comme impliquant un pronostic favorable, pourvu qu'on sût attendre (31-33, 10-11).

Ceci mérite commentaire. Concernant le premier point, il faut savoir qu'une partie considérable de la sémiologie neurologique moderne (c'est-à-dire de l'analyse des signes dont on infère l'état du système nerveux et de ses lésions supposées) est sortie de l'exigence clinique de discriminer, d'un côté, les troubles hystériques (ou psychologiques), et de l'autre, les cas vraiment organiques. Il y a donc, cachée sous ces quelques lignes de Freud, plus de tension qu'elles ne laissent transparaître. En fait, un personnage crucial n'est pas cité: le neurologue Babinski, lui aussi élève de Charcot, et qui est précisément l'inventeur de ce "diagnostic différentiel" (32, 10) dont Freud dit ne pas devoir tenir compte ici. Car Babinski, vrai génie de la neurologie, avait tiré de ses travaux une conclusion dont nous allons retrouver plus loin la trace: s'il n'y a rien de cérébral (au sens physique) dans ces troubles, malgré leur apparence de gravité extrême, alors, ils ne sont pas dignes de considération médicale. En d'autres termes, ils n'ont qu'une consistance morale. Ils sont le fruit de la complaisance des hystériques à leur propre maladie, et s'ils ne sont peut-être pas toujours consciemment simulés, du moins sont-ils à-demi simulés. Une vigoureuse et persuasive admonestation doit en venir à bout. Les termes de l'alternative sont simples: ou bien une maladie est vraie, organique et objective, ou bien elle est fausse, morale, et subjective. Il est donc nécessaire, si l'on veut promouvoir une neurologie scientifique, d'expulser des hôpitaux les traîne-misère engendrées par l'impéritie médicale, et qui se dupent elles-mêmes avec leurs praticiens, en prétextant de pseudo-maladies. La position de Babinski exprime nettement, d'ailleurs, ce qu'on pourrait trouver chez nombre des médecins méfiants auxquels Freud fait ici allusion, qui soupçonnent les hystériques "d'exagérer et de vouloir tromper délibérément" (34, 12). De fait, il faut le souligner, la volonté d'Anna O. de prendre à témoin Breuer de ses souffrances est assez visible dans le récit circonstancié des Etudes sur l'hystérie. Cela est bien fait pour exciter le doute: qu'est-ce que cette maladie qui a tant besoin de se faire reconnaître comme maladie par autrui, et qui n'est pas sans un côté théâtral? Ne perdons pas cette indication sur la théâtralité de l'hystérie, c'est un lieu commun des analyses médicales du temps, , tout en remarquant la double ligne de défense que Freud établit.

Introduisant le nom d'hystérie, il précise en effet que cet "état énigmatique" est connu depuis les grecs (hystera, en grec, désigne l'utérus), et ainsi, a toujours existé. Il ajoute que l'hystérie "est capable de simuler toute une série de tableaux de maladies graves" (32, 10). Nuance capitale: ce n'est pas la malade qui simule, mais sa maladie. Dans le premier cas, la malade n'est malade de rien, mais, comme sujet moral, elle est responsable d'une tromperie; dans le second, elle est objectivement malade, et comme sujet, elle est une victime. Or, la question se pose de savoir comment cette défense est compatible avec l'aveu, par Freud lui-même, de la tendance de l'hystérie, la nature aidant, à guérir spontanément (33, 10). Pareille rémission spontanée, d'un côté, semble plus cohérente avec un pseudo-trouble qu'avec une vraie maladie, et d'un autre côté, s'il est vrai que l'hystérie guérit toute seule, à quel critère mesurer l'efficacité du traitement qu'on en propose (psychanalytique ou pas)? Freud ne répond pas à ces questions. Ce qui lui importe paraît davantage être ceci: en ne s'interrogeant plus sur la nature d'une obscure déficience nerveuse, mais en faisant porter l'accent sur les rapports du médecin au patient lui-même, il s'agira encore d'aider la nature, ce que fait toute médecine, mais de l'aider autrement. Or, on doit se donner des moyens originaux pour cela, au lieu de se cramponner par déformation professionnelle aux principes d'objectivité de la neurologie traditionnelle (34, 11-12). On s'intéressera ainsi à ce que le malade fait de sa maladie, sans le suspecter a priori de jouer volontairement la comédie, mais en notant la dimension d'artifice et d'exagération qui contamine les symptômes, et en aidant le malade à en prendre conscience.

C'est peut-être pourtant tomber de Charybde en Scylla, et les auditeurs de Freud ont sans doute ici saisi la radicalité du point de vue qui se mettait en place sous leurs yeux. Car, à tout prendre, n'aurait-il pas mieux valu que l'hystérie soit en quelque manière un trouble organique, ou quasi, qu'une atteinte subjective de cette sorte? Un corps se laisse manipuler, modifier, du moins peut-on espérer. Mais un sujet, s'il est susceptible de souffrir d'hystérie, comment agir sur lui? N'est-il pas alors ontologiquement atteint, si c'est en tant que sujet qu'il est malade, s'il se constitue comme malade (ce qui est bien autre chose que de faire le malade)?

Ajoutons à cela une considération plus générale. Considérer les hystériques comme des menteuses, c'est porter un jugement moral sur la façon dont elles prêtent la main à leur maladie, sinon même les accuser de l'inventer pour se faire plaindre. Et il est avéré que les tableaux cliniques de l'hystérie sont régulièrement suspects: la malade y est toujours un peu trop intéressée à faire reconnaître ses souffrances. Mais, et c'est le point crucial, le jugement moral est-il la seule façon de considérer l'implication subjective d'un individu dans sa conduite? Entre le sujet moral et le corps vivant qu'objective la médecine scientifique, n'y a-t-il aucun jeu possible?

B/ La méthode cathartique de Breuer: procédés et résultats

Breuer partit donc, raconte Freud, d'un phénomène qui l'avait beaucoup frappé, lors des absences de sa patiente. Elle semblait emportée par des fantaisies privées, des "rêves diurnes" (35, 12), dont le contenu, imprégné de ses préoccupations affectives les plus profondes, se trahissait de temps à autres par certaines paroles qu'elle prononçait comme pour elle seule. Ce n'est pas un phénomène banal: notant qu'elle se trahissait, Breuer voit qu'il s'agissait d'une question de vérité pour Anna O., non de l'échappement contingent de paroles immotivées. Davantage, la vérité en question est soumise à des "forces", qui l'arrachent à la jeune fille à son insu, et dont il était raisonnable de supposer qu'elles étaient liées à l'intensité corporelle des troubles. Mais voilà, peut-on parler sans métaphore de la "force de la vérité", et donner à une expression pareille une valeur objective (voire un contenu psychophysiologique)?

Or, au lieu de laisser s'exprimer à son gré une patiente qui, après tout, parlait devant lui spontanément, Breuer eut l'idée, bien dans l'air du temps, de l'hypnotiser. Il connaissait, comme tous les contemporains, la réputation de grande hypnotisabilité des hystériques, et voulait en savoir davantage. Il avait en particulier noté l'effet sédatif du récit qu'il faisait à Anna O., une fois celle-ci réveillée, de ce qu'elle avait évoqué pendant ses absences. Or, faire parler quelqu'un sous hypnose, cela n'était pas banal; Charcot, par exemple, n'y avait jamais pensé. On se contentait plutôt, quand la situation se présentait, d'intimer par suggestion aux hystériques l'ordre de recouvrer leur sensibilité perdue, ou le mouvement de tel de leur membre paralysé, et puis on les réveillait, en espérant que cette guérison hypnotique se maintiendrait. Il semble donc que Breuer, en utilisant ce procédé de pénétration de la mémoire, ait ranimé de fort anciennes traditions des "magnétiseurs" du début du XIXème, souvent taxés de charlatanisme dans les milieux savants. En généralisant et en répétant la méthode, absence / hypnose / récit par Anna O. d'un souvenir oublié, toujours douloureux ou "traumatique" / réveil / restitution par Breuer de ce souvenir / sédation de l'hystérie, aussi bien sur son versant psychologique que dans ses symptômes somatiques, Breuer venait d'inventer le traitement "cathartique" (du grec catharsis, purification ou purgation). Freud donne deux exemples de succès: la guérison de l'hydrophobie par remémoration de l'épisode du chien (36-37, 13), puis celui, beaucoup plus complexe, mais répondant au même principe, du rétrécissement du champ visuel, des paralysies, des hallucinations et de l'oubli de l'allemand, par remémoration de la scène de veille au chevet du père mourant (39-40, 15). Il y ajoute un exemple de tic chez une de ses patientes traitée à la façon de Breuer (40-41, 16).

Il faut suivre ici à la loupe la construction de l'hypothèse de Freud et Breuer; la phrase décisive est celle-ci: "On ne pouvait se soustraire à l'impression que le changement psychique qui se manifestait pendant les absences était une conséquence du stimulus qui procédait de ces formations de fantaisies hautement riches d'affect" (et dans lesquelles Anna O. semblait complètement absorbée). En effet, dans ce passage, s'établit un lien de cause à effet entre, d'une part, une élaboration psychique intensément émotive, soustraite à la conscience, et de l'autre, un trouble mental, une absence de la conscience à elle-même, qui n'offrait pourtant à première vue aucun sens déterminé. De même pour les symptômes somatiques, ou les symptômes systématiques, c'est-à-dire intelligents, tel l'oubli total de l'allemand, etc. Ce lien de cause à effet fonde alors une démarche inductive: il devient concevable de remonter de n'importe quelle anomalie de la vie consciente, à quelque chose d'insu du sujet, et qui, dans les profondeurs de son psychisme, cause le symptôme. Un autre facteur entre aussitôt en ligne de compte: la patiente fait bien elle-même un raisonnement de ce genre, attribue à ce mécanisme supposé l'origine de ses améliorations, et se prête au jeu (35, et non "tombe dans le piège", 12). L'ordre, enfin, qui semble s'imposer dans les remémorations vient renforcer l'impression qu'on a bien là un rapport de cause à effet: il y a une chaîne de souvenirs traumatiques à reproduire chronologiquement, pour arriver à celui, primitif, auquel les suivants n'étaient qu'analogues, et dont seule la remémoration produira l'effet curatif (38, 14). Nous sommes déjà, ainsi, au coeur d'un problème épistémologique majeur de la doctrine de Freud, et que l'on pourrait préciser en posant les questions suivantes:

¨ S'il y a bien un rapport de cause à effet entre les phénomènes indiqués par Freud (l'un se déroulant à l'insu du sujet, l'autre causant un trouble mental dans la conscience), quelle loi pouvons-nous établir sur cette base? La causalité, dit-on en effet, a un sens "nomologique" essentiel, c'est-à-dire qu'elle doit s'inscrire dans un cadre logique où seront spécifiées sous forme déductive les relations entre événements rapportés l'un à l'autre. Par exemple, les effets du choc de deux particules de matière dépendent de la loi de la gravitation, qui permet, à partir de la connaissance des conditions empiriques particulières du choc, de dériver mathématiquement les positions résultantes. Mais quel genre de déduction universelle la causalité invoquée par Freud peut-elle bien permettre? Ce n'est même pas qu'il y a trop de circonstances accidentelles, qui brouillent la transparence du rapport causal en question (comme dans les sciences morales, moins strictes que la physique). C'est que Freud appelle "causalité" un vague rapport de co-occurrence, plus proche du langage quotidien et des représentations de la psychologie populaire, que de la véritable science déterministe.

¨ Au tout début de sa conférence, Freud définit la psychanalyse comme une "nouvelle méthode d'investigation et de guérison" (29, omis dans Le Lay). L'effet thérapeutique est donc l'effet essentiel qui donne à penser qu'il y a là, sous-jacent, un processus causal ignoré. Mais peut-on se contenter, pour affirmer l'existence d'un tel processus, d'une analyse rétrospective? Freud donne-t-il les moyens prospectifs de prédire quoi que ce soit à partir du rapport de cause à effet dont il fait l'hypothèse?

¨ En quoi l'aveu et l'adhésion de la patiente peuvent-ils bien conforter cette revendication d'une causalité jusqu'alors inaperçue? Cette adhésion est-elle un ingrédient étiologique de plein droit dans la causalité que Freud ne peut s'empêcher, dit-il, d'imaginer? Ou bien est-ce une circonstance surajoutée et parfaitement extérieure? Qu'ajoute en effet à une relation de cause à effet, le fait que je la reconnaisse (ou que j'en prenne conscience) comme étant une relation de cause à effet?

¨ Quel est le statut de l'ordre dans lequel les phénomènes doivent être remémorés pour que la guérison s'ensuive? Que doit-il au fait évident que les événements se suivent, et comment exprime-t-il l'effet causal supposé primitif d'un traumatisme plus ancien et plus décisif, que feraient juste résonner les suivants? Comment discriminer ces deux aspects, sans trivialiser l'idée de Freud, en retenant seulement que le plus ancien et le plus grave est forcément le plus important, mais par définition, et non en vertu d'un processus psychique inédit?

¨ Qu'est-ce qui, enfin, fait passer Freud de l'impression que les choses sont ainsi déterminées, à la certitude qu'il a découvert un mécanisme causal psychique original et jamais vu avant lui (et Breuer)? Dispose-t-il de confirmations externes? Comment répondre à l'objection selon laquelle tout ce qui se passe dans l'esprit n'est rien qu'une suggestion médicale, renforcée par l'autosuggestion d'une Anna O. "jouant le jeu", tandis que l'hystérie réelle se résorbe en réalité spontanément, ainsi que Freud en a reconnu lui-même la possibilité?

Une remarque sur cette série de questions: à aucun moment elle ne fait intervenir les concepts de la psychanalyse en tant que discipline constituée. Pas question ici d'inconscient, de refoulement, de sexualité infantile ou de transfert. Les difficultés commencent donc dès la préconstitution de la psychanalyse, dans les inférences mises en oeuvre pour faire la théorie du traitement cathartique. De deux choses l'une, donc: ou bien la psychanalyse, qui s'est édifiée par la suite entre les mains du seul Freud, est capable, grâce aux concepts spécifiques qu'on a cités, de parer aux objections qui surgissent déjà au degré-zéro de l'observation clinique, ou bien elle repose sur un fondement meuble, dont l'instabilité retentira ensuite à tous les étages. On retrouvera donc plus d'une fois ces questions.

Il serait également dangereux de les écarter en prétextant que l'apport "vraiment philosophique" de Freud n'est jamais que le doute fondamental qu'il aurait jeté sur le thème classique (et post-cartésien) de la transparence de la conscience à elle-même. On voit bien, de ce point de vue, combien ces cinq questions pourraient être contestées, comme de vaines arguties d'épistémologue, s'inquiétant plus pour la science que pour la philosophie. Mais il n'en est rien. Personne n'a attendu Freud pour douter de la transparence de la conscience à elle-même. On le rapproche parfois de Nietzsche ou de Kierkegaard, à cet effet. En revanche, il est tout à fait décisif de savoir s'il existe des raisons empiriques de douter de cette transparence, et si ces raisons sont objectivement fondées, et non dérivées de la critique conceptuelle à l'intérieur du champ strict de la philosophie. Ceci justifie nos questions, à la fois comme une marque de respect à l'égard de ce que Freud veut établir, et qui n'est ni de la philosophie, ni philosophiquement argumenté, et d'autre part, comme un préalable indispensable à toute reproblématisation des ambitions de Freud à un niveau éventuellement métaphysique.

III. L'ENSEIGNEMENT TIRÉ DE L'EXPÉRIENCE DE BREUER, ET L'HYPOTHÈSE ÉTIOLOGIQUE DE FREUD

A/ Hystérie et réminiscence

Pour le moment, contentons-nous de voir comment Freud déploie son hypothèse.

Après avoir plusieurs fois cité littéralement les Etudes sur l'hystérie, Freud en extrait la formule capitale, "nos malades hystériques souffrent de réminiscences" (41, 16). Il ne s'agit donc pas de simples souvenirs, mais de souvenirs envahissants, dont la texture psychologique se rapprochera bien du rêve diurne mentionné plus haut, qui allait jusqu'à plonger Anna O. dans un état d'absence mentale. Cet état, nous en avons une certaine idée. Les images s'y imposent à notre esprit avec une tonalité peut-être mélancolique, ou poétique, mais en tous cas fréquemment teintée de plaisir. Nous vivons alors passivement le flux des idées en nous, et la psychologie populaire (comme la littérature) a depuis longtemps remarqué que ce que nous appelons après Freud, quoique en un sens non-technique, nos "fantasmes" (de puissance, de tendresse, etc.), s'y donnent libre cours. Ajoutons qu'une réminiscence se change aisément en une fabrication pure et simple. Elle n'est pas liée, comme un souvenir, aux événements réels. Dans la réminiscence, ceux-ci ne sont plus, à la limite, que la toile de fond sur laquelle nous composons des tableaux purement privés, dont nous n'aimons pas être distraits. Le deuil, l'état amoureux, sont des situations de l'existence riches en processus mentaux de ce genre. Pour le moment, les choses sont donc assez claires. Mais comment peut-on souffrir de représentations en tant que telles? C'est franchement obscur, si l'on entend par là souffrir d'une affection médicalement objectivable.

Freud distingue trois éléments: la représentation , l'affect qui l'accompagne, et l'événement (traumatique, précise-t-il) qui s'est produit autrefois. Son but est de montrer qu'il peut y avoir entre eux des rapports bien différents de ceux qu'on admet d'ordinaire, et qui transfèrent la tonalité affective éprouvée lors d'un accident particulier de la vie, à la représentation que nous en conservons dans la mémoire, en sorte, de plus, que la représentation représente effectivement l'événement tel qu'il est advenu dans le passé, et y reste solidement accroché. Il propose alors une parabole. Il compare les hystériques à deux personnes qui pleureraient, absorbées devant des "symboles commémoratifs" (42, 16) de drames du passé lointain, sans plus prêter attention à la vie réelle autour d'elles. L'esprit malade est affectivement fixé à cela-même qui le rend malade, aux "traumatismes pathogènes" (43, 17). Ainsi, ce qui ne devrait plus réellement affecter personne (une mort, une catastrophe), continue d'affecter les malades au niveau des représentations de souvenir, tandis que le rapport entre l'événement réel, douloureux du passé, et la représentation, n'est plus direct, mais symbolique, c'est-à-dire lâche, et éventuellement énigmatique pour l'hystérique. Tout se passe comme si "ça" commémorait en lui. Quoi? Il n'en sait rien, ou pas grand-chose, mais pleure quand même. Les trois dimensions du souvenir émouvant ordinaire sont complètement désintriquées; et la pathologie des névroses, dit Freud, nous contraint à supposer la possibilité d'une telle désintrication, normalement invisible ou insoupçonnable.

Or, comment se fait-il que le malade puisse rester fixé à ce qui cause sa douleur? L'exemple le fait bien comprendre: il n'arrive pas, pour ainsi dire, à faire son deuil de quelque chose qui est pourtant radicalement perdu; il adhère à une image, dont nous sentons bien qu'elle est idéalisée, de ce qu'il ne veut pas perdre, malgré la réalité, et dont il tire, mais en pensée, du plaisir, à simplement l'évoquer. Autrement dit, ce qui correspond d'un côté à une douleur effective, celle du symptôme névrotique, équivaut d'un autre côté à une délectation étrange, du type de la fantaisie se déployant dans la réminiscence. La complaisance au symptôme, notée par tous les cliniciens de l'hystérie et classiquement versée au compte de la simulation, implique donc, dans l'hypothèse étiologique de Freud, qu'on sépare la conscience de quelque chose d'autre, qui l'infiltre, et dont le noyau mémoriel, commémoratif, opère en dernière analyse à l'insu du sujet, et relève d'un plaisir secret.

B/ Symbole commémoratif et causalité pathogène

Soulignons une fois encore le caractère intuitif et séduisant de l'analyse de Freud. Nous voyons bien, spécialement dans les situations de deuil ou de détresse amoureuse, que l'acceptation de ce qui se présente tragiquement non pas comme une réalité, mais plus précisément encore, comme une impossibilité, prend du temps, et se déroule comme un processus obscur en nous et dont nous n'avons pas, en tous cas, la maîtrise toute-consciente. Le cas d'Anna O. se laisse bien concevoir dans ce cadre: son amour pour ce père que la maladie emporte au fil des jours, l'alternance d'espoir et d'angoisse, la résignation se frayant son chemin contre le refus pathétique d'imaginer l'inéluctable, tout cela est propice à ce que la patiente reste fixée au souvenir de ce père, au-delà de ce qu'elle pourrait contrôler consciemment. En cela, Freud élargit habilement les moyens de description dont nous disposons pour exposer ce qui se passe dans des situations de deuil, et plus encore, il nous aide à généraliser ce mécanisme à d'autres situations, qui se laissent concevoir à l'image du deuil, par exemple, des douleurs touchant d'autres genres de perte morale, auxquelles nous ne nous résignons pas facilement (désillusions de la vie sociale, déception sentimentale, etc.). Il y a là une grande affinité avec le travail du romancier.

L'attention critique doit plutôt porter sur la volonté de Freud de tirer de cet évident enrichissement de nos outils descriptifs, une théorie explicative, soit ici une étiopathogénie de l'hystérie (autrement dit, une théorie des causes de cette maladie). Il y a dans le texte deux points délicats, qui à coup sûr provoquent une résistance chez le lecteur. Le premier, c'est la difficulté qu'on éprouve à voir une explication symbolique ou extrêmement indirecte (par exemple le lien entre la scène du chien et l'hydrophobie) avoir un effet matériel, sédatif par exemple, sur des phénomènes corporels intenses (le dégoût d'Anna O.). Le second, c'est la nature de la division que Freud introduit dans le sujet pour dissiper le paradoxe d'une fixation affective au traumatisme pathogène: est-ce vraiment une division dans la réalité psychique, ou bien Freud matérialise-t-il une conséquence purement verbale de la distinction de deux points de vue qu'on peut avoir en décrivant un symptôme?

En effet, je peux accepter comme une raison pertinente le rapprochement entre la scène du chien et l'hydrophobie. Il est même très raisonnable qu'un profond dégoût ait un pareil retentissement, surtout si j'ai dû sur le moment étouffer sa manifestation. Mais, pour autant, cela fait-il une cause objective acceptable de ce dégoût? Nous savons bien qu'on peut donner toutes sortes de raisons à ses propres conduites. Mais de là à penser que nous détenons ainsi la cause véritable de ce qui nous fait agir de telle ou telle manière, il y a un pas. Or, les explications que donne Freud, et qui font concevoir les symptômes actuels comme des transformations symboliques de traumatismes anciens, sont surtout plausibles en tant que raisons, pas tellement comme des causes effectivement vérifiables de ces symptômes. Elles agissent donc bien, on peut le reconnaître, mais peut-être pas à cause de ce que Freud nous indique comme des motifs plausibles. Ou bien, hypothèse encore moins agréable, elles n'agissent pas du tout, et les effets observés ont une autre source (suggestion, guérison spontanée, etc.), le patient acceptant alors n'importe quelle justification (plus ou moins plausible) pour s'approprier subjectivement des transformations de lui-même auxquelles ni lui ni personne ne comprend rien en réalité.

Les logiciens, en effet, connaissent depuis Aristote une faute de raisonnement résumée dans la formule latine, post hoc, ergo propter hoc (après cela, donc à cause de cela). N'est-ce pas ce qui se passe ici? Si la révélation à Anna O. du fait que son aversion pour l'eau est le symbole commémoratif incarné de la scène du chien léchant le verre, est suivie d'une liquidation de l'hydrophobie, cette révélation (comme si le psychanalyste avait découvert la clé de lecture d'un hiéroglyphe écrit sur sa chair) est-elle la cause réelle de la guérison du symptôme? Il faudrait, pour répondre oui, produire une loi causale générale de la correspondance symbolique, et en outre, une règle de traduction systématique des contenus "inconscients" en contenus "conscients" (bien que Freud n'emploie pas encore ces termes); non une vague corrélation entre événements, accompagnée d'une remarque sur les affinités imaginaires qui se dégagent de leurs descriptions.

