La dépression comme artefact épistémologique

- sur Les logiques de la dépression de Daniel Widlöcher -

(Conférence prononcée pour le centenaire de l'hôpital psychiatrique de Belle-Idée à Genève)


Artefact a deux sens. Ce peut être un produit de l'art, ou un artifice (moins au sens de l'illusion que de l'insistance sur le caractère anti-naturel de l'objet); mais aussi un résidu engendré par les procédés plus ou moins invasifs d'une observation, dépourvu en soi de valeur indicative, mais qui n'invalide pas le résultat de l'observation (par exemple, une tâche opaque dans la zone visualisée au microscope).

Selon que vous donnerez au mot artefact l'un ou l'autre sens, vous jugerez du but que je poursuis: dénoncer dans la "maladie dépressive" une construction contingente et illusoire, parce que historiquement déterminée, de la médecine mentale de ces quarante dernières années, en un mot, une pathologie présentée comme un "objet naturel" dans la dénégation des conditions épistémologiques, mais aussi sociologiques de sa naissance et de sa caractérisation (après tout, la psychiatrie s'en est très bien passé pendant un siècle); ou bien, plus finement, la dépression serait le sous-produit, illusoire jusqu'à un certain point, mais en tous cas nécessaire et nullement contingent, des préconceptions au travail en psychiatrie, quand elle se fixe pour tâche d'objectiver le mental, dans le contexte d'ensemble de la médecine scientifique.

Les logiques de la dépression, le fameux livre de Daniel Widlöcher, sera pour moi ce matin l'occasion de jouer tantôt sur un registre de l'artefact, tantôt sur l'autre. En effet, son succès, ses rééditions, l'horizon que la vaste synthèse qu'il nous offre constitue encore pour la recherche sur la dépression, tiennent à deux facteurs. Tout d'abord, c'est une entreprise de légitimation de la démarche naturaliste en médecine mentale, qui relève le défi de sa justification philosophique. Daniel Widlöcher est précisément informé des idées contemporaines en philosophie de l'esprit, et sensible aux enjeux pour la psychiatrie de ce qu'on appelle la naturalisation de l'intentionnalité. En dépliant son argument, je tâcherai de montrer que c'est à la lumière de tels débats (débats extrêmement techniques sur la nature de la causalité des faits mentaux, sur le statut des raisons et des motivations, sur les rapports de l'esprit et du corps) qu'il juge de la valeur de la psychanalyse (je rappelle qu'il est lui-même psychanalyste), comme de l'analyse existentielle des affects dépressifs, dont je n'aurai garde d'oublier qu'elle a pris en Suisse son essor, avec Roland Kuhn (1). Le point d'arrivée du cheminement de Daniel Widlöcher, la "réponse dépressive", n'est donc pas simplement un acquis clinico-empirique: c'est aussi un moyen de dépasser, sinon de réfuter, et pour des raisons conceptuelles, deux doctrines alternatives de la dépression: celle de la dépression trouble de l'humeur (supplémenté d'une rationalisation a posteriori, le dépressif "s'attribuant" la responsabilité morale de son état); et celle de la dépression expression amplifiée de la tristesse, prenant son départ, donc, dans une motivation spirituelle et morale (que les raisons en soient conscientes ou inconscientes).

Mais Les logiques de la dépression est également un document d'histoire de la psychiatrie, le reflet d'un vaste mouvement intellectuel, le naturalisme contemporain, dont l'ambition est d'importer les idéaux de l'explication causale propre aux sciences naturelles, dans des domaines considérés comme ontologiquement rebelles à une telle explication: l'anthropologie culturelle et sociale, la théorie éthique, voire certaines parties de la logique, dans la mesure où ces savoirs font appel à des normes (le socialement correct, le bien, le vrai) qui seraient en essence irréductibles à des mécanismes. Si la norme logique du vrai n'est pas ici en cause, il est évident que la dépression, parce qu'elle implique des affects moraux, et que ses formes et ses descriptions varient de culture en culture, est un point d'application naturel de cette démarche intellectuelle en psychiatrie. Si donc une psychiatrie d'esprit naturaliste, comme la psychiatrie cognitive (avec son pendant obligatoire, la psychiatrie évolutionniste), a un objet privilégié, c'est la dépression.

Ceci exige quelques clarifications préliminaires.

Le grand argument en faveur de la naturalisation de la vie mentale, c'est le statut bifide de l'action: d'un côté, l'action a des buts, et la réalisation ces buts plonge ses racines dans les intentions de l'agent qui les sélectionne (agent dont il faut, autrement dit, reconnaître la participation "intérieure", ou mentale, à l'action); mais de l'autre, l'action produit un effet dans la réalité "extérieure". Elle y cause donc des changements parce qu'elle appartient, ontologiquement parlant, à la nature. Mais la chaîne causale qui aboutit à cet effet a donc toujours déjà commencé en amont: avant que mon doigt ne relâche la détente, des informations nerveuses ont été véhiculées jusqu'à ma main, etc. L'idée cardinale du naturaliste est que l'activité "en amont" du déclenchement effectif du tir (i.e. la circulation d'informations dans le système nerveux, jusqu'au cerveau-source), déclenchement du tir qui est proprement l'action, coïncide en fait avec l'intention mentale du tireur. L'intention, par là, devient une partie réelle de l'action, et tombe sous le coup de la même explication causale qui vaut pour les phénomènes physiques. Daniel Widlöcher connaît parfaitement ce raisonnement. Il aboutit à dissocier les logiques descriptives qu'on allègue pour justifier a posteriori les intentions, pour les intégrer dans des ensembles de raisons et de motifs plus vastes, et ce qui se passe réellement (i.e. ce qui explique causalement l'action).

