Commentaire de Sur la psychanalyse. 5 Conférences, de Freud

(2ème partie)

Leçons 4 et 5, conclusion et références bibliographiques.

Retour au commentaire des leçons 1 à 3

Quatrième conférence

I. La sexualité infantile

A/ La résistance que provoque cette idée

B/ Sexualité infantile et infantilisme de la sexualité adulte

C/ Les composantes pulsionnelles de la sexualité

II. Sexualité et inconscient

A/ L'extension du sens ordinaire de la sexualité et la logique du refoulement

B/ Le complexe d'Œdipe et sa liquidation

Cinquième conférence

I. La névrose, fait moral ou phénomène psychopathologique?

A/ Fuite dans la maladie et régression

B/ La guérison comme reconquête d'une énergie morale, et la solution des conflits par la sublimation

II. Le transfert

A/ L'universalité du mécanisme du transfert, et son économie particulière dans le traitement psychique

B/ Le transfert est-il le cadre fondamental de l'expérience psychanalytique, ou un ingrédient étiologique supplémentaire?

C/ Des perspectives éthiques au-delà de la guérison, où à la place de la guérison?

Conclusion

Brèves indications bibliographiques

QUATRIEME CONFERENCE

Si la troisième conférence se terminait sur l'idée épistémologiquement problématique d'une résistance affective que masque une critique intellectuelle, on en comprend aussitôt la raison: Freud comptait, immédiatement après, introduire la notion de sexualité infantile. Or cette dernière, pour des raisons sociologiques évidentes, était le type même de l'idée déchaînant, jusque dans les cercles savants, l'opposition théorique la plus violente. Mais ce n'était pas une idée révolutionnaire. Elle tendait au contraire à se populariser, grâce à l'activisme de médecins du temps bien connus de l'auditoire (dont Havelock Ellis, cité dans cette conférence), et cela, dans le sillage d'une reconnaissance de plus en plus générale à l'époque du rôle de la sexualité dans l'équilibre psychique. Les choses en étaient même venues à un tel point, qu'il est possible que la tâche véritablement difficile, dans le commentaire de cette leçon, soit d'isoler en quoi au juste la thèse de Freud était novatrice, et se démarquait des approches purement descriptives de ses contemporains, ainsi que de leurs ambitions hygiénistes.

Démontrer le caractère novateur de l'analyse de Freud exige en réalité deux choses: qu'on expose le contenu même, clinique et psychologique du concept de sexualité infantile (I.), mais aussi, et surtout, qu'on démontre le lien essentiel, fondateur, entre, d'une part, ce qu'il appelle inconscient, qui en devient absolument irréductible aux définitions concurrentes à l'époque (fondées, comme celle de Janet, sur l'hypnose), et la sexualité d'autre part (II.).

Or, le moins qu'on puisse dire, est que Freud ne facilite pas la tâche. La sexualité est traitée au début de cette conférence comme un contenu de l'inconscient découvert empiriquement ("l'expérience montre", 88, 47), et sur un mode objectivement vérifiable par des moyens extra-psychanalytique (des statistiques, 92-93, 49-50). La stratégie de Freud se comprend: il veut convaincre de la respectabilité scientifique de la psychanalyse un public féru de méthode expérimentale, et qui n'a pu imposer celle-ci qu'assez récemment en psychologie. Mais le véritable argument qu'il jette dans la balance n'est pas de ce registre. Parlant de ses premiers disciples, Freud conclut qu'"ils vous diront tous qu'ils ont d'abord opposé une incrédulité totale à l'affirmation de l'importance déterminante de l'étiologie sexuelle, jusqu'au moment où leurs propres efforts analytiques les ont contraints de souscrire à cette affirmation" (88-89, 48). On ne saurait être plus net: seuls ceux qui sont déjà assez convaincus par la psychanalyse pour la pratiquer pourront trouver, dans leur pratique même, des raisons objectives d'y ajouter foi. Or, l'argument est circulaire: la théorie justifie la pratique qui justifie la théorie. Malheureusement, on retombe alors sur l'impasse de la conférence précédente. L'unique motif objectif de se risquer à la pratique qui confirmera ultimement la théorie, c'est le succès thérapeutique de la cure. Or, on l'a vu, Freud n'est arrivé au traitement psychanalytique qu'à la suite des échecs thérapeutiques successifs des méthodes précédentes. Qu'il y ait un cercle ne serait pas forcément gênant, d'ailleurs. Mais qu'est-ce qui porterait à considérer comme probants des résultats obtenus au dernier terme d'une pareille série? N'est-il pas plus raisonnable de considérer les guérisons issues de la dernière version du traitement comme des coups de chance? L'insistance de Freud à maintenir une continuité cohérente de la cure de Breuer à la sienne, en passant par la méthode de la pression sur le front, disqualifierait plutôt la dernière variante d'un procédé douteux depuis le départ, au lieu de plaider en faveur de sa progressive amélioration!

Nous retrouvons donc la progression "en bicyclette" si frappante jusqu'ici: soit l'argument va de l'avant, soit il s'effondre. En chemin, le paysage s'élargit sans cesse, stimulant la curiosité. Mais on ne sait toujours pas si nous allons quelque part, et si Freud justifie à l'arrivée le risque spéculatif qui consistait à prendre l'hystérie et l'hypnose au sérieux. En conséquence, seule l'analyse du concept de sexualité (et pas tellement de son contenu empirique psychologiquement objectivable), dans sa relation essentielle à un inconscient désormais spécifiquement freudien, offre l'issue souhaitée.

I. LA SEXUALITÉ INFANTILE

A/ La résistance que provoque cette idée

Le détour, désormais habituel, auquel Freud a recours, consiste à interpréter comme une résistance éminemment significative, la manière dont les êtres humains évitent toute communication touchant leur sexualité. Universelle, cette résistance atteste de la présence d'un refoulement universel de certaines représentations chargées d'affects, qui est la clé du nouveau concept d'inconscient.

Pourtant, Freud semble jouer sur deux tableaux. D'un côté, il affirme qu'il voit très bien que toutes sortes d'émotions non-sexuelles devraient tout autant déclencher des refoulements défensifs. Oui, la clinique regorge de cas d'hystérie consécutifs à de pures frayeurs, des douleurs morales extérieures à la vie érotique des sujets, etc. Mais justement, à la pluralité variable de tels facteurs, qui renforcent éventuellement la névrose, s'oppose le fait empirique (dit-il) constant de sa détermination sexuelle primitive (88, 47). Il suffit de pousser l'enquête assez loin. Pourtant, d'un autre côté, cette étiologie spéciale des névroses n'est plus si probante, puisque, tout aussi universellement "les êtres humains ne sont pas sincères en matière sexuelle" (89, 48). Ainsi, tout le monde refoule le sexuel. Les deux arguments valent séparément, l'un comme l'autre fondant le caractère originaire du refoulement du sexuel dans l'inconscient. Mais malheureusement, ensemble, ils se neutralisent. Car les névrosés étant aussi des êtres humains, on ne peut leur attribuer comme cause des symptômes qui leurs sont propres, une défectuosité psychologique commune à tous les êtres humains.

Il y a bien une solution, mais on comprend pourquoi Freud ne peut en faire sentir trop violemment le sens à son auditoire. C'est que sous le rapport de la sexualité, nous soyons tous plus ou moins névrosés. Il n'y a là aucune espèce de misérabilisme, aucun aveu complaisant de la déconfiture sexuelle générale de l'humanité. C'est au contraire un changement de perspective pour apprécier l'étrangeté de la sexualité humaine, dont nous sommes bien en peine de forger une figure idéale, une norme à respecter ou à atteindre, parce qu'elle implique chacun dans la plus grande singularité de ce qu'il désire. La norme de la santé, en cette matière, est précisément la possibilité d'une conduite affective dont l'individu seul a les clés. Cette non-normativité de la sexualité n'est d'ailleurs nullement généralisable à toutes les dimensions où compte la différence sexuelle: ainsi, on peut certainement imaginer ce que serait une mère non pas idéale, mais au moins "suffisamment bonne". En revanche, que serait une femme non pas idéale (impasse banale), mais même "suffisamment bonne"? La question, qui a du sens pour une mère (en relation avec les enfants, leur éducation, leur bonheur), en a-t-elle pour une femme? Il y a quelque chose dans la féminité qui excède manifestement l'adaptation à des fins naturelles (et donc normatives) qui régule le rapport de la femelle à son mâle. La femme n'est pas "pour" l'homme.

Certes, il existe des perversions, qui paraissent ne prendre sens a contrario que s'il existe une normalité sexuelle. Mais dès l'époque de Freud, la tendance des médecins était plutôt à l'abstention de tout jugement de valeur touchant les déviances individuelles, en dehors des cas punis par la loi. Or Freud va encore plus loin, et n'abandonne pas l'individu au dialogue douloureux avec soi-même, même dans le cadre large des pratiques autorisées. Car s'en remettre à la loi pénale ou à quoi que ce soit de ce genre pour fixer des normes sexuelles est manifestement hors-sujet. Concluons que la sexualité est le lieu exact où la médecine, pour accomplir avec intelligence sa tâche de conservation de la santé, doit intervenir éthiquement dans l'individu. En d'autres termes, elle doit prendre position devant le caractère foncièrement exceptionnel du désir sexuel d'un chacun, et pas (ou pas seulement) veiller au fonctionnement normal de ses organes.

Ce virage éthique, impliquant donc un sujet dans son rapport à un autre, pointe de façon savoureuse dans la manière dont Freud fait valoir l'universalité de la difficulté sexuelle. Car elle retire justement au médecin comme à tout autre le privilège de s'en instituer l'observateur désintéressé. Chez eux comme chez tous, Freud pointe "l'emprise de cette association de la pruderie et de la concupiscence" (90, 48) dont les tiraillements témoignent éloquemment du refoulement à l'oeuvre. Si elle ne s'observe jamais du haut de l'Olympe, la sexualité n'est donc jamais un pur contenu scientifique, comme dans la sexologie médicale qui justement, à l'époque, commençait à naître. Allons plus loin: la recherche d'une connaissance scientifique de la sexualité révèle dans le désir de scientificité lui-même, une nuance troublante, qui jette une lumière inattendue sur l'essence de la curiosité en général. Mais seule une recherche portant sur un tel objet peut provoquer, en retour, une interrogation légitime touchant la vérité de l'appétit de savoir chez chacun. On ne peut en tous cas partir de la science en général, comme production "sublimée" (i.e. à but non-sexuel, comme Freud l'expliquait plus haut), pour dégager abstraitement sa motivation inconsciente.

Cette façon de poser le problème éclaire enfin en quel sens la règle fondamentale de la psychanalyse consiste à (se) laisser tout dire, et le genre de liberté qui s'y déploie. C'est la possibilité d'évoquer sa vie érotique, plus que tout autre sujet (89, 48). De cette verbalisation, on ne doit pas d'ailleurs attendre la levée de tous les refoulements, pour des raisons qu'on dira plus bas. Mais les patients qui découvrent chez leur psychanalyste une bienveillante neutralité sur ces questions, découvrent en même temps quelque chose d'inattendu: l'écart qu'il y a entre les obstacles qu'opposent conventions sociales à la vie sexuelle (qu'ils les tolèrent ou pas), et la dimension, bien plus problématique, des singularités de leur conduite amoureuse et sexuelle, dont ils sont fort gênés d'expliciter les principes, tout simplement parce qu'il n'y en a pas. Pour arriver à cerner ce que Freud appelle sexualité et qu'il investit d'une fonction étiologique dans la névrose, il faut donc déjà un appareil psychanalytique complexe, et en particulier, une forme d'attention très spéciale aux questions agitées par un malade. Il semble alors que le noeud du problème est moins la sexualité en général, qu'on discutera aussi bien du point de vue du sexologue, du sociologue ou du moraliste, que l'élément sexuel toujours présent dans la résistance telle qu'elle se manifeste dans le processus de la cure. Mais il suit de là qu'il n'est pas vraiment possible de contrôler ce que Freud dit de la sexualité (comme de bien d'autres choses!) hors de l'expérience psychanalytique elle-même...

B/ Sexualité infantile et infantilisme de la sexualité adulte

Après ces préliminaires, dont on voit à quel point ils importent à la définition même de son objet, Freud entame la partie dogmatique de son exposé. Il part donc, pour les motifs juste exposés, des conditions de la cure. Mais c'est aussi, encore une fois, que tout repose sur les effets qu'on peut en escompter, et qui sont le fil d'Ariane pour remonter aux causes inconscientes de la névrose. Car si l'on veut établir une étiopathogénie en bonne et due forme de l'hystérie, il ne faut pas lâcher cette corrélation causale.

Il distingue deux séries de cas: des névroses où le traumatisme initial est sans conteste sexuel, et ceux (couramment avancés contre l'étiologie freudienne), où il ne l'est pas. Or, Freud fait ici intervenir concrétement l'exigence de respecter l'ordre dans lequel les manifestations pathologiques actuelles se sont constituées, autrement dit, l'enchaînement chronologique des souvenirs du malade jusqu'aux premières causes de sa névrose, en tenant compte de la provenance du matériel symbolique dans lequel le refoulement s'est élaboré, et des liens surdéterminés de ce matériel avec d'autres événements traumatiques, peut-être distincts. L'idée d'ordre impératif dans la remémoration (première conférence) se conjugue avec celle de surdétermination des formations substitutives (deuxième conférence), et considérées sous ce double rapport, les névroses à traumatisme apparemment non-sexuel sont censées alors révéler quand même une étiologie d'ordre à la fois sexuel et infantile. Freud: "Le travail qui s'impose pour expliquer à fond un cas de maladie et conduire le malade au rétablissement définitif ne s'en tient en effet en aucun cas aux expériences vécues pendant la maladie, mais retourne dans tous les cas jusqu'à la puberté et à la prime enfance du malade" (90, 49). Donc, même si le traumatisme qui a engendré la névrose actuelle n'est pas sexuel, il ne prend effet que sur le fond de susceptibilité spécial régi par la problématique en dernière analyse sexuelle du malade, et celle-ci remonte à son enfance. On ne peut en conséquence soigner à fond une névrose de source émotive (tels les cas de Janet, et, faut-il le préciser, celui de Breuer) que si on liquide les formations substitutives sexuelles primitives dans la vie de l'individu. Celles-ci, dans l'idée de Freud, sous-tendent, mais aussi renforcent, et pour finir aggravent les manifestations actuelles, en sorte qu'elles deviennent véritablement pathologiques.

On ne remonte donc à la sexualité infantile qu'en respectant un ordre chronologique dont l'étape incontournable est la puberté. Mais ce retour à l'enfance n'est pas, pour autant, guidé par l'évolution purement biologique de la vie humaine, puisqu'il dépend d'une remémoration subjective qui régresse, à travers des symboles, vers les causes de plus en plus lointaines des symptômes qui accablent le malade. La puberté est donc investie d'une double fonction. D'un côté, les représentations qui nous en reviennent sont des sortes de filtres symboliques nécessaires pour aller des états affectifs de l'adulte, où les fonctions génitales jouent un rôle majeur, vers ceux de l'enfance, où elles étaient ignorées. Certes, l'investissement génital des objets d'amour est un fait nouveau, à la puberté, mais il ne déchire pas le complexe de représentations conscientes et inconscientes dans lequel ces mêmes objets étaient auparavant déjà investis, quoique non génitalement. On a donc ici plus affaire à une mutation du sens de ces investissements affectifs, que de leur nature réelle, et s'ouvre alors la possibilité de rechercher, à travers la vie amoureuse adulte, des complexes de représentations, dont la logique propre (les raisons motivantes ou le dynamisme significatif) est d'essence infantile. D'un autre côté, la puberté, étape de la vie biologique, garantit la continuité causale de la vie des affects, de l'enfance à l'âge adulte. C'est parce qu'il y a réellement de la sexualité chez les enfants, que celle-ci peut se réélaborer à la puberté (elle n'y apparaît pas pour la première fois), débouchant sur la vie sexuelle génitale des adultes. Un traumatisme sexuel infantile retentira donc réellement, et pas seulement symboliquement, sur la vie sexuelle adulte.

En somme, Freud nous demande de concevoir en un seul mouvement de pensée, deux choses que nous serions plutôt portés à disjoindre. On n'a d'accès au concept psychanalytique de sexualité infantile que si l'on part de l'infantilisme de la sexualité des névrosés adultes. Quand nous aimons quelqu'un, le coït vient s'insérer dans un tissu de relations affectives où l'appétit génital coexiste plus ou moins harmonieusement avec l'offre et la demande de tendresse. Or, point n'est besoin d'être grand psychologue pour observer que cette tendresse (appel à la protection du partenaire, contacts physiques chastes, etc.) fait écho aux relations privilégiées de l'enfant avec ses parents. Mais cela ne suffit pas; il faut compléter ces évocations indirectes de l'enfance (toujours plus ou moins discutables) avec une série d'événements effectivement advenus dans la vie sexuelle du névrosé, en son jeune âge. C'est à cette seule condition que l'infantilisme actuel dont il fait preuve en matière amoureuse peut alors passer pour l'expression déguisée, ou symptomatique, d'un traumatisme déclencheur.