Mais, second point, que ces deux termes cruciaux ne soient pas encore employés (ils apparaissent à la fin de la leçon, une fois justifiés par le contexte), n'empêche pas de constater qu'avec la parabole des londoniens, les conditions cliniques de leur mise en oeuvre sont ici établies. De ce point de vue, Freud paraît sauter sur la première interprétation possible, celle qui consiste à traiter sur le mode réaliste la partie du contenu psychique qui agissait à l'insu de la conscience. C'est choisir d'emblée l'option la plus métaphysique! Car s'il est essentiel à cette partie nouvelle du psychisme d'exister radicalement à l'insu du sujet, on refabrique une "chose en soi" kantienne , en faisant de ce qui doit servir de fondement à la réalité de certains phénomènes psychiques, une réalité psychique d'un autre ordre, mais inaccessible. On ne comprend plus alors pourquoi Freud insiste pour partir "des caractères les plus importants de la névrose, des plus significatifs sur le plan pratique" (je souligne, 43, 17). En outre, ce durcissement réaliste, Freud le voit fort bien, pourrait avoir des conséquences inverses de celles souhaitées. Soulevant une objection contre lui-même, Freud note en effet qu'il était peut-être normal que Anna O. se retrouve dans un pareil état, qui est, tout compte fait, celui propre au deuil en général. Dans le cas de la dame au tic, la fixation pathogène remontait, il est vrai, à plus de dix ans en arrière, ce qui est énorme (44, 17-18). Mais postuler l'existence d'un agent réel hors de la conscience n'a de sens que s'il est présent dans tous les cas. Du coup, en généralisant ce type d'explication, Freud risque d'abolir la distinction entre le deuil normal (si violent soit-il) et les phénomènes de fixation vraiment pathologique, en rendant tout plus ou moins pathologique. Aussi Freud se contredit-il: lui qui affirmait tout à l'heure (33, 11) la bénignité à long terme de l'hystérie, le voilà maintenant qui affirme que Anna O. aurait fini, si Breuer n'était intervenu, par évoluer comme sa patiente claquant compulsivement la langue.

C/ Désir et contre-volonté

Il faut donc resserrer la lecture, et faire apparaître plus finement les détails du texte qui apportent à ces objections un commencement de réponse. Pour cela, tâchons d'arriver à une détermination plus précise des phénomènes que Freud s'efforce de capter, et pour lesquels il faudra à la fin reconnaître que, si imparfaite soit sa théorie à certains égards, elle a néanmoins quelque chose d'absolument incontournable.

L'exemple clinique de la dame au tic comporte en effet une notation subtile, qui recouvre un ensemble de phénomènes qu'une compréhension philosophique aide à clarifier. Freud pointe en effet que le caractère incoercible du claquement de langue, qui avait fini par envahir toute la vie de sa patiente, renvoyait, quand elle évoquait les circonstances déclenchantes, à deux situations dans lesquelles elle avait dû se forcer à garder le silence, une fois même au risque de sa vie. Or, "par une sorte de contre-volonté" (41, plutôt que "contradiction", 16), c'est justement dans ces occasions que le tic s'était manifesté. Ce n'est pas proprement un symptôme hystérique. Il n'en reste pas moins qu'il met en lumière un aspect décisif des névroses: si je m'interdis un comportement quelconque, je dois, par la force des choses, me le représenter. C'est la raison pour laquelle il n'est pas possible de s'interdire de penser à quelque chose, puisque se l'interdire implique précisément la représentation de ce à quoi l'on se défend de penser. Il en va de même de toutes les expressions de la forme "je n'en veux rien savoir". Or, je ne veux jamais m'interdire que ce qui se présente à moi comme éminemment désirable; et bien sûr, plus j'en ai envie, plus j'y pense, et plus j'y pense, plus je comprends que je le désire. En un sens, non seulement je fais ainsi l'expérience que de la pensée s'impose à moi, bon gré mal gré, mais plus troublant encore, je découvre que mon désir n'est jamais si clair que lorsque j'éprouve avec violence le besoin de m'interdire une action ou une idée précise, qui s'avère précisément être son contenu. Radicalisons ces choses, que les plus fins observateurs de l'hystérie, en particulier Janet, avait exactement notées, et disons enfin ceci de la dame au tic: plus sa résolution était forte de rester silencieuse, plus, en réalité, elle désirait violemment faire du bruit. C'est pourquoi sa résolution avait en quelque manière succombé à la représentation même de ce qu'elle devait dominer. Tout ceci, en outre, était accompagné d'une sorte d'expérience morale confuse d'un processus réel. Les points essentiels semblent alors les suivants:

¨ On peut créditer d'une certaine réalité quelque chose qui s'oppose à la volonté, même si, ce qui n'est certes pas banal, c'est de l'intérieur de l'esprit que jaillit l'opposition. Si le réalisme de Freud se comprend, c'est comme le vêtement théorique d'une expérience d'opacité morale dont il faut recueillir les coordonnées telles qu'elles sont vécues, au risque d'entrer en collision avec les acceptions savantes des mots.

¨ Le concept de réminiscence exige une propriété de plus que celles que nous avions données plus haut: il y a, pour ainsi dire, un élément irruptif radical dans les idées qui s'imposent. Aussi, penser à ce qu'on désire revient, pour une part qui est peut-être ce que Freud voulait mettre au jour, à se sentir emporté dans un flot de représentations chargées d'affect, plus fort que toute volonté. Or, un aspect non-négligeable des raisons que l'on donne à ses actes, dont la pierre de touche est une sorte de convenance esthétique, est qu'on peut à volonté les reconsidérer. Les nouvelles, si l'on veut, annulent les précédentes. Bien sûr, il n'en va pas de même avec les causes réelles de ce que nous faisons, que l'on peut dénier, mais qui n'en existe pas moins toujours. En ce sens précis, donc, la réminiscence cause le symptôme.

¨ Comment se rappeler peut-il soulager? Peut-être parce que le devenir-conscient auquel Breuer et Freud attribuent mystérieusement un effet résolutoire sur le symptôme, donne une issue à un malaise mental, qu'on pourrait comparer à une épine irritante dans la mémoire. Cette épine n'a pas la forme d'une représentation claire, dont nous pourrions justement nous souvenir, mais celle d'un halo obscur et pressant d'images ou de mots en souffrance, comme dit joliment la langue. Nous connaissons bien, après tout, ces états énervants et douloureux, où nous n'arrivons pas à recomposer un souvenir, qui pourtant est là, et nous presse. Un aspect très important de ce genre d'états, est que nous cherchons alors explicitement à ramener le souvenir à la conscience pour chasser le malaise. Aussi, préférons-nous sans doute la première représentation qui passe, et qui a l'air de ressembler au souvenir recherché! Quitte ensuite, bien sûr, à revenir dessus. Il est frappant, en pareil cas, de voir notre activité de représentation nous dominer, et nous imposer même une tonalité affective bien définie (agacement puis soulagement) au fur et à mesure de ses opérations.

C'est une situation clinique de cet ordre que Breuer avait sous les yeux, et il ne faut pas la perdre de vue en jugeant la manière dont il tente d'en rendre compte. Car, pour revenir maintenant aux difficultés soulevées plus haut, touchant la part de description et la part d'explication ici inextricablement mêlées, ce que Freud affirme tient dans un entre-deux délicat. D'un côté, les symboles commémoratifs ne seront jamais n'importe quoi, ou n'importe quelle raison acceptée arbitrairement par le névrosé, pour accompagner un processus mental dont les causes restent indéfinies. Ils ne se rencontrent et ne manifestent leur puissance que sur une pente qui s'impose au sujet, ou que du moins il ne choisit pas, même s'il refuse de s'engager dans leur direction. Mais d'un autre côté, ce qui n'est pas arbitraire n'arrive pas à valoir hors du sujet avec la même "force" qu'il l'éprouve de l'intérieur. En d'autres termes, ce n'est pas n'importe quoi, mais ce n'est pas non plus un processus causal objectivable, qu'on puisse manifester dans l'espace public, et réduire à des lois.

L'ordre auquel il fallait se soumettre dans la remémoration des traumatismes d'Anna O., afin d'en supprimer les effets pathogènes en les ramenant à la conscience (38, 14), prend donc ici une place décisive. Si l'on ne peut pas sauter d'étape et arriver d'emblée au plus grave ou au plus ancien, c'est qu'une contrainte absolue s'exerce sur le médecin comme sur la malade. Bien sûr, tout cela pourrait n'être que suggestion, Anna O. n'a pas plus de raison réelle de guérir de ses souvenirs traumatiques dans tel ordre que dans tel autre. Le premier ordre qui convient suffit, et comme on l'a vu plus haut, qu'il convienne ne prouve pas qu'il était le bon d'un point de vue causal. Mais cet ordre à respecter nous apprend quelque chose qu'aucun critique de la psychanalyse ne note, par ignorance de ce qu'étaient les thérapies ouvertement suggestives pratiquées à l'époque de Freud. Ce fait est le suivant: si la catharsis n'était que suggestion, on pourrait supprimer la maladie en bloc, ce que faisait d'ailleurs les praticiens, affirmant au malade "Vous allez vous sentir mieux", etc. Au malade, dans ce cas, de reconnaître les détails de sa maladie (comme cible globale de la suggestion) derrière des prescriptions abstraites de bien-être. Or, puisqu'on ne peut procéder ainsi avec Anna O., il n'y a donc pas que de la suggestion, ou plus exactement, même s'il y en a, ce n'est pas l'élément essentiel dans le traitement cathartique. En outre, dans ce traitement, s'il faut se guider sur la série des réponses de la patiente, il faut aussi lui laisser, à chaque bifurcation, une initiative qui n'est guère compatible avec l'influence dominatrice qui fonde l'efficacité de la suggestion. Certes, nul ne sait quel est le ressort de cette initiative, c'est-à-dire comment la malade s'oriente et oriente son médecin dans l'ordre des souvenirs à évoquer. Mais, si délicate soit-elle à objectiver, cette contrainte donne un corrélat clinique à la notion de causalité que Freud défend, si exagérée qu'on la trouve par ailleurs. Le malade a bien affaire à quelque chose comme un processus mental déterminé.

Le problème de Freud se trouve ainsi déplacé (pas résolu) et cela du fait de la difficulté intrinsèque de ce qu'il avance, du côté d'une théorie (encore à produire) du rapport entre affect et représentation susceptible de rendre crédible l'entre-deux que l'on vient de voir. Beaucoup de choses resteront encore en suspens, d'un point de vue méthodologique et épistémologique, mais il importait de ne pas laisser la construction de Freud s'écrouler sous le poids d'exigences légitimes, mais relativement extérieures à son projet. Celles-ci pourraient finir par masquer son objet clinique, lequel, comme on voit, est d'une extrême finesse.

IV. LES AFFECTS, LES REPRÉSENTATIONS ET LEUR DESTIN PSYCHIQUE

A/ Le concept de répression

L'aspect biographique ne suffit évidemment pas à Freud. Pour expliquer le symptôme hystérique dans sa forme, et pas seulement dans son contenu symbolique, il faut une théorie de ce qui le rend structurellement possible dans le psychisme.

Freud s'y attelle en partant de ce que la cure cathartique produit chez Anna O. Si le rétablissement s'accompagne d'une violente décharge d'affect (Anna O. revit les scènes oubliées, se met en colère, pleure, etc.), alors, conformément à la logique décrite plus haut, Breuer et Freud vont considérer que cette décharge cause la guérison. Le dernier mot de Freud sera justement pour souligner cette dimension: "Là où existe un symptôme, là se trouve aussi une amnésie, une lacune du souvenir, et le comblement de cette lacune implique la suppression des conditions d'apparition du symptôme" (48, "conditions d'apparition", l'expression décisive, puisqu'elle interdit de penser la guérison comme un épiphénomène, est omise par Le Lay, 20). En conséquence, une fois sauté le pas de la clinique vers l'étiologie, ce qui cause la maladie devient évident: les affects désormais déchargés étaient auparavant "coincés" dans le psychisme de la malade (46, 19). Deux termes désignent plus techniquement l'opération: l'affect est soit "réprimé", soit "inhibé" (44-45, la traduction de Le Lay par "refoulé" est un contresens, 18). Nous allons d'abord clarifier ce que Freud vise par là. Ensuite, son analyse porte sur l'aspect mental en tant que tel, les pures représentations, par opposition à ce qui, du symptôme hystérique, s'incarne dans le corps. À ce moment, Freud introduit pour la première fois la paire "conscient" / "inconscient" (48, 20), mais en la rapportant à ce que révèlent certains états d'hypnose profonde. Il ne s'agit donc pas encore de "refoulement" proprement dit (le mot n'apparaît que dans la conférence du lendemain), mais de son archéologie conceptuelle.

Voilà donc un passage où Freud met explicitement en avant le primat des affects sur les représentations intellectuelles, pour penser les causes de la névrose. Mais qu'est-ce au juste qu'un affect? Affect et émotion sont étroitement corrélés, et donnés comme équivalents dans le texte, et de fait, ils obéissent à la même grammaire. On parle ainsi d'affect ou d'émotion dans l'amour, la colère, la tristesse mélancolique, etc. Mais pour les auditeurs de Freud, qui, rappelons-le, connaissaient bien les débats du temps, le recours à ce vocabulaire n'était pas indifférent. En 1908, en effet, avait eu lieu à la Société de neurologie de Paris, une violente querelle opposant Babinski, dont il a été question plus haut, et un autre grand médecin, Déjerine, dont on reparlera. Le contenu en avait été largement diffusé. À la thèse du premier, affirmant qu'on devait surtout considérer les hystériques comme des demi-simulatrices, et niant l'objectivité des troubles somatiques qu'elles présentaient, le second opposait une théorie de l'exagération de la réponse physique ordinaire à des émotions violentes et impromptues. Face à certains chocs moraux, au lieu de perdre contenance, les hystériques déliraient, au lieu de s'évanouir, ou de rester juste momentanément tétanisées sous le coup, elles développaient des paralysies très étendues et demeuraient anesthésiques, etc. En dernière analyse, Déjerine attribuait à la dégénérescence ces réactions si disproportionnées.

Freud récuse une explication si plate. L'affect est bien davantage la modalité complexe (même si elle est qualitativement simple) sous laquelle le sujet est ému. L'émotion peut-être générale, l'affect, idiosyncrasique (spécifique à l'individu). D'autre part, dans la psychologie allemande, l'affect renvoie aussi bien à des états diffus qu'à des secousses soudaines; il évoque en effet un retentissement intime, qui peut être celui d'une ambiance vague, et pas nécessairement celui d'un événement. Parler ici d'un mécanisme psychologique compliqué au sujet des affects a dû frapper l'auditoire, comme un approfondissement manifeste de l'idée de Déjerine. Bien plus: plus ce mécanisme est saillant, moins il est nécessaire de recourir à la dégénérescence mentale comme cause ultime. Car, invisible, celle-ci n'engageait à rien.

Comment fonctionne ce mécanisme des affects? Freud se les représente comme des "grandeurs déplaçables" (45, omis par Le Lay), qui sont à la fois des "excitations" et des "sources d'excitation" dans la vie psychique (44 et 46, 18 et 19, "sources d'irritation"). Ce sont donc, pour une part, des agents physiologiquement actifs, susceptibles de conduction nerveuse, ce qu'exprime Freud en pointant leurs effets pathogènes dans l'"innervation" et l'"inhibition" du corps, comme causant, en d'autres termes, l'hypersensibilité ou la paralysie. En même temps, il importe que les altérations somatiques en question restent fonctionnelles, ou "dynamiques", comme on disait alors: il n'y a pas d'organe lésé, ce qui autorise un rétablissement éventuellement instantané, quand les affects sont, pour ainsi dire, réorientés vers leur lieu de décharge correct. Le décoinçage survient quand l'affect peut "s'écouler" (44, "s'épancher", dit Le Lay, 18) de façon expressive, par la parole, les actes, les pleurs, etc. Le modèle que suit Freud est classique: c'est un système hydraulique, avec ses engorgements et sa régulation globale. Freud pense donc le psychisme comme un réseau, et il ne faut pas oublier qu'il fut un contemporain et même un artisan de la découverte du neurone, c'est-à-dire de la cellule nerveuse fondamentale, conductrice de l'influx nerveux, et qui par ses longs bras, les axones, se connecte à d'autres neurones, offrant au microscope l'image de ramifications incessantes. Il faut ainsi noter que le vocabulaire de Freud se prête à une double lecture: morale d'un côté (on épanche ce qu'on a trop gardé sur le coeur), mais neurologique de l'autre (une excitation électrochimique se propage d'une cellule cérébrale à sa voisine).

Freud définit alors la "conversion hystérique" comme un détournement pathogène d'une partie de la grandeur d'excitation propre à l'affect, qui, au lieu de s'écouler dans les "signes d'affects" appropriés, s'innerve dans la direction du corps, où il provoque les désordres qu'on a vus, le reste causant l'aspect du symptôme décrit comme "expression des mouvements émotifs" (46, 19). Si l'on suit bien Freud, il faut comprendre ici que le caractère seulement partiel de la conversion somatique de l'excitation, laisse assez d'effets expressifs en surface pour que le thérapeute puisse en partir, et par son explication des symboles commémoratifs, mettre la patiente sur la voie de l'écoulement approprié du trop-plein d'affect. D'autre part, l'innervation de l'excitation est intelligente: ce n'est pas un processus aveugle, puisqu'entre le lieu corporel de la douleur et le souvenir traumatique, il y a une ressemblance (symbolique), ce qu'on attendrait plutôt entre deux représentations. Et ce n'est pas le moins troublant: tandis que Freud revendique la nature "purement psychologique" d'une explication qui traite l'esprit comme un réseau canalisant des excitations, il fait du corps quelque chose d'inouï, un support où s'incarnent des images mentales. En outre, si son idée de l'esprit peut, à la rigueur, être prise comme une métaphore, il est vital que son idée du corps, si extravagante qu'elle paraisse, vaille au sens propre, puisqu'elle légitime l'étiologie de l'hystérie.

C'est en effet une constante bien connue de l'hystérie que l'indifférence de la localisation des symptômes à l'anatomie du système nerveux. Janet recense ainsi des anesthésies en forme de bas de femme, de motifs géométriques, voire de boutons de manchette! Mais si je peux bien sentir sur moi un carré de tissu, il n'y a évidemment rien dans la peau (ou dans le cerveau) comme une disposition organique en carré des nerfs sensitifs, susceptibles, après une lésion, de s'anesthésier. Or, Freud choisit, dans Sur la psychanalyse, de traiter ces anesthésies comme de vraies anesthésies, alors qu'il n'était déjà plus clair, en 1909, qu'une telle approche fut justifiée. On peut montrer en effet que le sujet dit ne rien sentir (ou ne pas pouvoir bouger dans les paralysies), mais que ce n'est pas tout à fait exact, qu'il sent sans s'en rendre compte, à la différence des troubles neurologiques où l'organe (le nerf, ou une partie du cerveau), est matériellement endommagé. Par exemple, Anna O. était, raconte Breuer , presque aveugle, son champ de vision s'étant réduit à un point tel qu'elle ne pouvait voir dans un bouquet qu'une fleur à la fois. Mais on apprendra, dans la conférence du lendemain, qu'elle était capable d'improviser une traduction anglaise irréprochable d'un livre allemand ouvert sous ses yeux. Cela suppose évidemment une capacité de balayer la page du regard, qu'une cécité véritable serait bien en peine d'égaler! Que Freud reste prudent en parlant d'innervation et d'inhibition ne change rien à l'affaire: il prend toujours le symptôme pour quelque chose qui se produit effectivement dans le corps, alors qu'une cécité à certains objets précis, mais qui les voit pourtant quand même est manifestement bien plus énigmatique.

Une conclusion s'impose: Freud, s'il ne veut pas forger une pseudo-explication des effets physiologiques de la conversion, ne peut s'appuyer sur la seule théorie du déplacement de la quantité d'excitation caractéristique de l'affect. Car, en ce cas, il fabriquerait une neurologie encore plus obscure que l'hystérie elle-même. L'aspect représentatif, dans la conscience, du trouble hystérique, est par suite au moins aussi décisif; ou plus exactement, quel que soit le primat donné par Freud à l'affect, c'est de sa conjonction à la représentation que dérive le symptôme.

B/ Hypnose et clivage du moi

Or, pour des raisons certainement pédagogiques face à son public, Freud ne va pas directement exposer la façon dont il se représente cette conjonction affect / représentation. En fait, il va faire un détour par la théorie de l'hypnose, en ramenant ses auditeurs quelque vingt ans en arrière, à l'époque où c'était encore le problème majeur de la psychologie pathologique. Là encore, le lecteur contemporain peut éprouver des difficultés, pour saisir à la fois les enjeux et le contexte des affirmations de Freud.

On se rappelle que Breuer, pensant à la facilité proverbiale avec laquelle les hystériques pouvaient être hypnotisées (on eut même l'idée, un temps, qu'être hypnotisable, c'était en fait être hystérique), interrogeait Anna O. sur le contenu de ses fantaisies privées, exploitant la moindre résistance du sujet sous influence. Puis l'ayant réveillée, il lui communiquait le résultat de ce qu'il avait appris. Reconnectant alors le souvenir traumatique au symptôme actuel, sa patiente extériorisait ses affects avec violence, et s'en libérait. Mais comment pouvait-il se faire qu'un tiers fut nécessaire, pour établir ladite connexion entre les souvenirs d'Anna O., et le contenu actuel de sa conscience? D'un côté, seul ce tiers donne une consistance empirique à l'idée d'un contenu "inconscient" du psychisme, séparé du "conscient" (48, 20). Sans lui, une telle séparation resterait verbale, ou bien fonction d'une sorte d'obscurcissement relatif sur les marges de la conscience, soumise à des variations continues de son degré de clarté. Chez Leibniz, on trouve de pareilles hypothèses. Mais d'un autre côté, la nécessité de ce tiers soulève de grandes difficultés. Comment, en effet, Anna O. peut-elle savoir que les souvenirs qui lui sont communiqués sur ce mode ahurissant sont bien ses souvenirs, et pas n'importe quelle représentation suggérée, sans rapport avec son passé, ou bien encore produite par une rationalisation a posteriori? D'autant, fait capital, que ce souvenir doit avoir une relation de cause à effet avec le symptôme dont elle est atteinte. Si elle sait que telle représentation est son souvenir, c'est en effet parce que c'est elle qui s'en souvient. La communication par un tiers d'une représentation de ce qui lui est arrivé ne devient un souvenir que si en elle-même elle l'identifie dans le continuum de ses états de pensée: on ne peut rappeler quelque chose à quelqu'un qu'en faisant en sorte qu'il s'en rappelle lui-même. Mais dans le cas présent, cela aboutirait plutôt à relativiser la division entre conscient et inconscient.

En outre (car ceci vaut pour tout le monde, et pas seulement pour Anna O.), si je dois reconnaître que tel souvenir traumatique oublié causait en moi un symptôme, il ne suffit pas que je le trouve plausible ou qu'il me convienne comme une bonne raison de mon état actuel. Je reste devant lui comme devant une chose extérieure dont je ne peux admettre l'action sur moi que par des moyens empiriques et inductifs. Je ne vois pas ainsi comment ce souvenir révélé par un tiers pourrait jamais rejoindre le tissu de mes motivations psychologiques propres, et de ma conscience de moi-même. Un autre point encore, souvent négligé: si chacun a bien accès de façon immanente à ses motifs d'agir de telle ou telle manière, on ne peut pas sauver Freud en disant que les malades, en retrouvant la connexion du traumatisme oublié avec le symptôme actuel, savent ce qu'ils font, et font ainsi la preuve de l'authenticité du rapport causal qu'on leur propose. Car, de ce point de vue, Anna O. ou n'importe qui d'autre, n'est pas mieux placé que Breuer. Si ce souvenir est une chose qui en a causé une autre, le symptôme, Anna O. est, tout comme son médecin, en position de tiers devant lui, et son aveu est une attitude subjective sans incidence sur la réalité de la cause. Or, il y a bien une dimension causale, puisque la connexion des deux représentations, le symptôme actuel et la scène traumatique symboliquement commémorée, implique un déplacement matériel de l'affect, qui cesse d'être converti, s'écoule donc en s'exprimant, et vient ainsi à être liquidé.