Les conséquences pour la doctrine de la dépression sont essentielles: la dépression est même un cas de figure exemplaire où mettre en valeur ce point de vue philosophique. Parlant des explications motivationnelles de la dépression, en d'autres termes, des justifications qui la décrivent comme tristesse motivée, honte ou culpabilité vis-à-vis d'un objet moral ou sociale, Daniel Widlöcher écrit:

"[…] aucune explication de la dépression ne saurait suffire. Ce n'est d'ailleurs pas propre à la dépression, mais à la nature même de l'action. La dépression, à cet égard, nous sert d'exemple".

C'est sur cette exemplarité que je conclurais tout à l'heure, parce qu'il me semble que l'exemple est justement trop beau pour ne pas attirer la méfiance sur ce qu'il exemplifie. Mais écoutons pour le moment l'argument:

"Dire d'un patient qu'il est déprimé parce qu'il intériorise l'idéal politique ou l'objet d'amour qu'il a perdu et que cet objet, adoré et rejeté, le persécute, n'explique pas tout. Cela décrit l'état dépressif dans un système d'analyse parmi d'autres" (2).

Comme on voit donc, on peut changer de logique descriptive à volonté (selon ce qui convient à chacun, à la limite: la dépression est une lâcheté morale, une démission sociale, une "position" un moment nécessaire dans le cadre d'une théorie de la maturation psychique, que sais-je encore?). Mais le centre de gravité de toutes ces descriptions, ou ce qui garantit qu'elles se réfèrent toutes au même phénomène, doit exister et valoir indépendamment de ces descriptions: c'est le processus causal dépressif, qui est leur objet supposé. Daniel Widlöcher veut déceler précisément cet objet réel des descriptions de la dépression, pour évaluer ensuite la pertinence des logiques descriptives dans lequel on en parle, notamment en psychothérapie.

Tout cela a l'air extrêmement convaincant, pour ne pas dire imparable. Il en ressort toutefois que toute distance critique qu'on pourrait s'accorder vis-à-vis de la naturalisation de l'action comme doctrine philosophique, en appréhendant la logique de ses procédés, ne sera pas sans effet sur la médicalisation de la dépression: elle pourrait bien jeter le doute sur l'existence de cet objet réel indépendant, présupposé par toute description, que Daniel Widlöcher se promet de mettre au jour. Bien plus, elle inscrit la démarche nouvelle naturaliste en psychiatrie dans la longue histoire de notre regard sur nos souffrances. Je ne suis pourtant pas relativiste, ni sceptique, en invoquant l'histoire: si la dépression est une pathologie dans laquelle nous nous reconnaissons si aisément, et qui configure socialement à un tel degré la "fatigue d'être soi" que dépeint Alain Ehrenberg (3), c'est bien parce que chacun a les meilleures raisons de s'y reconnaître. Une vérité nous contraint bien plus terriblement que n'importe quelle idéologie ou illusion.

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Que disent Les logiques de la dépression, et comment le prouvent-elles?

La thèse de Daniel Widlöcher se reconstruit par fragments, dans la mesure où la formulation de ce qu'il appelle "réponse dépressive" est constamment intriquée à la réfutation d'hypothèses concurrentes, auxquelles elle emprunte pourtant une partie de leur contenu, jugé correct:

"Or, les deux caractéristiques fondamentales de la nouvelle théorie sont que ce type de dérèglement n'est pas une altération d'un état affectif, mais l'amplification d'une réponse comportementale naturelle, et que la tristesse n'est pas le facteur qui explique cette réponse. Les signes de la dépression ne sont pas les expressions de la tristesse. Ils témoignent d'une attitude de figement qui s'accompagne de tristesse" (4).

Il n'y a pas moins, condensées dans ce bref passage, de 6 thèses:

  1. La dépression n'a pas pour cause ultime une altération neurobiologique de l'humeur.

  2. L'ensemble de cette réponse se comprend dans une logique de l'action, et la dépression est à cet égard "une potentialité universelle de l'agir humain" (5), entendu de façon naturaliste.

  3. Il existe alors une dépression normale, qui fait partie du répertoire de nos comportements, sélectionné par l'évolution, ce qui fait de la dépression un comportement naturel, continu avec des réactions connues des éthologues.

  4. On n'a pas besoin de la tristesse pour motiver causalement la dépression: il faut dissocier le processus biologique dont on peut objectiver les "signes", et sa description culturelle ou sociale comme "expression" de la tristesse.