Or, à notre grand dam, Freud conjugue ici non pas deux facteurs mais deux types d'arguments: un argument éthique, puisqu'il faut repérer une manifestation sexuelle infantile chez le névrosé, et que parler d'infantilisme, c'est porter un jugement moral; et un autre, objectif au sens de la psychologie scientifique, l'idée que les enfants ont des comportements sexuels avant la puberté et la sexualité génitale. C'est pourquoi il ne faut pas s'abuser, sur la place donnée dans le texte aux statistiques de Standford Bell (92-93, 49-50), ou aux savantes références à Havelock Ellis ou à Lindner (95-96, 52), grands observateurs contemporains de la sexualité des enfants. Tout cela ne pèserait psychanalytiquement rien du tout, si on le détachait des "perversions et <de> l'infantilisme général de la vie sexuelle" (99, 54), qui constituent l'autre indispensable versant du phénomène, l'estimation de sa valeur éthique. Le tour de force freudien consiste donc à dériver d'un processus causal réel des altérations morales de la sexualité adulte (perversion et infantilisme), alors que ces dernières ne peuvent être qu'interprétés chez un individu, et pas du tout constatées. Or, si l'étiopathogénie de la névrose est bien la maturation entravée dans l'enfance de la sexualité d'un être humain, ce processus est à démontrer empiriquement. Et si la causalité en question est prise en son sens scientifique ordinaire (i.e nomologique), il est présumé agir quel que soit le sens qu'on lui donne. Qu'on interprète son résultat final comme infantile ou pas n'a rien à voir avec l'efficacité causale du processus qui s'y parachève. On risque donc d'avoir bien du mal à rabouter les deux extrémités, objective et subjective, de cette démonstration.

Avant de s'interroger sur le caractère exorbitant de cette conjonction, qui associe donc deux ordres de faits ontologiquement distincts (l'interprétation d'un fait moral, l'explication d'un fait biologique), il convient de prendre en compte les données cliniques que Freud fait valoir, à l'appui de son idée (93-94, 50-51). Après tout, puisque ce dont il faut rendre compte, c'est justement d'un conflit essentiel de l'évolution d'un individu, il ne serait pas extravagant de se servir d'une contradiction entre divers niveaux d'argumentation pour faire mieux voir (tâche par excellence du clinicien) l'irréductibilité du conflit, ou du moins, son irréductibilité rationnelle. Freud rappelle alors la conférence de Jung, intitulée "Les conflits de l'âme enfantine", lue un peu avant qu'il ne prenne la parole, et qui exposait en détail la riche vie psychique d'une jeune enfant. Pour sa part, il évoque un des cas les plus célèbres de la littérature psychanalytique, l'"Analyse de la phobie d'un garçon de cinq ans", qui est le récit de la cure d'un enfant nommé Hans par son propre père, sous la direction de Freud. Attardons-nous un moment sur ce cas. On verra alors en quoi la clinique répond ou non au problème soulevé plus haut.

Il pose en effet problème dès son intitulé: si les névroses ont pour cause une difficulté sexuelle infantile, alors qu'est-ce qui cause les névroses des enfants? Freud l'explique. Ce sont les difficultés des enfants face à leur propre origine dans les rapports sexuels des adultes, origine qui ne peut leur être que profondément obscure. Parce que le monde dans lequel les enfants grandissent est imprégné de signification sexuelle, et qu'ils n'ont pas la moindre notion vécue de ce qu'est la sexualité des adultes qui les environnent, un décalage fondamental s'instaure, dont, selon Freud, la phobie de Hans est le témoignage. Il lui faut, en effet, comme tout enfant, arriver à déterminer son identité sexuelle de petit garçon, avant de disposer du moindre soutien réel tiré de son propre fonctionnement biologique. C'est donc de manière purement symbolique qu'on assure sa position sexuelle dans l'existence: pour Hans, par identification à son père, ou plus précisément, par identification au rôle qu'il paraît occuper par rapport à la mère. L'analyse de Freud s'efforce de rapporter le trouble phobique dont souffre Hans (en particulier la peur d'un animal menaçant, comme c'est souvent le cas chez les enfants) aux aléas de cette identification symbolique, dont chacun voit combien elle doit tenir, chez tout jeune être humain, du bricolage plus ou moins réussi. Mais en creusant davantage cette référence, nous découvrons une chose. L'enfance en tant que telle n'est pas à l'origine de la sexualité adulte. La sexualité infantile, c'est la sexualité d'un enfant déjà pris dans un monde où la sexualité des adultes impose ses normes et ses énigmes. Il y a donc une sorte de circularité entre la sexualité infantile, et l'infantilisme de la sexualité adulte. Le but de Freud, en cela, est définitivement moins d'assurer son auditoire qu'il existe des activités sexuelles chez les enfants (personne n'en doute), que de construire les moyens d'interpréter certains aller-retour de la mémoire, dans le travail des résistances lors de la cure, entre enfance et âge adulte. Cliniquement, bien malin qui pourrait alors décanter la part de l'interprétation que l'enfant fait de sa propre sexualité à la lumière de la réalité obscure de la sexualité des adultes, et celle de la réalité de sa maturation biologique, à laquelle les adultes font un accueil commandé par leur propre infantilisme sexuel. Voilà pourquoi la puberté est un âge nécessairement complexe. S'y opère la reconnaissance du contenu réel de ce qui jusque-là n'était accessible que symboliquement. La sexualité infantile, telle qu'elle opère dans la cure psychanalytique, est donc par principe indirectement appréhendée, et notamment à travers les élaborations de l'adolescent. Elle est, par conséquent, comme processus causal, toujours captée dans le réseau d'une interprétation continue, et jamais exhibée au terme d'une démonstration objective, qui l'isolerait.

Mais alors, se demandera-t-on, pourquoi Freud insiste-t-il tant sur ladite objectivité? Et la plupart des épistémologues s'accordent, sur la base de considérations comme celles qu'on vient de faire, pour dire que ce qui pourrait être cliniquement probant chez Freud ne cadre pas rigoureusement avec le type de scientificité qu'il veut faire reconnaître. Car il ne parvient jamais à montrer comment un facteur sémantique peut être causalement actif, ni comment un inconscient décrit en termes de mécanisme peut modifier des significations. Tout s'y tient toujours de trop près (par exemple, le cercle de la sexualité infantile et de l'infantilisme de la sexualité adulte), et les critères de vérifiabilité empirique font systématiquement défaut.

C/ Les composantes pulsionnelles de la sexualité

Prenons pourtant garde: le cercle en question ne rend pas toute analyse impossible! Il y a bien, ainsi, quelque chose d'objectif, qui sert de support à l'élaboration symbolique, et qui permet à l'adulte se remémorant de référer causalement tel ou tel de ses symptômes actuels, à travers leur préconstitution lors de la puberté, à un traumatisme de l'enfance. Ce quelque chose, c'est, dit Freud, le plaisir, originairement présent chez l'enfant, et qui culmine avec le plaisir génital de l'adulte. Ce plaisir, on l'a déjà rencontré dans la conférence précédente, et nous avons vu la fonction décisive que lui accordait Freud, puisqu'il est au principe de la stratégie générale du refoulement: un déplaisir relatif contre un déplaisir plus grand. Mais c'était un plaisir abstrait, sa nature importait peu. Désormais ce ne sera plus le cas, et l'on peut dire qu'en le déterminant comme sexuel, Freud fait d'une pierre trois coups:

¨ Il situe le problème général de la causalité des symptômes dans un domaine où il n'est pas difficile d'admettre une certaine singularité, individu par individu, des processus en jeu, précisément parce que la sexualité humaine, imprégnée de culture et de valeurs, n'admet pas de lois générales comme celles qu'étudierait une biologie de la reproduction. Certes, la sexualité n'est pas sans contraintes, ni sans règles, mais celles-ci valent seulement dans le cadre de la vie d'un individu particulier, et qui met justement en avant comme telle sa particularité dans ses choix affectifs. La causalité psychanalytique des symptômes est donc en ce sens déchargée d'avoir à produire des lois universellement valables. Elle dépend de lois qui, selon la terminologie consacrée, valent ceteris paribus (i.e. toutes choses égales par ailleurs), autrement dit, en variant avec le contexte, le contexte étant ici l'histoire de l'individu et son environnement culturel et social.

¨ Freud évite de laisser filer dans n'importe quelle direction les associations du patient, en fonction des affinité thématiques qui ne manquent pas de pulluler entre les représentations, ainsi que le rêve le montre. Si l'affect, qui reste dans toutes le facteur constant, règle économiquement les transitions symboliques de représentation à représentation, il est désormais mieux caractérisé comme affect sexuel. On sait donc mieux où l'on va, et dans quel registre associatif chercher une cohérence inconsciente.

¨ Du coup, l'objection faite à la psychanalyse, selon laquelle elle suggérerait les contenus psychiques qui cadrent avec la théorie de Freud, au lieu de les révéler objectivement, tombe aussi: c'est le déplaisir du symptôme lui-même, qui pointe vers le plaisir incompatible qu'il refoule. Et ce plaisir, comment peut-on me forcer à le découvrir comme sexuel? N'est-ce pas ce qu'il y a de plus privé et intime en moi 3/4 presque le signe de mon indépendance la plus égoïste? Bien sûr, quand Freud interprète sous une image onirique un souhait refoulé, on peut toujours douter de la validité des règles de traduction qu'il donne. Mais si l'on ne perd pas de vue l'élan sexuel qui cherche à s'y satisfaire, ainsi que la surdétermination symbolique des phénomènes psychiques, alors pourquoi refuser au patient le pouvoir de s'instituer, à bon droit, lui-même juge de l'adéquation d'une interprétation qui vise une expérience élaborée comme privée? Le seul critère paraît être, ici, la découverte par le patient des conséquences symboliques de la contingence de son existence sexuelle et de son histoire affective la plus intime. Croire que de pareilles choses peuvent être suggérées, c'est prêter à la suggestion des pouvoirs tels, qu'ils en deviennent indéfinis. Car on ne peut suspecter d'effets de suggestion que là où l'origine chez un autre du contenu mental observé est plausible. Mais les modalités de la sexualité de chacun résistent à la suggestion d'une façon assez patente, et presque par principe.

Comment Freud analyse-t-il donc la notion de plaisir sexuel?

De l'enfant à l'adulte, on va, nous dit-il, d'une sexualité non-reproductrice, composite, multiplement excitée dans les diverses zones orificielles du corps et leur pourtour épidermique, et pour finir "auto-érotique" (95, 52), à une sexualité reproductrice, centrée sur le primat de la satisfaction génitale, et où l'objet d'investissement sexuel est le corps d'un être humain du sexe opposé. Ce qui frappe d'abord avec la sexualité infantile, c'est l'accent mis sur son morcellement. Les organes semblent fournir du plaisir à l'enfant chacun pour leur propre compte. L'exemple de la succion voluptueuse du sein par l'enfant est fameux. Très vite, le nourrisson ne se contente plus, en effet, de la satisfaction brute du besoin. On sait qu'il s'attarde et prolonge la lactation, et recouché, joue avec sa propre bouche pour y faire resurgir, sur un mode hallucinatoire, le sein absent. C'est une banalité que de supposer alors qu'il en rêve, mais cela éclaire fort bien l'idée freudienne d'une satisfaction onirique particulièrement directe des motions de désir des enfants, dont la conférence précédente nous avait averti. La masturbation des enfants, si dégagée de toute culpabilité, est un autre aspect de cette sexualité infantile, dont on perçoit plus aisément le lien avec les aspects infantiles de la sexualité adulte. À son sujet, Freud glisse qu'elle n'est pas en général complètement surmontée avec la maturité sexuelle; elle constitue donc une fixation très importante du développement érotique chez tout un chacun.

Mais on ne peut en rester à un tableau trop physiologique. La pulsion sexuelle de l'enfant n'est pas seulement composite du fait de la dispersion de ses lieux d'émergence dans le corps; elle l'est aussi à cause de la grande variabilité des relations à autrui qu'elle permet de soutenir, et du jeu considérable que connaît l'enfance, entre ces relations multiples, et leur enracinement éventuel dans les plaisirs du corps. Rien à voir, ici, avec l'élection par l'adulte d'un partenaire d'un autre sexe, avec pour but le coït, et la recherche privilégiée d'une décharge génitale. Il n'en reste pas moins que Freud introduit ici le concept célèbre de "libido" (96, 52) pour désigner, à côté du pur auto-érotisme de la stimulation corporelle agréable (et pas dans son prolongement, comme chez l'adulte), les processus sexuels qui font déjà place au tiers chez l'enfant. Très rapide, Freud mentionne seulement la nature polarisée de ces pulsions, qui sont pour l'essentiel la pulsion de faire souffrir et celle d'être l'objet de la cruauté de l'autre, et celle de voir, opposée à celle de s'exhiber. On reste donc sur sa faim. La seule chose que nous puissions ici noter, c'est peut-être la configuration grammaticale de cette polarité, et qui n'est pas le moins étrange. Freud oppose en somme le verbe à l'actif et le verbe passif (ou la tournure passive adéquate) qui lui correspond. Plus précisément, on aurait une sorte de logique rapportant un verbe quelconque x à l'expression "se faire x": voir, se faire voir, torturer, se faire torturer, etc. À partir de cette pulsionnalité de fond, Freud pense pouvoir rendre compte de ces phénomènes, chez les adultes, que sont le masochisme et le sadisme, ou encore "la soif de savoir" et "l'impulsion à l'exhibition artistique et théâtrale" (96, 52). Il ne fait aucun doute que Freud ne dit pas ce qu'il pourrait dire: s'il est question de masochisme et de sadisme, les deux autres perversions liées au regard sont bien sûr le voyeurisme et l'exhibitionnisme.

Troisième et dernier aspect de la pulsion déjà opérante chez l'enfant, tout aussi allusif dans le texte, le "choix d'objet, dans lequel une personne étrangère devient l'essentiel" (96-97, 52). L'exemple qui vient immédiatement à l'esprit est l'attachement de l'enfant pour sa mère, qui est un choix d'objet primitif. Mais si on ne doute pas qu'il soit alors fonction de l'instinct de conservation, la logique du raisonnement de Freud interdit d'en rester là. Il faut en outre que ce soit le prototype, pour ainsi dire, de tous les choix d'objet ultérieurs du sujet, qui viendront, chacun d'une façon spéciale, le symboliser à leur manière. Si Freud ne précise pas ce dernier point, il semble, en tous cas, qu'il s'agisse, avec le choix d'objet, d'une modalité de la libido où les termes ne sont plus réversibles. La dualité y est stable. En revanche, ce qui distingue cet amour infantile de l'amour sexuel des adultes, c'est l'indifférence à la différence sexuelle. Sans qu'on puisse évidemment dire que toute homosexualité repose là-dessus, Freud avance alors que, chez tout enfant, cette indifférence implique une légère disposition à l'homosexualité.

Il n'est pas facile de tirer des conclusions générales d'un exposé qui se fait soudain aussi ramassé, où l'on sent la richesse des déterminations, mais sans pouvoir la déplier. Le meilleur parti à prendre paraît être ici de ne pas trop chercher à dépasser l'épure que Freud a jugé suffisante pour son auditoire. On pourra ainsi chercher des éclaircissements supplémentaires dans les Trois Essais sur la théorie de la sexualité, de 1905. Que reste-t-il alors, si l'on se contente des éléments proposés ici?

¨ Tout d'abord, l'idée que les fonctions sexuelles sont, chez l'homme, régies d'une manière très singulière (et qui singularise en outre chacun des membres de l'espèce), irréductible à l'instinct, et qu'on appelle pulsion. Le texte pose un problème de traduction; le mot allemand pour pulsion est en effet Trieb, et il se distingue tout à fait de Instinkt, instinct, qui ne figure nulle part ici. Même quand Freud parle du choix d'objet primitif, c'est à la "pulsion d'auto-conservation" qu'il le réfère (97), et non à "l'instinct de conservation" (52). Sans développer ici l'idée qu'il n'y a donc pas chez Freud que des pulsions sexuelles, notons juste que l'écart entre pulsion et instinct serait purement verbal, si l'instinct ne désignait pas chez les zoologistes, un comportement préformé, transmis héréditairement, constant chez tous les individus d'une même espèce animale, et orienté sur un objet précis qui le finalise. Or, il n'en est rien avec les pulsions. Même si elles intéressent la conservation de l'espèce humaine, et même si elles s'enracinent dans le corps, elles n'ont rien de préformé ni d'héréditaire. À l'inverse, il leur faut un long détour, et un mode de composition spécial, pour arriver à s'organiser sous le primat de la génitalité, donc de la reproduction. Et si les fonctions sexuelles intègrent ces pulsions comme autant de pulsions partielles, il va donc de soi que ces pulsions sont un facteur éminent de désintégration de la fonction sexuelle normale, c'est-à-dire reproductrice. On peut rester, en ce sens, fixé à telle ou telle manifestation de la sexualité infantile, l'infantilisme résultant chez l'adulte pouvant aller jusqu'à perturber la fonction de reproduction (ainsi chez l'adulte qu'une certaine combinaison de plaisirs de la vue, du toucher et de la masturbation, satisfait au point qu'il n'a plus de rapport sexuel complet avec une personne du sexe opposé). Quant à la prédétermination de l'objet de l'instinct, elle fait tout à fait défaut dans la pulsion. Dès la succion, chez le nourrisson, le fonctionnement agréable de l'organe prime sur l'objet avec lequel il fonctionne. Autrement dit, que la pulsion ait à sa portée l'objet adapté, ou un autre qui ne l'est pas (non un sein, mais le ruban d'une peluche), voire pas d'objet du tout, mais la bouche se prenant elle-même pour objet, peu importe. Si maintenant nous mettons ensemble les diverses composantes de la pulsion dispersées par Freud dans Sur la Psychanalyse, on dira que la pulsion comporte, en s'éloignant toujours plus de l'instinct:

· Une "source", qui est une partie du corps, un orifice souvent, parce que leur pourtour est très stimulable, et constitue ce que Freud appelle "zone érogène" (95, 52).