L'hypnose n'est pas un argument pour répondre à cette difficulté radicale, mais le lieu où elle se déploie. En effet, en état d'hypnose, il semble bien qu'on puisse faire revenir à l'esprit du sujet un certain nombre de représentations dont il dit, à l'état de veille, n'avoir aucun souvenir. Bien plus, il peut tout à fait exister des moyens extérieurs de vérifier que les souvenirs en question se rapportent effectivement à des situations réelles. Le cas de figure prototypique, et extrêmement spectaculaire, est ce que Freud invoque ici, "la suggestion post-hypnotique" (48, 20), qui dans les années 1885-1895, était la bouteille à l'encre de la psychologie. Elle consiste à endormir quelqu'un ("sommeil" est un voile jeté sur notre ignorance du mot qui conviendrait), et à lui suggérer d'exécuter le lendemain, à une heure dite, une action bien précise. On réveille alors le sujet. On l'interroge, et on constate alors que, comme toute personne sortie du somnambulisme (le degré le plus profond de l'hypnose, et qui ressemble exactement à la lucidité de la veille), elle dit avoir tout oublié de ce qu'on lui a dit. Le lendemain, toujours à l'état de veille, elle exécute ponctuellement la suggestion. Deux choses sont à noter. D'abord, l'exécutant trouve toujours d'excellentes raisons de faire ce qu'on lui a commandé, et quand bien même l'acte en question serait ridicule, il s'y sent poussé comme par un besoin personnel très vif. Il ne croit pas du tout qu'il a agi sur commande, et l'apprend avec stupéfaction. Il ne s'arrête dans l'exécution (et encore, on n'ose pas trop le vérifier) qu'en danger de mort, ou au bord d'actes criminels. Ensuite, si on le rendort entre le moment de la suggestion initiale et le moment de l'exécution programmée, il se rappelle chaque fois parfaitement ce qu'il a à faire, mais l'oublie encore et toujours au réveil: il compte à son insu les jours ou les heures qui passent et le rapprochent de l'échéance. Longtemps traités de tours de charlatan, ces phénomènes faisaient l'objet de mille expériences, et inquiétaient fort la justice. En 1909, la mode en était passée, mais dans la salle, les auditeurs de Freud savaient encore de quoi il s'agissait.

À partir du moment où de telles situations sont avérées, l'idée d'une séparation réelle entre le conscient et l'inconscient prend une force extraordinaire. En outre, on ne peut guère ici soupçonner le tiers qui fait la suggestion, d'inventer une dimension cachée du psychisme pour faire admettre au sujet qu'il agit en fonction de contenus de sa pensée qu'il ignorerait. Dans la suggestion post-hypnotique, l'action de ce tiers n'est possible que parce qu'il existe déjà une telle division, et qu'il se contente de l'exploiter. Nous retrouverons ce problème dans la conférence suivante, lorsqu'entrera en scène l'un des inspirateurs de Freud, Bernheim, qui avait de ces expériences une pratique approfondie. Pour le moment, soulignons juste que l'objectivité de la division repose ici sur un fait clinique de l'hypnotisme présenté comme parfaitement établi, et impossible à interpréter sans opposer du conscient à de l'inconscient.

Le second aspect emprunté à l'hypnotisme est le concept de "double conscience" (48, 20). En français dans le texte, l'expression vient surtout de Janet. Elle s'explique comme suit. Vu que le sujet en état d'hypnose est capable d'opérations intelligentes, par exemple de compter les jours qui le séparent encore du moment d'exécuter la suggestion post-hypnotique, on peut lui prêter des existences psychiques ignorées l'une de l'autre, et même, dans certains cas extrêmes, des "personnalités multiples". En 1906, un Américain, Morton Prince, avait ainsi découvert chez la fameuse Sally-Beauchamp, trois personnalités s'ignorant mutuellement, ne connaissant rien de la vie les unes des autres, et se succédant à tour de rôle selon les séances d'hypnose. L'embarras de Prince était tel, qu'il ne savait même plus quelle était la "vraie", ou celle qu'il convenait de maintenir consciente, et celles qu'il fallait travailler à enfoncer dans l'oubli! En effet, chacune avait sa façon d'être cohérente, ses souvenirs, (parfaitement raccordés d'une séance d'hypnose à l'autre), et même un caractère propre.

Anna O., en ce sens, pouvait, du moins au yeux de Breuer (Freud va s'en démarquer), illustrer une pareille situation de clivage du moi. Ses souvenirs traumatiques appartenaient à une autre constellation psychique que ses idées conscientes, et s'y développaient indépendamment et à son insu. Breuer emprunte alors à Charcot, qui en avait forgé la notion, le concept d'"état hypnoïde" (48-49, 20-21), pour indiquer l'origine des symptômes. C'est dans un état de conscience affaibli (la veille prolongée et donc somnolente au chevet du père mourant), que les représentations traumatiques avaient surgi (par exemple, la vision des serpents). Elles s'étaient donc fixées dans une zone du psychisme disjointe de la conscience normale, où il convenait d'aller les chercher, pour que cesse leur effet pathogène, c'est-à-dire parasitique. De ce processus, Freud retient surtout l'action qui consiste à rétablir la continuité de la mémoire: supprimer l'amnésie, c'est, sur un mode causal, reconnecter la représentation traumatique oubliée au symptôme somatique actuel. L'effet en est aussitôt l'écoulement de l'affect coincé dans l'expression par des signes (verbaux ou gestuels) véritablement représentatifs de cet affect, qui ne s'exprime plus, dès lors, de façon déguisée.

"Je crains que cette partie de mon exposé ne vous paraisse pas très limpide", conclut Freud (48, 21). Elle fait en effet transition avec la conférence du lendemain. Que manque-t-il en effet? Une coordination rigoureuse de l'aspect affectif et de l'aspect représentatif du symptôme. Il y a en effet deux sortes de division en jeu: une première, entre l'affect et la représentation, et une autre, entre la représentation consciente et la représentation inconsciente. Comment s'articulent-elles l'une à l'autre? En effet, qu'est-ce qui cause au juste la névrose, la répression de l'affect, ou bien la disparition dans l'inconscient de la représentation du traumatisme (que Freud va ensuite appeler son "refoulement")? Manifestement, quelque chose des deux, mais on ne sait pas quoi, ni comment. Il est frappant, en tous cas, que le concept de symbole demeure si ambigu; Freud lui demande à la fois de rendre compte du rapport entre deux représentations (celle du traumatisme réel et celle qui parasite la conscience en une commémoration inadéquate), et du rapport entre l'effet somatique d'un affect, et une représentation mentale qui aurait dû lui rester attachée, mais dont le lien normal à l'affect s'est rompu.

Enfin, Freud prend congé en soulignant le caractère empirique de la genèse de la psychanalyse. Ce n'est pas une construction spéculative. Soit, mais dans la mesure où Freud entend convaincre l'auditoire de l'objectivité fondée de ses choix théoriques, il lui faut (ou il nous faut; car c'est cela, comprendre) répondre encore aux objections qui n'ont pas manqué de s'accumuler en chemin. Je les récapitule:

¨ Comment une raison d'identifier symboliquement deux représentations, une consciente et une autre, dite inconsciente, peut-elle correspondre à une modification causale réelle dans la conduite ou l'état du corps? A-t-on là une rationalisation de la névrose, qui cesse d'être un ensemble de "réalisations arbitraires ou énigmatiques" (38, 14), ou son explication scientifique, c'est-à-dire causale et déterministe?

¨ Quelle est la fonction exacte de la collaboration de la malade au traitement, si l'on écarte l'autosuggestion pure et simple, et si l'on écarte aussi l'idée que nous aurions un accès privilégié aux causes empiriques (pas aux motifs rationnels) de notre propre comportement? Et que soigne-t-on alors, quelque chose (l'hystérie), ou quelqu'un (l'hystérique)?

¨ Si la plausibilité de l'explication du processus cathartique repose sur l'objectivité empirique des phénomènes de la suggestion post-hypnotique, pourquoi ces phénomènes eux-mêmes ne reposeraient-ils pas déjà, en fait, sur la suggestion tout court? Du moins, quelle est exactement sa part incompressible?

¨ Enfin, peut-on se contenter d'un processus à deux dimensions, où l'affect se convertit dans le corps, tandis que la représentation associée devient inconsciente, sans qu'il nous soit expliqué en quoi ces deux effets sont fondamentalement corrélés?

Quoi qu'il en soit, il vaut la peine de noter que la progression de Freud n'est pas aussi claire ni aussi transparente que ses qualités d'exposition le feraient croire. Nous avançons avec lui davantage en repoussant devant nous le poids des difficultés, et non en leur donnant une à une leur solution. Ne pas perdre de vue le phénomène clinique, dans sa complexité, est ici son premier souci, et la tentative d'explication théorique se subordonne toujours au respect des faits, même si ces faits incluent fondamentalement l'interprétation qu'en donne les malades. Ce qui est clair, en tout cas, c'est que nous ne savons plus si bien, désormais, quelle est la différence, non seulement entre la science et l'apparence de science, mais d'une façon plus embrouillée encore, entre le corps et l'esprit, le rêve et la réalité, la santé et la maladie, la psychologie et la morale, la médecine mentale et la philosophie.

DEUXIÈME CONFÉRENCE

I. LE CONTEXTE THÉORIQUE DES DISCUSSIONS SUR L'HYPNOSE ET L'HYSTÉRIE APRÈS CHARCOT

A/ Le concept de traumatisme psychique

La stratégie de Freud, au début de cette conférence, paraît être la suivante. Comme on l'a vu, l'intérêt de l'auditoire avait été attiré par la promesse d'une étiologie des troubles hystériques. Contrairement à ce que nous imaginons parfois, des cas comme celui d'Anna O. étaient courants, et des thérapeutes confirmés, tel Putnam, connaissaient l'effet curatif de la remémoration des souvenirs. Ils osaient même déjà remonter jusqu'à l'enfance pour renouer les fils de la personnalité dissociée des hystériques, et favoriser une reconfiguration de leur perception d'eux-mêmes. Mais tout cela restait empirique: chacun percevait un lien entre ces phénomènes, mais sans pouvoir les unifier en une théorie cohérente. Et c'est ainsi, après avoir pris à bras le corps le problème médical précis de ceux-là mêmes qui l'écoutent, que Freud va répondre à leur attente. Il va, en d'autres termes, dépasser Janet sur son propre terrain, car il sait que c'est là qu'il est attendu. La théorie de la résistance et du refoulement (II.) est le morceau de résistance de son exposé, et c'est à partir d'elle qu'il reviendra de façon critique sur les travaux de ses prédécesseurs (III.), avant de souligner les extraordinaires perspectives thérapeutiques qu'elle fonde, dit-il, scientifiquement (IV.).

Aussi commence-t-il par évoquer la conjonction merveilleuse dont la psychanalyse est sortie: celle du cas de Breuer, et de l'enseignement de Charcot, un des pères de la neurologie moderne dont Freud avait suivi l'enseignement à la Salpêtrière en 1885-1886. Ces dates ne sont pas indifférentes. Car dans cette période, Charcot avait commencé à entamer un dogme très répandu parmi les spécialistes des maladies nerveuses, selon lequel l'hystérie aurait été une maladie essentiellement féminine. Les cas qu'il étudiait pour infirmer ce préjugé étaient des cas de névroses traumatiques masculines. Freud les connaissait bien, puisqu'il avait traduit les leçons de Charcot sur ce sujet. Comment se présentaient ces cas?

C'étaient en général de vigoureux ouvriers (il était important qu'ils n'aient rien de féminin), certains victimes de chocs corporels, mais toujours modérés. En revanche, ces patients développaient une kyrielle de symptômes rigoureusement identiques à ceux de la "grande hystérie" décrite chez les femmes à la Salpêtrière, convulsions comprises. On pouvait ainsi observer sur leur corps des anesthésies et des paralysies au dessin bizarre, sans corrélats anatomiques connus. De plus, Charcot avait montré qu'il était possible de suggérer à des sujets hypnotisés le même genre d'anesthésie ou de paralysie que celles des névrosés traumatiques, et réciproquement, par la suggestion hypnotique, de résorber peu à peu ces troubles chez ceux qui en étaient atteints. C'est dans ces leçons que Charcot emploie l'expression d'"état hypnoïde", supposant que le traumatisme s'était produit dans un état de conscience spécial, ce qui expliquait sa mobilité sous hypnose et son aspect surtout psychique. Ces faits rendent compte du texte de Freud, sauf sur un point. En effet, Freud présente la théorie qu'il partage avec Breuer comme une application dans le domaine des traumatismes psychiques de la théorie des "traumatismes corporels dont Charcot avait établi l'influence sur les paralysies hystériques" (51-52, 23).

Or c'est faux. Charcot, au contraire, avait été frappé du pouvoir traumatique de la pure émotion, de la peur par exemple, lorsqu'on ne peut soupçonner aucune lésion somatique lors de l'accident déclenchant. Et l'un des arguments qu'il avançait en faveur d'une étiologie psychique était le délai d'incubation (plusieurs jours parfois) qui sépare l'accident du début des troubles caractéristiques de l'hystérie traumatique. Or, si l'idée de traumatisme psychique accompagné d'effets somatiques massifs est de nos jours largement acceptée, il n'en était pas de même à la fin du XIXème siècle. La mise en place des premières assurances, et en particulier des indemnités aux accidentés du travail, faisait redouter la simulation de victimes indélicates. Avouer qu'une maladie pouvait naître d'un choc émotif était donc déjà très audacieux.

Le point essentiel, aux yeux de Freud, est donc plutôt que Charcot ne voulait pas confier à la seule psychopathologie le soin d'établir les lois du phénomène. Charcot considérait la psychologie, au mieux, comme une peinture littérairement exacte de mécanismes neurophysiologiques très subtils, et entendait réserver au neurologue le privilège de la caractérisation ultime des causes cérébrales en jeu. Parler de "traumatisme psychique" est donc chez lui une façon de décrire, pas d'expliquer. On retrouve ainsi une problématique qu'on a déjà eu l'occasion d'aborder au sujet d'Anna O.: le danger, avec le diagnostic d'une hystérie considérée comme maladie strictement psychique, sans corrélat cérébral évident, c'est qu'on ne voit pas pourquoi, du coup, elle serait autre chose qu'une maladie morale, et de là, une forme sévère de mensonge, qui mérite plus une punition quand elle cherche à se faire soigner (et surtout indemniser), que l'attention dévouée du médecin. Il y avait donc un risque social, médical et épistémologique, à affirmer conjointement que l'hystérie était une maladie du psychisme, et qu'on pouvait être malade du psychisme tout comme du sang ou du foie. Car, bien sûr, personne n'a jamais vu, ni touché, quoi que ce soit de psychique. Ce risque, il revint à Pierre Janet, élève de Charcot, de le prendre; c'est en ce sens qu'il est le père d'une psychopathologie revendiquant une dignité scientifique égale à celle de la neuropathologie.

B/ La conception de Janet

Il faut ici faire attention à ne pas prendre au pied de la lettre l'opposition que Freud construit entre lui et son illustre contemporain. L'opposition, sur le plan conceptuel strict, est réelle, on va l'exposer. Mais sans Janet, c'est-à-dire sans la nouvelle conception des troubles névrotiques que promeut la psychopathologie, la psychanalyse eût été impossible. Car personne n'aurait cherché de lois psychologiques de la névrose, parce que parler de pareilles lois eût semblé un artifice rhétorique, une transplantation purement verbale du concept reconnu de loi de la nature dans le domaine de l'esprit. La psychologie pathologique de l'époque se contentait de comparer l'esprit normal et l'esprit malade, en déduisant certaines régularités générales à valeur descriptive (sur la désintégration de la mémoire, par exemple), mais jamais ce que Janet, et Freud à sa suite, proposent: démontrer l'existence de processus mentaux spécifiquement morbides, causant une série d'effets articulés les uns aux autres, et contrôlables cliniquement. Distinguons donc bien la rupture épistémologique opérée par Janet avant de tenir pour évidente la rupture conceptuelle opérée par Freud.

La présentation que Freud fait de Janet, en une habile comparaison, pose beaucoup de problèmes. Certes, il est exact d'affirmer que pour Janet, "l'hystérie est une forme de transformation dégénérative du système nerveux qui se manifeste par une faiblesse innée de la synthèse psychique" (52, 24). Mais c'est surtout retenir ce qui n'est pas le propre de Janet, mais celui de tout le milieu médical auquel il appartient: la dégénérescence est une étiologie de convention. Et l'image de la pauvre dame qui laisse tomber ses paquets au fur et à mesure qu'elle les ramasse, dissimule l'originalité du concept de "synthèse psychique" chez Janet. En effet, celle-ci n'est pas du tout l'agrégation confuse de représentations, soudain impuissantes à se préserver, et débouchant sur une "dissociation psychique", que Freud accrédite avec son monceau de colis dans des bras trop faibles. Cet agrégat est intelligent, il est hiérarchisé, et ce n'est jamais n'importe quelle représentation qui échappe à l'hystérique. Janet rend ainsi compte de l'anesthésie: n'arrivant pas à préserver toutes les représentations mentales qui correspondent à la sensibilité de chacune des parties du corps, l'hystérique est obligée de faire un choix. Elle va sacrifier par exemple la sensibilité de son bras, ou de la partie gauche du corps, ou bien encore les sensations rétiniennes périphériques pour ne garder dans son oeil, comme Anna O., qu'un foyer perceptif central réduit. Mais si on la stimule à gauche, alors la sensibilité finira par revenir, au détriment de la partie droite qui devient à son tour anesthésique en proportion. Même si cliniquement, de pareils phénomènes doivent beaucoup à la suggestion (voire au dressage), il n'en reste pas moins que la suggestion a, dans ce cas, des effets systématiques bien extraordinaires! Et c'est cela qui sans doute importe: Janet découvrait que des représentations en tant que telles (gauche/droite, une partie du corps telle qu'elle est nommée dans la langage ordinaire, etc.) ont un pouvoir déterminant sur la sensibilité du corps. En conséquence, la logique qui lie entre elles ces représentations rend déjà compte, chez Janet, des processus physiologiques en jeu dans la névrose.

Comme on voit, c'est là une partie considérable des présupposés de Freud et Breuer, dans leur étude du cas d'Anna O. Il faut donc préciser très en détail ce que Freud oppose à Janet. Il a deux arguments. Le premier vient en passant: Janet partait d'"essais de laboratoire" (53, 24), et non de tentatives thérapeutiques. Le second est plus développé: il est faux que l'hystérie soit une déficience, puisqu'elle montre au contraire d'extraordinaires compensations au symptôme déclaré, par exemple cette capacité à s'exprimer en anglais avec fluidité, venue à Anna O. au moment où son allemand natal était complètement inhibé.

Faisons-nous les avocats de Janet, et disons ceci. Curieux arguments! Janet, et les auditeurs de Freud ont dû sursauter, n'était pas seulement un des grands expérimentalistes de son temps, mais aussi un des plus grands thérapeutes. Sa clientèle privée était considérable, et sa connaissance de l'hystérie hospitalière bien plus vaste que celle de Freud. D'autre part, et nous retrouverons ce point, une étiologie scientifique se forge dans le cadre du laboratoire, et non dans l'urgence pratique, où seul le résultat importe. Au laboratoire, en effet, on peut escompter que les phénomènes se répètent, et les discriminer des effets latéraux, peut-être une fois ou l'autre bénéfiques à un malade, mais qui n'éclairent pas la nature intrinsèque de l'objet examiné. Quant à l'argument de l'anglais, il est sujet à caution: Anna O. savait l'anglais avant de perdre l'usage de l'allemand, et ne le savait-elle pas déjà très bien? Et à supposer qu'elle le pratiquât moins bien qu'une fois devenue muette en allemand, l'amélioration observée est-elle en quelque manière comparable à la perte de toutes ses facultés dans sa langue maternelle? Janet pourrait aussi bien dire que l'impression locale de surcompensation dérive d'un simple rééquilibrage, dans une structure en dernière analyse déficitaire. Ajoutons enfin que Janet connaissait le travail de Freud et Breuer, et comme eux, ainsi que de nombreux contemporains, il avait noté l'effet curatif de la remémoration des souvenirs. Mais il niait qu'ils fussent durables. Or, l'efficacité thérapeutique est cruciale pour Freud: car il fait reposer sur elle, et non sur les procédures ordinaires de l'expérimentation scientifique, la validité de l'étiologie qu'il avance.

C/ Les difficultés de Freud face à l'hypnose, et sa référence à Bernheim

Il est donc clair que le rejet de la théorie de Janet n'est, ici, aucunement argumenté. Ce sont des raisons alternatives, plus riches et plus explicatives, et non des raisons critiques ou une réfutation en forme, qui motivent l'attitude de Freud. On reviendra donc utilement sur les raisons positives qu'il donne de son évolution, après avoir pris note du fait qu'il avoue que la conception janétienne du clivage de la personnalité est indispensable à sa propre doctrine.

C'est en effet dans sa pratique thérapeutique que Freud raconte avoir traversé la crise décisive. Entendons: au laboratoire, donc dans le cadre normal de la validation des hypothèses scientifiques, cette crise n'aurait pu se produire. Car Freud, outre son dégoût manifeste pour un procédé mystique, se qualifiait de piètre hypnotiseur. Il ne parvenait pas à plonger la plupart de ses patients en "hypnose profonde" (53, 25), c'est-à-dire en somnambulisme, l'état où l'hypnotisé est à la fois complètement lucide et complètement sous influence. Or, atteindre cet état était le réquisit absolu de la méthode cathartique, faute de quoi, jamais on ne pouvait arracher au malade les souvenirs oubliés. Freud résolut pourtant de faire sans hypnose: de laisser parler les patients en état normal. Il a là-dessus une formule frappante: "Cela semblait certes au premier abord une entreprise dépourvue de sens et sans avenir. Il s'agissait d'apprendre du malade quelque chose qu'on ne savait pas et qu'il ne savait pas lui-même; comment pouvait-on espérer y parvenir malgré tout?" (54, 25, je souligne). Le fait est que pressés de livrer leurs souvenirs, les patients se révélaient bien moins oublieux qu'ils ne l'auraient cru d'abord. Cela doit-il nous étonner? Peut-être pas.

Ce serait au contraire le lieu de reprendre l'exposition du concept de réminiscence entamée dans le commentaire de la précédente conférence. Ce qu'on a ici sous les yeux est en effet très proche de la réminiscence, telle qu'elle est mise en oeuvre par Platon dans le Ménon. Socrate, en effet, s'efforce dans ce dialogue d'obtenir d'un esclave ignorant une démonstration géométrique dont il est apparemment incapable. Mais pressé de questions, l'esclave finit par répondre juste, ce qui suppose, explique Platon, qu'il se guide sur une connaissance dont il n'a pas conscience, mais qui est agissante en lui, et qui lui fait à chaque bifurcation reconnaître de lui-même la direction logique à prendre pour répondre juste. À la fin de l'entretien, l'esclave a fait la démonstration, alors qu'il ne savait pas qu'il savait la faire. Une réminiscence lui est donc venue d'un autre lieu que celui où se déploie son savoir empirique ordinaire et grossier, et Platon l'attribue au séjour de l'âme dans le monde des idées, avant sa chute dans un corps mortel. Et c'est assurément un aspect de la réminiscence, que de revenir en nous, porteuse d'un contenu dont nous ne savions plus que nous le savions. Cela précise même de façon décisive l'aspect irruptif de la réminiscence, son surgissement s'imposant avec force dans le train ordinaire des idées. En ce sens, il semble que Freud ait laissé ses patients élaborer leurs réminiscences, les laisser monter en eux, et leur révéler qu'ils ne savaient pas qu'ils savaient. Voilà ce qu'ils confondaient avec un oubli radical.

Dans ce processus à l'efficacité inattendue, se présentaient pourtant, dit Freud, des arrêts. À un moment, les patients, en toute bonne foi (il ne s'agit pas d'une réticence), "affirmaient ne plus rien savoir" (55, 25). Là, Freud cite un nouveau personnage: le médecin de Nancy, Bernheim. Pourquoi?

Parce que c'était un des spécialistes les plus réputés, avec Janet, des thérapies suggestives, et un adversaire farouche de Charcot en son temps, puis de Babinski. Ses deux thèses les plus frappantes étaient, tout d'abord, qu'il n'existait pas d'état hypnotique physiologique spécial, que l'hypnose n'était qu'une sorte de sommeil accompagnant parfois ce qui seul importait, la suggestibilité psychique; et d'autre part, que les hystériques n'étaient nullement plus suggestibles ou hypnotisables que quiconque, et qu'en conséquence, n'importe qui pouvait subir les suggestions les plus extrêmes. Il avait personnellement familiarisé Freud avec les spectaculaires expériences de suggestion post-hypnotique, mais dans l'auditoire, son nom et ses théories étaient largement connus, à cause des polémiques dont il était la cible, et sur lesquelles nous allons revenir. Pour le moment, faisons juste état de l'astuce technique dont Freud lui est redevable. Au moment où le patient se tait en disant qu'il ne se souvient plus de rien, Freud lui pose la main sur le front, et affirme que, quand il l'ôtera, le souvenir recherché, pas n'importe lequel, mais "le bon" (55, 25), surgira alors. Conformément à la théorie de Bernheim, Freud dit agir "sans avoir recours à l'hypnose": le sujet était dans son état normal. Et de fait, une fois la main ôtée, le malade sentait revenir le souvenir (traumatique), ce qui permettait de conclure le traitement cathartique. En se passant de la méthode hypnotique de Breuer, Freud démystifiait le procédé, ou plus exactement, il changeait le lieu de l'énigme: au lieu de postuler un état psychique inaccessible à la conscience, où les souvenirs seraient conservés et actifs sous forme "hypnoïde", la difficulté était resserrée autour d'une attitude psychologique singulière, où le malade ne savait pas qu'il savait. On passe ainsi, et c'est bien un gain en un sens, d'un état psychophysiologique empiriquement indémontrable, à une structure certes paradoxale, mais qu'on peut espérer décrire rationnellement.