· Un facteur qui identifie l'affect à un quantum d'énergie psychique. Ce facteur règle les transitions de représentation à représentation, mais, justement, n'est appréhendable que dans les déplacements de l'investissement des images, des signes ou des mots décisifs (expressifs du désir), pas en lui-même. Ailleurs, Freud parle de la "poussée" de la pulsion.

· Un "but", qui est parfois modifiable, notamment par le travail de la culture, ainsi que l'a supposé Freud avec le concept de sublimation dans les deux conférences précédentes.

· Un "objet", parfaitement mobile, au point que n'importe quoi tenant lieu d'objet (même l'orifice pulsionnel d'où procède pourtant la pulsion), puisse faire l'affaire.

Il ressort de tout ceci que la pulsion a un mode de fonctionnement lisible plus au niveau de l'individu (dans la contingence de son histoire) qu'au niveau de l'espèce.

¨ Il faut ensuite se montrer sensible au vocabulaire dans lequel Freud déploie les composants de la sexualité infantile: c'est celui, fortement marqué par la psychiatrie légale et les jugements de la morale commune, de la perversion, telle qu'elle se rencontre chez les adultes. Pour reprendre une distinction commode utilisée plus haut (cf. 2ème conférence, II, B.), on dira que la sexualité infantile est la ratio essendi de la symptomatologie adulte, mais que l'infantilisme et la perversion des adultes sont la ratio cognoscendi de la sexualité infantile. Or, si l'infantilisme suppose, pour être repéré, un jugement moral souvent délicat à porter, il n'en est pas de même pour la perversion qui, dans son outrance, a quelque chose de plus évident. De fait, il n'est pas difficile d'imaginer, sous le comportement des pervers 3/4 voyeuristes, exhibitionnistes, sadiques et masochistes, coprophiles attachés à leurs excréments (98, 53), mais aussi les homosexuels exclusifs (99, 54) 3/4 des individus fixés à des plaisirs d'un autre âge. Le plus convaincant est en effet que les principales perversions semblent effectivement correspondre une à une à des excitations pulsionnelles que chaque enfant a eu à connaître, et qui, pour ainsi dire, se seraient préservées inaltérées dans le comportement adulte. Certes, Freud ne donne pas une dérivation causale des perversions à partir des stades révolus de la pulsionnalité infantile, ce qui serait sans appel. Mais il faut avouer que le parallèle qu'il construit entre pulsions infantiles et perversions est suffisamment strict pour justifier ce qui lui importe comme psychanalyste; en d'autres termes, la possibilité de motiver les symptômes actuels des névrosés adultes par l'expression symbolique de satisfactions infantiles refoulées (ou plutôt, puisque cela revient au même, mal refoulées).

Ici, questions et doutes se bousculent. Tâchons de les mettre en ordre. En premier lieu, toutes les perversions se laissent-elles traiter sur ce mode? "Les névroses sont par rapport aux perversions comme le négatif par rapport au positif; on peut déceler en elles les mêmes composantes pulsionnelles en tant qu'elles portent les complexes et façonnent les symptômes, mais ici elles agissent à partir de l'inconscient; elles ont donc subi un refoulement, mais ont pu, en dépit de ce refoulement, s'affirmer dans l'inconscient" (99-100, 54). Une tournure de ce genre, si éclairante soit-elle sur le plan rhétorique, ne contribue pas à clarifier le débat. En effet, la perversion était censée, au départ, démontrer de façon exemplaire la nature infantile du refoulement à l'oeuvre dans la névrose. Mais pour être elle-même pensée en tant que perversion, il faut déjà la comprendre à partir du refoulement névrotique 3/4 dont elle serait un cas d'échec particulièrement spectaculaire! L'argument évoque le dialogue des deux miroirs, qui incapables d'expliquer par eux-mêmes en quoi consiste le phénomène de la réflexion, disent tour à tour au curieux qui les interrogent: "regardez en face, et vous comprendrez ce qui m'arrive!" Aussi Freud finit-il par donner comme un fait fondamental ("La psychanalyse nous permet de reconnaître que...", 100, "La psychanalyse nous apprend", 54), ce qu'il se proposait d'abord de démontrer en progressant déductivement ("La disposition aux névroses doit être déduite d'une autre manière...", 99). Or, il se peut que ce fait existe bien, autrement dit, que le thérapeute bute, au coeur du symptôme, sur une fixation infantile connectée à des souvenirs refoulés d'expériences de plaisir si vives, que le sujet n'a pas su en faire son deuil. Il se peut aussi que les déguisements symboliques du symptôme se laissent interpréter comme des substituts de ce plaisir infantile perturbant l'érotisme adulte. Mais dans ce réseau de concepts, tout se tient sans qu'il y ait quelque part un point empiriquement accessible du dehors (je veux dire, sans déjà concéder à la psychanalyse le fait qu'elle veut qu'on lui concède), et qui nous permettrait de l'assimiler critiquement, élément par élément. Dans cette mesure, dire que les perversions sont les névroses en négatif, c'est construire un cercle; ainsi Freud renforce encore les convaincus en repoussant toujours davantage les sceptiques...

Ensuite, et c'est le second doute qui nous assaille, il est moins convenu aujourd'hui qu'à l'époque de Freud, de considérer les perversions comme des faits massivement et unilatéralement pathologiques, dont l'objectivité propre permettrait de juger indirectement de l'objectivité des pulsions hypothétiques auxquelles on les réfère. Et paradoxalement, Freud est pour beaucoup dans la modification de cette manière de voir. En effet, si la perversion a partie liée à l'infantilisme, il est aisé de voir que dans ce qui sert à "préparer et favoriser l'acte sexuel proprement dit", c'est-à-dire le coït génital des adultes, la peau, la bouche, les yeux, dont l'excitation est inutile pour la finalité reproductrice, sont fortement mis à contribution. C'est ce qu'on appelle en général le plaisir préliminaire. Les perversions ne sont donc pas des monstruosités incompréhensibles, dont nous n'avons nulle idée. Nous savons aussi que les cultures les tolèrent de façon inégale: si en France les amoureux ont toute licence de s'embrasser publiquement sur la bouche, et les jeunes filles de se promener enlacées, il n'en va pas de même ailleurs, où au contraire, de tels comportements seraient vigoureusement prohibés. L'homosexualité masculine, les plaisanteries scatologiques, autant de cas où les degrés de la perversion semblent très relatifs, de culture à culture. Il en résulte, pour l'argument de Freud, la difficulté suivante: sauf à s'appuyer sur les lois en vigueur, toujours teintées d'arbitraire, il n'est pas plus facile de qualifier une conduite de perverse que de la qualifier d'infantile. Dans l'un et l'autre cas, il faut en passer par un jugement moral qui détermine l'objet. Mais alors, tout le dispositif théorique qui voulait fonder, comme une donnée scientifique, l'existence de la sexualité infantile vacille sur ses bases. Car tout ce que la psychiatrie légale dit des perversions sur un mode purement objectif (ou prétendu tel) devient inutile au psychanalyste. De même, si c'est pour aboutir à l'idée qu'il existe un véritable rapport sexuel, qui serait le coït génital adulte, et qui vaudrait comme norme idéale à cause de sa finalité reproductrice, on se demande bien pourquoi supposer à la sexualité humaine une puissance d'interrogation subjective et une qualité privée irréductible à tout jugement externe. N'importe quelle orthopédie normative autoritairement imposée aboutit plus vite que le bavardage sophistiqué de Freud!

Nous retrouvons donc en ce point toujours la même insistante difficulté. Freud tente de faire rentrer dans le moule de la psychologie scientifique une expérience qui la déborde de toutes parts. D'où deux types de conséquences dommageables. La première, c'est le voilement de la dimension éthique, purement subjective, voire intersubjective, de la situation analytique. Des faits constitués par l'interprétation morale jouent trop souvent le rôle de données empiriques. La seconde, c'est l'incapacité dans laquelle on se trouve, pour finir, de cerner le minimum de données objectives dont ladite expérience subjective à besoin, pour être étayée par les faits. Du coup, la sexualité infantile n'est plus exactement la sexualité des enfants, et les contours extraordinaires de la perversion s'estompent dans le brouillard des situations troubles que secrète la sexualité commune.

II. SEXUALITÉ ET INCONSCIENT

A/ L'extension du sens ordinaire de la sexualité et la logique du refoulement

Mais Freud ne répondrait-il pas que la valeur analytique de ses hypothèses dépend de l'usage synthétique qu'il en fait, et qu'on ne saurait démembrer pièce par pièce un argument, sans reconnaître que le sens de ses parties vient de l'usage qui en est fait dans le tout. Or, ici, le tout n'est rien de moins qu'une reconstruction grandiose de la genèse de la sexualité adulte, en tant qu'elle est constitutivement exposée à la possibilité de la névrose. Ne pourrait-on pas la prendre en compte, au lieu d'ergoter sur les prémisses?

On ne peut pas manquer d'admirer, en effet, combien le déchiffrement clinique de la névrose a dû être poussé loin, quand Freud la fait résulter de l'intersection de deux mouvements de fond (97, 53): l'un, qui place les pulsions partielles sous l'empire de la pulsion génitale, l'autre, qui substitue à l'auto-érotisme le choix d'un objet extérieur au corps du sujet. Il suit de là que la partialité des pulsions, avec ce qu'elle implique (l'hétérogénéité et l'indifférence mutuelle des plaisirs propres aux divers organes de l'individu), se voit sommée de se satisfaire "au contact de la personne aimée". Il est clair, dans ces circonstances, que le ratage est inévitable, qu'il est assuré d'avance, et qu'on a là la véritable source du refoulement (comme refoulement raté), autrement dit la vérité de l'inconscient, tel que Freud seul en a pensé le concept. Car on serait bien en peine de voir dans cette définition intrinsèquement sexuelle de l'inconscient le moindre reste de théorie hypnotique à la Janet.

Mais peut-être est-il ici nécessaire de développer davantage, pour montrer à quel point la sexualité adulte était, pour Freud, le résultat d'un processus de formation lent et périlleux. De stade en stade, en effet s'opèrent déjà des refoulements intermédiaires, qui placent à chaque fois les pulsions d'un certain niveau sous l'empire de celles du niveau supérieur. Freud donne l'exemple des pulsions coprophiles, qui, dès l'enfance, sont canalisées par l'éducation, et dont le refoulement rigoureux s'appuie sur l'apprentissage culturel du dégoût (98, 53). Le résultat est une description très fouillée de la sexualité infantile, de son intégration, et donc des suites à craindre en chaque "point faible de la structure de la fonction sexuelle" (100, 54). Jamais Freud lui-même n'en a entrepris d'exposition complète; mais il va de soi que la certitude pratique qu'il avait touchant la validité de sa théorie sexuelle dépendait des vérifications cliniques qu'une telle systématicité permet. En effet, elle permet de hiérarchiser, tant dans les névroses des adultes que dans celle des enfants, les facteurs apportés par la remémoration, et pour ainsi dire, de pondérer les causes morbides des symptômes. Comme on voit sur le tableau suivant, si la théorie sexuelle est vraie, alors il ne doit pas être possible qu'un symptôme oral procède d'une période phallique de la formation de la personnalité; et si les apparences le font penser, il faudra chercher encore en arrière une détermination étiologique, qui devra être nécessairement plus forte. L'effet thérapeutique de la remémoration est donc la pierre de touche d'une doctrine qui se valide épistémologiquement non pas en dérivant causalement les stades les uns des autres, mais en vérifiant cliniquement la correspondance terme à terme de deux descriptions parallèles (genèse infantile des pulsions / symptômes actuels de l'adulte) .

Stade oral. Zones érogènes: bouche (tractus oesophagien, appareil respiratoire, phonatoire, olfactif) et peau.

- phase orale initiale, succion.

- phase tardive, morsure, et de là, virage vers une position sadique de la pulsion.

0 - 6 mois, puis 6 mois - 1 an.Relation d'objet au sein de la mère, mais aussi aux caresses enveloppantes.

Effet d'incorporation primaire, où la distinction entre moi et non-moi n'est pas encore établie.

Pathologies de la frustration et de l'impuissance à décharger l'agressivité, articulées aux souvenirs d'un sevrage traumatique.

Certaines pathologies gravissimes de type psychotique).

 

Stade anal . Zones érogènes: muqueuse rectale et système digestif bas (intestins).

-Phase initiale expulsive, plaisir à nuance sadique.

- Phase tardive rétentive, plaisir à nuance masochiste.

2 ans - 3 ans.

Relation d'objet aux excréments.

Effet de contrôle sur soi et de don de l'excrément, avec sentiments de toute-puissance, mais aussi d'ambivalence (alternance amour / haine).

Pathologies perverses de l'agression ou du châtiment voluptueux (fessée).

Pathologies névrotiques de l'activité sexuelle réduite à l'opposition passif / actif (la dualité homosexuelle).

Stade phallique. Zones érogènes: pénis, appareil urinaire externe.

- Phase intiale du déni de la différence sexuelle.

- Phase tardive de l'angoisse de castration.

3 ans - 5 ans.

Relation d'objet au pénis.

Masturbation infantile, élaboration d'un fantasme sur l'origine des enfants et les rapports sexuels des parents, idée de complétude du moi par le moyen d'un objet partiel, le phallus.

Pathologies de la culpabilité oedipienne, et des conflits de rivalité imaginaire avec le sexe opposé.

Angoisse narcissique (i.e. de l'image du moi pour autrui), notamment dans l'hystérie.

Ces trois stades sont qualifiés, traditionnellement, de prégénitaux. Tels qu'ils sont ici présentés, ils indiquent des points de résistance fondamentaux lors du traitement psychanalytique; autrement dit, les raisons pour lesquelles nous ne nous remémorons pas ou très difficilement les événements de notre petite enfance, où les refoulements ont été, par hypothèse, les plus intenses. Freud qualifie d'amnésie infantile le fait étrange que nos souvenirs ne s'enchaînent continûment qu'à partir d'un certain âge, qui correspond en général à la fin du stade phallique. Comme on voit donc, c'est dans le cours de la cure que sont fixées les étapes de la constitution sexuelle, selon ce qui y apparaît comme matériel symbolique (en relation à un symptôme actuel, et aux souvenirs auxquels son élaboration renvoie). Mais cela n'empêche pas Freud, comme à son habitude, de généraliser des résultats tirés de l'interprétation en données factuelles du développement psychosexuel des enfants. Par exemple, il pense pouvoir déterminer l'âge des stades. Il reste que les événements traumatiques décisifs gravitent tous, chez le névrosé, autour du sevrage, de l'apprentissage de la propreté (source de gratification et de punition pour désobéissance), et de la répression de la masturbation infantile. Une psychanalyse radicale devrait, si on suit Freud, arriver à déplier complètement les refoulements qui sous-tendent la construction de la personnalité du patient, et dont les ratages (le retour du refoulé dans les symptômes) spécifient l'histoire, autrement dit, la trajectoire pulsionnelle singulière.

Mais une fois développé en détail le contenu de la sexualité infantile, et même si l'on concède à la clinique un pouvoir de validation que n'a pas l'étiologie officiellement revendiquée par Freud, il reste une objection considérable à sa théorie. Pourquoi appeler sexualité l'ensemble des manifestations prégénitales? N'est-il pas plutôt évident que la différence sexuelle est directement corrélée à l'opposition entre les sexes, en tant qu'ils occupent chacun un rôle reproducteur? Si l'on veut étendre l'extension du concept "être sexuel" au-delà du génital, d'accord. Mais il faut conserver au concept nouvellement construit une extension commune avec la sexualité au sens courant, où les zones érogènes autres que génitales sont assurément stimulées, en guise d'apéritif avant le coït, mais sans figurer à titre d'ingrédients nécessaires à la reproduction sexuée en tant que telle. Même les adultes pervers n'y ont recours qu'à titre de préliminaire d'une excitation qui reste, au bout du compte, génitale (masturbatoire). Pire, non seulement les pulsions infantiles ne jouent qu'un rôle facultatif dans le coït, mais pour ce qui est des zones érogènes, on voit mal le critère objectif qu'on pourrait donner pour les identifier. Selon le mot fameux, mes bras sont une zone érogène quand j'embrasse une personne du sexe opposé, mais si j'étreins une botte de foin? C'est donc bien la nature sexuelle au sens des rôles assumés dans la reproduction, qui permet de définir après-coup quelque chose de sexuel, mais par accident. Et sucer le sein n'est "sexuel" que parce que, par ailleurs et avant tout, il nous arrive d'embrasser nos partenaires sur la bouche avant ou dans le coït, etc.

Cette objection a l'avantage de souligner les équivoques de l'argument freudien. D'un côté en effet, il faut bien que les activités pulsionnelles infantiles aient un minimum de rapport objectif avec la sexualité adulte génitale. Mais ce minimum n'est jamais que le fond indéterminé en tant que tel du plaisir, qui n'est déterminé comme sexuel que dans le processus de la remémoration lors de la cure, quand tel patient, sautant d'une idée incidente à l'autre, se heurte à un souvenir d'enfance qui lui paraît, après élaboration, une raison indirecte du problème érotique actuel qui le préoccupe. S'il n'y avait pas de rapport entre ce que Freud nomme sexualité infantile et la sexualité adulte, si c'étaient deux ordres de phénomènes distincts comme la physique des gaz et celle des corps liquides (au sens où il existe des phénomènes de condensation), alors jamais un épisode traumatique de la sexualité infantile ne pourrait figurer comme une raison valable du symptôme névrotique. Mais la difficulté, bien mise en évidence par l'objection, porte sur la stratégie de reconstruction déployée par Freud, en se "fondant sur des analogies et des connexions" (95, 51). Une analogie est en effet lisible dans les deux sens: et, c'est tout à fait admissible, les baisers des adultes et la succion du sein ne sont pas sans rapport. Mais c'est tout autre chose, une fois cette analogie établie et justifiée en clinique par la remémoration et de l'interprétation des idées incidentes, que de la durcir, au point qu'on ne puisse plus la lire que dans le sens d'un déterminisme à sens unique, s'exerçant causalement de l'enfance vers l'âge adulte: si j'embrasse sur la bouche, ce serait parce que j'ai sucé le sein.

On en déduit que Freud ne répond pas à la question-clé, qui ne porte pas vraiment sur l'objectivité des phénomènes psychiques qui sous-tendent l'interprétation sexuelle des idées incidentes dans le traitement, mais sur l'efficacité causale propre des représentations interprétées (s'il y en a une!). Autrement dit, que se passe-t-il quand un patient, s'apercevant du sens infantile, jusque-là inconscient, de sa sexualité, et par la simple découverte de son extension inouïe, devient capable, sur cette seule base, de modifier réellement sa conduite, et de guérir? De ce point de vue, toute tentative de fournir une dérivation psychogénétique de la sexualité adulte à partir de l'enfance, sur des bases scientifiquement objectives, non seulement pose des problèmes de validation empirique évidents, mais est sans vrai lien avec le projet psychanalytique lui-même, dont il masque l'enjeu. Et cet enjeu est simple: il existe un inconscient sexuel, et l'interprétation de ses contenus de sens débouche directement sur une modification réelle de conduites ou des états somatiques qu'ils représentent symboliquement.

B/ Le complexe d'Oedipe et sa liquidation

Tous les stades de la sexualité prégénitale ne donnent pas également l'impression d'être tirés par les cheveux. Le dernier, dit phallique, a au contraire une épaisseur psychologique étroitement liée au fait que certains de ses contenus sont plus accessibles à la mémoire. Et c'est en outre à ce dernier stade que se décide la névrose qui a servi tout au long de Sur la Psychanalyse, d'index à l'enquête, autrement dit l'hystérie. Il faut en conséquence l'examiner en détail, et voir comment l'effet thérapeutique allégué par Freud s'enracine dans une juste décomposition des facteurs en jeu à ce moment de la vie. Car cet effet (certainement complexe et irréductible à une simple guérison), donne à Freud des raisons de penser que la sexualité infantile est la cause de la névrose, et donc que sa théorie de l'inconscient sexuel, en tant qu'elle articule par le moyen du concept de refoulement cette cause-là à cet effet-ci, est la bonne.

Conformément à sa mise en place "selon deux directions principales" (97, 53), le stade phallique, qui se définit comme le lieu de construction puis de liquidation du célèbre complexe d'Oedipe, comporte un aspect de relation à des objets libidinaux particuliers (les parents), et un aspect d'activité pulsionnelle infantile, qui se divise lui-même en deux: d'une part, des excitations corporelles en relation avec la présence ou l'absence du pénis chez le garçon et la fille, et d'autre part, exprimant psychiquement l'aspect somatique de cette vie pulsionnelle, la production de représentations chargées d'affect, formant "le complexe nucléaire de toute névrose" (102, 56). Comment tout ceci s'organise-t-il, en sorte que la névrose y trouve la dynamique de sa guérison?

Freud commence par attirer l'attention sur les modalités du choix d'objet, chez un enfant au stade phallique. Il élit ses parents, on le comprend facilement, puisqu'ils prennent soin de lui. Mais à 3-5 ans, son rapport aux parents est déjà très différencié. Il s'y rapporte comme à des êtres complets, et non plus comme à des objets partiels, comme c'était le cas lors du stade oral, où le nourrisson ne connaît la mère que comme sein qu'il incorpore. L'ambivalence face aux exigences parentales de propreté, caractéristique du stade anal, est également désormais dépassée. Ainsi, l'enfant est déjà riche d'un inconscient structuré, dont les stades précédents, une fois surmontés, constituent le contenu refoulé; on peut même dire un refoulé "en chaîne", puisque le stade oral est refoulé par le stade anal, lui-même refoulé par le stade phallique. L'investissement objectal nouveau qui se présente porte alors sur les parents en tant que porteurs de la différence sexuelle; autrement dit, sur la mère en tant que femme, et sur le père en tant qu'homme.

Or, l'enfant pris dans la polarité sexuelle qui façonne le monde, ne peut conquérir sa propre identité sexuelle qu'en s'identifiant à l'objet privilégié du parent du sexe opposé. Il ne dispose d'aucun autre moyen que de vouloir supplanter, si c'est un garçon, le père auprès de la mère, et si c'est une fille, la mère auprès du père. On reconnaît alors la logique libidinale avec deux pôles qui s'intervertissent, mise en place plus haut pour rendre compte du sadisme et du masochisme, mais cette fois a un degré de sophistication supérieur. Le point décisif est ici, on l'a dit, que la nature ne nous aide nullement à nous retrouver homme ou femme, et que notre identité est assurée de ce côté là bien avant la puberté physiologique, par le moyen d'une opération symbolique d'identification à un des parents. La puberté et l'émergence de la pulsion génitale ne se produira ultérieurement que chez un individu déjà prêt symboliquement à l'assumer. L'ambivalence du stade anal se répète alors, mais d'une autre façon. Car il est assez compréhensible que dans ce jeu, le parent de sexe opposé soit à la fois le modèle à imiter, et l'obstacle insurmontable à son propre remplacement. Il en va de même avec les frères et les soeurs, engagés dans la même stratégie pour se faire reconnaître: "Les sentiments qui sont éveillés dans ces relations entre parent et enfants, et les sentiments entre frères et soeurs qui s'étayent là-dessus, ne sont pas seulement de type positif, tendres, mais aussi négatifs et hostiles" (101-102, 55-56). Il suit de là qu'une certaine méchanceté que la morale commune condamne, la psychanalyse l'approuve, dans la mesure où elle y décèle un aspect nécessaire de l'assomption initialement symbolique d'une identification sexuelle.

Mais justement, cette symbolisation implique, chez l'enfant, la représentation tout à fait explicite du remplacement d'un parent auprès de l'autre, autrement dit, et en toute innocence, un souhait de meurtre pour l'un et d'inceste pour l'autre. Le complexe dominant, Freud l'affirme nettement, est à ce moment "encore non refoulé" (102, 56). Seule l'opposition des parents à ce désir nullement inconscient peut le faire basculer dans l'inconscient, autrement dit, aboutir à son refoulement. La chose est délicate à concevoir, parce que s'il était possible de supprimer radicalement ce double désir d'inceste et de meurtre, alors l'assomption symbolique du rôle sexuel deviendrait impossible. Le sujet ne pourrait devenir un homme comme son père, ou une femme comme sa mère. En revanche, si le refoulement n'est pas suffisamment profond, alors tous les choix d'objet sexuels ultérieurs, à suivre la logique du refoulement, seront indirectement contaminés par une représentation incestueuse intolérable, et de même, les situations de rivalité amoureuse hantées par l'ombre du meurtre. Culpabilité et angoisse seraient alors le prix névrotique à payer pour ce ratage raté (si l'on peut dire). Le double interdit de l'inceste et du meurtre est donc capital pour la formation de la sexualité psychique, et cela, répétons-le, tout à fait indépendamment du degré de maturation génitale de l'enfant, qui attendra la puberté pour devenir physiquement homme ou femme.

La contre-épreuve clinique qu'on peut en déduire, pour tester l'hypothèse de Freud, c'est qu'à chaque occasion où ce double interdit est violé dans l'enfance, les conséquences doivent en être extraordinairement déstructurantes pour l'adulte. Et l'on peut produire à l'appui les cas de folie chez les enfants réellement séduits par leurs propres parents. Mais ces cas extrêmes ne doivent pas dissimuler la logique universelle à l'oeuvre ici. Tout enfant , selon Freud, rêve (c'est-à-dire en a la fantaisie, ou le fantasme) de scènes sexuelles l'impliquant avec ses parents, parce que ces productions imaginaires inconscientes sont le fruit du refoulement d'un désir, nécessaire à la sexuation psychique des êtres humains. La névrose ne se produit alors qu'à la marge, dans la complaisance morbide à ce souhait inconscient, qui infantilise l'affectivité de l'adulte qui y succombe. Ainsi, lorsque Freud aborde à la fin de la conférence le thème éducatif du "détachement de l'enfant par rapport à ses parents" (103, 57), il faut bien saisir le contexte théorique de cette exigence: la difficulté de l'indépendance subjective, c'est qu'elle repose sur le deuil à faire d'un rapport privilégié (d'amour incestueux) avec le parent de sexe opposé, et ce deuil implique la symbolisation d'une perte irrémédiable, ou la capacité douloureuse à se représenter un bonheur comme n'étant plus là. Il reste alors à voir ce qu'on peut tirer de ce qui vient à la place, et qui ne sera jamais qu'un pis-aller. Chacun comprend du coup que guérir de la névrose est alors si pénible, qu'il est parfaitement cohérent de vouloir se contenter des satisfactions substitutives qu'elle permet malgré tout de préserver, seraient-elles symptomatiques.

Tout repose en somme sur des équilibres subtils, et même si subtils, notons-le, que la question à la fois épistémologique et médicale bien légitime de savoir si la psychanalyse guérit ou non la maladie qu'elle prétend soigner, devient hautement problématique: peut-on guérir d'une névrose ainsi définie? Rappelons d'abord que l'efficacité thérapeutique est pourtant investie par Freud d'une haute valeur démonstrative; c'est l'effet fondamental, à l'aune duquel il nous demande d'apprécier la pertinence de la construction étiologique qu'il suppose. Que cet effet devienne au bout du compte impalpable, c'est troublant. Mais tout se passe à nouveau comme dans un cercle, et c'est également un point crucial. En effet, ladite efficacité ne peut s'apprécier que de l'intérieur de la psychanalyse, où ont été pesés, dans un traitement à chaque fois singulier, les facteurs en cause. On ne peut se prononcer sur cette efficacité du dehors. Mais dira-t-on, on peut au moins comparer la psychanalyse avec d'autres méthodes de suppression des symptômes, peut-être plus efficaces! La réponse est aisée. Il n'y a ici aucune statistique à faire valoir, mais seulement les conséquences d'une analyse conceptuelle. Le symptôme n'est pas forcément quelque chose à supprimer, s'il fait partie de la réalité psychique vitale du névrosé. Le psychanalyste aura donc beau jeu de protester contre ces comparaisons statistiques, et affirmera que supprimer le symptôme, et croire à ce titre avoir guéri le malade, c'est comme se flatter d'avoir amputé une main à cause d'une petite plaie qui menaçait de la gangrener. On n'a pas déterminé, en posant l'acte médical en question, la part de la guérison, et la part du renoncement salutaire à vouloir guérir. Et l'analogie avec la chirurgie se poursuit; car le patient une fois amputé ne se plaint plus, c'est sûr, mais parce qu'il a perdu précisément la possibilité de tout usage, même diminué, de ce qu'on lui a réellement ôté... Cette réponse n'est pas contradictoire, et oppose à l'objection ci-dessus (très courante) une contre-objection féconde. Le problème de l'efficacité thérapeutique générale de la psychanalyse (et des traitements concurrents) deviendrait-il alors empiriquement indécidable? Et si c'était d'ailleurs le cas, cela parlerait-il tellement en faveur de la psychanalyse?

Supposons (le texte n'en dit rien) que Freud ait perçu ces difficultés. Supposons qu'il ait entrevu que la circularité de la démonstration des effets du refoulement pose le problème d'une validation externe, et exige quelque chose de non-psychanalytique qui donne à croire que la théorie qui tourne en rond devant nous avec tant de puissance, mérite qu'on y entre. Alors nous pourrions donner aux deux exemples invoqués (Shakespeare et Sophocle) une autre valeur que décorative. Car la force de l'argument de Freud est justement de s'appuyer sur un fond universel de représentations, qui n'ont pas attendu la psychanalyse pour émouvoir l'esprit des hommes. L'histoire d'Oedipe, ainsi, a traversé les siècles en conservant le pouvoir extraordinaire de susciter une sorte d'horreur sacrée. Elle restitue dans un registre tragique pleinement explicite et verbalisé, ce qui devrait, sous l'effet du refoulement, donner lieu à une appréhension indirecte. En ce sens, c'est un cas exemplaire de sublimation, puisque le complexe fondamental de toute névrose, et plus encore, le complexe qui conditionne chez chacun l'accès à une position sexuelle déterminée, y est rendu conscient, et esthétiquement dominé. Ainsi, il ne vient plus servir en sous-main aux fins symptomatiques d'un individu particulier. Car la pulsion sexuelle s'y réoriente vers un autre but, désexualisé, celui de la révélation poétique de la vérité sur l'homme. Il en va de même avec Hamlet. Freud, en effet, en comprend le développement comme l'expression symbolique de l'impuissance de l'homme à se détacher de la mère, sous l'injonction paternelle qui prohibe l'inceste. Hamlet, trouvant toujours d'excellents prétextes pour éviter d'accomplir la vengeance que réclame le spectre, veut conserver avec elle les relations infantiles qui le satisfont. Ainsi, il fuit son destin viril, qui n'est absolument rien d'autre que de chercher une femme qui soit un substitut affectif à cette mère dont il ne fait pas le deuil, et il rend folle la malheureuse Ophélie, qui l'aimait. Dans la mesure où elles sont convaincantes, les analyses de ce type jettent assurément un jour nouveau sur les grandes productions de l'art. On peut ainsi utiliser la psychanalyse pour développer et enrichir la signification implicite de certains romans ou de certaines pièces de théâtre; et la vogue culturelle de la psychanalyse doit énormément à la généralisation de lectures de ce type.