Freud ne s'embarrasse alors d'aucune précaution, ni historique (en discutant ce que Bernheim, pourtant son inspirateur, pensait de l'affaire), ni épistémologique (il n'élabore pas d'hypothèses concurrentes, ni ne les réfute). Il pose aussitôt son diagnostic: ce qu'on dit avoir oublié n'est pas perdu, c'est même à la disposition du malade, mais une "force quelconque" l'empêche de devenir conscient. Est ainsi formulée l'hypothèse majeure de la psychanalyse: "On pouvait admettre avec certitude l'existence de cette force, car on sentait un effort qui lui correspondait, lorsqu'on tentait, en s'opposant à elle, d'introduire les souvenirs inconscients dans la pensée du malade. On pouvait ressentir la force qui maintenait l'état morbide sous forme de résistance du malade" (55-56, 26). Toujours de façon aussi soudaine Freud assène la seconde partie de l'argument, l'hypothèse étiologique qui complète l'hypothèse clinique: la cause de la résistance est le refoulement, qui est cette action des forces par lesquelles le souvenir pathogène est maintenu dans l'inconscient sous forme d'oublié.

La théorie de Freud se démarque, dès lors, et de la pratique, et de la théorie de la cure cathartique, et commence alors à mériter le nom de psychanalyse.

D/ Une difficulté épistémologique majeure: la suggestion du souvenir

Il faut pourtant ici résister, et donc marquer un temps d'arrêt. Car il y a, dans le raisonnement de Freud, plusieurs inconsistances étroitement liées les unes aux autres.

La première relève du silence discret de Freud sur la doctrine de Bernheim. Affirmer qu'on procède "sans recours à l'hypnose" est une chose; c'en est une autre de croire qu'une pure et simple suggestion fait davantage l'affaire. Quand Freud assure ses malades (55, 25) non seulement que la mémoire va leur revenir, mais que le souvenir précis qui va se présenter à eux sera celui-là même qu'ils cherchent et n'arrivent pas à se remémorer, c'est une suggestion. On peut d'ailleurs se dispenser de la main posée sur le front, se contenter de mots, voire d'un sourire entendu, et pourquoi pas, d'un silence neutre, mais qui laisse au patient la charge de se demander si, au fond, il ne se rappelle vraiment rien, pour, de là, le conduire à s'autosuggérer qu'il se rappelle quelque chose. En ce cas, il se le rappellera "spontanément", ou sera du moins enclin à trouver un lien quelconque (responsable de l'effet de symbolisation, ou de rapport indirect) entre ce qui lui revient alors à l'esprit, et ce qu'il est censé savoir... Si Bernheim se passait de l'hypnose, c'est en effet parce que la suggestion radicalisée, dont on vient de voir à quel point elle s'infiltre partout et rend tout douteux, en assumait toutes les fonctions utiles. À la limite, donc, n'aurait-il pas mieux valu conserver l'hypnose, qui a un côté objectif (la forme clinique manifeste d'un état second, fut-il mystérieux), et fait participer le souvenir oublié à son objectivité, plutôt que s'en dispenser, et risquer, comme Freud, de fragiliser la démonstration, puisque le souvenir retrouvé est alors éminemment suspect d'être un artefact (auto-)suggéré?

On ne peut donc pas utiliser une astuce de Bernheim qui visait à ruiner la prétendue objectivité des phénomènes hypnotiques, pour récupérer en sous-main cette même objectivité (celle des souvenirs "oubliés" mais en fait conservés dans l'inconscient), sans payer le prix du doute que la suggestion jette sur le résultat final de l'opération! Un peu d'érudition permet d'enfoncer ici le clou. Il se trouve que Bernheim avait eu recours à ce procédé pour invalider ce qui, en son temps, était trop souvent un postulat dans la suggestion post-hypnotique: celui selon lequel le sujet ne se rappelait absolument pas, au réveil, de l'ordre qu'on lui avait donné. On a vu, dans la leçon précédente, que la réalité de cette amnésie était un argument décisif, permettant à Freud d'établir l'objectivité de la séparation conscient / inconscient. En réalité, pressé de questions, le sujet d'une telle expérience finit par faire état, raconte Bernheim, d'un sentiment de malaise lors de l'exécution de l'acte, comme s'il avait joué un rôle. Et il finit par se souvenir de la suggestion, tout comme le névrosé de Freud. L'amnésie au réveil, présentée comme le critère décisif de l'état hypnotique sincère, ne tenait donc plus. Et autour de Bernheim, faisait rage une querelle (dont Freud ne fait pas état), portant sur le point de savoir si, par hasard, puisqu'on pouvait tout suggérer à un somnambule, on ne pouvait pas aussi lui suggérer de se rappeler son état somnambulique, même si la preuve du somnambulisme réel, c'est qu'on ne se rappelle rien au réveil... Pire: y avait-il un quelconque état somnambulique, si son concept impliquait pareille contradiction? Et la solution de Bernheim consistait, à partir des mêmes faits que Freud, à déduire qu'il n'existe et ne peut exister aucun état inconscient réel, puisque la suggestion les crée et les annule indifféremment. On voit pourquoi: s'il était possible de dire à un somnambule "vous ne pouvez plus bouger le bras", avec pour effet qu'il ne puisse plus le bouger, s'il était possible, semblablement, de dire à une hystérique anesthésique hypnotisée, "votre sensibilité revient", et que sa sensibilité revienne, pourquoi ne lui aurait-on pas dit "rappelez-vous", et pourquoi ne pas considérer le souvenir qui revenait comme produit par la suggestion, au lieu d'y voir la résurgence d'un souvenir réel oublié? Freud se réclame donc de l'autorité de Bernheim pour soutenir une position diamétralement opposée à la sienne!

Ceci donne une force bien gênante, au moins à suivre l'argument exposé ici, à l'objection selon laquelle il ne se passerait proprement rien, aucun "processus psychique" (56, 26), par exemple une "résistance" à énoncer un souvenir traumatique factuel, ou, à plus forte raison, un "refoulement" mettant en jeu des forces réelles qui interdisent sa remémoration. La résistance notée par Freud dans l'action de presser le patient, est-elle en effet résistance du patient à quelque chose qui n'arrive pas à se faire jour en lui, ou résistance à une suggestion qu'on lui fait, voire même qu'il s'imagine qu'on lui fait? Tout se passe comme si Freud projetait son propre effort de favoriser la remémoration, dans une lutte à l'intérieur du psychisme du patient, entre une partie qui veut se souvenir, et une autre qui refuse. Ceci ne prouve pas que Freud ait tort. Mais du point de vue de la stratégie générale de l'argument, nous retrouvons sans cesse cette manière de progresser qui renvoie à plus tard le coup décisif, et se contente de ménager, face à un auditoire bien rôdé à ces problèmes, la possibilité d'une issue nouvelle, dont rien ne garantit encore qu'elle mène quelque part. Car il ne faut pas s'y tromper: si nous, nous considérons l'objection de la suggestion comme forte contre Freud, pour Freud, l'explication par les forces psychiques et le refoulement contredit la théorie de la suggestion. Aucun théoricien de la suggestion n'est capable, en effet, d'expliquer comment elle opère, et précisément dans l'hystérie, comment un mécanisme psychique met en relation des représentations et des conduites ou des vécus somatiques douloureux. Or, la première conférence a, au moins, proposé une manière de comprendre cette relation. Freud met donc tout son espoir dans le pouvoir clarifiant supérieur de son point de vue, et compte que dans la suite l'argument de la suggestion se réduira de lui-même à un artifice, invalidé par les faits, sinon par la théorie. Et c'est d'ailleurs, pour retourner le problème, une contre-objection intéressante, que de se demander comment prouver qu'un phénomène mental n'est pas dû à la suggestion... Tant qu'on ne dispose pas d'un critère, pourquoi ne pas voir dans le pouvoir de la suggestion la conséquence, non la cause, de l'efficacité de certains processus psychiques, complexes peut-être, mais sans nul doute proches de ceux que Freud met en avant? Du moins, moyennant cette contre-objection, l'idée de Freud n'est-elle plus une hypothèse exorbitante.

II. RÉSISTANCE ET REFOULEMENT

A/ Transition entre l'approche hypnotique et l'approche psychanalytique

Tiendrait-il, l'argument de la suggestion, laisserait quand même dans l'ombre le point qui importe à Freud: la conservation d'un effet thérapeutique constant, de la cure cathartique à la psychanalyse proprement dite, en passant par ce stade intermédiaire que fut, un temps, la cure sans hypnose avec pression sur le front. Car, ne négligeons pas le fait que si l'explication théorique laisse à désirer, l'engagement actif du thérapeute dans la production et la liquidation de la résistance contribue à lui donner une certitude pratique de la réalité des phénomènes, certitude subjective peut-être, mais qui mérite d'être prise en compte.

De la méthode hypnotique-cathartique à la psychanalyse, voici la transition. Ce ne sont plus ni le sommeil, ni l'influence toute-puissante de l'hypnotiseur qui sont les causes agissantes, ni non plus l'efficacité propre à la suggestion (même si elle entre dans le cocktail comme ingrédient), mais uniquement l'état de conscience ambigu d'un sujet qui n'est pas sans savoir ce qu'il ne sait pas. Je ferai donc l'hypothèse que Freud cherche ici à sortir du cadre des querelles du temps portant sur la question de savoir si l'hypnose était ou non un état objectif, si la suggestion était capable de tout, etc., pour travailler seulement sur le paradoxe du savoir qu'on ne se sait pas, mais qu'on a pourtant à son insu. La difficulté, c'est que Freud accepte bien plus que l'emballage expérimental des protocoles hypnotiques; et il fait usage du vocabulaire de la théorie de la suggestion, non seulement pour se faire comprendre de l'auditoire, mais aussi pour définir le style de réalité psychique de ce qu'il va nommer l'inconscient. Or, on l'a vu, c'est mettre le doigt dans un engrenage dangereux. Car l'évolution dont Freud nous fait part n'est pas l'amélioration progressive de la thérapie hypnotique ou suggestive, rendue plus légère ou plus aisée à manipuler techniquement (55-56, 26). C'est bel et bien une rupture avec l'interprétation, dominante à l'époque, d'un ensemble de phénomènes mentaux comme dus à la suggestion (hypnotique ou pas). La seule voie sur laquelle Freud puisse désormais progresser vraiment, c'est donc l'approfondissement de son hypothèse étiologique, non une incessante discussion de ce que sa doctrine doit ou non à la suggestion.

B/ La résistance comme phénomène clinique observable, le refoulement comme hypothèse étiologique d'ordre métapsychologique

L'articulation essentielle de cette étiologie de la névrose repose sur une sorte de cercle: pour employer une distinction conceptuelle rendue fameuse par Kant, la résistance est la ratio cognoscendi du refoulement (la raison par laquelle on le connaît), et le refoulement la ratio essendi de la résistance (sa raison d'être). On va en examiner les conséquences.

¨ Le refoulement n'est pas un phénomène observable, et ce n'est pas non plus un phénomène induit. C'est une cause, dont la résistance est l'effet: "J'appelai refoulement le processus dont je faisais l'hypothèse et le considérai comme démontré du fait de l'existence indéniable de la résistance" (56, 26). Il faut, pour sentir l'importance de cette distinction, se reporter au cadre conceptuel de la science-reine du temps, la thermodynamique. Depuis Newton au moins, en effet, on sépare, dans l'étude de la nature, l'observable (les phénomènes) de l'explicatif (leurs causes et leur principes). Le mouvement des corps est le phénomène observable, mais la force qui les meut est la cause de leur mouvement, et cette force ne se manifeste que dans l'effet qu'est le mouvement des corps. À la fin du XIXème siècle, les physiciens concevaient en outre une pluralité de forces, dont on savait définir mathématiquement les transformations mutuelles (de l'énergie électrique en force mécanique, etc.). En fonction du "travail" fourni, ainsi que de la chaleur, qui en est la part dépensée sans retour dans les transformations, l'énergie de ces diverses forces était donc devenue le concept unificateur de la physique, et Freud avait d'ailleurs eu pour maîtres, comme tous les jeunes savants de sa génération, les grands artisans de cette formidable construction théorique. Il faut savoir, d'autre part, que la tentative d'appliquer les concepts de la thermodynamique à l'étude des phénomènes énergétiques cérébraux, en traitant en quelque sorte le cerveau comme un système physique particulier, était assez commune dans la psychophysiologie allemande de cette période. On en voit ici la trace, et nous la retrouverons encore dans la cinquième conférence:

principes et causes

effets et phénomènes observables

énergie physique

action des forces (par ex., gravitation)

mouvement accéléré

corps matériels (par ex., masses)

énergie pulsionnelle

refoulement des "motions de souhait" incompatibles

symptôme (comme innervation ou comme inhibition), résistance

représentations et affects

Bien sûr, il s'agit là d'une approximation, mais elle souligne que le refoulement, même si je puis l'imaginer (comme dans la métaphore hydraulique de la veille), n'est rien du tout qui s'éprouve psychiquement. C'est un concept explicatif et non un vécu mental. En revanche, la résistance, l'impuissance à se souvenir, se matérialise comme une lacune dans les propos du patient, un "blanc" qui se présente au moment où le facteur subjectivement décisif entre en scène. Dans la cure, il est clair qu'il y a deux cas de figure: ou bien le patient sent qu'il résiste, c'est-à-dire que son propos se rompt soudain alors qu'il était au bord de la remémoration cruciale; ou bien le patient ne sent pas qu'il tourne autour de la représentation traumatique, et c'est au psychanalyste de lui indiquer ce blanc, et éventuellement, de proposer quelque chose pour le remplir. Il interprète en ce cas le propos du patient, en s'appuyant, comme Freud l'a dit la veille, sur les connexions symboliques de ce qui est effectivement dit avec ce qui, au contraire, est tu.

¨ Le dialogue entre le patient et son thérapeute est ensuite le lieu où surgit la résistance, et donc où le refoulement se détermine. Ce n'est pas la moindre différence entre la physique et la psychanalyse: Freud en effet est à la fois l'observateur et le déclencheur du phénomène de résistance, tandis que dans le reste des sciences, l'observation ne provoque pas le phénomène à observer. Car la résistance s'impose cliniquement, et révèle la force psychique agissant chez le névrosé (donc la cause de sa maladie), "lorsqu'on tentait, en s'opposant à elle, d'introduire les souvenirs inconscients dans la pensée du malade" (56, 26). Le conflit décisif apparaît uniquement quand on force le souvenir inconscient dans le psychisme du patient, cette action suscitant la force qui lui résiste. Or, l'idée de Freud est là: l'hypnose et la suggestion sont des phénomènes qui se produisent sans résistance (60, 29). Et dans la méthode de la pression sur le front, le conflit peut encore passer pour un conflit externe entre le thérapeute et le patient qui se voit plus ou moins imposer le contenu d'un souvenir comme étant "le bon". Mais si maintenant ce n'est plus Freud mais le patient qui s'aperçoit qu'il lutte contre l'envahissement de sa conscience par une de ses propres pensées, alors il en prend conscience, par lui-même. Il découvre que la racine du conflit est en lui, non dans la relation avec le thérapeute. La résistance au thérapeute a pour origine la résistance à soi-même. Ceci explique comment Freud passe si aisément de la résistance révélant le refoulement dans le dialogue, à l'intériorisation du conflit psychique, qui est la véritable clé de la résistance du patient au souvenir inconscient qui lui était proposé de l'extérieur dans la cure cathartique.

¨ Qu'est-ce qui est alors refoulé? C'est la représentation d'un "désir intolérable", parce qu'il est "incompatible avec les exigences éthiques et esthétiques de la personnalité" (57, 26-27). Glissement considérable: jusqu'ici, nous n'avions affaire qu'à l'opposition du conscient et de l'inconscient. Maintenant, nous avons celle des orientations habituelles et des valeurs du "moi" aux "motions de désir" qui émergent de façon insistante, et se trouvent en "contraste aigu" avec les premiers. On ne saurait mieux dire que la théorie de l'opposition du conscient à l'inconscient dans le cadre de la suggestion hypnotique est désormais dépassée. S'y substitue une autre problématique, d'abord morale. La force morale de refouler consiste en effet à rejeter hors de la conscience, avec l'ensemble des souvenirs qui s'y rapporte, tout ce qui aurait pu entraîner un conflit pénible, ou pire encore, "l'acceptation de la motion de désir" (57, 27). L'inconscient qui se profile alors est donc a contrario marqué d'amoralité, dans la mesure où il ne se révèle plus au détour d'une théorie de l'hypnose, mais dans les modalités du rejet éthique ou esthétique de certaines représentations. Il n'en reste pas moins que la force morale n'est pas une métaphore, mais l'index d'une relation quasi physique entre appareils mentaux s'opposant, et que la "lutte intérieure" du névrosé correspond donc à un conflit objectif.

¨ Le refoulement actuel dans la résistance est le même que le refoulement qui s'est produit dans le passé, au moment du rejet de la représentation traumatique insupportable (56, 26). Il ne se produit donc aucune usure matérielle, ni chute d'intensité dans cette force, même si la date du refoulement premier se situe loin en arrière dans la vie du sujet, par exemple dans sa petite enfance. Cela paraît incompatible avec un processus biologique. Les effets de l'inconscient freudien, en effet, semblent indifférents au temps. En revanche, ce qui peut rester identique tout du long, c'est le sens, pour le sujet, de ce traumatisme fondamental. Plus loin, Freud souligne d'ailleurs que la souffrance névrotique, faute d'être appréhendée dans la totalité significative des représentations où elle se détermine, "n'a pas de fin dans le temps" (63, 30). La difficulté, notée par tous les épistémologues de la psychanalyse, est que Freud est alors aux prises avec un dilemme. Ou bien l'inconscient est une réalité psychologique, dotée d'une efficacité causale, susceptible donc, par son incarnation dans l'individu, d'avoir des effets somatiques précis, les symptômes; mais alors, comme toute réalité matérielle, il est soumis à la dégradation dans le temps, et les lois de son pouvoir causal n'ont aucun rapport (sinon extrinsèque et contingent) avec un enchaînement de significations. Ou bien l'inconscient n'a aucun rapport avec le temps, ni avec aucun appareil cérébral soumis aux lois de la causalité biologique, il n'est que la récurrence de certaines significations fondamentales pour l'individu, qui par définition ne s'altèrent jamais, et assurent la continuité de leurs propres transformations symboliques; mais alors, on ne voit plus comment un pareil dispositif, à supposer qu'il ne soit pas le produit conventionnel d'une interprétation, mais quelque chose de réel dans l'individu, peut s'articuler à un corps, et y produire des symptômes, sur lesquels l'action du thérapeute aurait un pouvoir causal. Le point de vue de la cause et le point de vue du sens semblent irréductiblement conflictuels, dans l'épistémologie de Freud; et pourtant, il faut avouer que le type de phénomène clinique que Freud veut capter ne semble pas moins imposer qu'on les prenne ensemble.

C/ Les raisons du refoulement sont-elles aussi ses causes?

Il faut bien voir que la force monstrative de l'analyse de Freud (dans sa clinique de la névrose) contient toujours la faiblesse démonstrative déjà pointée dans le commentaire de la conférence précédente. Ce qu'on va dire maintenant se présente, en ce sens, comme la radicalisation d'une difficulté qui touche les quatre points précédents.

En effet, Freud dit bien quel est le "motif du refoulement": une représentation incompatible avec le moi (57, 27). Mais comment le traiter en même temps comme la cause du refoulement? C'est une chose de dire qu'il se passe en moi des choses qui ne me conviennent pas, c'en est une autre de dire que le fait qu'elles ne me conviennent pas, ou que j'ai, en d'autres termes, d'excellentes raisons de ne pas vouloir qu'elles se réalisent, produit un quelconque effet physiologique, tel un symptôme. Allons plus loin. Il se pourrait que mon organisme et mon système nerveux, pour des raisons de complexité, ne soit jamais parfaitement équilibré. Les symptômes que j'observe seraient le triste lot de la condition humaine, les dysfonctionnements marginaux qu'il faut subir parce qu'on est stimulé de toutes parts et que nos routines cérébrales, véritables causes de notre comportement, n'arrivent pas à faire face sur tous les fronts à la fois. En ce cas, les raisons ou les motifs du prétendu refoulement seraient non pas des causes de ce qui m'arrive, mais de simples façons de dire qu'on ne va pas bien. Certes, nous articulons cela aux buts que nous nous proposons, et que nous n'arrivons pas à atteindre, et il y a bien en ce sens une sorte de causalité en jeu, d'ordre pragmatique; ainsi quand j'échoue parce que je n'y crois pas vraiment. Mais si nous échouons, c'est en vertu de causes objectivables qui n'ont rien à voir avec la représentation de nos buts ni des bonnes raisons que nous aurions de les atteindre, et en tout cas, sûrement pas avec la possibilité toute verbale d'introduire "parce que" dans les clauses explicatives de nos actions. La faute en revient aux pauvres moyens réels (cérébraux, par exemple) dont nous disposons, et au fait que nous rationalisons l'échec indépendamment et après-coup.

D/ Une illustration clinique (le cas d'Elizabeth von R.), et l'allégorie du gêneur expulsé

Comme toujours, il n'existe pas d'autre moyen d'avancer face à ce type d'objection que de laisser se déployer l'idée de Freud. Mettons, pour le moment, qu'il échoue à donner une explication causale du refoulement dans la partie supposée inconsciente du psychisme. Et alors? Ne suffit-il pas qu'il ait éclairé d'une façon nouvelle des situations pathologiques mal vues jusque-là, et mieux les voir, n'est-ce pas, quand bien même ce n'est pas mieux les comprendre, quelque chose d'important? Davantage: Freud ne donne-t-il pas ici des raisons d'agir d'une façon résolument nouvelle face à ces patients? Et n'est-il pas ainsi cause, sur le plan pratique, d'un nouvel état de fait, qui élargit le champ pertinent des recherches de ceux qui un jour, peut-être, élucideront les causes neurophysiologiques de ces pathologies? Au lieu de critiquer Freud en mettant en question ce qu'il prétend expliquer, il faut plutôt examiner ce qu'il crée là d'inouï sous le regard de ses auditeurs, et définir l'outil dont il se sert pour défricher un domaine neuf.

De ce point de vue, le cas d'Elizabeth von R. (repris des Études sur l'hystérie) se différencie déjà suffisamment, de celui d'Anna O. La "sympathie particulière" que la jeune femme montre à l'égard de son beau-frère (58, 27) n'est rien d'autre, en effet, qu'un déguisement de l'affect amoureux sous le masque des bons rapports socialement encouragés dans les familles. "J'aime celui que ma sœur aime, parce que c'est ma sœur, et que telles sont les règles de la bonne entente familiale" devient équivoque sous la forme de "J'aime celui que ma sœur aime, parce qu'il me plaît". En formulant les choses ainsi, on aperçoit la partie commune aux deux représentations en cause, donc leur voisinage, et en même temps, on voit la raison pour laquelle l'investissement affectif peut se produire à l'insu de la jeune fille qui, en un sens, n'imagine rien de répréhensible dans son attachement au beau-frère. La mort de la sœur ruine ce faux-semblant. Non seulement Elizabeth s'aperçoit que son amour ne diminue pas au motif que la raison familiale indirecte d'aimer le beau-frère ne joue plus, mais pire, une pensée fait alors irruption avec violence en elle, pensée jusque-là endiguée par les conventions: "à présent il est libre et peut m'épouser" (58, 27). Freud marque alors le passage d'un état où le refoulement était possible, à un autre, où il ne l'est plus: la jeune fille s'impose un sursaut moral énorme pour chasser ce désir hors de sa conscience ("Mais comment puis-je penser une chose pareille? Il ne faut plus y penser, etc."). Or, si elle parvient à l'oublier, elle tombe aussitôt malade: l'affect amoureux réprimé ne peut plus trouver d'issue, et s'empare alors du corps pour y faire résonner sa douleur. Et Freud ne le précise pas ici, mais en se reportant aux Études sur l'hystérie, on vérifie que les symptômes dont elle souffrait renvoyaient symboliquement à la cause initiale de son hystérie.