Mais il ne faudrait pas inférer, de la popularité de quelques procédés parfois faciles, une vérité plus grande de la méthode dont ils se réclament. Le point problématique, quand on constate l'extension prodigieuse du freudisme, c'est davantage de voir combien les contemporains de Freud n'ont pas résisté à la révélation prétendûment douloureuse de l'origine sexuelle de tant de leurs comportements. Ils l'ont au contraire adopté avec enthousiasme. Et cela n'est pas loin de mettre en danger l'ensemble de la construction freudienne, aussi paradoxal qu'il paraisse. En effet, bien loin de nous prendre à rebrousse-poil, la psychanalyse nous exalte sans doute encore davantage, parce qu'elle promet de dévoiler des mystères, et d'enrichir l'existence de significations nouvelles. Aussi faut-il se demander ce qu'est au juste la "résistance" à la psychanalyse, ou à son maître-concept d'inconscient sexuel, et si celle-ci n'est pas forgée de toute pièce pour légitimer son explication par le refoulement. On peut pourtant imaginer une parade freudienne, en soulignant encore une fois à quel point elle sera peut-être vraie, mais sans qu'on puisse le garantir. Elle consiste à dire que la popularité de la psychanalyse n'est rien qu'une autre forme, détournée, de résistance à la psychanalyse. Ce qu'on ne peut admettre, on le banalise pour émousser son tranchant. Une psychanalyse passe-partout est l'inverse de la véritable psychanalyse, qui pose des questions singulières à des individus singuliers. On en arriverait ainsi à la situation suivante, qui ne manque pas de piquant: l'autosuggestion de contenus psychanalytiques, véhiculés par la culture ou la sous-culture ambiante, devient l'obstacle essentiel à la psychanalyse! Je souligne ceci parce que ce jeu d'objection et de contre-objection fournit une réponse commode à la question de savoir si les psychanalystes n'utiliseraient pas la propension (culturellement déterminée) de leurs patients à accepter les interprétations sexuelles, pour vérifier à bon compte leur théorie. En d'autres termes, s'ils ne suggèrent pas, sans s'en apercevoir, à leurs patients, des réponses conformes à la psychanalyse. On dira, je pense, à celui qui tiendrait de tels propos, que le patient lui-même doit fournir l'effort d'analyser ce qu'il s'autosuggère si aisément; et qu'il n'ira mieux qu'à ce prix. Si pourtant la différence entre guérison et maladie est objectivement mince, et de plus, subjectivement raffinée, on risque de voir s'évanouir tout critère fiable. Combien de psychanalystes, ainsi, trouvant si juste la doctrine de Freud, s'autosuggèrent qu'ils sont psychanalystes, alors qu'ils n'ont pas la moindre idée de ce que serait la levée de leurs refoulements, ni même si une telle chose existe? L'argument de la suggestion, en ce sens, peut, (et doit sans doute, si l'on choisit d'entrer dans le cercle de la psychanalyse), se retourner en outil de critique interne de la démarche freudienne et de son authenticité. Il ne doit jamais, en conséquence, être considéré comme définitivement ou principiellement écarté.

Mais la référence à la tragédie, quel qu'ait pu être son destin et les récupérations de tous ordres qu'elle a subies, dit aussi autre chose, étroitement connecté au thème aristotélicien de la catharsis, tel qu'il est mis en place dès les premières conférences. Elle permet d'abord de situer les diverses scènes significatives de l'existence de l'individu dans l'unité d'un drame, dont le tout donne sens aux parties qui le composent. Dans la mesure où le conflit tragique est un conflit irréductible, la référence à Sophocle ou à Shakespeare enrichit ce qui se présentait d'abord, dans la théorie de l'inconscient, comme une contradiction logique, ou du moins, une économie paradoxale du psychisme donnant une raison à certaines conduites irrationnelles. Désormais, la contradiction se déploie en sorte que les impossibilités manifestes des désirs deviennent en tant que telles sources de sens. En insinuant cette possibilité (qui gagnerait à être confrontée à certaines analyses de Hegel), Freud déplace d'ailleurs radicalement la question du sens: la psychanalyse n'est plus un moyen technique d'en révéler un aspect inaperçu, quoique réel; mais elle espère se valider en faisant valoir sur un plan pratique les significations qu'elle découvre. Ce qui compte alors n'est pas la vérité objective de l'interprétation, mais la fécondité du projet d'existence qu'elle ouvre à celui qui l'accepte. L'identification (formellement susceptible d'être vraie ou fausse) des désirs dépend d'abord de leur mise en acte, autrement dit de la possibilité pour un désir de ne plus s'enliser dans le symptôme, mais de causer un autre désir, puis encore un autre, etc. Que tel désir ait eu ou non tel sens, dépend alors du sens qu'il peut donner aux désirs à venir du sujet qui guérit. Moins qu'une illustration, la référence littéraire est donc ici une indication sur le ressort, ainsi que sur l'effet à escompter de l'interprétation.

Or, ce virage dans la mise en évidence du sens s'accompagne d'une modification décisive de l'attitude propre au psychanalyste. Ce n'est plus un observateur mais un éducateur. Il introduit le patient à une vie qui ne serait plus marquée par l'infantilisme, autrement dit, par la dérobade devant le tragique de l'existence. "Vous pouvez, si vous voulez, décrire le traitement psychanalytique comme n'étant rien d'autre que la poursuite de l'éducation avec le but de surmonter des restes d'enfance" (104, 57). Ceci suppose, à l'évidence, une autre sorte d'extériorité face aux symptômes des patients, que celle du savant objectivant leur contenu. Comme il est douteux qu'aucun homme puisse, vu ce qu'est le refoulement, surmonter totalement ses effets (la guérison est surtout leur réaménagement), on ne pourra donc demander au psychanalyste une normalité dépourvue de sens. En revanche, si la voie de la cure est la catharsis, c'est-à-dire, selon Aristote, la purgation des passions par la crainte et la pitié, alors l'agent de la dramatisation décisive de l'existence du patient répond à une définition nette. Dirigeant le traitement d'une main ferme d'éducateur, le psychanalyste doit être, lui-même, sans crainte et sans pitié.

On pourrait objecter que cet usage opératoire du mythe (ou de la construction imaginaire) excède beaucoup ce que Sur la Psychanalyse avance textuellement. Mais il n'en est rien. Il y va au contraire de la cohérence conceptuelle de l'idée de sexualité infantile, à cette charnière qu'est le stade phallique. Car celui-ci se caractérise par une production imaginative extraordinairement riche, et qui sera par la suite massivement refoulée, touchant la manière dont les enfants viennent au monde. Ce sont les "théories sexuelles infantiles" (103, 56). Elles sont justement à penser comme autant de mythes privés, nés au confluent, d'une part, de l'ignorance des mécanismes réels de la reproduction (compréhensibles peut-être aux enfants, mais pas assimilables avec leurs enjeux avant la puberté), et d'autre part, "des pulsions partielles qui sont à l'oeuvre" (102, 56), et qui sont le moteur d'une activité de représentation portant sur les plaisirs génitaux. En clair, on ne peut dissocier les théories sexuelles infantiles de la masturbation qui les sous-tend.

Au passage, nous apprenons que l'essentiel des fantaisies infantiles sur la reproduction empruntent leur matériel symbolique au stade précédent, puisque l'anus est l'orifice fécondant, et le rapport sexuel fantasmé au stade phallique, une scène sadomasochiste. On voit ainsi comment, aux yeux de Freud, la pulsion sexuelle s'oriente peu à peu vers la génitalité, en passant par des stades imparfaits, abandonnés en cours de route, mais qui demeureront autant de points de faiblesse de la structure globale de la sexualité adulte. Plus trompeuse est la conclusion de Freud, qui signale juste l'abandon de théories sexuelles nécessairement vouées à l'échec. Comprenons: l'abandon, dans le meilleur des cas! On ne voit pas pourquoi, en effet, une activité de symbolisation mythique devrait s'arrêter d'elle-même, ni sur quoi. C'est donc qu'on a là, en fait, de quoi déchiffrer les associations ultérieures des névrosés adultes. Les impasses de leur vie érotique auront trait, à suivre Freud, à la poursuite d'une activité représentative proliférante, mais vaine, puisque fixée aux mythes privés du stade phallique et à leurs stimulations érogènes.

Seule la symbolisation consentie de la position sexuelle (l'identification au parent de même sexe) peut alors soustraire l'enfant à une angoisse que les psychanalystes ont appelé angoisse de castration. En effet, l'ignorance de la nature et du fonctionnement des organes génitaux féminins, associée à la masturbation du clitoris chez la fille, et surtout du pénis chez le garçon, donnent un privilège imaginaire immense à ce dernier organe, symbole de complétude et de supériorité. Les enfants découvrant la différence anatomique des sexes, explique souvent Freud (mais pas ici), se représentent les filles comme mutilées (castrées), et s'angoissent de la possibilité d'une rétorsion aussi affreuse punissant leurs activités auto-érotiques. Etre castré se décline donc d'abord, dans l'inconscient, au féminin. S'y enracine d'ailleurs un symptôme hystérique remarquable, le sentiment récurrent d'insatisfaction, dont le repérage clinique n'a plus aucun rapport avec les tableaux traditionnels liant l'hystérie à la suggestion hypnotique. Le point-clé est le suivant: tant que l'enfant ne peut faire le deuil de cet organe (fantasmé), qu'un sexe (le sexe masculin) n'a que dans la mesure où l'autre (le sexe féminin) en est cruellement privé, toute symbolisation pacifiante de la différence sexuelle est interdite.

Pour faire voir comment Freud noue enfin ensemble pulsion partielle, relation libidinale aux parents, jalousie fraternelle et différence sexuelle, schématisons ainsi une situation-type (en exercice, on pourra chercher sa contrepartie masculine). La fille fantasme que son père lui doit ce que son frère seul (qu'elle jalousera donc), peut donner (croit-elle), à sa mère. Quel est l'objet mystérieux de cette insatisfaction? Le phallus, qui donne son titre au stade initiateur de l'Oedipe. L'interdit radical de l'inceste est donc, dans ce chiasme originaire, l'instance qui départage chacun (et il prime, semble-t-il, dans l'inconscient, sur l'interdit du meurtre). Fermement posé, il interdit au désir tout débouché réel. Seuls se résigner à cet interdit, et le refoulement subséquent du complexe d'Oedipe (c'est-à-dire le ratage consenti du fantasme), peuvent donc, chez la fille, aboutir au "détachement" des parents, et à la possibilité de désirs indépendants de leurs images primitives. Alors seulement, elle peut entreprendre de chercher un mari hors de sa famille. Et ce n'est pas là une pitoyable et bourgeoise issue domestique, car en éloignant aussi absolument l'individu de ses géniteurs, Freud fait clairement dépendre l'origine même de la société (ce que les anthropologues nomment "exogamie") de mécanismes inconscients. Au contraire, le névrosé (en quoi il a quelque chose d'asocial) demeurera hanté par ces images incestueuses, angoissantes et fausses, jusqu'à l'âge adulte, en payant le prix dans sa vie érotique.

Mais ce n'est pas tout. En effet, à partir des efforts du "chercheur infantile" (103,56), la curiosité tout court se met alors en place chez l'individu. On peut même dire, sans forcer du tout le sens du texte, que l'angoisse qui anime alors l'enfant devant les énigmes du sexe est la plus stimulante intellectuellement qu'il connaîtra jamais. C'est même le prototype de la stimulation intellectuelle, et une façon intuitive élégante de nous représenter ce que Freud peut bien vouloir dire, quand il prête à la pulsion le pouvoir d'exprimer psychiquement une excitation d'origine somatique. Plus jamais, en effet, sinon par écho à la puberté, l'individu n'aura l'occasion d'élaborer psychiquement autant de jeux de représentations de tous ordres, jeux vains, jeux purs. L'enfant devient, à ce moment précis, intelligent. Et ce n'est pas une mince surprise que Freud réserve ici, nous faisant découvrir les prémices de la plus haute culture et de la libre fantaisie, au lieu même où se tissent les premiers linéaments de la douleur névrotique.

Freud renvoie à l'étude des associations des malades la validation empirique du scénario fantasmatique originaire dont il fait ici l'hypothèse. Il faut avouer que les conséquences de cette hypothèse sont si nombreuses, elle définit si loin le type de matériel qui doit surgir au moins indirectement lors du traitement, ainsi que les modalités inaperçues du tableau clinique de la névrose, qu'élaborer une hypothèse concurrente serait une tâche écrasante. Mais son exposé si riche et si dense doit au moins susciter une remarque de méthode.

Dans les sciences, la façon ordinaire de procéder consiste à baliser au préalable le domaine des phénomènes dont on veut rendre compte, à en indiquer au moins les limites provisoires, comme simple champ de pertinence des hypothèses explicatives qu'on déploiera ensuite. Ces hypothèses, dans un second temps, si nombreuses et fouillées soient-elles, doivent restituer d'abord l'essentiel du champ phénoménal dont on partait. Elles peuvent en déplacer les bornes ou l'architecture interne, mais en conservant toutefois un certain rapport avec son état initial. La psychanalyse a bien l'air de se conformer à ce modèle hypothético-déductif. Mais sa richesse déductive est aussi sa faiblesse. On est arrivé à l'inconscient à partir d'une hystérie connectée à l'hypnose, dont on ne retrouve pas trace une fois tirées les conséquences cliniques inférées d'un inconscient sexuel. La sexualité infantile s'est en effet ajoutée au dispositif en cours de route, et en a modifié les enjeux. Or le concept d'une hypothèse additionnelle ne suffit pas. Car il n'est pas sûr qu'elle ne fasse pas voler en éclat la clôture de la nosologie traditionnelle des névroses, dont il était parti. À la fin de la conférence, la batterie de concepts proposés par Freud pour articuler inconscient et hystérie (stade phalliques et complexe d'Oedipe), fonctionne davantage comme un outil à faire proliférer les significations sexuelles de nos conduites, quelles qu'elles soient, et moins comme un outil d'identification des causes des conduites pathologiques. La pathologie n'est plus, du coup, un ancrage ferme. On n'y revient pas, on la déduit. Freud, en somme, subordonne son contenu à la puissance de son hypothèse. Et en réalité, il en fait une variation-limite de la condition humaine en général. La médecine mentale, en d'autres termes, ne se trouve pas enrichie, mais plutôt dissoute en une philosophie morale.

Il faut donc désormais argumenter l'idée que la névrose serait moins un fait qu'un choix, parce que c'est la seule issue permettant de conserver à titre de raisons valides de la névrose, des processus d'abord identifiés comme les causes d'un fait empirique (une pathologie névrotique médicalement circonscrite), fait dont la teneur objective s'est peu à peu évaporée, à mesure que Freud en déployait les facettes insoupçonnées.

CINQUIEME CONFERENCE

Plus brève, la dernière conférence n'est pas pour autant récapitulative. Freud y jette en quelque sorte ses dernières cartes. Les perspectives éthiques de la psychanalyse sont en effet devenues si importantes, qu'elles menacent de modifier radicalement le sens d'une construction qui s'appuyait jusqu'à présent sur une argumentation scientifique. L'articulation complète des points de vue symbolique et réel sur la sexualité infantile est l'occasion de cette décisive mise en tension (I.). Que le concept de transfert soit alors seulement déployé en détail (alors que le mot a été introduit dans la troisième conférence) est d'ailleurs un signe des équivoques dans lesquelles Freud se déplace (II.). Mais conformément aux attentes pratiques de son auditoire, Freud conclut sur les perspectives thérapeutiques de la psychanalyse (III.), dont il reprend la description, déjà esquissée lors de la deuxième conférence, mais sans qu'on disposât alors de la théorie de l'inconscient comme inconscient sexuel. Névrose reconnue en son fond infantile, transfert, puis guérison, la levée du refoulement impliquant la réappropriation éthique du sens de l'existence, tel est donc le schéma de la cure.

L'exposé, radicalisant une tendance sensible depuis le départ, se meut donc dans une constante ambiguïté, qui fait sa richesse: on ne sait plus si le point de vue psychanalytique sur la névrose est une description objective de mécanismes psychiques jusque-là ignorés, ou si c'est une philosophie morale d'un genre nouveau. Rétrospectivement, la manière dont Freud articule ici ces deux points de vue comme si c'en était un seul, éclaire beaucoup le sens de sa démarche. En effet, comme on va le voir, on n'a plus l'impression que la possibilité de reproblématiser en morale plusieurs points cruciaux des arguments, excuse d'aucune manière les déficiences de l'approche psychologique et objectiviste des phénomènes. Au contraire, ici, les implications éthiques de la psychanalyse prolongent assez naturellement l'analyse des faits psychologiques.

I. LA NÉVROSE, FAIT MORAL OU PHÉNOMÈNE PSYCHOPATHOLOGIQUE?

A/ Fuite dans la maladie et régression

La tonalité de départ de cette conférence est en effet résolument morale, voire moralisatrice; elle décrit l'essence de la névrose comme une lâcheté, une "fuite dans la maladie" (105-106, 59-60). Nous mesurons mal, aujourd'hui, le risque épistémologique que prenait Freud en formulant ainsi les choses. Il faut savoir, en effet, qu'user du vocabulaire moral pour juger les névroses, donnait lieu à l'époque à des polémiques féroces. En France, en particulier, Déjerine, dont on a parlé plus haut, avait remis à la mode le "traitement moral" au sens strict, c'est-à-dire des entretiens avec le patient se réduisant à une plate admonestation, ou à un effort pour rationaliser les comportements du névrosé, et le ramener aux devoirs de son état (mère, épouse, père de famille, membre de la société, etc.). On parlait alors d'"éducation rationnelle de la volonté". Or, la vogue du traitement moral avait pour conséquence de liquider toute référence à la psychopathologie en matière de névrose, et à s'en remettre, plus ou moins directement, au pouvoir naturellement suggestif du bon sens, face à des difficultés intimes dont on déniait la réalité. Le patient avait-il la mauvaise idée de résister au bon sens? C'est donc qu'il n'était pas névrosé, mais fou, c'est-à-dire incurable. Janet, ainsi, dans un ouvrage publié justement en 1909 (Les Névroses), avait dû rétracter nombre de thèses décisives sur l'hypnose et l'hystérie, fruits de ses premiers travaux. La psychologie des névroses virait en effet à ce point au moralisme, qu'il avait préféré retourner à une explication neurophysiologique de l'hystérie, afin de ne pas compromettre le statut authentiquement médical de sa doctrine. Mais avec cette palinodie, tout l'acquis de Janet s'évanouissait. Il devenait impossible, sur la base de la psychopathologie de l'hystérie, d'imaginer les lois purement psychologiques de mécanismes soustraits à la conscience. Freud ne se risque donc sur ce terrain qu'assuré (c'est la fonction de la théorie du refoulement) de pouvoir porter des jugements éthiques sans ruiner la possibilité théorique d'une psychopathologie des névroses, et donc, par ricochet, de sa propre doctrine. Il voulait rendre clair à son auditoire que la psychanalyse avait réussi, là où Janet avait échoué.

Le sens véritable des deux "régressions", chronologique et formelle, dépend entièrement de ce dispositif argumentatif. La régression, en effet, est un terme moralement connoté, et sous son aspect formel, elle correspond à l'expression actuelle d'une motion de désir inadéquatement refoulée, sous la forme de rejetons symptomatiques qui font symboliquement résonner l'infantilisme des conduites sexuelles. Ainsi l'hystérie se caractériserait-elle par la valorisation des rapports de force entre hommes et femmes, par des tentatives de séduction permanente sur l'entourage, par une sexualité contaminée par la masturbation, et d'autres phénomènes liés au stade phallique. Mais elle puise le pouvoir qui est le sien de représenter symboliquement l'enfance dans l'âge adulte, dans la réalité de la régression chronologique: quelle que soit la réélaboration symbolique du matériel infantile, il faut bien qu'il y ait eu quelque chose de réel dans l'enfance du futur hystérique, un traumatisme donc, auquel on puisse remonter comme à une cause, dont les effets se sont ensuite propagés jusqu'au symptôme actuel. En somme, tout repose sur la réalité datable d'un traumatisme oedipien s'irradiant ensuite en un complexe refoulé d'affects et de représentations.

On imagine aisément sa teneur: ce sera aussi bien un interdit trop brutal sur la masturbation infantile, la perception d'une désunion entre les parents, ou un accident de la vie portant symboliquement atteinte à l'idéal parental, qu'au contraire, une insuffisante répression de la masturbation, exposant l'enfant à trop d'affects incestueux, un sentiment douloureux d'être inutile à l'amour des parents, ou l'impuissance à s'identifier à eux.

Or, quelle que soit l'ambiguïté radicale du traumatisme oedipien, de quelle réalité s'agit-il avec lui? On ne sait pas bien si l'événement déclenchant a été réellement interprété dans l'enfance comme traumatique, ou s'il a réellement eu lieu. La chronologie remonte à un point d'origine qui est indistinctement, dans l'exposé de Freud, un fait matériel, et l'interprétation primitive d'un fait qui n'avait peut-être pas la valeur objective d'un traumatisme.

Ce n'est pas une imprécision de Freud. C'est au contraire l'explication indirecte du statut de la réalité causale à laquelle la régression, formelle ou chronologique, fait accéder. On peut ainsi lire de manière intrinsèquement ambiguë le mot d'ordre du retour à l'enfance. L'idée de Freud est qu'on n'a jamais à se prononcer cliniquement sur ce qu'a été le traumatisme infantile, puisqu'on n'y a accès uniquement à travers ce que le patient en a fait. Toute formation, en effet, implique la déformation de ce qui lui sert de support, en sorte qu'en fournissant les conditions d'une connaissance à un niveau supérieur, elle ruine la lisibilité des niveaux inférieurs. De stade en stade, c'est un palimpseste, couche psychique sur couche psychique, qui semble s'offrir au psychanalyste: le sens du traumatisme en tant qu'événement réel est donné toujours après-coup, par une réécriture qui se surimpose à lui, et qui, tout en étant conditionné par lui, le déforme.

Si l'on n'est pas freudien, on peut dire que ce type d'argument rend indécidable l'étiologie traumatique psychanalytique. Car la clinique fonctionne à l'identique, qu'on arrive à un événement attesté objectivement, ou pas; elle travaille uniquement avec ce que le patient fantasme autour, et avec ce qu'il en dit. Mais si l'on est favorable à la psychanalyse, il semble qu'il n'y ait pas d'autre échappatoire que d'accomplir le mouvement d'exclusion de tout tiers qui déciderait objectivement de la nature des processus, causaux ou symboliques, en jeu. Le critère de réalité de l'expérience psychanalytique devient purement intérieur au sujet qui l'expérimente, comme celui de savoir si j'agis ou non librement. Mais en pareil cas, un patient qui guérit ne saura jamais (au sens ou il pourrait se le démontrer, ou encore le démontrer à autrui) s'il s'est trouvé des raisons qui lui plaisent (peut-être arbitraires) d'être ce qu'il est et de devenir ce qu'il désire, ou s'il a mis le doigt sur la cause psychique primitive de son destin. Il se dira que c'est ainsi, faute de pouvoir en dire plus.

L'évolution de l'argument est donc assez fine. Désormais, au nom d'une théorie morale qui n'apparaît qu'en filigrane dans le texte, et qu'il faut restituer dans les "blancs" de l'exposé, Freud reconfigure a posteriori le sens des concepts psychologiques quasi objectifs dont il était parti. Et voilà que Freud cesse de faire simplement reposer la névrose sur la "nocivité biologique", pour souligner qu'au fond, la régression est un moyen d'obtenir des plaisirs normalement interdits (106, 60). Il ne s'agit donc plus de pathologie à proprement parler (on peut être névrotiquement malheureux et physiologiquement indemne), mais bien d'une balance à peser les plaisirs et les devoirs, que Freud remet entre les mains de l'individu, pour qu'il en invente le mode d'emploi. Le vocabulaire change d'ailleurs quand Freud tire des conclusions, non pas de la psychologie pathologique à la psychologie normale, mais de la psychopathologie à la morale universelle: il ne parle plus de névrosés, mais de "nerveux": "Permettez-moi à cet endroit de vous faire part du principal résultat auquel nous sommes parvenus par l'examen psychanalytique des nerveux: à savoir que les névroses n'ont pas de contenu psychique propre qu'on ne puisse aussi trouver chez l'individu sain, ou, pour reprendre la formule de C.G. Jung, qu'ils tombent malades des mêmes complexes que ceux avec lesquels nous autres bien-portants luttons aussi. Il dépend de rapports quantitatifs, des relations des forces en lutte les unes contre les autres, que le combat conduise à la santé, à la névrose ou à la réalisation supérieure surcompensatoire" (108, 61). Si l'on se rappelle la teneur de la première conférence, qui disait très exactement l'inverse, on peut se demander si le public n'a pas eu le sentiment de s'être fait duper, ou peut-être, heureusement duper. En effet, forces et quantités ne sont plus ici que des auxiliaires de l'imagination du moraliste; et donc, conceptuellement, facultatives.

Reste un point à clarifier, touchant la relation entre pulsion et régression. Pourquoi la fuite hors de la réalité est-elle une solution si douce, et donc un noeud de résistance si fort? Parce que les refoulements infantiles ne sont justement jamais assez refoulés par ceux de la puberté (ou du stade génital). Les substituts qu'ils avaient produits continuent à satisfaire indirectement les motions de désirs de ce temps lointain. Par exemple, l'hystérique trouve un moyen de s'identifier indirectement à telle personne que son père, croit-elle, aurait pu aimer, etc. Ainsi, la digue de l'interdit de l'inceste, crevée en un endroit précis, laisse s'écouler un plaisir morbide, lequel cristallise en symptôme.

Il y a donc deux sortes de résistances:

¨ La résistance du moi à l'inconscient, cliniquement dérivable des lacunes des associations, et qui ressemble à une réticence involontaire. Celle-ci, le patient peut en avoir une idée, savoir qu'il résiste, ou que le "blanc" est à remplir. Son concept a été fixé dans la deuxième conférence.

¨ La résistance de l'inconscient lui-même au devenir-conscient, résistance au second degré, et par principe inaccessible. Ce n'est pas alors le moi qui empêche la réalisation indirecte des désirs, mais les pulsions elles-mêmes qui ne veulent pas s'arracher à l'objet voluptueux auquel elles sont fixées. Autrement dit, il ne suffit jamais de savoir ce qu'on a perdu, ce qui est déjà difficile, il faut encore, dans l'inconscient, laisser le deuil se faire. Et peut-être le deuil n'ira-t-il jamais que jusqu'à un certain point, rendant le symptôme consubstantiel à l'existence de l'individu.

Là encore, on peut inférer de l'existence d'un second type de résistance, deux idées diamétralement opposées, selon qu'on entre ou non dans la justification circulaire de la psychanalyse par elle-même.

En la rejetant, on observera que Freud ne cesse d'accumuler les obstacles sur le chemin de la reconnaissance de l'effet thérapeutique de son traitement; tout le dispositif causal qu'il propose est fragilisé d'autant. En outre, il mine l'évidence du contenu phénoménal de cela seul qui parlait empiriquement en sa faveur: la résistance dans la communication des idées incidentes. Le refoulement en est atteint par ricochet, et donc non seulement la valeur étiologique globale de la psychanalyse, mais même les processus précis qu'elle voulait mettre au jour. À l'inverse, en accentuant la dimension morale de l'exposé, on notera que l'introduction de ce nouveau type de résistance radicalise la fonction de l'ordre dans lequel le patient doit se souvenir pour guérir. Car cet ordre nécessaire est (s'il existe) l'argument-clé contre l'objection de la suggestion (première conférence): si celle-ci agit, avions nous vu alors, c'est en bloc, et nullement selon une succession intrinsèquement déterminée d'étapes dans la remémoration. Mais on voit mieux, désormais, en quoi consiste cette résistance: elle n'est rien d'autre que la consistance même du moi, lequel n'est justement ni ce qu'on voudrait qu'il soit, ni non plus ce qu'il voudrait bien être. Disons ainsi que la suggestion, si elle était le terme auquel se réduit la psychanalyse, abolirait, en niant le travail que le sujet produit sur ce qu'il accepte de reconnaître comme ses résistances (mais dont il n'est jamais bien sûr qu'elles existent) la possibilité de la résolution courageuse de guérir, résolution au moyen de laquelle nous apercevons que nous agissons causalement sur nous-mêmes, et que du point de vue moral, nous sommes bien un objet pour notre propre action, cet objet et comme cette action étant éventuellement soumis à des lois particulières (psychanalytiques).

B/ La guérison comme reconquête d'une énergie morale, et la solution des conflits par la sublimation

"L'homme énergique, qui a du succès, est celui qui réussit par son travail à transformer en réalité ses fantaisies de désir" (107, 60). Cette proposition à la Hegel paraît confirmer le bien-fondé de notre lecture. Mais de ce fait justement, elle ne doit pas prêter à contresens. Le sujet hégélien ne réalise son désir qu'en abdiquant ses illusions, dans un travail qui le force à se produire lui-même objectivement dans la réalité. Il s'éduque donc à la dureté du monde. Mais Freud investit la sublimation d'un sens irréductible à ce schéma. Et il l'aborde deux fois dans ces pages (107-108, 60-61 et 114, 65), en vue d'étayer une morale tout autre.

On a vu en effet l'inconvénient du traitement moral (philosophique et rationaliste) des contemporains de Freud: il impose ses valeurs du dehors, et procède qu'il le veuille ou non par suggestion. Or, comment concevoir une morale à la fois concrète, et qui ne fasse pas subjectivement violence dans l'imposition de ses valeurs (et sous ce rapport, le rationalisme est une valeur, tout comme l'hédonisme ou n'importe quelle façon d'accommoder les difficultés de l'existence au discours cultivé)? L'issue consiste ici à l'enraciner dans le psychisme de chaque individu, en tant qu'il est autonome, et secrète valeurs et idéaux chaque fois en relation avec des nécessités vitales précises. Car ces idéaux ne sont que des symboles. Ils ont la même texture que les formations substitutives qui résultent de l'évolution de la pulsion, et de la constitution du monde d'affects et de représentations prévalantes chez un sujet. Seulement, ce ne sont pas (ou pas seulement) des symptômes, mais des productions sublimées. L'écart tient à ce que la pulsion y a échangé un but sexuel contre un autre, désexualisé.

En quoi, dès lors, ces symboles produits par la sublimation contribuent-ils à résoudre la difficulté? Parce qu'ils doivent exprimer la constance pulsionnelle de l'individu, et participent alors à la stabilisation de ses investissements affectifs. Nous retrouvons une logique ailleurs mise en oeuvre pour rendre compte de la continuité de l'affect derrière la variété des représentations substitutives, continuité qui est le principe réel de leur analogie formelle (deuxième conférence). Nous ne puisons donc, en réalité, nos règles de conduite, que dans les représentations récurrentes et les affects associés qui nous font depuis toujours ce que nous sommes. Mais modifier le but de la pulsion (de sexuel en désexualisé) n'entrave en rien son jeu. Davantage, il le facilite. En effet, l'énergie exposée à succomber dans la lutte contre la réalité pour y imposer un désir, se transfère sur des objets, qu'elle modèle à l'image de l'objet inaccessible, en fabriquant un substitut. Mais cela, dit Freud, on ne peut pas l'expliquer. C'est une "énigme" pour la psychologie (107, 60). En d'autres termes, si cette énigme est de principe, la sublimation ne tombe pas sous le coup du déterminisme psychique, le don artistique est le lieu exact où ce dernier devient compatible avec la liberté morale. L'étrange est que cette liberté est définie dans les bornes (singulières en chacun) de la mobilité des buts pulsionnels. Ce n'est pas un pouvoir moral désincarné, une simple aspiration à des valeurs supérieures, et contraires à l'égoïsme qui teinte toujours nos soucis directement ou indirectement sexuels. Aboutissant à l'objectivation d'un désir sans passer par l'égoïsme sexuel, le dépassant plutôt d'un seul coup, la sublimation freudienne évoque ainsi le terme chimique, qui désigne le passage de l'état solide à l'état gazeux sans transition par la phase liquide. Mais le désir y a bien la même texture pulsionnelle de base, et de n'être pas sexuel, il retire cet avantage, qu'il trouve plus facilement à s'effectuer et à se révéler comme désir, et non comme simple souhait (ce qui est l'état refoulé du désir).

Si donc on ne peut rien sur la poussée ni sur la zone érogène pulsionnelle, on peut beaucoup sur son objet et son but. Là est l'apport de la psychanalyse à la question du traitement moral et de la liberté dans la maladie. Ainsi, la constance de la poussée vitale arrive parfois à s'exprimer psychiquement dans des formations sublimées constamment liées (i.e. liées symboliquement). Mais le détachement de l'objet comme du but sexuel (et donc le travail du deuil), n'implique pas l'annulation du désir. Celle-ci serait d'ailleurs impossible. Il se travestirait symptomatiquement ailleurs, ni la poussée ni la zone stimulée ne changeant. Désirer énergiquement s'articule ainsi, dans ce curieux hybride de liberté morale et de déterminisme psychique, à la renonciation à l'objet morbide: celui à cause duquel le désir s'enlise dans une jouissance privée.

On tire facilement de là l'idée que le vrai fondement de la morale se trouve dans la dynamique des symboles, et en particulier des symboles du mal, dont l'universalité n'est pas seulement un fait anthropologique, mais un indice sur l'essence de l'éthique. Par exemple, dans la tragédie de Sophocle, la puissance du discours fondant l'ordre social ou le sentiment du destin, est bien supérieure, toute poétique et symbolique qu'elle soit, à une reconstruction rationalisante et déductive. Du moins quand une telle reconstruction nie la nature des aspirations profondes dont elle doit procéder pour s'imposer universellement, au motif qu'elles ne sont pas assez claires. Il est frappant, d'autre part, que nous soyons mieux persuadés par les descriptions symboliques du malheur de la condition humaine (les religions les multiplient) que par les solutions positives qui tentent de fédérer les imaginaires des hommes. Ceci permet de préciser un thème de Freud un peu laissé de côté en commentant la troisième conférence, celui de la "symbolique" inconsciente et de l'écho qu'elle trouve dans les mythes (79, 42). Car la psychanalyse aussi admet une sorte de symbolique universelle, dans les rêves par exemple (comme conséquence économique de la régulation pulsionnelle sous-jacente aux transitions, mêmes abruptes, entre formations substitutives). Disons maintenant que les symboles du mal sont universels parce que les affects douloureux sont les plus communs. La névrose, en ce sens, est une voie d'accès pertinente vers le lieu intime d'où procède notre conscience intellectuelle (mais pas seulement, charnelle aussi) de la faute, du péché, etc. Les principes qui s'élaborent sur ces bases symboliques peuvent ensuite donner lieu à des justifications rationnelles, dont l'aspect décisif est la construction de morales dont le contenu pratique est homogène à celui des religions, mais qui sont vidées de tout imaginaire. Mais ces principes imprégnés de symbolisme n'y épuiseront jamais leur vérité subjective, plus ou moins opaque, mais néanmoins primitive.