Le point crucial mis en évidence ici, est que l'hystérique ne souffre que de refoulements ratés (62, 30). Tant que Elizabeth von R. pouvait aimer son beau-frère sans avoir à s'en apercevoir, l'affect amoureux s'écoulait librement, et d'autant mieux qu'il était méconnu. Dès que la représentation bienséante qui abritait ce désir ne fut plus soutenable, l'affect, toujours aussi vif, a innervé le corps, faute de support représentatif acceptable. Seul l'échec du refoulement indique ce qu'était le succès inconscient de cet amour.

Conceptuellement, il en résulte une situation curieuse. Nous ne savons pas ce qu'est un refoulement réussi, parce que s'il est réussi, il n'a aucun effet, et ne se voit pas. Ainsi, non seulement nous n'avons accès au refoulement qu'à partir de la résistance, mais même quand nous passons par là, nous n'avons accès qu'à un processus imparfait, dont nous ne savons pas ce que serait la forme pathologique idéale. Ceci rend le refoulement indéfinissable. Mais ce n'est pas tout. Car le refoulement n'a de sens qu'en relation avec la résistance, à laquelle il donne son sens. Mais il communique aussi son ratage à la résistance: il ne saurait exister de résistance absolue. En effet, la résistance porte en elle-même sa propre liquidation, puisque sa raison d'être est un refoulement qui rate. La représentation refoulée est donc, à suivre toujours cette logique, toujours instamment proche de jaillir en pleine lumière, et l'on imagine alors pourquoi et comment ses équivalents symboliques pullulent, malgré le refus de la libérer explicitement. Concluons: la résistance à son tour est indéfinissable, si du moins on veut y voir un phénomène clinique objectif, indépendant logiquement de l'hypothèse du refoulement à l'arrière-plan. Elle n'est pas un pur "blanc" dans les propos du patient. En effet, ce blanc est toujours accompagné, par hypothèse, de la pensée qui fuit, contre laquelle le malade se barricade. Le névrosé, en d'autres termes, sait très bien ce qu'il ne doit pas savoir. Et c'est sous cette supposition du refoulement que les silences ou les oublis deviennent cliniquement des résistances. Le cercle est manifeste et doublement paradoxal; car refoulement et résistance s'incluent mutuellement dans les conditions de leurs définitions, mais même ainsi, rendent leur définition réciproque impossible, puisqu'on a seulement en main, à chaque étape, le principe de l'échec du terme connexe à opérer en tant que tel!

Puisque Freud a pris un peu plus haut des accents de moraliste, le cas d'Elizabeth von R. mérite aussi d'être interrogé sous cet angle, et pas seulement dans l'étrangeté des définitions auxquelles il conduit. Car, pourquoi n'épouserait-elle pas celui qu'elle aime? Pourquoi qualifier ici la volonté de se marier de "motion odieusement égoïste"? Il y a pire... Mais Freud explique que le refoulement joue (ou jouerait, s'il réussissait) un rôle protecteur. C'est "un des dispositifs de protection de la personnalité psychique" (57, 27). Mais on ne sait pas très bien de quoi il nous protège, vu le prix payé en symptômes pour cette protection: accomplir ses désirs est-il ainsi, à tout prendre, plus nuisible que subir la sévérité des idéaux qui les inhibent? Une fois cette question posée, on pourrait d'ailleurs sans mal aller jusqu'à l'idée que la source ultime de la névrose, ce sont les tabous sociaux en général: la névrose ne serait qu'une lâcheté devant des prohibitions diverses (celles de la société bourgeoise, par exemple, à l'égard de la sexualité féminine), qui poussent les individus à refouler, et donc à la maladie. C'est une lecture de Freud simpliste, mais banale.

Pourtant, le point de vue moral reste subordonné à un point de vue psychologique qui détermine les équilibres essentiels de l'individu, ce qu'il peut ou non tolérer. Si la jeune fille qualifie de "motion odieusement égoïste" son désir de mariage, c'est bien sûr parce qu'il contredit les convenances. Mais c'est aussi, comme on l'a exposé plus haut, parce qu'elle ne veut pas ce qu'elle désire. Jusque-là, ne pas le vouloir ne lui était pas difficile, elle ne le pouvait pas. Mais sa soeur morte, elle se retrouve sans parade devant le fait brut qu'elle ne désirait en fait qu'une chose: ce qu'elle ne pouvait pas vouloir. La représentation selon laquelle "à présent il est libre et peut m'épouser" surgit en elle à la fois comme l'impossibilité morale (et non plus objective), et comme la nécessité affective la plus impérieuse de son existence. Freud veut capter exactement ce type de situation clinique. Car c'est en ce sens, en effet, qu'il y a effectivement conflit, et qu'on aboutit à cette situation paradoxale où le déplaisir du symptôme hystérique intervient comme un évitement du déplaisir encore plus grand que serait la réalisation du désir (57, 27).

Que les conduites socialement admises dans tel ou tel type de société jouent un rôle dans l'affaire, ce n'est pas essentiel. Quels que soient les valeurs ou les désirs légitimés dans une société, l'espoir d'économiser un déplaisir plus grand exercera ses effets créateurs de symptômes, dans l'écart qui persistera toujours entre les deux. Ensuite, la contingence des valeurs ou des désirs légitimes, d'une société à l'autre, n'a pas plus d'importance: ne sont reconnus à chaque fois comme tels, en effet, que ceux qui peuvent motiver un sacrifice. Du coup, il fait partie de leur concept, et pas de leur nature empirique, que ces idéaux coûtent à l'individu, et de là, induisent des symptômes. Freud nous fait simplement découvrir une suite inaperçue de la dimension sacrificielle des valeurs: le degré de profondeur de leur prise psychologique sur nous. Enfin, il ne faudrait pas s'imaginer que ces valeurs soient en elles-mêmes sociales. Freud ne choisit pas ici d'exemples de ce genre, mais il est clair que les idéaux qui sous-tendent les dites valeurs peuvent parfaitement être asociaux: ainsi, le moi peut exiger de l'individu des performances mondaines, physiques, voire sexuelles, dont pas une n'auraient l'approbation de la société à laquelle il appartient, mais qui seraient, faute d'être accomplies, autant sources de névroses que les idéaux socialement reçus, voire vantés, de la moralité, de l'abstinence, etc.

Pour consolider la dimension éthique dans laquelle Freud situe ses concepts fondamentaux, et souligner le déplacement considérable imposé à la conception hypnotique de l'inconscient, on pourrait ainsi formuler les questions-clés que le traitement psychanalytique amène le patient à se poser, et qu'on serait bien en peine de susciter dans le cadre de cures suggestives, ou même cathartiques:

¨ Dans l'élection de mes valeurs essentielles, ou de mes idéaux, quels sont les désirs que je cherche à étouffer? Pourquoi m'en défendre?

¨ Quand je cède à un désir particulier, à quel autre suis-je en train de me refuser, et en quel sens ne serait-il pas celui que je désire le plus intensément? Le désir auquel je cède ne serait-il pas, à mon insu, en relation indirecte, symbolique, avec celui auquel je ne cède pas?

Il en ressort une appréciation nouvelle des ambiguïtés fondatrices de l'existence humaine, dont on comprend combien elle a pu fasciner, dès l'époque de Freud, romanciers et essayistes (tels Schnitzler ou Zweig). Il semble en effet faire intrinsèquement partie des concepts de refoulement et de résistance, qu'ils illuminent non pas une partie réelle du psychisme, invisible jusque-là aux sciences psychologiques, mais une vérité de la subjectivité inavouée en chacun. Le pari de Freud, c'est d'avoir voulu mettre en lumière de pareils mécanismes non pas de manière littéraire, mais de manière scientifique, en réclamant pour la psychanalyse un statut de science naturelle, au motif que sa mise en oeuvre avait une action causale sur les symptômes névrotiques, et pas seulement une valeur descriptive.

L'allégorie du gêneur expulsé (58-59 puis 61-62, 28-30) résume les mécanismes de la résistance et du refoulement. En voici la traduction terme à terme:

sens explicite

sens allégorique

l'auditoire attentif dans la salle

la conscience

Freud parlant

la réalité à laquelle il faut faire attention

le gêneur

la représentation intolérable, perturbante

les gaillards expulsant le gêneur

le refoulement par la conscience

les chaises contre la porte

la résistance comme amnésie spécifique

le couloir où le gêneur est chassé

l'inconscient

le vacarme au dehors, le bruit confus

le retour du refoulé, mais méconnaissable

Stanley Hall, le médiateur

le psychanalyste

la réadmission du gêneur, après négociation

la guérison

III. RETOUR SUR LES CONCEPTIONS ALTERNATIVES

A/ Les insuffisances de Janet

Freud coupe l'exposé complet de l'allégorie mise ici en tableau de deux mises au point critiques. La première concerne Janet. Freud souligne qu'à la différence de son rival français, sa division du psychisme en deux parties n'est pas déduite a priori de la faiblesse héréditaire des névrosés, mais construite "dynamiquement par le conflit de forces psychiques antagonistes" (60, 28). Le problème, comme il ne manque pas de le voir, est de déterminer à quelle condition un tel conflit dynamique, somme toute banal dans n'importe quelle vie morale, peut aller jusqu'au point où il aboutit à la dissociation réelle de deux appareils psychiques, c'est-à-dire à la désagrégation de la personnalité. Freud, étrangement, n'y répond pas.

Il y a en fait ici plusieurs questions emmêlées. Tout d'abord, il est vrai que les cas tenus pour véritablement hystériques par Janet étaient des cas d'aliénation manifeste: l'intensité du clivage de la conscience était telle, qu'il aboutissait à la coexistence de deux personnalités (voire plus) dans le même individu. Ils correspondent à ce que nous appelons aujourd'hui des "personnalités multiples". Le somnambulisme était un moyen de les révéler, et même de les multiplier expérimentalement, à loisir. Freud, quant à lui, se servait de l'hypnose pour étayer la réalité psychique d'état mentaux aux contenus ignorés du sujet, mais pas au point de faire des produits de l'hypnose la norme des phénomènes hystériques! Le concept de refoulement, ainsi, n'a pas pour fin d'expliquer la désagrégation janétienne du moi. Mais du coup, et Freud sent ce risque, il est en grand danger de ne rendre compte que des cas les plus bénins, ceux-là même dans lesquels la frontière entre la maladie réelle, l'autosuggestion et la simulation est floue. Ainsi, quand on consulte les traités des cliniciens contemporains, on se demande parfois si les cas que traite Freud n'étaient pas ceux considérés à l'époque comme passibles de n'importe quel traitement moral, ou presque, tant ils étaient peu graves. Et il n'est pas indifférent de noter que Freud, à l'époque de ces conférences, travaillait déjà des cas graves de psychoses, sur lesquels la théorie psychanalytique, conçue au départ pour les névroses, pouvait, espérait-il, apporter des lumières inattendues. C'est sans doute une raison de ce moment d'hésitation dans le texte, Freud renvoyant à des travaux ultérieurs la validation de ses thèses. Dans ce contexte, il convient toutefois de rappeler, à cause de la célébrité du mot, que le psychiatre suisse Bleuler, le maître de Jung, venait de caractériser, en exploitant précisément certaines idées de Freud, une folie dont l'étymologie reconduit à la dissociation psychique: la "schizophrénie", du grec schizô diviser, et phrénai, l'intelligence. Enfin, il y a une leçon à tirer de ce passage: Freud n'y fait pas reposer toute la théorie de l'inconscient sur le seul concept de refoulement. Ce concept est une introduction à la psychanalyse, à la fois clinique pour les névroses, et méthodologique, par l'élucidation du statut des affects et des représentations dans le psychisme. Mais ce qui suit cette introduction, Freud, ici, n'en dit mot. Ce point mérite d'être souligné parce que beaucoup de critiques de la psychanalyse s'en prennent au seul refoulement, comme si tout l'édifice freudien reposait sur lui. Mais il est clair que Sur la Psychanalyse offre juste de quoi voir les choses autrement que Janet, et nullement une contre-théorie exhaustive.

B/ Les insuffisances de Breuer

On comprend alors l'insistance de Freud à écarter toute relecture du cas d'Anna O. à la lumière de ce qu'il vient de dire du refoulement. La cure cathartique doit trop à Charcot (le traumatisme psychique), et à Janet (le clivage de la conscience). Elle tend à réifier une opposition de l'inconscient au conscient, qui devrait l'essentiel à la psychophysiologie (supposons-là rigoureusement objective) de l'hypnose, et non à la relation dynamique qui, s'établissant entre le patient et le thérapeute (donc de façon intersubjective), éclaire enfin la lutte, intérieure au patient, entre son moi et ses désirs refoulés.

L'argument de Freud, à ce propos, est complexe. L'hypnose empêcherait la résistance de jouer son rôle d'obstacle nécessaire au progrès de la cure, et bien qu'elle donne accès à une partie du matériel inconscient, elle dresserait en même temps plus loin un barrage infranchissable (60-61, 29). Que faut-il comprendre? Sans doute que la cure cathartique était, de l'aveu de Breuer comme de Freud, épuisante. Comme chaque symptôme devait être ramené à l'expérience pathogène déclenchante, le procédé devait ressembler à un laborieux écrémage de la surface, tandis que les profondeurs continuaient à bouillonner. Dans la cure cathartique, on observe toute une série de phénomènes connectés par leur affinité (qualifiée de symbolique), allant du traumatisme inaugural au symptôme actuel, mais on ne dispose pas pour autant d'une étiologie. Or, sans cette dernière, on ne peut aller à la cause, ni donc annuler le pouvoir pathogénique en tant que tel du traumatisme primitif. On prive bien, en quelque sorte, l'inconscient d'une issue symptomatique, puis d'une autre, etc., mais on ne liquide pas (puisqu'on l'ignore et qu'on ne sait même pas comment l'identifier) la tendance refoulante toujours agissante, qui ne tarde pas à créer de nouveaux surgeons morbides. Seule la résistance, dit Freud, fait connaître le refoulement, et seule la levée de ce refoulement interrompt la production de symptômes (symboliquement associés les uns aux autres). À terme, la cure cathartique devait donner l'impression de buter contre un mur, celui d'une élimination des effets, mais jamais de la cause. Point crucial: si Freud insiste tant sur la valeur étiologique de sa théorie, c'est à cause de l'écart qu'il sentait avoir creusé entre les premiers efforts cathartiques de Breuer, et le traitement psychanalytique classique: ne pas avoir à remettre cent fois la cure en chantier, c'est bien la preuve pratique qu'on a atteint la véritable pathogénie du trouble. C'est en tout cas mieux qu'en avoir juste donné une description plus élégante. L'auditoire devait en être frappé, parce que le risque majeur de toute psychothérapie est bien évidemment la labilité extrême de ses effets.

En revanche, une difficulté sérieuse demeure: on voit facilement (c'est le concept de symbole commémoratif) le lien entre symptôme actuel et traumatisme psychique, dans le cadre de la théorie cathartique. Mais dans le cadre de la théorie de la résistance nécessaire, "on ne voit pas d'abord vraiment comment on arrive du refoulement à la formation du symptôme" (61, 29). Durcissons la difficulté: je peux bien accepter qu'il existe des phénomènes mentaux du type du refoulement, où ce qui me déplaît est chassé hors de la conscience, ou ne s'y exprime plus que de façon déguisée, allusive, symbolique. Mais tout anormal ou déviant que cela soit, je ne vois pas pourquoi ce devrait être la cause d'aucun symptôme, au sens médical du mot. Au contraire, pour qu'il y ait symptôme, il semble qu'il faille bien d'autres facteurs que le refoulement d'une représentation.

Mais comme l'idée d'une "causation symbolique" du trouble n'est pas non plus sans susciter des interrogations, on l'a montré en analysant la première conférence, ne serait-il pas possible de conjoindre les deux théories? En articulant étroitement la dimension de la détermination symbolique du contenu du symptôme, et celle de sa causation dans le conflit de "motions de désir" antagonistes, ne fera-t-on pas un progrès décisif? C'est bien ce que semble proposer Freud, en renvoyant toutefois son public à l'allégorie du gêneur expulsé pour qu'il devine les grands traits de la démonstration.

IV. CONSÉQUENCES THÉRAPEUTIQUES DE L'ÉTIOLOGIE DE L'HYSTÉRIE

A/ Le retour du refoulé.

Le gêneur, en effet, tout expulsé qu'il soit, n'en continue pas moins de nuire. À suivre l'allégorie, Freud suggère ainsi que la représentation refoulée ne l'est jamais complètement, mais qu'il se produit au contraire, du fait du refoulement, une conséquence encore plus déplaisante. Au lieu des désobligeants commentaires du trublion (c'est-à-dire de ces expressions du désir qui se font jour en nous soudain, et dont nous ne voulons rien savoir), lesquels avaient au moins le mérite d'être intelligibles, il n'y a plus que des coups de poings martelés sur la porte, et des vociférations. L'énergumène nous assourdit, et pour aller jusqu'au bout de l'image, nous afflige déjà au moins d'un symptôme, la migraine! Freud ne craint pas de supposer que dans son allégorie, le tapage correspond à l'expression symbolique de la représentation refoulée. Intuitivement, il semble pourtant que le bruit ne masque pas, mais défigure le son significatif dont il provient. C'est donc que la conscience, ou l'auditoire dérangé, sait très bien que ces bruits n'en sont pas, mais bien des paroles et des insultes. Concluons donc que la matérialité objective, psychologiquement appréhendée, de la représentation refoulée, n'épuise pas son sens pour l'auditoire et que c'est ce sens qui est décisif. Développons ceci: imaginons la salle d'à-côté, où se tient une autre réunion. Là, les gens présents ne perçoivent que la réalité du bruit, et ne l'attribuent peut-être même pas à quelqu'un. Pour nous qui sommes là devant Freud, même si physiquement il n'y a que du vacarme, nous déchiffrons, sans l'entendre effectivement, les noms d'oiseaux dont l'expulsé nous affuble. Comment dès lors nous concentrer attentivement sur notre tâche? Le névrosé, ainsi, occupé à se défendre du retour du refoulé, perd peu à peu le contact avec la réalité, contact dont la préservation avait été le motif même du refoulement. Arrive donc, selon la logique des choses, un point de bascule: il devient psychiquement plus coûteux de se défendre que d'accepter la gêne. Mais la nature de la gêne est obscure: d'un côté, il semble que ce soit le vacarme, mais le vacarme n'a pas de sens; et si l'on dit que c'est le sens qui nous dérange, alors quel genre de signification est susceptible de nous casser les oreilles? L'originalité du symptôme, selon Freud, c'est donc qu'il est sensible et intellectuel d'un seul tenant. Disant cela, d'ailleurs, nous cernons la raison de l'obscurité, nous ne la dissipons pas.

Quoiqu'il en soit, le retour du refoulé est exactement contigu au refoulement. Il est le refoulement, en tant qu'il n'y a de refoulement accessible à la conscience (par le biais de la résistance) que raté. Or, étant constitutivement raté, ce dont nous faisons la douloureuse expérience, le refoulement appelle par principe sa propre liquidation. Il ne faut donc pas grand-chose à la représentation refoulée pour se manifester à la conscience et y être maîtrisée. Ce petit écart, pourtant, fait figure d'abîme au malade. Et comme dans tous les cas où une inconciliabilité ne tient pas à la nature même des choses, mais au point de vue qu'on prend sur elle, donc au sens qu'on leur donne, un "médiateur", un tiers donc, se présente.

B/ La guérison n'est que l'accomplissement de la logique du symptôme

On notera d'abord que le "médiateur" qui se propose ne vient pas du dehors, mais de l'assemblée perturbée elle-même (62, 30). Certes, c'est évidemment le psychanalyste. Mais toujours à suivre en détail l'allégorie, comprenons ainsi les choses: le psychanalyste ne peut qu'aider ou inciter la conscience du malade à faire elle-même le travail de conciliation qui la guérira. Il ne peut se substituer à elle. Il y a une raison simple à cela, que l'image de Freud aide à voir: il ne sait peut-être pas ce qu'il faut rendre compatible avec quoi, ou du moins, on ne peut pas supposer qu'il le sache absolument mieux que son patient. Sous ce rapport, les cures par la suggestion, dont Janet était un extraordinaire virtuose, aboutissaient au résultat inverse: le patient était placé sous la dépendance absolue de son "directeur de conscience", qui savait à sa place ce qu'il convenait de faire ou de penser, et le lui imposait de manière normative. Il y a donc chez Freud une confiance dans l'individu, jointe à l'idée d'une pente logique vers la guérison, qui ne pouvait que confirmer ses auditeurs américains, gênés par le pessimisme thérapeutique de Janet, dans leur accord avec Freud. Il est également patent que le rôle du psychanalyste est d'intervenir en tiers entre le patient et lui-même, alors que le thérapeute par la suggestion maintient une relation duelle avec son patient, et se l'inféode. On comprend alors pourquoi dans une cure, le rôle fondamental du psychanalyste n'est pas de parler, mais d'intervenir au fil des propos du patient, partout où il suspecte que ces propos sont infiltrés d'un contenu de sens dont le patient n'a pas conscience. Il travaille, pour ainsi dire, en aidant le patient à finir d'ôter les chaises qui barricadent la salle, à la jointure forcément mal colmatée du conscient et de l'inconscient.

Mais faut-il pour autant être optimiste? Que penser de l'affirmation de Freud selon laquelle "nous décidons de mettre fin au refoulement, et dès lors le calme et la paix règne à nouveau"? (62, 30) Rien ne paraît moins évident. On ne voit pas pourquoi l'énergumène, de retour dans l'auditorium de la conscience, cesserait son persiflage ou son inconduite. Peut-être, acceptant de se pousser, les autres auditeurs, lui concéderont-ils la place que le trublion réclamait au premier rang, et ce dernier se tiendra-t-il alors coi. Mais peut-être pas. Peut-être que la représentation refoulée est en soi incompatible avec les intérêts essentiels du malade. Il y a donc, sous-tendue par l'issue de la cure, une exigence de calcul des intérêts relatifs de guérir et de rester malade, calcul dont le malade est seul responsable. Mais il y a aussi une leçon morale qu'inflige la névrose: c'est que si nos raisons de refouler sont bonnes, alors une guérison inconditionnelle est une chimère.

Soulevons maintenant un problème. Bien sûr, Freud ne cherche dans cette allégorie qu'une commodité d'exposition. Mais elle révèle aussi un trait conceptuel très important de sa doctrine. Pour que l'ensemble de la démonstration tienne debout, il faut en effet doter la représentation refoulée, et l'inconscient, d'une certaine sorte d'intentionnalité. Ainsi, dit Freud, la motion de désir refoulée dans l'inconscient "guette une occasion d'être activée, et s'entend alors à envoyer dans la conscience, à la place du refoulé, une formation substitutive, déformée et rendue méconnaissable", sauf par les voies de l'analyse symbolique (62, 30). Comme on voit, l'allégorie n'a pas cessé sur ce point précis: la personnalisation des instances conscientes et inconscientes persiste dans la théorie, puisque les idées refoulées ont des attentes et peut-être même choisissent-elles ce qui les remplace dans la conscience. Mais est-ce seulement plausible? Seule une personne complète peut avoir des intentions, sûrement pas une partie de personne. Ou alors ces mots du vocabulaire de l'attente ou du choix n'ont aucun sens réel, explicatif. Tout se passe, pour ainsi dire, comme s'il y avait un petit homme (un homoncule) dans l'homme. On peut s'amuser à leur appliquer l'analyse même de Freud: quelle est, par exemple, l'intention inconsciente de l'intention inconsciente? Comme une telle régression est manifestement impossible, et comme d'autre part, tout repose sur l'intention d'éviter un déplaisir plus grand en acceptant un moindre, il faut conclure que loin d'expliquer un mécanisme du refoulement qui causerait le symptôme, Freud nous procure seulement un outil heuristique pour déployer sa signification. Son allégorie n'est pas la traduction analogique et clarifiante d'un mécanisme réel, mais un développement verbal, ou encore l'amplification de la signification d'un mécanisme, dont nous ne savons, en fait, rien.

Lorsque nous faisions plus haut l'hypothèse selon laquelle la nouvelle théorie devait articuler plus étroitement la dimension symbolique du symptôme, héritée de la cure cathartique, et celle de la détermination causale par le refoulement, nous ne pouvions pas suspecter une telle impasse. Car il y a bien, dans l'argument de Freud, une telle détermination causale, mais elle apparaît encore guidée en sous-main par une intention de signification qui la précède et qui l'oriente. Cette causalité n'agit pas de façon mécanique, comme il se doit, mais téléologique, autrement dit, en relation à une fin. Cela n'est pas facilement compatible avec la scientificité mécaniste de la démarche.

Toutefois, le symbolisme dans l'intention de signification et la causalité dans la production du symptôme se complètent ici de façon intéressante. Et s'il faut renoncer à intégrer la causalité inconsciente à la causalité des sciences de la nature, elle subsiste néanmoins, mais réduite au contexte singulier de la vie psychique d'un individu, où elle est subordonnée à un réseau de significations valables pour lui seul. Impossible, en ce sens, de dire en général que telle représentation cause tel symptôme. Le déficit d'universalité est manifeste. Mais au lieu de lois de l'inconscient, nous avons du moins des règles pratiques de mise en œuvre; autrement dit, donc, non une connaissance effective des phénomènes, ce que proposent les sciences naturelles, mais une technique, ou un art empirique. Il est net, pourtant, que Freud ne s'aperçoit pas de cela, et il n'aurait sûrement pas apprécié une conclusion aussi fortement dévaluée.

Si l'on schématise maintenant le dispositif global qui nous est proposé "sans image", et qui est donc à la fois causal et symbolique, on obtient ceci (62-63, 30):

conscient

inconscient

refoulement de la représentation incompatible avec les idéaux du moi ð

représentation refoulée (x)

ò

 

transformation de la représentation selon le voisinage associatif

ò

refoulement se continuant toujours ð

ï formation substitutive (x')

ò

 

nouvelle transformation de la représentation selon le voisinage associatif

ò

représentation substitutive déguisée, faisant retour sous forme de symptôme

ï seconde formation substitutive (x'')

 

Ce schéma montre le type d'équilibration que le symptôme produit. Ramené à son essence, il n'est qu'une "formation substitutive" (62, 30) qui vient en lieu et place de la représentation initialement refoulée, mais qui est parvenue à se glisser dans la conscience, y perpétuant le désir interdit, sous un déguisement. Ainsi, elle devient impossible à identifier (le névrosé, par exemple, se demande pourquoi il peut sans cesse penser à ou bien ressentir telle ou telle chose, et se sent comme parasité). Mais la sensation de déplaisir attachée à la représentation de départ demeure: en effet, le même affect réprimé avec la représentation insiste toujours pour s'écouler, comme on l'a vu dans la conférence précédente. Il faut, en somme, que la distance entre x et x'' soit la plus grande possible pour brouiller les capacités de reconnaissance de la représentation par la conscience, et qu'elle soit donc "protégée contre de nouvelles attaques du moi sur la défensive" (62-63, 30). Mais, en même temps, elle doit être la plus petite possible, pour que l'affect réprimé s'y investisse toujours. Il semble ainsi que la constance de l'affect réprimé règle de proche en proche les modifications de la représentation, jusqu'à ce qu'elle puisse être admise par la conscience, à la fois dupée et souffrante. Les voisinages associatifs pertinents des représentations refoulées ne sont donc pas arbitraires, mais secrètement ordonnés et sériés par l'expression d'un affect, toujours le même, qui insiste pour s'y faire savoir, toujours sous différents visages. Du coup, le même régissant toutes ces différences, il devient possible, à partir de la représentation symptomatique, de remonter la chaîne jusqu'au premier maillon.

Tout se noue ici, et il faut y prendre garde: qu'est-ce qui guérit? Est-ce la restitution de la représentation dans la conscience (soumise à la logique de l'expression indirecte, ou symbolique)? Ou bien est-ce l'écoulement de l'affect (régi par la logique causale de la quantité d'énergie qui innerve le corps), ainsi que l'avance la première conférence? Ce sont clairement les deux, bien que Freud nous laisse la charge de conclure. Mais c'est que nous avons désormais conquis, sans nous en apercevoir, un nouveau point de vue, qu'il nous faut lire en filigrane dans Freud, parce qu'il n'y figure pas textuellement. C'est celui d'une articulation intrinsèque de la représentation et de l'affect, l'affect commandant le sens de la représentation qui l'exprime. Ce lien originaire qui enracine la dimension représentative dans l'affect comme cause, sera appelé, par Freud, mais dans un contexte théorique plus élaboré que celui de Sur la Psychanalyse, "pulsion". On en voit ici la fonction théorique, on en verra dans la conférence suivante (il est plus connu), le statut sexuel. En tous cas, telle est la solution freudienne à la coupure désagréable (source continuelle d'objections) entre l'aspect psychologique des connexions symboliques des représentations, les unes étant les raisons ou les motifs des autres, et l'aspect physiologique des symptômes, dont l'existence paraît dépendre de facteurs biologiques soumis aux lois générales de la causalité: la pulsion est une certaine "quantité d'énergie" spécifique au corps et investie sur lui, qui a, par ailleurs, mais sous la dépendance de cet enracinement physiologique premier, des "représentants psychiques" connectés les uns aux autres sur un mode symbolique.

Les diverses possibilités de guérison qu'évoque Freud en prenant congé, dépendent étroitement de ce nouveau point de vue, qui n'est pas, répétons-le, nommé ici comme tel. En effet, nous avons les différents cas directement déductibles de l'allégorie du gêneur expulsé, puis réadmis: admission complète et admission partielle de la représentation refoulée, et donc, dans le même temps, décharge cathartique de l'affect coincé, par les mots ou les signes d'affect mentionnés dans la première conférence. Mais Freud ne s'en contente pas, et évoque brièvement ce qu'il appelle "sublimation", puis encore au-delà, la "maîtrise consciente" du refoulé, au moyen d'une "condamnation" morale (63-64, 31).

Le premier terme recouvre par exemple les issues que l'activité artistique (ou intellectuelle) offre au désir, et qui sont, en un sens, une solution à la névrose. N'oublions pas que Freud est en train d'écrire un essai sur Léonard de Vinci. L'art, en effet, est un idéal, valorisé socialement; mais il est étroitement mêlé aux dispositions charnelles de l'artiste. Il permet d'élaborer les fantaisies privées en sorte qu'elles deviennent des thèmes partageables en commun, et moins des symptômes. Il fournit ainsi à autrui des stimulations exquises de la vue ou de l'ouïe, par lesquelles les tensions intimes deviennent extérieurement sensibles dans des "signes d'affect" privilégiés, qui soulagent l'artiste de conflits peut-être autrement intolérables. L'importance de cette voie vers la guérison, est qu'elle montre combien nos désirs sont en dernier lieu des structures téléologiques, puisqu'il est possible d'en modifier les buts, de les rendre plus élevés que ceux de la satisfaction égoïste, autrement dit, de les rendre sublimes.

Mais une fois ce pas franchi, il devient naturel de supposer la possibilité d'une réorientation non plus esthétique, mais éthique, du désir. Une fois conscient de ce que je refoulais, je puis le condamner, à la fois efficacement, et à juste titre. La discussion médicale objective sur des processus psychologiques complexes devient alors une méditation morale réhabilitant la conscience, non en tant que méconnaissance des déterminations inconscientes, mais comme ultime agent de sa propre guérison, et la maîtresse, sinon directement des causes, au moins du sens de l'existence. Qu'est-ce que cette réhabilitation in extremis de la conscience? N'est-elle pas tout à fait incompatible avec la mécanique du refoulement, et le jeu des forces dans l'inconscient? On ne peut pas encore répondre à ces questions. En fait, il faudra attendre la cinquième conférence pour en avoir les moyens. Mais cela ne nous laisse pas sans matière à réfléchir. En effet, précisément parce que cette intervention de la conscience porte sur de nouvelles intentions du sujet, et que celles-ci orienteront les mécanismes psychiques qui sont la réalité même qui échoit à l'individu, elles ne sont plus subordonnées à cette réalité comme à un donné préalable. En particulier, la conscience dont il est ici question n'est pas une conscience cognitive tournée vers le passé, mais une conscience au sens de la résolution morale, et tournée vers l'avenir. On en déduit au moins une chose: la psychanalyse ne donne jamais à personne comme une prime éthique ou comme un heureux effet secondaire des mécanismes qu'elle actionne, le courage des choix qu'elle rend possibles.

TROISIÈME CONFÉRENCE

La conférence où Freud va exposer deux de ses concepts les plus populaires, l'acte manqué et le lapsus, s'ouvre sur un retour en arrière à des fins de correction, qui n'est justement pas sans les illustrer! En effet, vu la fonction décisive dont Freud a investi la méthode de la pression sur le front, pour lever les résistances sans hypnotiser le patient, peut-on verser au compte du seul souci de brièveté le fait que Freud ait omis de dire que cette technique, pour finir, ne marchait pas? Ajoutons à cela que ladite méthode prenait le relais d'une autre, la cure cathartique, abandonnée faute de pouvoir être régulièrement mise en œuvre, et soulignons la fuite en avant que ses auditeurs ont peut-être ressentie: tâchant de serrer sa prise conceptuelle sur un effet thérapeutique frappant, mais ponctuel, Freud, comme ces oiseaux exotiques qui courent rapidement sur les nénuphars, donne le sentiment de sauter de théorie en théorie, juste avant qu'elles ne sombrent. Rien, du coup, n'assure que la psychanalyse à laquelle il aboutit n'est pas encore viciée par les défauts des procédés antérieurs. Car, devant l'idée qui se présentait là où l'on attendait un retour de mémoire décisif, le médecin comme le malade pouvaient à l'évidence se demander si leur sentiment d'inadéquation n'était pas, en réalité, parfaitement justifié (66, 33)! La résistance, en effet, se caractérise par le fait qu'elle n'est jamais absolue. Si donc l'insistance du médecin se révélait inutile, il courait le risque d'agir par suggestion...

C'est donc en ce point critique que Freud éprouve (enfin!) le besoin de déterminer l'originalité des contenus des représentations et des désirs qui l'intéressent, et qui n'avaient guère, à l'époque, attiré l'attention des psychothérapeutes. Le fait est, dit en somme Freud, et ce fait est empirique (pas déduit théoriquement), que ce que je désire, ou me représente (même indirectement ou symboliquement), a, comme tel, un pouvoir causal sur ma conduite ou mes contenus mentaux. Et c'est seulement la connaissance de ce contenu, dont la psychanalyse, comme science, a le privilège, qui guide le praticien, tant face aux dénégations du patient, que face à l'acceptation trop facile de ses interprétations, c'est-à-dire de ce qu'on lui propose pour "combler les lacunes" de sa mémoire, quand il résiste. Il ne suffit plus, en d'autres termes, de poser la réalité de l'inconscient in abstracto, il faut désormais décrire de quoi cette réalité est constituée, et s'appuyer sur les lois qui la régissent, pour faire la différence entre les résistances authentiques, et la plate absence de pertinence des interprétations inadéquates.

D'où le mouvement de cette conférence. Puisque ce qui étaye la notion d'inconscient n'est plus une déduction logique, mais un processus réel doté d'un contenu psychique précis, il devient naturel de passer de la nécessité formelle à la nécessité matérielle de ce processus; autrement dit, d'en isoler, comme dans les sciences de la nature, le déterminisme (I.). De là, il faut montrer l'effet causal de l'inconscient dans des phénomènes concrets, jusque-là tenus pour spécialement indéterminés: le mot d'esprit (II.), et plus encore, le rêve (IV.). Les agents causaux concrets de ce déterminisme, qui sont le commun dénominateur de ces phénomènes psychiques étranges, seront caractérisées au passage: ce sont les "complexes" (III.). Enfin, il ne suffit pas que le déterminisme découvert se vérifie dans le seul cas (pathologique) des névroses; ce doit être un aspect universel du comportement. Il faudra donc le montrer agissant "même dans les conditions de la santé" (82, 44). La névrose ne sera donc, ainsi, que l'exagération des effets de mécanismes psychiques lisibles chez tous, conception qui a l'avantage d'ouvrir à tout le monde une fenêtre sur les opérations secrètes de l'inconscient, lorsqu'il se dévoile en se déchaînant (V.).

I. LE DÉTERMINISME PSYCHIQUE (sur ce paragraphe, on peut lire les objections de Patrice Van Den Reysen)

A/ Le déterminisme des lois de l'association des idées, comme "préjugé scientifique" de Freud

Freud attache une importance si considérable à l'idée de déterminisme psychique, qu'il commence et finit son propos en évoquant ses conséquences (66-67, 33-34 et 82-85, 44-45). On va revenir sur la preuve de son existence, telle qu'elle aurait été donnée par Jung. Ce qu'il faut pour le moment noter, c'est combien Freud est en cela un savant de son temps: car le déterminisme de la physique et de la biologie est un idéal poursuivi par tous, et en introduire un équivalent en psychologie est le souci de toute la génération à laquelle il appartient. En effet, depuis la fin du XIXème siècle, le concept d'une détermination rigoureuse du contenu des états mentaux passait par une théorie connue sous le nom d'associationnisme, dont la paternité est attribuée à Hume. Celle-ci revenait à traiter la succession mentale des idées comme un enchaînement où une représentation quelconque était produite par la précédente en fonction du degré de ressemblance ou de contiguïté qu'elle offrait avec elle. Je ne vais, ainsi, d'une pensée à l'autre que par des sauts réglés. Le flot associatif des idées, d'autre part, était considéré comme un réflexe; il était enraciné dans la psychophysiologie cérébrale, sans bien sûr qu'aucune preuve matérielle n'ait jamais été apportée de l'existence de relations de ce genre. L'associationnisme est en conséquence une doctrine matérialiste et réductionniste, qui annulait l'autonomie du niveau psychologique du fonctionnement mental, en le traitant comme la simple description verbale, d'actions causales expérimentalement invisibles, mais présentes et agissantes dans la seule matière nerveuse.

Un cas constamment débattu de ces "lois associatives" était celui de l'association par contraste: si l'on me dit d'énoncer sans réfléchir le mot qui me vient à l'esprit après "blanc", je ne dis pas "innocent" (ressemblance), ni "drap" (contiguïté), mais "noir". Les psychologues considéraient que c'était là une variante de l'association par ressemblance, et s'en servaient souvent pour éclairer les cas de contre-volonté (je désire une chose, mais je fais le contraire), tel celui de la première conférence. La conséquence épistémologique de cette théorie est qu'une catégorie logique (la contrariété, ou la contradiction) est réduite à l'appréhension esthétique d'un contraste, lui-même conçu comme l'effet sur les représentations d'une loi réflexe, et donc d'un câblage neurophysiologique spécial. Le matérialisme est donc ici radical (même les lois formelles de la pensée sont des sous-produits de la constitution cérébrale). Mais sa faiblesse n'en éclate que davantage: n'importe quelle idée, en effet, peut alors être considérée comme associée à la précédente, même un contraire logique. Donc les "lois de l'association" n'expliquent rien: on ne voit pas ce qu'apporte une théorie qui stipule que n'importe quoi peut suivre n'importe quoi "nécessairement", ou "de façon déterministe".

Freud, contrairement à ce qu'on lit parfois, s'oppose radicalement à cette conception. Il lui importe de préserver la psychologie de toute élimination par la neurophysiologie (surtout si elle n'est qu'un a priori anti-mentaliste), et s'il privilégie donc une sorte d'association, c'est la plus difficile à réduire matériellement, celle par contraste. Mais il a surtout contre elle des arguments cliniques: un réquisit évident de l'associationnisme, c'est la fluidité du flot des idées. En effet, il n'y a aucun moyen, dans ce cadre théorique, d'attacher un poids aux "blancs" de l'enchaînement, ni à la résistance à l'écoulement d'affects éventuellement véhiculés par les représentations. La dimension irruptive du désir qui s'exprime en conflit avec les attentes du sujet, l'étrangeté qualitative d'une pensée que l'on ne se savait pas savoir, voilà autant de phénomènes que l'associationnisme serait bien en peine de capter. Or, ils sont capitaux chez Freud. Du déterminisme psychique traditionnel, Freud ne retient donc que l'exigence de lois causales, et encore, dans la mesure où le sujet fait dans son intimité l'expérience de l'irruption d'un contenu mental non motivé par ce qui l'occupait dans son train de pensée actuel. Ainsi, il y a certainement un tel flot d'idées, peut-être régi par des lois associatives, mais seul compte ce qui le brise. Ceci affine la notion de résistance. Ce n'est pas tant un silence brutal ou un arrêt de la production des idées, qu'une interférence sidérante.

La représentation soumise au déterminisme psychique, appelée par Freud Einfall, est donc étrange. Il n'est pas possible de la penser comme l'idée au sens de l'"association des idées" (33), mais il ne suffit pas de la nommer "idée incidente" (terme que nous adopterons pourtant, d'après 25), en se contentant de marquer son caractère de survenue inopinée (65, note 1). Car elle n'est pas seulement ceci, mais:

Ayant ainsi caractérisé l'élément psychique soumis aux lois de l'inconscient, Freud n'a pas de mal à faire voir que le mécanisme du refoulement, construit jusqu'alors comme une hypothèse, a les propriétés voulues pour être considéré comme un processus réel. Le jeu des forces antagonistes dans le psychisme devrait donc, en ce sens, autoriser des prédictions sur les effets qu'il produit. Car, dans les sciences, le déterminisme n'est rien d'autre que ceci: si une cause est donnée, alors, selon telle loi, suit tel effet.

Quelles sont ces lois? Celles qui président à la "déformation" de l'idée incidente (67, 34), cette déformation s'entendant en deux sens: d'une part, eu égard à la série des transformations (analogiques, indirectes, allusives, en un mot, symboliques) qui relient cette idée à la représentation pathogène originairement refoulée; d'autre part, eu égard au contenu mental conscient (les motivations des pensées se succédant, leurs associations naturelles) dans lequel elle fait irruption. Et c'est pourquoi l'idée incidente est bâtie comme un symptôme: elle concilie le refoulé avec le surgissement dans la conscience. Elle n'est pas le refoulé comme tel (sinon elle ne pourrait devenir consciente), mais elle l'est sous un jour assez déformé pour pouvoir y renvoyer (en procédant donc de l'inconscient). De même, elle n'est pas sans avoir les traits requis pour se présenter dans la conscience (car même son insignifiance a une signification), mais c'est en la perturbant (elle est incongrue). Franchissant la muraille entre le conscient et l'inconscient, elle est un être fantomatique, qui "hante" la conscience. Elle exprime la hantise du névrosé, sous l'apparence lisse de ses propos, entre les lignes de ce qu'il dit effectivement et qui garde d'ailleurs sa valeur de représentation consciente. Rien, pour l'épistémologue, n'est plus curieux que de voir Freud faire valoir scientifiquement (en revendiquant pour les phénomènes psychiques un déterminisme propre) des états mentaux d'ordinaire examinés par le romancier ou le moraliste. Mais il lui faut aussi un fil conducteur ferme pour établir l'origine du symptôme dans un traumatisme initial. Et imaginer un tel fil, en sorte qu'il soit pratiquement utilisable, et son usage, en outre, enseignable (84, 44) à d'autres psychanalystes (ceux que Freud voudrait susciter dans son auditoire), exige plus qu'une approche littéraire ou morale.

B/ Une objection épistémologique de Popper

C'est le lieu de développer une objection fameuse, due à Popper, qui n'avait pas lieu d'être jusqu'ici, puisque le couple conceptuel résistance / refoulement restait un schéma d'explication seulement clinique, et non l'effet nécessaire d'un processus s'exerçant réellement sur tout psychisme (sain ou malade). On peut la formuler ainsi. Selon Freud, toute critique rationnelle de la psychanalyse, dans la mesure où elle consiste, comme le reste de notre activité mentale, en représentations chargées d'affect, est ultimement soumise aux lois de l'inconscient. Celles-ci impliquent le refoulement hors du moi des idées désagréables qui contredisent nos valeurs. Or, parmi ces idées, il y a cette vérité, révélée par la psychanalyse, que nos motifs les plus nobles dissimulent parfois des motions de désir amorales. Mais de ce point de vue, la critique prétendument désintéressée de la psychanalyse sert (en réalité) à résister à sa désagréable vérité. Donc, chaque fois qu'un critique de la psychanalyse s'exprime, celle-ci "doit nécessairement susciter chez lui la même résistance qu'elle éveille chez le malade, et il est facile à cette résistance de se déguiser en récusation intellectuelle" (84, 45). Il suit qu'il est impossible de ne pas être d'accord avec Freud sans être un névrosé, qui a besoin d'être soigné, pas d'être réfuté.

Si forcée soit-elle, la chose n'est pas impossible. Car pourquoi n'interrogerait-on pas le critique, non pas sur la forme logique de ses critiques, mais sur les désirs qui sont les siens, au moment où il les formule? Mais ce qui fait toutefois problème, quel que soit le sens des désirs du critique, c'est plutôt la nature d'une théorie construite de telle façon qu'elle neutralise à l'avance toutes les objections. L'expression consacrée pour désigner une théorie de ce type dit qu'elle est "infalsifiable". En d'autres termes, il y a peut-être bien une infinité de cas empiriques où elle se vérifie, mais cela ne fait pas l'affaire. Il faut qu'elle puisse, pour être vraiment scientifique, résister aux contre-exemples, n'y en aurait-il qu'un seul. Or, la psychanalyse n'admet aucun contre-exemple, puisqu'elle les considère comme des résistances, c'est-à-dire des effets du refoulement, c'est-à-dire enfin comme des confirmations indirectes du bien-fondé de la théorie! Il n'est donc plus possible de la mettre en question du dehors, parce que se tenir à l'extérieur de la psychanalyse est déjà suspect. Non seulement la théorie ne peut être comprise que par ceux qui se sont soumis au traitement, donc du dedans, mais l'idée que tout ou même partie en soit fausse est a priori un symptôme. Ainsi, la psychanalyse ressemble plus à un dogme religieux, qui s'admet ou se rejette en bloc, qu'à une science, qui se constitue par la discussion rationnelle, et se corrige peu à peu en éliminant ses erreurs. Une science, en effet, se donne la peine de forger les contre-exemples les plus redoutables aux lois qu'elle suppose; et elle ne s'estime confirmée dans ses prétentions que lorsqu'elle a réfuté ces contre-exemples. La psychanalyse, à cause du statut qu'elle donne à la résistance, ainsi qu'aux lieux et aux formes d'expression où elle en vient à la soupçonner, est incapable de s'exposer à la possibilité de sa propre fausseté. Sous ce rapport, les mille vérifications positives que donne Freud ne changent rien: il semble qu'on puisse fournir d'une conduite et de la conduite opposée des explications tout aussi cohérentes avec les principes de la psychanalyse, dès le moment où le recours au contre-exemple est invalidé par la méthode même de l'explication.

Bien sûr, on ne peut faire cette objection sans tenir compte du matériel clinique dans lequel s'incarnent concrètement les prétentions de Freud à la science. L'exemple du mot d'esprit, qu'on va analyser, est à ranger, en ce sens, parmi les confirmations de la théorie. Mais il n'en est pas de même avec le rêve, comme on verra, où la critique de Popper se révèle au contraire délicate à contrer, à cause du traitement fort douteux que Freud fait justement subir à un contre-exemple à sa thèse. D'autre part, l'idée de Popper selon laquelle la théorie de Freud serait à la fois confirmable dans une infinité de cas empiriques, et pourtant infalsifiable, n'est pas sans obscurité: si chaque événement et son contraire admettent une explication psychanalytiquement vraie, on se demande si pareille "explication" en est réellement une. Car expliquer, c'est exclure la possibilité du contraire. Au lieu de s'engager dans une réfutation trop subtile de la psychanalyse, ne vaudrait-il pas mieux, alors, accepter l'étiologie freudienne des névroses et sa théorie du refoulement, et montrer qu'elles ne tiennent pas debout? Au lieu de pointer une imperfection épistémologique, et d'en dériver une critique sociologique de la manière dont certains freudiens défendent leur théorie, une attaque plus brutale décèlerait du coup dans la psychanalyse un simple sophisme.

Je suggérerai, néanmoins, une solution qui retourne l'objection de Popper, et permet en outre d'apercevoir un aspect méconnu de la construction freudienne.

Car, à bien y regarder, le déterminisme psychique n'invalide pas les seules objections qui dissimuleraient (en réalité) des résistances du critique aux vérités désagréables de la psychanalyse. Il invalide aussi toute adhésion directe à la psychanalyse, qui se croirait quitte en se contentant de reprendre mot à mot les thèses de Freud, et penserait ainsi ne pas résister. Si la résistance est un moment nécessaire à l'élaboration du refoulé, le psychanalyste lui-même ne doit surtout pas s'en dispenser! Il doit au contraire suspecter la vitesse, peut-être trop grande, avec laquelle il donne son accord, et qui n'est pas moins que le refus pur et simple, un biais pour éviter d'endurer les aspects désagréables que la théorie comporte pour lui. De fait, s'il y a un progrès à escompter dans une psychanalyse, il passe par une assimilation lente et problématique du sens qu'il s'y dévoile. Aussi, ce qui est incontestablement une faiblesse épistémologique de la construction de Freud, se corrige tout seul, si l'on aborde les choses sous un autre point de vue: celui de l'attitude éthique particulière de quelqu'un qui s'efforce de conquérir un savoir (peut-être scientifique) sur la part de lui-même dont il ne veut rien savoir. Or, pour que cette contre-objection ne soit pas qu'un sophisme aussi infalsifiable que la thèse qu'il vient soutenir, il faut tenir compte du changement de perspective qu'il introduit, et qui renforce un aspect de l'argument de Freud sur lequel ce dernier n'insisterait alors pas assez: que l'assimilation de la vérité théorique de la psychanalyse est coextensive à une expérience éthique d'appropriation subjective de la vérité de ses propres désirs, parmi lesquels il faudrait ranger le désir de savoir, et la curiosité intellectuelle en général. L'épistémologue ou le psychanalyste ne pourraient plus les tenir comme une sorte de donnée de fait, ou un droit a priori légitime du chercheur, considéré comme un être impersonnel, sans passion dans son désir de savoir (ce qui est tout de même le coeur de la tragédie d'Oedipe).