Certes, cet aspect de la sublimation ouvre d'abondantes perspectives philosophiques; il crée aussi beaucoup de difficultés. On voit bien, en effet, sur cette base, comment le refoulement peut être remplacé par un jugement de condamnation, lors du processus de guérison (113, 64). Ce jugement ne tombe pas du ciel des idéaux sur une chair tiraillée par des désirs équivoques. Il procède d'une morale dont la vérité chez chacun est enracinée dans la symbolisation, plus intellectuelle ou plus générale, de modalités constitutives de son propre désir, mais désexualisé ou débarrassé de l'objet qui le particularisait égoïstement. En revanche, on se représente mal comment la vie pulsionnelle d'un individu (laquelle ne définit entre représentations substitutives que la constance d'un rapport, ou la règle d'une analogie), peut déboucher sur une symbolique dont les termes-clés seraient valables pour tout le monde. La dite symbolique "pour une part varie selon les individus, mais de l'autre, est fixée dans des formes typiques, et semble recouvrir la symbolique dont nous supposons l'existence à l'arrière-plan de nos mythes et de nos contes" (79, 42). Mais Freud ne dit pas comment discriminer ici l'individuel du collectif. Si la part de l'individuel prévaut, la sublimation n'arrivera pas à s'universaliser, et l'issue morale du traitement sera vaine. Si la part du collectif domine, on risque de revenir, par exemple dans la théorie du rêve, à une naïve clé des songes, où tel motif a telle signification, selon l'usage mythique, voire banalement métaphorique de l'objet rêvé (exemple rabâché d'équation douteuse, citons chapeau pointu = phallus). Dans l'appréciation, tout semble encore une question de doigté clinique (si le mot n'est pas bien pompeux!). Mais on aurait aimé une délimitation exacte de l'universalité que doit prouver toute théorie, quand elle veut faire place à la singularité (ici, à l'idiosyncrasie d'un sujet concret).

II. LE TRANSFERT

A/ L'universalité du mécanisme du transfert, et son économie particulière dans le traitement psychanalytique

Le transfert, dit alors Freud, est "l'expérience la plus importante, celle qui confirme notre hypothèse des forces de pulsions sexuelles de la névrose" (108-109, 61). Il ne semble pas y avoir, à première vue, de transition entre cette affirmation et ce qui précède. Mais si le but de Freud était (juste avant) d'établir que le "principal résultat" de la psychanalyse est la découverte de mécanismes universels, qui donnent à l'occasion lieu à la névrose, la théorie du transfert doit se situer vraisemblablement dans le prolongement de cette thèse 3/4 ce doit être l'argument décisif en faveur de la réalité de ces mécanismes. C'est donc la clé de voûte de la conception freudienne.

L'amour étrange et teinté d'agressivité que manifestent les patients à l'égard de leur thérapeute est un fait que Freud a toujours souligné. Il n'est pas en soi une nouveauté: n'importe quel médecin sait bien que les patients ne sont pas sans ressentir des affects à leur égard, et ils savent aussi (quoique d'un savoir vague) que l'efficacité d'un traitement dépend marginalement de ces affects. Mais le psychanalyste découvre l'efficacité centrale de cet aspect de l'acte médical, dans la mesure où, justement, il n'administre aucun traitement physique. Il faut souligner alors l'angle sous lequel Freud fait surgir le phénomène du transfert: c'est celui qu'on élimine plutôt facilement en l'attribuant à une sorte d'effet placebo propre à tout traitement, où un facteur considéré comme latéral (non-caractéristique du traitement), agit pourtant sur la pathologie. Toute thérapie comporte la possibilité d'un effet placebo, parce qu'il est impossible de faire abstraction de tous les facteurs non-caractéristiques (i.e. causalement actifs sur la maladie en tant que telle, comme l'antibiotique sur le microbe). Mais en général, on réduit le placebo à un effet de suggestion; ainsi, quand on administre à un asthmatique des pilules de mie de pain, et qu'il cesse de tousser. L'idée de Freud est que le transfert est la mise en évidence d'un de ces facteurs latéraux partout agissant en médecine, "l'influence thérapeutique" (110, 62): les conduites chargées d'affect que le malade manifeste à l'égard de celui qui le soigne.

Ces conduites sont d'une intensité toute particulière, et plus ou moins bizarres. Freud explique qu'elles ne peuvent être que des manifestations du désir inconscient, lesquelles sont déplacées (comme en rêve) d'une certaine personne dont le patient ne parvient pas à se souvenir, et qui a eu un rôle étiologique décisif dans la formation de sa personnalité (et donc de ses symptômes), sur la personne du psychanalyste. L'image de ce dernier (par exemple quand il aparaît dans un rêve de son patient), qu'il le veuille ou non, fonctionne dès lors comme une formation substitutive d'un type inouï. Le transfert est plus encore qu'une remémoration; c'est la reviviscence d'états affectifs enfouis. Le caractère théâtral et dramatique des représentations en jeu dans l'inconscient est si vif, qu'il se matérialise dans la relation au médecin, et incorpore ce dernier à l'imaginaire de la névrose. On comprend ainsi comment le thérapeute, confronté à l'étrangeté de ce pour quoi on le prend, peut, plus que devant toute autre formation psychique, isoler le refoulé en cause. Dans la mesure où il sait plutôt bien ce qu'il n'a jamais été, ce qu'il n'a jamais fait, et ce qu'il n'a jamais dit, ce que le patient lui attribue quand même (ou le rôle qu'il lui fait jouer), dévoile admirablement ce que le patient souhaite qu'il soit. Ce tissu des fantaisies ou des fantasmes trahit l'activité inconsciente du névrosé. Ce ne sont pas exactement des produits de l'"imagination" (109) ni du "désir" (61); mais de la puissance propre au souhait de passer en images: le mot allemand est Phantasiewünsche ("souhaits de fantaisie", 51). En d'autres termes, ce processus se produit pour l'essentiel à l'insu du sujet qui s'adresse au psychanalyste.

Le transfert enrichit donc l'association libre d'une dimension capitale. Elle apparaît désormais comme une suite de propos adressés à quelqu'un = x, dont le malade façonne l'identité au gré de sa névrose. La résistance, du coup, n'est plus seulement résistance à une idée incidente pénible, mais résistance à l'idée que quelqu'un pourrait entendre ce qu'il ne faut pas dire, ce qu'il ne faut même pas savoir. L'identité de cet x mystérieux n'est pas moins importante, dans l'estimation du sens du refoulé, que les transformations symboliques des associations du névrosé. Et bien sûr, le psychanalyste identifiera ce tiers aux objets d'amour, de haine et d'angoisse du patient, parents, frères et soeurs, ou acteurs de sa vie érotique adulte, bref, aux agents du complexe d'Oedipe, et de ses avatars analogiques dans la suite de l'existence du malade.

Pour s'expliquer, Freud a recours à une image de Ferenczi qui n'a pas dû manquer d'ébaudir son auditoire, car elle relevait à l'époque de la chimie la plus pointue: il compare le transfert à un "ferment catalytique" (109-110, 62). Ce mot désignait l'élément qui accélère ou ralentit une réaction chimique entre deux corps, mais qui reste lui-même inaltéré, et surtout, qui n'apparaît pas du tout dans le résultat de la transformation, dont il a modifié la vitesse. La catalyse, à l'époque, était une grande énigme physico-chimique, et si l'industrie savait l'exploiter, on commençait à peine à comprendre son mécanisme. Endossant cette métaphore, Freud situait donc bien le rôle du transfert: quelque chose qui opère, et dont on peut se servir, même si sa nature reste obscure. D'autre part, à la différence de la suggestion, le transfert n'interfère pas dans le mécanisme psychique, qu'il porte seulement à incandescence. Il le laisse déployer ses effets propres, et n'en modifie pas l'issue, tout en agissant pourtant sur lui. Les "précipités d'expériences amoureuses antérieures", revécus dans le transfert, sont donc amenés à la conscience, et les refoulements qui portaient sur eux, levés dans le transfert, sans par exemple que la personne du psychanalyste ne détermine (même symboliquement) les futurs choix affectifs du névrosé guéri. Certes, elle a contribué à les rendre possibles, à les arracher aux fixations infantiles; mais le transfert se liquide dans le mouvement même de la levée des refoulements, qu'il favorise de manière décisive. Et s'il est catalytique, il ne laisse pas la moindre trace dans le psychisme qu'il a aidé à se reconfigurer par soi-même.

On est donc à cent lieux de la théorie de la cure hypnotique de l'hystérie, ou des psychothérapies par suggestion des contemporains de Freud. Là, au contraire, le médecin devenait le "directeur de conscience" du névrosé. L'usage répété de l'hypnose pouvait même aggraver les choses au point que Janet décrit une dépendance extrême, qu'il appelle "passion somnambulique", et qui est le désir d'être sans cesse hypnotisé par le médecin. Et il se demande si en pareil cas, le remède n'est pas pire que le mal. D'où l'idée de Freud, que l'hypnose déplace les résistances "au point d'en faire une muraille infranchissable" (110, 62). L'hypnose en effet n'implique pas tant l'impossibilité de se remémorer les représentations traumatiques au-delà d'un certain point (comme si c'était une propriété des représentations elles-mêmes, ou de leur lieu psychique supposé, ainsi que le disaient les deux premières conférences); mais elle agit sur le rapport transférentiel, en sorte qu'il ne peut plus être dissout (et sous ce rapport, le thérapeute auquel on parle déforme par son existence même le sens des souvenirs qui reviennent, les rendant scientifiquement inutilisables). Les conditions actuelles et vécues de la reviviscence, si l'on suit alors Freud, paraissent primer sur les conditions conceptuelles ou théoriques de la remémoration du refoulé.

La force de conviction du transfert dépend donc enfin de l'expérience personnelle qu'on en a. Freud ne dit d'ailleurs pas qu'il faille être psychanalysé pour s'en assurer, puisque sa rédaction, tout à fait ambiguë, laisse la possibilité au médecin, en tant qu'il est juste l'objet du transfert (pas son sujet), de comprendre à ce titre son rôle causal dans la levée des refoulements. Lui-même comprenait ces transferts sur sa personne, sans avoir été le patient de quiconque. Mais l'érudition permet d'ajouter ici un complément. Quelques mois après ces conférences, Ferenczi proposera justement à Freud (sans succès) une psychanalyse mutuelle. On en voit l'intérêt: connaître des deux côtés la situation transférentielle ne peut qu'en améliorer la perception. Freud refusa.

B/ Le transfert est-il le cadre fondamental de l'expérience analytique, ou un ingrédient étiologique supplémentaire?

La statut que Freud donne au transfert pose un délicat problème. En quel sens est-il la clé de voûte de sa théorie? Couronne-t-il une démonstration déjà assez probante (qui vaudrait sans lui) de la réalité de l'inconscient? Ou bien l'ensemble des arguments précédents ne prennent-ils sens que sous la condition de la réalité empirique du transfert, qui seule leur confère leur vérité? Car présenter ce dernier comme le facteur déterminant, met en doute la démonstrativité de ce qui précède! D'autre part, le transfert récapitule toutes les équivoques qui grèvent l'exposé doctrinal de la psychanalyse:

¨ Il faut que ce soit un phénomène objectif et universel, et pourtant son contenu ne se détermine que dans la relation psychanalytique, sur laquelle aucun regard tiers, aucune objectivation n'est possible. Il faut en avoir fait personnellement l'expérience.

¨ Il prétend ne rien avoir de commun avec la suggestion, mais justement, la manière dont il est défini rend impossible de vérifier cette affirmation.

¨ Il aboutit à transformer la névrose jusque-là bien décrite par la médecine mentale en termes objectifs, en une névrose purement intersubjective, une névrose de transfert, dont, encore une fois, aucune propriété clinique n'est testable hors de la cure psychanalytique.

¨ Même ainsi, rien n'assure, sinon sa définition, que le transfert puisse se liquider: pour quelles raisons le patient accepterait-il de renoncer à l'objet d'amour qu'est devenu son psychanalyste, plus qu'il n'a fait le deuil de ses objets d'amour antérieurs, lesquels structuraient ses fantaisies oedipiennes inconscientes, et de là, causaient ses symptômes? Quelle causalité rend ce processus plausible?

¨ Et même s'il existe une telle causalité, n'est-ce pas redoubler la difficulté à guérir? Car non seulement je devrai me détacher de la fixation aux objets d'amour primitifs, mais en outre, de mon amour pour le psychanalyste.

Il est troublant de voir Freud ne pas même discuter ces objections, qui n'ont rien de forcé, et passer aussitôt à une limitation (plutôt grossière) des "deux obstacles à la reconnaissance du mode de pensée psychanalytique": le manque d'"habitude de compter avec un déterminisme rigoureux de la vie psychique", et la crainte de nuire au malade en libérant ses pulsions refoulées (111, 63). Le seul aspect qui pourrait aider ici à répondre à nos doutes, c'est évidemment le rappel de la validité intangible du déterminisme psychique. Mais Freud, qui l'a fondé sur l'élaboration des idées incidentes, ne dit nullement comment il se déploie dans le transfert. Il faut pourtant qu'il s'agisse d'un déterminisme encore plus complexe que celui de la troisième conférence, voire tout à fait distinct, parce qu'il porte sur la façon d'identifier celui à qui on adresse ses idées incidentes, et non plus sur leur contenu propre. L'image de la catalyse fait oublier qu'il s'agit d'un processus causal, et que sa non-interférence directe avec les corps catalysés (le ferment catalytique ne figure pas dans le précipité final) ne veut pas dire qu'il n'a aucune action objective sur eux. Or, faute de savoir quel est le processus causal du transfert-catalyse, on ne peut donner de réponse aux objections ci-dessus. En ce sens, le déterminisme psychique reste chez Freud un préjugé, peut-être fondé, mais en tout cas insuffisamment articulé.

C/ DES PERSPECTIVES ÉTHIQUES AU-DELÀ DE LA GUÉRISON, OU À LA PLACE DE LA GUÉRISON?

Les dernières pages développent, semble-t-il, les divers modes de guérison juste esquissés à la fin de la deuxième conférence. On reconnaît donc l'acceptation totale ou partielle du refoulé, la condamnation morale et la sublimation. Mais le trajet parcouru depuis n'a pas été inutile. Ces modes de guérison apparaissent en effet sous un jour nouveau, parce qu'ils sont explicitement mesurés à l'aune de la sublimation, et ainsi, appréhendés sur un mode plus éthique et moins mécanique. C'est moins la décharge de l'affect réprimé, et davantage la réélaboration des objets et des buts pulsionnels hérités de la sexualité infantile, qui définit les perspectives du traitement. Ce déplacement d'accent permet à Freud de préciser un certain nombre de points, qu'il ne pouvait expliquer auparavant, et pour finir, aboutit à un retournement inattendu, qui replace la sublimation (et son aspect éthico-esthétique) sous la dépendance du point de vue économique et quantitatif (la mécanique pulsionnelle). Il ne saurait être question, en effet, que la psychanalyse ne soit qu'un traitement moral comme un autre, soutenu peut-être par une finesse clinique supérieure aux poncifs de la morale conventionnelle, mais fondée sur des aspirations du même genre. Le danger, en effet, serait de gaspiller l'acquis conceptuel de l'analyse de la pulsion (constance de la poussée, permanence de la zone érogène stimulée, mais mobilité de l'objet et du but), qui a permis d'enraciner ce qui devait être dans ce qui pouvait être, et ce qui pouvait être dans ce qui était effectivement. Sans "l'économique en dernière instance", la psychanalyse ne serait qu'une philosophie morale parmi d'autres, discutable par concepts. Or, elle est assurément plus, d'une part parce qu'elle dit induire réellement un nouveau comportement, et d'autre part, parce qu'elle prétend procéder d'une psychologie empiriquement fondée. Précisons bien en effet le danger qui pointe à l'horizon: il se pourrait que les perspectives morales de Freud soient tout à fait intéressantes, mais pour autant, qu'elles n'aient aucun rapport avec la base causale du traitement, dont les effets (s'ils existent) auraient de tout autres sources! Quels sont donc les nouveaux éléments versés in fine au débat?

En termes politiques, on dira d'abord que Freud prône une morale sexuelle "libérale". Ayant brièvement écarté l'objection selon laquelle délivrer le névrosé le ferait souffrir (et que fait un chirurgien qui opère?), Freud arrive au danger auquel on pense alors irrésistiblement: "la destruction du caractère culturel du malade par les pulsions libérées du refoulement" (112-113, 64). Sa position est qu'il n'y a rien à craindre de ce côté. Au contraire, en refoulant les désirs, on produit les symptômes nuisibles à la santé. On dira pourtant: là n'est pas la question! Le danger est la libération de l'amoralité propre au désir, dont Freud lui-même rapporte l'origine à des menaces de meurtre et d'inceste.