Ceci rendrait compte, à la fin de la conférence précédente, de l'introduction si rapide de la notion de sublimation: Freud veut en effet faire peser sur la psychanalyse comme science la charge d'un jugement de valeur sur la valeur même de sa scientificité, autrement dit, sur ce qu'on désire qu'elle soit. En cela, il rejoint ce courant de pensée si fort à la fin du XIXème siècle (on pense à Nietzsche), qui n'accorde de valeur à la science, que si celle-ci est capable de mettre en question la science même comme valeur.

II. LE MOT D'ESPRIT COMME FORMATION SUBSTITUTIVE EXEMPLAIRE

A/ L'exemple des deux négociants sans scrupules

L'anecdote que rapporte Freud (il la tire de son ouvrage sur Le Mot d'esprit et sa relation avec l'inconscient, de 1905), mérite une remarque liminaire, liée aux remarques qui précèdent. Le but de l'explication proposée du mot d'esprit n'est pas de nous aider à identifier les critères sur lesquels on se fonde pour trouver drôle une histoire, en discutant des raisons de leur pertinence, mais de nous faire voir, en prenant à témoin notre comportement effectif ("Je vois que vous riez tous de ce bon mot d'esprit", 68, omis dans Le Lay) pourquoi nous rions à cause de ceci ou cela. La clarification qu'on attend ici d'un clinicien n'est pas (ou pas seulement) validée par un "voilà la raison exacte", mais plutôt par un prolongement de la joie de la drôlerie dans son explication causale, autrement dit, par un "bien entendu" qui fait surgir le mécanisme causal méconnu du rire, sans en émousser, en la rationalisant, la saveur. Expliquer, ici, c'est faire partager l'effet: amener l'auditoire à considérer, dans des mots nouveaux, le regard singulier sous lequel ceci ou cela fait rire. Ce ne peut pas être seulement inventer une nouvelle théorie psychophysiologique du rire, comme on en produisait à l'époque (ainsi chez Bergson).

Ainsi, Freud souligne l'analogie qui existe entre le processus par lequel nous déchiffrons l'allusion dans le mot d'esprit, et celui par lequel, dans la cure psychanalytique, nous allons de l'idée incidente à la représentation refoulée. Cette analogie n'est fondée qu'à une seule condition: que l'éclat de rire soit précisément l'un de ces signes d'affect évoqués dans la première conférence, qui permettent l'écoulement cathartique et la guérison. De fait, on imagine assez bien combien la révélation du jeu de masques dans lequel s'enfuyait le souvenir désagréable puisse parfois déclencher le rire. En outre, dans le mot d'esprit, il faut noter que nous n'avons pas besoin de nous expliquer ce qui est drôle, il suffit de le voir pour rire. C'est donc un lieu exemplaire où la représentation déguisée démontre sa fonction en tant que déguisée, et cela, quel que soit son contenu. En effet, ce n'est pas le contenu qui est drôle; avec les deux négociants, il est juste injurieux. C'est le mode de déguisement de son véhicule représentatif, au moment où l'on s'aperçoit qu'un contenu peut en cacher un autre.

Les choses se passent donc ainsi. Le critique d'art est embarrassé (il subit un affect déplaisant) face aux portraits des arrivistes indélicats. Il ne peut se soulager de cet affect directement, vu "les poings vigoureux d'une nombreuse domesticité qui l'environne" (69, 36), laquelle est analogue à l'auditoire dérangé de l'allégorie du gêneur. Il s'en soulage donc en déguisant la représentation qu'il refoule, en sorte qu'elle tienne suffisamment de la motion de désir agressive qui l'anime, mais en reste assez éloignée pour ne pas être immédiatement lisible. On reconnaît la transition de la conférence précédente, entre x et x". Le procédé par lequel la représentation refoulée est admise à se manifester, c'est le mot d'esprit. Mais on doit bien mesurer l'écart qui s'impose ici entre le refoulé, où l'on entend parler le sujet, et qui est la représentation insultante, et le simple contenu expliqué de son psychisme, tel qu'il s'objective psychologiquement, et qui n'est que la représentation d'une insulte. Cette distinction est un net progrès par rapport à la veille. Ajoutons que nous ne sommes bien souvent pas libres de nous abstenir de nos traits d'esprit. Etre spirituel est un trait de caractère, l'ironie, parfois, une passion dévorante et dangereuse, et en cela, nous sentons une contrainte intérieure qui cause notre conduite au-delà de ce que nous voulons ou voudrions qu'elle soit. Le retour du refoulé est incoercible, l'esprit le démontre.

B/ L'originalité de l'interprétation au sens freudien

Il y a pourtant une différence entre le retour du refoulé comme symptôme, et comme mot d'esprit. Car, dans le mot d'esprit, ce n'est pas (ou pas seulement) pour la conscience que la représentation refoulée devient admissible, mais pour un tiers: le critique d'art sait très bien, pour lui-même, ce qu'il refoule, et en ce sens, il ne refoule pas du tout. C'est à ceux qui l'entourent qu'il dévoile quelque chose. L'analogie est-elle, du coup, explicative, ou bien Freud généralise-t-il indûment, par ce biais, un mécanisme particulier à d'autres sphères de la vie psychique, en vue d'en annexer a priori la rationalité à la théorie de l'inconscient?

C'est que la dimension purement objective de la représentation refoulée ne suffit nullement à cerner ce qui est ici en cause. Un mot d'esprit, en effet, porte avant tout sur une vérité à taire, et s'il a un étroit rapport avec le refoulement, c'est qu'il suppose au "savoir qu'on ne se savait pas", qui le sous-tend, une structure mentale sous-jacente très étrange: celle d'une représentation qui "montre qu'elle cache" quelque chose. On ne voit pas trop comment donner une description psychologique ferme d'un dispositif qui a besoin de tant de contorsions verbales pour être seulement isolé! Mais celles-ci ne sont peut-être pas étonnantes: un mot d'esprit est nécessairement élaboré comme artifice. En cela, l'esprit se distingue de la situation comique, dans laquelle on se trouve, et qui n'exige aucune dépense de travail psychique pour survenir. Ici prennent place plusieurs facteurs décisifs, dont la texture subtile excuse peut-être la fragilité du cadre nécessaire à les manifester.

En premier lieu, tous les invités se sentaient gênés par les tableaux, et dans une certaine mesure, supposons que les hôtes aussi ne se soient pas sentis innocents de leur manœuvre mondaine. Le mot d'esprit du critique d'art lève en conséquence un refoulement collectif, et peu importe que l'affect réprimé ne soit pas le même chez tous. Ainsi, la logique du refoulement dans une conscience se généralise à celle du refoulement dans plusieurs. Ensuite, le critique d'art ne rit pas lui-même. Car c'est aussi un trait caractéristique du mot d'esprit qu'il soulage les tiers (le public) de la tension d'une représentation pénible, sans donner le sentiment que celui qui l'énonce en tire satisfaction pour son propre compte. Rire de sa propre ironie, ainsi, est toujours perçu par la victime comme méchant, tandis qu'elle peut se joindre aux rieurs de bon cœur, quand l'ironiste ne tire de son ironie aucun plaisir direct. Il est donc implicite dans ce texte de Freud que les deux hôtes dévoilés dans leur vraie nature ont pu rire du mot d'esprit: déchargés du fardeau de l'hypocrisie, ils ont en effet réalisé un gain psychique. Ils peuvent du coup en concevoir de l'indulgence pour le critique d'art. Un mot d'esprit, en effet, a ce pouvoir, autrement inexplicable, d'être (parfois) désarmant. En cela, les deux principes fondamentaux exposés dans la conférence précédente sont respectés: de même que le caractère en fin de compte économique de la solution y est préservé (un déplaisir relatif épargne un déplaisir plus grand), de même, le refoulement (ici commun au critique, à ses deux cibles et au public) est levé à l'occasion d'une représentation s'exprimant enfin, et qui permet l'écoulement d'une grande variété d'affects.

Se faisant plus concret, Freud éclaire, dans un exemple de cette finesse, les moteurs de la thérapie psychanalytique. Car la levée du refoulement se laisse penser ici moins comme la découverte de nouveaux objets mentaux soustraits à la conscience dans une autre pièce de l'appartement psychique, et davantage comme la révélation latérale d'une vérité inavouée. Il ne faut pas croire, cependant, que les difficultés accumulées jusqu'ici s'évanouissent pour autant, une fois les choses réorientées de cette manière. Au contraire, si un débouché offert au refoulé en ce sens-là peut diminuer mon appréhension en général (ou mon angoisse, qui est une sensation physique vague, à propos de quelque chose d'inconnu), ou encore m'inciter à agir autrement, on ne voit pas comment une vérité, en s'avouant, soulagerait un symptôme précis, incarné localement dans mon corps. L'énigme du pouvoir causal des représentations, quel qu'en soit le statut ou la modalité d'existence, subsiste toujours.

III. LE CONCEPT DE COMPLEXE

A/ Son aspect expérimental

Freud fait alors retour sur son sujet essentiel: le déterminisme psychique. Il ose en effet comparer la constellation d'idées explicites et implicites dans le mot d'esprit, non seulement à la relation entre l'idée refoulée et son substitut déformé, mais encore aux phénomènes révélés par les expériences de psychologie associationniste entreprises par Jung et son maître Bleuler. Reprenant des méthodes de diagnostic psychiatriques plus anciennes, ces deux psychiatres avaient en effet franchi un pas. Au lieu de se contenter de noter, en les dénombrant, les corrélations entre les contenus intellectuels exprimées par un délire, ils avaient tenté de montrer que leur réseau faisait sens dans l'affectivité des malades, et qu'en fonction de certaines règles de transformation symbolique, on pouvait identifier des manifestations mentales pathologiques autrefois considérées comme hétérogènes: plusieurs délires apparents et successifs n'étaient plus qu'un seul, se transformant. Le motif du rapprochement esquissé par Freud est clair: "lorsque le malade met à notre disposition un nombre suffisant de ses libres idées <incidentes>", on peut remonter une chaîne qui va de l'idée incidente présentement évoquée, au traumatisme pathogène qui est, tout ensemble, sa cause première et la raison de son sens (son motif). "Complexe" nomme ce réseau d'idées chargées d'affect, centré sur une expérience morbide primitive, infiltrant la conscience, et la ramenant toujours vers ce qu'elle ne veut pas savoir. On voit l'enjeu de cette référence de Freud: serrer toujours davantage le point où la représentation chargée d'affect va déterminer causalement une modification réelle chez le sujet en qui elle se transforme symboliquement.

Mais la difficulté est toujours la suivante. Comment se peut-il qu'une relation de signification entre les termes dudit complexe ait la moindre portée étiologique pour un symptôme? Que x" veuille dire x', et que x' veuille dire x, c'est une chose. C'en est une toute autre d'affirmer qu'en remontant vers le terme primitivement traduit par les suivants, on remonte en même temps vers la cause de ces représentations. Par exemple, si je vois une empreinte de pas sur la plage, je peux me dire que cette empreinte est le signe du passage de quelqu'un. Seul en effet un être humain peut causer le relief que j'observe, toutes choses égales d'ailleurs. Mais que ce relief soit en même temps le signe de son passage, cela dépend strictement de l'action causale exercée d'abord par son pied sur le sable (il faut qu'il s'y soit enfoncé pour y laisser une trace), et une telle situation n'est pas généralisable à toutes les significations, loin s'en faut! Un chapeau conique peut symboliser un sexe masculin en érection, il ne suit pas que le sexe masculin en érection cause quoi que ce soit de conique dans aucune image de chapeau (ou qu'il y laisse une trace), sous prétexte qu'il en est la représentation déformée. Que leurs deux silhouettes d'ensemble ne soient pas sans rapport n'implique pas que le rapport qui subsiste soit un lien de cause à effet, comme celui entre le signe de l'empreinte de pas et le pied qui l'a réellement imprimé sur le sable. Or, l'argument de Freud suppose que les deux relations sont également déterministes; et que le lien de cause à effet se manifeste donc dans la déformation réglée (le symbolisme) des représentations. Les traduire, c'est revenir à la première, et par là même, réintégrer l'écoulement d'affect fourvoyé dans son lit normal; donc, en agissant causalement sur lui, liquider le symptôme. Mais il y a là deux opérations distinctes, et rien ne dit qu'elles doivent systématiquement se superposer.

Une fois encore, nous sentons Freud au bord d'une reformulation nécessaire: il faudrait encore, pour parer cette objection, caractériser le lien intrinsèque entre l'aspect représentatif et l'aspect affectif de la motion de désir soumise au refoulement. Cela, nous l'avons dit, Freud le précisera ailleurs et plus tard, avec le concept de pulsion. En tous cas, l'"expérience des associations" propre à l'Ecole de Zurich (72, 37) n'offre pas l'issue souhaitée. Au mieux, elle indique que la dérive associative de x vers x' n'est jamais sans raison. Ainsi, on aura toujours après-coup le sentiment que x' était causé par x. Or, il suffit de n'importe quel voisinage d'idées pour produire ce sentiment. L'échec du déterminisme psychique pensé en ces termes, c'est qu'il ne prédit rien: la confirmation n'est que rétrospective, dans le meilleur des cas, et nul n'arriverait à calculer comment l'association se poursuivra, même si, par extraordinaire, on disposait de tous les facteurs en jeu.

B/ Son usage psychanalytique

Mais que l'emballage scientifique dans lequel Freud propose sa théorie soit en lui-même déficient, cela n'empêche pas de préciser la pratique à laquelle il donne son armature. En effet, il procure de quoi donner des règles à l'écoute des patients, et un motif pour ne pas arrêter le traitement à la première résistance opposée par l'esprit critique d'un individu qui se défendrait contre une idée incongrue. En astreignant le patient à la méthode dite de l'association libre, on ne le libère donc pas du tout. On lui demande de laisser le devant de la scène aux idées incidentes, et paradoxe étrange, on lui demande d'éprouver le flot psychique de ses représentations comme un processus contraignant. Mais si nous sommes attachés à quelque chose, c'est bien plutôt à notre "liberté de penser"! Nous sommes enclins à considérer le tissu de nos pensées privées comme dépendant de notre bon plaisir, et de rien d'autre. Freud nous dispose à le considérer plutôt comme la caisse de résonance d'une réalité psychique qui s'impose à nous, malgré nous. Rien d'étonnant à ce qu'alors les pensées en question résistent à notre bon plaisir, et s'imposent comme spécialement déplaisantes. Nous retrouvons ici l'idée selon laquelle le plus significatif pour le psychanalyste est précisément ce que le patient tient pour "inexact, étranger à la question, absurde" (71, 36-37).

Moins clair, en revanche, est le corrélat de l'association libre du côté du thérapeute. Exposé comme tout un chacun à la résistance à ce qui lui déplaît, le praticien ne peut pas se contenter de relever les contenus explicites des représentations qui lui sont proposées. Il doit se tenir prêt à entendre ce qui se cache sous ce qui se montre, bref, à déceler dans n'importe quelle représentation énoncée devant lui, un déguisement pour une autre. Pas de détour de son patient, où il ne soit prêt à percevoir l'écart entre ce que le patient dit, et ce à quoi il ne fait qu'allusion, etc. Il guette ainsi ce que le patient ne s'entend pas dire, mais dit quand même, souvent sans la consolation de pouvoir en rire, comme en présence d'un mot d'esprit. En cela, il écoute autre chose que le contenu de signification explicitement visé par le patient, et qui est accessible, normalement, au moindre coût. Une difficulté de ce travail est que les produits du refoulement ne sont pas soumis à un code exact: on peut (peut-être) savoir ce qui est refoulé à partir de l'idée incidente, mais on ne peut pas, à l'inverse, chiffrer une représentation désagréable, pour voir sous quel jour elle se présenterait, si d'aventure elle était refoulée. L'écoute du psychanalyste est donc à la fois irréductiblement contextuelle et polyphonique. Ceci limite fort la pertinence du rapprochement opéré par Freud entre sa méthode et "l'analyse qualitative" du chimiste qui, lui, peut recomposer avec une précision absolue (au moins en droit) ce qu'il a décomposé (72, 37).

En revanche, on ne voit pas pourquoi l'autre partie de la thèse de Freud en serait invalidée: le patient fait sans doute l'expérience de la récurrence troublante d'un certain nombre d'idées incidentes tournant autour de certains thèmes, et qui évoquent peut-être des scènes oubliées. Et rien n'est vraiment significatif si on l'abstrait du dispositif essentiellement allusif où il se produit: c'est en effet dans la résistance que nous faisons l'expérience irremplaçable que nous sommes concernés personnellement. D'ailleurs, nous sommes tout à fait prêt à admettre (ne serait-ce que sous l'effet d'une culture littéraire un peu développée) que les mots d'esprit, entre autres formations psychiques, sont effectivement révélateurs des complexes fondamentaux d'un individu. L'entendant plaisanter, ne disons-nous pas souvent: "c'est tout lui!", autrement dit, ceci exprime ses désirs fondamentaux, son mode de relation caractéristique aux choses et aux autres hommes? De là, il est cohérent de supposer que le point d'où s'originent ces détours verbaux et ces singularités de la conduite, est quelque chose qui ne peut être dit directement, un noyau ultime de la personnalité, ou le principe qui en met en ordre les éléments et auquel aucun accès objectif n'est aménageable, sous peine d'en perdre l'aspect subjectivement décisif. Le complexe d'Œdipe auquel Freud commence ici à frayer la voie (il n'apparaît que dans la conférence suivante) est de cet ordre: on voit déjà qu'il ne saurait en être question hors des représentations où il se laisse deviner (Freud insiste plusieurs fois sur cet aspect du travail du psychanalyste) derrière une plaisanterie, ou un sous-entendu, parce qu'il fait référence à un x qui n'a d'effet subjectif qu'en restant, en tant que tel, tu. Mais plus séduisante apparaît alors la doctrine de Freud, plus il est étrange de le voir insister pour défendre la teneur rigoureusement scientifique de ses résultats: si le mot d'esprit donne une idée du contenu des processus psychiques en cause dans la cure, la subtilité clinique des phénomènes ne peut qu'inquiéter un médecin à la recherche d'une thérapie pour des phénomènes morbides souvent massifs, ou qui ne donnent pas l'impression, à première vue, de se rattacher à, et encore moins de dépendre de mécanismes si délicats.

IV. L'INTERPRÉTATION DU RÊVE, VOIE ROYALE VERS L'INCONSCIENT.

A/ Ce que révèle la résistance à l'idée que le rêve ait un sens

Il ne suffit pas à Freud d'indiquer, avec l'association libre, le cadre général dans lequel se révèle, ou plus exactement se verbalise, le déterminisme psychique. Il lui faut encore dire quelles idées incidentes privilégiées en fournissent le contenu concret. Cette conférence, sous ce rapport, n'est pas très précise. Les rêves sont en effet de ces productions psychiques auxquelles toute personne instruite se garde de prêter un contenu de connaissance, et qu'il rejette d'ordinaire comme insignifiantes. Ils sont en ce sens des exemples rêvés, si l'on peut dire, de résistance intellectuelle à toute pénétration symbolique, et leur explication psychanalytique, vu la profusion des représentations, doit être très féconde. Et Freud se défend de n'avoir pas parlé plus tôt de son maître-ouvrage de 1900, L'Interprétation du rêve, précisément parce qu'il ne voulait pas, "dans un pays orienté vers des buts pratiques" (72, omis dans Le Lay), passer pour un bohémien. On a là une illustration de ce que pouvait être la résistance de Freud à sa propre théorie, dont il sentait combien la mise en oeuvre personnelle rendait crédibles les conclusions, bien mieux qu'un exposé général et dogmatique. Mais Sur la Psychanalyse est aussi le lieu où Freud emploie une formule célèbre (il l'introduit la même année dans la deuxième édition de l'Interprétation du rêve): "L'interprétation du rêve est en réalité la via regia conduisant à la connaissance de l'inconscient" (73, 38). Pourquoi?

On s'attendrait plutôt en effet à ce que ce soit l'association libre dans le cadre de la cure; ou plus généralement la cure elle-même, avec ses effets thérapeutiques. Mais deux raisons militent contre ceci. La première, c'est qu'on ne peut tout de même pas réserver l'accès à l'inconscient aux seuls névrosés. Il faut, pratiquement, procurer à tout le monde de quoi se faire une idée de ses processus, et l'on peut aussi penser que cela donnera du grain à moudre aux malades, s'ils découvrent que le refoulement dépend de lois générales de l'inconscient, nullement spéciales chez eux. L'autre raison est que Freud lui-même n'a pas été psychanalysé, au sens du traitement qu'il a inventé. C'est l'analyse de ses propres rêves qui l'a mis sur la voie de l'inconscient, et longtemps, il recommandait l'exercice à ceux qui voulaient pratiquer la psychanalyse, plutôt qu'une cure personnelle. S'ajoute à cela une circonstance technique importante, non mentionnée ici: pour des motifs qu'on détaillera en abordant le concept de transfert (cinquième conférence), les patients parlent toujours de leurs rêves, ne serait-ce que parce que le psychanalyste y apparaît. Et c'est avec le récit du rêve, où pullulent idées incidentes et résistances, qu'une part considérable du traitement s'accomplit. Les vrais enjeux sont donc moins dans le rêve comme objet psychologique, que dans la communication au psychanalyste du message énigmatique qu'il paraît représenter pour le patient, dans le contexte du traitement.

Il suit que Freud ne propose ni une oniromancie (un art de divination du contenu caché du destin du sujet, voire de son avenir, comme dans l'Antiquité, ou dans la littérature d'almanach), ni une neurophysiologie du rêve (une étude sur le déterminisme biologique de la production psychique en état de sommeil). Son point de départ est davantage la vieille idée selon laquelle la folie est un "rêve éveillé", que confirmaient en son temps certaines formes de confusion mentale. Mais comme, d'autre part, l'état de suggestion hypnotique dans lequel on peut plonger les hystériques efface la limite entre le sommeil et la veille, l'analogie de Freud conduit à comparer les uns aux autres les états extraordinaires de délire et d'illusion des sens, à la production névrotique des symptômes, ou au sommeil chez tout un chacun, névrosé ou pas (73-74, 38). Freud insiste enfin pour souligner combien la psychiatrie officielle et les adversaires de la psychanalyse ignorent, "avec une intuition parfaite" (73, omis dans Le Lay), précisément ces phénomènes; et combien, ainsi, ils participent (tout en l'avouant) au refoulement collectif qui refuse au rêve toute valeur.

L'argument qui permet à Freud de définir le rêve compte trois temps:

¨ Il existe un cas essentiel où aucune résistance ne se produit, touchant le contenu du rêve: chez l'enfant. Dès l'âge de la parole, on voit qu'il s'agit uniquement de la satisfaction des désirs insatisfaits le jour précédent. Ainsi, la clef du mystère serait "que les rêves des adultes ne soient pas autre chose que les rêves des enfants, des réalisations de motions de désir que leur a apporté le jour du rêve" (75, 39).

¨ L'objection immédiate qui vient à l'esprit (mais qui est en fait une résistance!), est que le rêve est loin d'avoir un tel sens chez les adultes. Leurs rêves sont souvent confus, et quand ils ne le sont pas, ils procurent un fort sentiment d'étrangeté. La solution est toute trouvée: on opposera le "contenu manifeste du rêve", interprété comme une formation substitutive à la façon des symptômes, aux "pensées latentes du rêve", qui en sont le refoulé (76-77, 40-41). On interprète donc un rêve exactement comme on lève un refoulement hystérique.

¨ Les idées incidentes qui surgissent dans l'esprit du patient quand il fait le récit de son rêve le conduisent nécessairement au désir refoulé, et ont pour matériau (pour représentations-supports) les souvenirs du jour précédent, comme chez les enfants.

Prenant ensemble ces trois prémisses, Freud conclut: le rêve est l'accomplissement, déguisé sous des images contemporaines, de souhaits infantiles non satisfaits et refoulés. Ces souhaits peuvent être explicités grâce à l'analyse symbolique du complexe de représentations en quoi consiste le rêve.

Formulant ainsi les choses, je serre brutalement un nœud de propositions qui circulent plus lâchement dans le texte. Bien sûr, le psychanalyste n'arrive pas d'emblée au désir infantile refoulé, mais d'abord à des désirs qui se rapportent aux activités présentes de son patient rêveur. La restitution du désir infantile est l'horizon de l'enquête, un principe d'interprétation, pour appréhender la manière dont un être humain se constitue, et le tissu des désirs fondamentaux qui l'animent d'un bout à l'autre de son existence: "Dans la vie onirique, l'enfant poursuit en quelque sorte son existence dans l'homme, en conservant toutes ses particularités et ses motions de désir, même celles qui sont devenues inutilisables dans la vie ultérieure" (78-79, 41). De fait, il est plausible que la mise en place originaire des affects prévalants et de leur mode d'écoulement se décide dès la petite enfance. L'économie du désir se modifie certes avec la maturation biologique, mais le rêve, dont les vertus consolantes sont bien connues, figure souvent dans la vie mentale des états auxquels nous souhaiterions revenir. Même dans les rêves érotiques, nous agissons de façon perverse, mais avec une candeur dont il est aisé de voir l'aspect enfantin (égocentrisme, ambition de toute-puissance).

Ensuite, il est très important de noter l'aspect hallucinatoire de la réalisation du désir. La langue commune nous aide: quand je désire fort quelque chose, je dis que "j'en rêve"; et quand je me demande, au coeur de la satisfaction, "si je ne rêve pas", je fais au moins l'aveu que la simple image idéale du but à atteindre me comble en réalité autant que l'acte posé dans le réel. En rêvant, je suis tout à la jouissance du souhait que je caresse, mais, pour ainsi dire, en suspens dans un désir retenu au bord de la pente de l'acte qui l'accomplirait pour de bon. Désir et souhait ne sont donc pas superposables: le souhait est ce qui reste du désir quand il demeure une intention. Le mot allemand Wunsch condense ces deux aspects.

Enfin, le rêve illustre chez Freud une fonction originale du psychisme. L'état conscient est en effet traditionnellement associé à l'idée de veille, et s'oppose au sommeil, considéré non pas comme un état inconscient, mais comme un état d'inconscience. Il n'en reste pas moins que le moi se défend du danger d'un surgissement qui permettrait "aux désirs refoulés de l'inconscient d'accéder à la conscience dans la vie éveillée" (76, 40). Dans L'Interprétation du rêve, Freud avance ainsi que le rêve est "le gardien du sommeil", ce qu'on comprend en général comme une thèse neurologique, où la protection du système conscient déterminerait les équilibres vitaux du sommeil et de la veille. L'inconscient, lui, ne dort jamais.

Mais cette idée se prête aussi à une compréhension morale. L'analogie entre le rêve et les symptômes névrotiques incite à se demander si le désir de dormir n'est pas une certaine image (morbide, mais commune) du bonheur. Nous jouons ainsi avec les représentations déguisées de nos désirs, en éprouvant du plaisir, mais en nous gardant bien de passer à l'acte. Ainsi, le bonheur véritablement souhaité par ceux qui prétendent le chercher, c'est qu'il n'arrive rien, mais qu'on rêve, et qu'on tourne en rond dans un réseau de satisfactions substitutives. Ceci éclaire la délectation trouble dont la névrose est pétrie, comme les rêveries diurnes d'Anna O. Etre heureux, ce n'est pas du tout accomplir ses désirs dans la réalité, tâche épuisante aux résultats cruels, mais au contraire, en rester au souhait, dont on hallucine l'effet comme un beau tableau qu'on contemple à distance. Ainsi retrouverait-on dans la symptomatologie hystérique la dimension du "rêve éveillé", qui n'est plus tant le délire sous l'angle psychiatrique, que la révélation des incidences mentales de la pente du désir à se prendre pour la réalité, et à se prendre pour celle-ci afin de ne pas avoir à s'y prouver, et ainsi, à se reconnaître pour ce qu'il est réellement.

Il reste que pousser l'analogie entre rêve et névrose rencontre une limite logique. Si elle était complètement vérifiée, on devrait avoir le curieux résultat selon lequel le traitement psychanalytique devrait supprimer les rêves! Car l'expression du refoulé lève le symptôme, en supprimant les détours que sont les formations substitutives qui jusque-là le manifestaient sous forme consciente. Or le rêve n'est rien, dit Freud, qu'un ensemble de formations de ce type. Il en irait de même avec les mots d'esprit, qui témoignent aussi d'un refoulement: une fois guéri, fini de rire. Pourquoi faire une pareille déduction, en poussant à bout la logique de Freud? Parce qu'ainsi, on révèle un aspect problématique de son argumentation. Après tout, il n'est nullement empiriquement improbable que l'activité onirique ou la drôlerie du névrosé s'altèrent dans une cure. Mais Freud a généralisé sans le dire le concept de refoulement, des cas où seules des manifestations pathologiques en étayaient l'existence, à une sorte d'universel psychologique que révèle n'importe quelle inégalité à la surface de la conscience, et pas seulement une résistance en bonne et due forme. Le paradoxe selon lequel la cure devrait annihiler les formations substitutives en général (y compris rêves et mots d'esprit) découle de là. Mais on aboutit alors à un dilemme: ou bien la théorie de Freud est valable pour les seuls névrosés, ce qui revient à leur conférer une structure mentale hétérogène à celle des gens normaux, donc à ruiner toute ambition de guérison (i.e. de retour à la normale); ou bien elle est valable pour tout le monde, la névrose constituant un cas d'exagération pathologique de mécanismes mentaux universels, mais alors le rêve et le mot d'esprit ne sont pas seulement ce que Freud en dit. Des équivoques planent donc encore sur leur nature.

B/ Le travail du rêve

Les divers niveaux de la formation du rêve sont, selon Freud:

  1. Les pensées latentes, qui sont des souhaits auxquels la satisfaction a été refusée la veille et qui tendent à halluciner leur propre satisfaction.
  2. Le "travail du rêve", identique à celui produit par les forces psychiques refoulantes dans la production du mot d'esprit, ou celle des symptômes hystériques, et par lequel le moi se défend. Mais dans le rêve, ce travail est visible "comme nulle part ailleurs" (78, 41).
  3. Le rêve manifeste, qui consiste en substituts déformés des motions de désir initiales, et ne veut pas se faire considérer comme ayant la moindre valeur.
  4. Le récit fait au réveil, et qui, soumis aux règles de l'association libre (dire tout ce qui vient à l'esprit sur le sujet abordé), confère leur teneur de résistance significative aux vides, aux lacunes du souvenir du rêve, tout en ramenant le sujet à ses désirs refoulés par le détour des idées incidentes qui émergent à mesure que le récit se développe.

Freud soigne l'examen du second point. Car l'activité spécifique de l'inconscient, le travail de cette chose réelle en quoi il consiste, et qui est doté d'une efficacité causale, s'y définit concrètement. "Condensation" et "déplacement" sont les deux termes qui désignent les opérations que subissent les représentations (78, 41). Que veulent-ils dire? La condensation subsume les cas où une unique représentation vaut à elle seule plusieurs autres, soit qu'elle figure à l'intersection des séries associatives d'où les autres procèdent, soit qu'elle entre à divers degrés dans leurs compositions respectives. Dans une image vive, comme il s'en présente souvent de manière bizarre dans un contexte de rêve, la condensation fait se croiser des trains d'idées divergentes, qui cumulent sur elle les investissements d'affect; ou bien encore, elle donne un commun dénominateur à des représentations hétérogènes, qui résonnent ensemble et forment du coup une même constellation. De la même manière, le déplacement lie la représentation à l'aspect quantitatif propre à l'affect. Mais cette fois, la représentation décisive n'est pas celle qui apparaît au premier plan; c'est une autre, qui lui est indirectement ou symboliquement associée, et dont la mise en valeur masque l'investissement de la première. Les dysharmonies du rêve se laissent déchiffrer à travers ces procédés de la mécanique psychique, dont on peut aussi chercher les équivalents dans le mot d'esprit (c'est particulièrement net dans le cas du déplacement, outil naturel de l'ironie).

Quelques auditeurs ont toutefois dû sentir qu'ils ne suivraient plus Freud qu'à cloche-pied. Une première épine fait en effet boiter l'argument. Freud n'affirmait-il pas, en commençant, que le déterminisme psychique n'est matériellement présent que dans l'association libre, c'est-à-dire dans l'élaboration des idées incidentes? Or, dans le texte, la condensation et le déplacement sont-ils présents dans le rêve, ou dans le récit du rêve? Il semble que ce soit dans les deux. Mais du coup, sont-ils de nature psychologique, ou bien narrative? Freud semble tiraillé entre l'exigence de fixer le sens du déterminisme psychique, et la seule régularité qu'il perçoit, qui demeure à la surface des mots du rêveur. La causalité réelle recherchée, en conséquence, échapperait, si l'on en restait à cette surface. Mais elle perd toute forme assignable, si on s'enfonce en-dessous des contours verbaux où elle s'exhibe.

Une deuxième réticence nous arrête alors. Étrange définition du rêve que celle de Freud: elle est plus conceptuelle que scientifique, parce qu'elle n'explicite pas les lois du phénomène, mais seulement les modalités sous lesquelles il se présente. En effet, quel savant définirait l'"essence" de l'électricité, en disant qu'elle se transforme par "mécanisation" en mouvement dans une dynamo, ou par "calorification" en chaleur, lorsqu'elle se dissipe à la surface des conducteurs? Or, condensation et déplacement, un peu de cette manière, sont des descriptions résumées d'effets subis, pas des explications causales! Il manque par exemple à Freud une théorie justifiant pourquoi ces deux opérations seraient les plus importantes en jeu. Le théoricien de la thermodynamique n'était pas dans un tel désarroi, parce que le réseau d'équations régissant les transformations de l'énergie fermait effectivement une combinatoire, et assurait en outre une haute prévisibilité des effets. Freud mime donc le déterminisme (comme idéal de la science de son époque), plus qu'il ne l'établit dans le cas du psychisme. Cette difficulté retentit sur la définition du rêve, qui n'a plus rien à voir avec la clôture d'un système de la variation des phénomènes au sein de lois précises.

C/ Discussion d'un contre-exemple, le cauchemar

La fragilité épistémologique de l'hypothèse de Freud touchant l'essence du rêve se mesure à sa discussion du contre-exemple évident que constitue le cauchemar, dont on voit mal comment il pourrait exprimer un quelconque désir (infantile) refoulé, dans la mesure où il angoisse le rêveur (79, 42), et en ce sens, se rapporterait plutôt à ce qu'il veut éviter. Freud écarte cette objection parce qu'elle ruinerait, si elle était juste, la généralité de sa définition du rêve. Il ne l'exploite donc pas pour limiter son domaine de pertinence, en réservant, au-delà, un champ ouvert à d'autres hypothèses. Faire de la science, pour Freud, c'est donner des explications universelles et définitives, et non, localement, des explications plus pertinentes que les précédentes, et ouvertes sur une adaptation à l'infini aux nouvelles données. Il répond donc peu à l'objection en elle-même, et s'attache davantage aux raisons qui la rendent a priori irrecevable. Ainsi, il ne définit pas le cauchemar, ni les conditions de sa production, mais cherche quelle valeur on doit lui attacher du point de vue de la thèse selon laquelle les rêves sont des manifestations de désir refoulé. On lit ainsi:

Imaginons n'importe quel processus, mental ou non, appelé "freudification": sa caractéristique est de ne jamais pleinement réussir. Du coup, tous les phénomènes peuvent être classés, selon que la freudification y opère, ou non. Mais on voit que n'importe quoi, sans restriction, tombe sous le coup dudit processus: on ne peut pas opposer à un phénomène À un autre non-A qui invaliderait l'hypothèse de freudification, parce que À est tout simplement bien freudifié, et non-A moins bien freudifié. L'un et l'autre seront quand même soumis à freudification, et l'on pourra même fournir à volonté des raisons empiriques (c'est-à-dire toujours relatives) de le penser. Pire: on ne rencontrera jamais le besoin pratique d'inventer d'autres catégories que celles de phénomène bien ou mal freudifié, puisque tout peut être classé dans l'une ou l'autre liste de façon justifiable. Il suit que la freudification n'explique rien, bien que toutes ses occurrences soient rationnellement et empiriquement démontrées. Gageons même qu'il se trouvera des experts dans la détection des freudifications, habiles à montrer ses côtés inattendus, subtils dans l'appréciation de ses degrés, et qui plus est, fréquemment couronnés de succès dans la transformation de A en non-A, ou plutôt, dans la production de mille raisons effectivement concevables de considérer que A, jusqu'ici "mal freudifié", le serait plutôt mieux maintenant, "à cause" de l'action, n'importe laquelle, qu'ils auront eu ou cru avoir sur A. La psychanalyse peut-elle s'en remettre?

La difficulté paraît ici être la suivante. Freud infère, à partir de régularités cliniques et thérapeutiques dans la névrose, une série de causes et d'effets universels dont les cas pathologiques ne sont qu'une spécification. Mais peut-on inférer le fonctionnement (qui plus est causal) de quelque chose à quoi on n'a pas d'accès indépendant, à partir d'un dysfonctionnement (appréhendé en outre de manière essentiellement descriptive)? Un physiologiste n'apprend quelque chose sur un organe, à partir des lésions pathologiques qu'il constate parfois, que parce qu'il a déjà une idée du fonctionnement de cet organe, et que la pathologie la lui précise. En aucun cas, elle ne le lui fait complètement découvrir. Ici, la maladie (la névrose) révèle, voire même crée l'"organe" qui est malade (l'inconscient comme lieu du refoulé)! En procédant comme Freud, on risque de généraliser un dysfonctionnement local en fonctionnement universel, en reconduisant en outre les insuffisances étiologiques de la pure description clinique, jusqu'à (peut-être) sombrer dans le verbalisme.

V. AUTRES PHÉNOMÈNES: ACTES MANQUÉS, LAPSUS, TRANSFERT

A/ La généralisation du point de vue déterministe

La position de Freud, pour être conséquente, doit donc interpréter tous les phénomènes considérés en général comme fortuits, comme des produits du déterminisme psychique. Il n'est plus ici question du rêve ou du mot d'esprit, mais de la liste par définition indéfiniment ouverte des ratages qui attestent l'action d'un refoulement. Il est donc vain de les classer et le titre global d'"actes manqués" suffit (81, 43). Freud, en 1905, leur a consacré un ouvrage: La Psychopathologie de la vie quotidienne. De grands écrivains n'ont pas manqué, en s'inspirant de ce que chacun constate tous les jours, de mettre en scène ces ratages hautement significatifs, qui révèlent exemplairement nos secrets. On se souvient de ce président du dernier parlement soviétique, très peu partisan des réformes qu'il lui faudrait malheureusement faire voter, et qui avait, sans comprendre l'hilarité générale, ouvert la session par un définitif: "La séance est levée!"

Ce que ces lapsus ou actes manqués recouvrent est tout de même étrange: ils sont pleins de sens, mais pour les autres, non pour leurs agents. Il faut, pour les décrire, fabriquer un monstre conceptuel: le sens non-intentionnel. Avec eux, tout se passe comme si l'agent que victimisent les actes manqués était en quelque sorte traversé de part en part par un dispositif qui ne fait sens que pour un tiers, mais qui dit pourtant la vérité de ce que pense l'agent, et dont il ne savait rien. Le sens, pour Freud, c'est donc toujours, semble-t-il, le sens pour les autres, pas pour celui qui en émet les signes. On aura plus tard (5ème conférence) à traiter en détail un concept majeur, que Freud introduit déjà ici sous le nom de transfert, mais qu'il ne définit pas (83, 44). Disons sans plus, dès maintenant, qu'il s'agit de la relation spéciale qui s'établit entre le patient et le thérapeute, au cours de laquelle de très anciens conflits peuvent être à nouveau revécus. Mais s'il fait dès cette conférence une discrète apparition dans le voisinage de ces effets de sens bizarres, non-intentionnels, c'est parce que le psychanalyste est à coup sûr ce tiers étrange, aux yeux duquel tous mes actes se chargent, peut-être, d'une signification dont je n'ai pas la moindre idée. Ainsi, le concept de sens monstrueux qui se profile dans le texte, correspond alors à une relation monstrueuse entre deux personnes, qui en est le cadre nécessaire: relation où le sens pour autrui de ce que je dis ou fait prime sur le sens pour moi, et où le moindre acte que je pose, même réussi, est lisible aussi bien, d'un autre point de vue, comme acte manqué. Qu'au moins un autre voit avec évidence ce sur quoi je m'aveugle, indique alors déjà la nécessité du détour par un tiers pour que le refoulement apparaisse en plein jour. Seul, je ne pourrais jamais m'entendre me trahir: si le lapsus me démasque, c'est parce que je ne puis me voir démasqué que dans le regard d'un autre.

Mais quels que soient les aspects étranges que présentent les actes manqués et leurs corrélats, il reste que le déterminisme psychique qu'ils illustrent, s'étendant à tant de manifestations différentes, paraît changer de nature. Il se métamorphose en principe métaphysique. Car pour la science, on l'a dit, il se résume à affirmer que si tel phénomène est donné, alors tel autre suit, selon telle loi. Son expression est donc conditionnelle. En outre, la nécessité de l'enchaînement est manifestement une nécessité pensée, et introduite du dehors dans les phénomènes par le jeu des hypothèses et de leurs confirmations empiriques. Mais que se passe-t-il, quand rien n'échappe, dans le réel même des connexions mentales, aux lois d'un inconscient déterministe? La conditionnalité de l'enchaînement disparaît: tout est déterminé de façon fatale, au sens où la succession des causes et des effets ne peut nulle part être réorientée dans un sens ou dans un autre. Notre sentiment de spontanéité ne pèse alors pas plus lourd, selon le mot de Kant, que l'opinion d'un tourne-broche sur sa liberté d'action. Il est difficile, ainsi, de concilier l'ambition déterministe, donc la réalité de lois causales contraignantes dans la vie psychique (y compris dans ses manifestations ordinairement considérées comme contingentes), et l'idée d'une guérison de la névrose qui remettrait entre les mains du malade quelque chose, un mécanisme sur lequel il pourrait agir, en opérant les choix (moraux ou esthétiques) dont Freud parlait la veille.

Si je ne puis rien dire ou faire sans que ce soit l'effet matériel de l'action fatale de mon inconscient sur moi-même, l'action thérapeutique est dépourvue de sens. Or, l'extension des cas de vérité du déterminisme psychique aux actes manqués met en question la possibilité radicale que des actes en général puissent échapper aux lois de l'inconscient, selon la logique de toutes les démonstrations de Freud sur le refoulement et le rêve. Je ne suis donc pas libre.

B/ La motivation multiple des formations psychiques

Freud ne faisant pas de morale, mais voulant soigner, il lui importe peu de sauver la liberté. En revanche, il lui importe de ménager dans le déterminisme psychique la marge nécessaire à soutenir l'action causale du thérapeute, et la possibilité offerte au patient de contribuer au progrès de la cure, en dominant les refoulements qui, jusqu'alors, l'avaient rendu malade. La solution qu'il apporte est subtile, et éclaire à la fois la clinique, la technique et la morale du traitement psychanalytique.

Elle consiste à souligner la "motivation multiple du même effet psychique" (82, 44). Dans les études freudiennes, cette notion est appelée "surdétermination" des formations psychiques, parce qu'elle désigne ainsi mieux la convergence, en un point nodal, de fils associatifs qui n'ont d'effet qu'en cumulant leurs puissances déterminantes. À soi seul, ainsi, le traumatisme primitif ne suffit pas à causer le symptôme; il lui faut l'adjonction de certaines séries associatives qui, chez Anna O. (par exemple), auraient rendu la salive, la zone orale, ou les chiens spécialement douloureux à évoquer. Isolément, ces représentations et les affects associés n'occasionneraient rien, mais réunis, les affects y confluent, les représentations s'y condensent, et l'hydrophobie s'impose alors au corps, saisi d'un énigmatique dégoût, dès que se présente l'idée même de boire.

La surdétermination d'une formation (rêve, etc.) implique donc, a contrario, la sous-détermination de ses éléments. Achevons alors le raisonnement de Freud, et tirons-en les conséquences. Il se représente le déterminisme psychique comme agissant dans un réseau associatif dynamique. Chaque état de cet appareil ne dépend pas de la somme totale des précédents, mais seulement de certains facteurs antérieurs, qui sous-déterminent ceux qui y sont pour l'instant surdéterminés. Mais ces facteurs sont essentiellement recomposables. Ainsi, la condensation et le déplacement ne sont pas des processus permettant la prédiction en fonction de lois, mais, au mieux, le contrôle prospectif à court terme d'un système instable; la rétrodiction (la justification de ce qui a déjà eu lieu) y est toujours plus pertinente que la prédiction. Il y a donc assez de causalité en jeu dans l'appareil pour que l'inférence rétrograde d'une cause soit rationnellement justifiable (il y a même toujours plus d'une raison pour avoir rêvé ceci ou cela, ou fait tel ou tel mot d'esprit). C'est la surdétermination. Mais paradoxalement aussi, il n'y a jamais assez de causalité pour que l'inférence prédictive marche à tous coups, bien qu'on puisse avoir, au vu de la pente générale des associations, une idée vague de l'orientation à venir du patient (il n'y a jamais une seule raison univoque et impérative de ce qui va suivre dans le comportement d'un sujet). C'est la sous-détermination.

Ce qui contredit ici le déterminisme traditionnel, c'est que la conditionnalité qui l'exprime devrait conduire à attribuer à un état quelconque un seul état antérieur déterminant. C'est donc dans la recherche d'une cause unique des phénomènes que Freud aperçoit la résistance psychologique et épistémologique (à la fois) qui fait tort à la psychanalyse. S'arrêter au premier motif est toujours une manière de résister: par "déplacement", il en masque peut-être un autre (82-83, 44). En cela, la différence avec le point de vue associationniste de la psychologie expérimentale cité au début de cette conférence, est très grande. Car il faut laisser le sujet continuer sans fin à associer, pour avoir une chance d'accéder à ses complexes.

L'idée de motivation multiple comporte évidemment un danger: celui que la psychanalyse ne s'abrite derrière des intuitions incontrôlables. Mais une telle théorie a surtout pour but d'infirmer le sentiment de fatalité qui accable le névrosé. Elle rend possible des possibles, sous certaines contraintes générales, mais aussi sous la responsabilité du sujet, qui a ainsi toujours de quoi agir sur lui-même, c'est-à-dire un point à sa portée sur lequel peser, et dont l'effet en retour sera un réaménagement éventuellement profond de ses équilibres affectifs. Hors de cette dimension éthique du traitement, hors surtout de sa prise en compte dans la définition du phénomène clinique à capter, l'ambition déterministe de Freud semblerait bien vaine.

Mais si elle l'intègre, alors l'activité interprétative du psychanalyste n'est plus tellement de révéler à son patient comme une chose cachée en lui la représentation refoulée. C'est plutôt de l'aider à cerner les bifurcations constitutives de son économie inconsciente, telles que les figurent, dans les propos tenus sur le divan, les équivoques des signes et les ambivalences de l'affect. Si le symbolisme est décisif, dans la représentation du refoulé, ce n'est donc plus à cause de la représentation indirecte d'un sens premier auquel il reconduirait, et qui serait "le bon"; mais à cause de l'efficacité propre au "double sens" en quoi se résout tout symbole, et qui ouvre alors de façon active, dans le jeu inventif du langage, comme une issue de côté pour l'écoulement de l'affect coincé. La technique devient nettement distincte de celle de la cure cathartique. Elle joue de la sous-détermination de ce qui est ressenti par le patient comme surdéterminé, et ne suggère rien, mais offre des occasions locales de reconfigurer la personnalité sur de nouveaux axes. L'objectivation crue du symptôme nous accablerait dans la contemplation d'un traumatisme, auquel il reconduirait comme à son ineffaçable origine; on se demande bien alors pourquoi en rire ou en pleurer nous guérirait. Au contraire, si l'interprétation consiste à élever poétiquement à la dimension d'une métaphore juste et inépuisable la représentation chargée d'affect, cette dernière trouverait toujours de nouvelles voies pour s'épancher. Et la résolution de l'énigme d'un symbole (pathologique) par un autre symbole (interprétatif) qui en démultiplierait le sens subjectif, rendrait également compte du poids que Freud accorde à la sublimation dans la cure.

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