Pour comprendre la tranquillité de Freud, rappelons deux choses. La première est que le refoulement du désir d'inceste a un statut fondateur pour l'humanité. C'est un refoulement primordial. Il déplace le désir pour la mère sur les femmes hors de la famille, ou celui pour le père sur les autres hommes, et donc ouvre la dimension sociale en tant que telle, qui n'est plus l'interfécondation biologique de couples d'animaux, mais l'existence d'abord sociale d'êtres humains fondant leurs relations sur un interdit. Les refoulements pathogènes de la névrose sont des rejetons du fantasme selon lequel l'inceste aurait pu, indirectement, avoir lieu. Guérir, c'est remédier au ratage de ce refoulement, et au plaisir teinté de malaise (car anti-social au dernier degré) dans lequel il fixe le névrosé. Ensuite, il est vain de vouloir maintenir à des fins morales ledit refoulement, parce que le désir, en tant que tel, est toujours agissant. Donc, on ne peut ni ne doit renoncer à ce qui rend assurément possible la névrose, dans certaines situations de déséquilibre, mais qui, selon Freud, est aussi la condition des satisfactions substitutives, donc de l'élection des valeurs symboliques qui font ultimement de notre monde humain un monde de culture, où, en outre, des choix sont possibles, choix non pas abstraitement libres, mais cohérents avec les nécessités pulsionnelles de l'existence. On ne peut donc échapper au désir. En revanche, on peut le réorienter vers d'autres buts ou d'autres objets, et là est l'utilité de la psychanalyse. Mais croire que la psychanalyse déchaîne des désirs qui jusque-là n'existaient pas, est naïf.

Freud ajoute en passant une remarque extrêmement importante. Pourquoi le devenir-conscient serait-il un gain par rapport au maintien du refoulé dans l'inconscient? Parce que "le désir inconscient n'est pas susceptible d'être influencé, est indépendant de toutes les tendances qui s'opposent à lui, alors que le désir conscient est inhibé par tout ce qui est également conscient et s'oppose à lui" (113, 64). Il faut en déduire a contrario, que l'inconscient ne sait pas ce qu'est une contradiction, sur le plan logique, ni sur le plan des forces qui y ont leur lieu, un équilibre dynamique. Certes, cela le rend d'autant plus incompréhensible du point de vue de la conscience, ce qui n'est pas étonnant, mais vient confirmer l'impression que procurait la série de paradoxes exposés par Freud, en particulier celui du "refoulement raté réussi". La possibilité d'opposer efficacement une représentation à une autre devient l'apanage de la conscience dont le rôle nécessaire dans la guérison est ici solidement établi. Mais cela satisfait-il l'esprit? Si le but que poursuit Freud est clair, les moyens argumentatifs mis en oeuvre sont-ils intelligibles? Comment, par exemple, passe-t-on d'un état où rien n'est rien pour rien (puisque rien ne s'oppose à rien dans l'inconscient), à un état où certaines choses s'opposent à d'autres (dans le conflit conscient)? La question n'est pas spécifique à la psychanalyse, ni même à une théorie quelconque des états mentaux. Elle est générale. On pourrait en effet objecter à la dichotomie freudienne qu'on ne voit pas du tout comment un processus causal pourrait lier deux tels états ensemble, ni comment la causalité du second, en particulier, pourrait modifier quoi que ce soit des processus du premier. Agir sur quelque chose qui ignore l'opposition aussi bien logique (entre raisons) que dynamique (entre causes) est absolument énigmatique. Rendre conscient le contenu inconscient pour parvenir à le maîtriser ne serait donc pas un processus causal intrapsychique, liant deux parties d'un appareil aux fonctionnements simplement hétéronomes. D'une manière ou d'une autre, il faudra qu'il y ait un changement de nature de la causalité supposée, quand elle passera d'une partie du psychisme à l'autre...

Il est possible de répondre, en conformité avec l'esprit de Freud. On pourrait imaginer que l'ordre, donc les équilibres stables du psychisme qui forment le système conscient, sont un sous-cas local de la richesse chaotique et ignorante de toute contradiction de nos pulsions. Il ne faut simplement pas confondre ce que nous valorisons comme conscience (la possibilité logique et dynamique d'opposer les représentations les unes aux autres en vue de fins intentionnelles) et ce qui opère effectivement comme processus de stabilisation de la vie psychique (notamment, la régulation des affects par la symbolisation, qui est déterminante dans nos conduites, bien que faiblement rationnelle). Si cette réponse est correcte 3/4 il faut la construire à partir des indices que donne Freud 3/4 , on aurait donc, à la fin de Sur la Psychanalyse, une opposition du conscient et de l'inconscient structurée autour de trois termes: le pulsionnel sauvage, le symbolique selon l'économie de la sublimation (la production d'idéaux), et le conscient comme sphère intellectuelle et éthique. Il faut donc ajouter une dimension à la prise de conscience, qui n'est pas en tant que telle susceptible d'arriver à la maîtrise du refoulé, mais l'est uniquement dans la mesure où elle s'embraye sur les processus profonds de sublimation, qui la préparent, et la font retentir en retour sur la vie pulsionnelle. Les décalages sont donc bien sensibles. Ils conduiront Freud, plus tard, aux concepts de Ça, de Surmoi et de Moi.

Voilà enfin pourquoi Freud ne manque pas de fixer les limites de la sublimation; et ces limites sont d'ordre économique. On ne peut pas tout sublimer. On sait bien d'ailleurs que la sublimation conserve autour de ses produits un halo pulsionnel riche en sous-entendus érotiques ou hostiles. C'est le rapport intuitif qui s'établit entre la sublimation et le sublime en art ou en morale. La très grande beauté, par exemple, est osée, voire violente. Quant aux tragiques grecs, on sait à quel point leurs valeurs éthiques fondamentales étaient sous-tendues par la différence sexuelle (ainsi, dans l'Antigone de Sophocle). Il reste donc une part immaîtrisable de pulsion sexuelle qui déborde toute prise de conscience possible.

Aussi, s'il n'est pas nécessaire de commenter la transparente parabole du cheval de Schilda, attardons-nous en revanche sur l'allusion de Freud au grand théorème de Clausius: "de même qu'avec nos machines, nous n'espérons pas convertir en travail mécanique utile plus qu'une certaine fraction de la chaleur qu'elles consomment, nous ne devrions pas nous efforcer de rendre la pulsion sexuelle étrangère à ses fins propres dans toute l'ampleur de son énergie" (116, 65). Qu'il faille laisser aboutir, pour le meilleur et pour le pire, une certaine dose de sexualité, c'est donc un égard rendu à notre animalité qui, en retour, rend possible notre humanité. Mais Freud ne se contente pas de grandes propositions de ce genre. Il essaie au contraire de renouer, par-delà les perspectives éthiques de la psychanalyse, avec le modèle thermodynamique de la deuxième conférence. La limite de la sublimation, ainsi, n'est pas d'ordre éthique (sur le mode: "ne nous élevons pas au-dessus de notre propre nature"); elle est sous la dépendance fonctionnelle du facteur quantitatif de la vie pulsionnelle. L'énergie, de morale, est redevenue matérielle. Et l'on ne sait pas, pour finir, si l'idée qu'il y a toujours dans un système dynamique de la chaleur dépensée sans retour, qui ne fournit aucun travail utile, est une métaphore (telle l'image de la catalyse), ou si c'est bien, comme il semble, la référence à un modèle objectif du psychisme, en attente d'une confirmation empirique. Ce jeu de références n'est donc pas une coquetterie scientiste de Freud. Car si la morale implicite chez Freud n'a pas son fondement dans la réalité objective de la vie pulsionnelle, alors elle n'est qu'une action imaginaire sur l'imaginaire 3/4 un peu comme l'atomisme des épicuriens au fondement de leur éthique: s'il ne résiste pas aux faits, il rend sûrement illusoire l'applicabilité de leurs maximes morales, du moins, dans le sens exact qu'il leur donnait. Mais ne serait-ce pas là, contre la psychanalyse, un grief pire encore que la réduire à un effet de suggestion?

CONCLUSION

La philosophie de la psychanalyse a la réputation méritée d'être avant tout un exercice de réfutation. Si l'on met de côté ce que Freud avance de manière très massive à ce sujet dans la troisième conférence, il est intéressant de distinguer plusieurs sortes d'objections à sa théorie.

Il y a celles qui reconnaissent sa cohérence rationnelle, mais refusent de la voir pour autant s'ériger en science empirique. Dans ce premier groupe, le motif dominant est la distinction de ce qui relève chez Freud des raisons et des causes (Wittgenstein, in Bouveresse, 1993). Les raisons qu'il allègue en interprétant certains processus inconscients sont admises: il serait vain de nier qu'elles éclairent, et sans se contredire les unes les autres, des situations précises, et de ce fait, elles peuvent convenir subjectivement à celui qui s'efforcerait de déceler des enchaînements de motifs cachés et subtils sous des conduites apparemment simples. En revanche, on refuse à la psychanalyse, dans cette façon de voir, toute scientificité. Que telles raisons inaperçues de telles conduites soient effectivement plausibles, voire acceptées par leurs agents, ne signifie pas qu'elles en expliquent les causes, comme c'est le cas dans les sciences de la nature qui servent à Freud de paradigmes théoriques. On ne peut donc tirer de Freud que d'intéressantes "extensions de concept" dont on croyait à tort avoir fait le tour dans la tradition, comme ceux de conscience ou d'inconscient, d'interprétation ou d'action intentionnelle. Assez liées à ce premier type d'objections, on trouverait ensuite celles qui portent sur la falsifiabilité de la théorie freudienne. En mettant en valeur des dispositifs d'immunisation anticritique que les sciences ne se permettent jamais, on montrerait que Freud est impuissant à construire sa théorie sur la base (réputée normale) de la réfutation des contre-exemples. Aucun des mécanismes empiriques qu'il prétend donc mettre au jour n'est décidable, quel que soit le nombre de cas où ils paraissent avérés. Mais dans cette optique, on respecte encore la psychanalyse, qui conserve le prestige d'une hypothèse brillante (Popper, 1965). Enfin, il y a les objections qui considèrent que l'impossibilité de fournir des preuves empiriques aux affirmations de Freud interdit plutôt de considérer ses hypothèses comme brillantes. Les lacunes, voire les contradictions de la théorie parlent contre elle, dans la mesure où les réponses données à l'objection de la suggestion, ou du rêve d'angoisse, ou encore la théorie du refoulement comme cause des névroses, sont, non pas indécidables, mais mal établies, voire fausses (Grünbaum, 1994). Cette dernière façon de voir a l'intérêt d'être vraiment radicale.

Or, dans ce commentaire, je me suis surtout attaché à montrer entre quels niveaux Freud oscille quand il expose sa doctrine. Cette oscillation a une fonction-clé: elle permet de reproblématiser toujours à un niveau supérieur ce qui, poussé à son terme sur un certain plan, deviendrait intenable. Ainsi, il est évident que pour Freud, la psychanalyse doit s'intégrer à l'édifice général de la psychologie scientifique. Mais si c'était possible, on devrait pouvoir disposer de moyens extra-cliniques (expérimentaux, statistiques) de valider les résultats de la psychanalyse. Or, ceci bute sur le caractère éminemment subjectif (et intersubjectif si l'on tient compte du transfert) des faits allégués. En soi pourtant, la subjectivité n'est pas au-delà des prises de la psychologie. Il existe en effet une méthode clinique en médecine mentale, et Freud en accepte au départ le cadre. Mais à mesure que la théorie se développe, la névrose attestée médicalement se transforme en névrose de transfert, ses symptômes caractéristiques se modifient considérablement, et le clinicien quitte sa place d'observateur pour occuper une place d'agent à l'intérieur même du tableau qu'il dit découvrir. Dès ce moment, la clinique cesse d'être seulement objective. L'issue de secours consiste alors à raffiner encore sur une description respectueuse de ce qu'il y a de plus délicat dans la réalité psychologique. Sans conteste, bien des phénomènes mentaux cités par Freud ont une solide consistance littéraire. Malheureusement, plus le grain du matériau clinique devient fin, moins on est enclin à reconnaître une valeur étiologique forte aux hypothèses freudiennes (refoulement, symbolisme, conversion de l'affect). Le prix à payer pour la crédibilité de la construction, en ce cas, est tout simplement le ravalement de ces hypothèses causales au rang de métaphores ingénieuses, dotées (au mieux) d'un pouvoir heuristique. Pour sauver à la fois la finesse de la description et un minimum d'action causale, on est alors tenté d'appréhender la psychanalyse à travers des concepts éthiques de la détermination de l'action. Mais les affects éthiques (plaisir ou peine), s'ils existent tout à fait, n'ont pas par eux-mêmes le pouvoir étrange de déterminer les symptômes somatiques si précis de l'hystérie, par exemple. Pourtant, c'était là l'ancre de Freud dans les eaux de la médecine mentale, et son principal argument contre les théories hypnotiques.

Ce qui pèche à un niveau est donc, considéré sous un autre angle, une force. Mais il est clair que le résultat global, surtout dans un texte apologétique comme Sur la Psychanalyse, ne satisfait guère l'esprit. Si l'on prend en bonne part ces multiples décalages de problématiques (psychologique et scientifique, esthétique, éthique), on dira que Freud appelle à reconsidérer complètement, à partir des faits cliniques qu'il avance, la disjonction même de ces approches. Mais ce serait pour constater aussitôt qu'il ne donne pas vraiment d'indices sur ce qui assure l'unité profonde d'une démarche endurant de telles tensions. Il est en tout cas frappant que Freud soutienne tant de fois dans ces pages que seul celui qui s'engage dans le cercle de la psychanalyse qui se prouve elle-même (et donc, celui qui fait l'expérience du transfert) peut vraiment répondre aux doutes qu'il éprouve à l'égard de la psychanalyse. D'un côté, cela semble grossièrement insuffisant (si vous me concédez tout, dit Freud, vous verrez à quel point j'ai raison!). Mais justement, peut-être Freud requière-t-il dans l'acceptation de la théorie une certaine sorte de choix, qui ne mobilise pas que des raisons universellement valables pour se justifier, et qui transporte donc à l'intérieur même de la psychanalyse quelque chose de la singularité concrète de ceux qui s'y engagent. Comment savoir si c'est à tort ou à raison? Rapportant tout à ce choix, Freud renonce à fournir aucun critère. Mais il retourne la question à la critique de la psychanalyse en tant qu'activité intellectuelle: il l'oblige à s'interroger sur ses causes, sur ses motifs, sur la capacité quelle montre ou pas à prendre en compte la complexité pathétique de l'existence, sur les évidences de la raison, de la morale commune, et des privilèges culturels de la science. En cela, Freud puise au même fonds que Nietzsche, et n'a pas besoin d'être compris au sens littéral: un lecteur qui veut en faire bon usage saura très bien cerner pour son propre compte où il est attendu, y compris au coeur de ses soucis critiques les plus légitimes. Ainsi, le sens de la théorie de Freud doit tout à l'usage qu'on en fait.

BREVES INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

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(1990) Psychologie pathologique, 4ème édition, Masson, Paris. Index et bibliographie.

Manuel offrant, à l'usage des médecins, une présentation très détaillée de la théorie de Freud (notamment les chapitres 1 et 2), avec toutes ses applications cliniques.

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(1995) Souvenirs d'Anna O. 3/4 Une mystification centenaire, Aubier, Paris.

Une remise en question radicale de la version du cas d'Anna O. fournie par Breuer et Freud, qui atteint par ricochet toute la théorie qui s'en déduisait.

BOUVERESSE (J.)

(1991) Philosophie, mythologie et pseudo-science. Wittgenstein lecteur de Freud, Editions de l'éclat, Combas.

Présentation et discussion des principaux textes et arguments de Wittgenstein sur la psychanalyse.

CHEMAMA (R.)

(1993) La Psychanalyse, Larousse, Paris.

Anthologie des principaux textes de Freud, accompagnés des développements les plus importants de ses disciples, jusqu'à aujourd'hui.

DUGUE (J.)

(1980) Cinq Leçons sur la psychanalyse, Editions Pédagogie Moderne, Paris.

Le premier commentaire exhaustif du texte en français, qui mobilise tout le corpus freudien pour l'analyser, et le rattache aux problèmes philosophiques traditionnels de la conscience, du désir et de l'illusion.

GRÜNBAUM (A.)

(1996) Les Fondements de la psychanalyse, tr. fr. par J.-C. Dumoncel, révisé par E. Pacherie, PUF, Paris.

Une discussion très critique des arguments de Freud, par le grand théoricien actuel de la philosophie de la psychanalyse.

LAPLANCHE (J.) et PONTALIS (J.-B.)

(1990) Vocabulaire de la psychanalyse, 10ème édition, P.U.F., Paris.

L'outil de travail indispensable sur Freud et la psychanalyse: un index raisonné et un commentaire de toutes les grandes notions.

POPPER (K.)

(1990) Le Réalisme et la science, tr. fr. par A. Boyer et D. Andler, Hermann, Paris.

Le chapitre II comprend un exposé célèbre du problème de l'infalsifiabilité de la psychanalyse.

RICOEUR (P.)

(1965) De l'Interprétation. Essai sur Freud. Editions du Seuil, Paris.

Ouvrage classique qui met la psychanalyse en perspective par rapport à l'herméneutique et la théorie phénoménologique de la conscience.

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