  5. Il faut substituer alors, et ce, contre l'illusion introspective du dépressif, au rapport logique d'expression tristesse-abattement, un rapport causal ralentissement psychomoteur-affects dépressifs.

  6. La réponse dépressive enfin n'est pas "dans un rapport compréhensible avec l'ensemble de l'expérience" (6), que ce rapport fasse appel à des motifs (conscients ou inconscients). Car le "sens" objectif de cette réponse dépressive, qui existe bien, c'est sa fonction adaptative.

La grande puissance de séduction de ces idées s'explique aisément: elle coupe court de façon redoutablement efficace au conflit des explications psychogénétiques ou organiques. Il y a bien un effet mental dans la dépression, et notamment, place est laissée à une logique de la perte et du deuil, mais celle-ci est en même temps remise à sa place d'effet de traîne, si j'ose dire, du figement primitif des actions, et d'une psychobiologie qui suppose, non seulement un cerveau (sur lequel agissent les antidépresseurs), mais une fonctionnalité du cerveau au sens large, qui n'est intelligible qu'à la lumière de la sélection naturelle. L'action intentionnelle met ainsi en continuité l'intérieur (le mental) et l'extérieur (le physique, incluant les corps des semblables de mon espèce, et les choses matérielles). Ce n'est pas leur seul avantage: Daniel Widlöcher le note aussi, on se débarrasse également par leur entremise d'une plaie au flanc de la théorie médicale de la dépression, celle de l'opposition entre le normal et le pathologique. Car il n'y a plus ici de critère interne à la dépression, qui ferait d'elle dans tels cas, une maladie, et dans d'autres, non: s'il s'agit d'adaptation, le critère devient externe; il y a une dépression, si j'ose dire, "à propos" (le deuil normal des êtres proches, qui, paradoxalement, est même un procédé salutaire de détachement, ou un état psychique douloureux dont il serait nocif de priver les gens frappés par une perte); et la dépression "à vide" (7) qu'évoque Daniel Widlöcher, en spécifiant qu'elle ne sert aucune fin de cet ordre. Il est également clair que Les logiques de la dépression aident à surmonter une opposition classique dont le durcissement polémique a de lourdes conséquences sur la thérapie: celle des dépressions "endogènes" et "névrotiques" (ou "réactionnelle"). Qu'il y ait endogénéité (génétique ou liée à la biochimie des monoamines), cela n'est plus qu'un facteur d'appréciation clinique devant les symptômes. Certes, on donne les mêmes antidépresseurs aux deux sortes de déprimés, avec des effets analogues. Cela n'est pourtant plus un motif pour rejeter la psychothérapie comme inutile car non-biologique: au contraire, le cerveau déprimé s'insérant dans un contexte de contraintes adaptatives propre à notre espèce (dont les contraintes sociales), c'est dans leur effet relatif sur cet environnement interpersonnel, là donc où les intentions comptent, que les psychotropes doivent faire la preuve de leur efficacité causale.

Pour ces trois motifs, Daniel Widlöcher n'est pas unilatéralement réductionniste.

On doit même opposer sa démarche à celle, entre autres, d'un éminent théoricien de la dépression comme Sheldon Preskorn, dont j'ai rendu compte ailleurs (8). Car les explications motivationnelles (surtout freudiennes) ne sont pas mises d'emblée hors-circuit par le naturalisme de la démarche. Daniel Widlöcher veille à ne pas dissocier aussi brutalement que Preskorn le vécu subjectif et le mécanisme neurobiologique sous-jacent, en disqualifiant ce vécu comme une simple agglutination de rationalisations autodépréciatives, par lesquelles le malade, dans l'ignorance de dysfonctionnements cérébraux indépendants de lui, finit, faute de causes qu'il comprenne, par s'attribuer à tort la responsabilité de son état. Ainsi, il croit que c'est parce qu'il a échoué qu'il déprime, alors qu'il est plus vraisemblable que c'est parce qu'il était dépressif qu'il a échoué. Non: précisément parce que les dispositions du malade et les actions qui les actualisent sont conçues en continuité, le vécu subjectif et l'ensemble de motifs qui le tissent (y compris inconscients) n'est pas sans valeur, et offre prise à la psychothérapie. On n'a jamais chez Daniel Widlöcher cette neurobiochimie antimentaliste, augmentée de généralités sur la théorie de l'attribution, qui sert de viatique à la psychiatrie anglo-saxonne dominante.

Toutefois, je crois que Les Logiques de la dépression s'efforcent de rendre compatibles des positions qui ne le sont pas; la solution par la réponse dépressive est grevée dès le départ d'une hypothèque qu'elle ne peut pour finir lever, et qui n'est pas, j'y insiste, liée à la validité clinique du modèle (on observe ce qu'on veut observer, et on peut croire du coup qu'on vérifie ce qu'on veut vérifier), mais à la critique conceptuelle dont on prétend faire l'économie, en utilisant le procédé qui consiste à transformer une conjecture philosophique en méthodologie scientifique, en exploitant sa rationalité interne et en négligeant sa nature problématique. La naturalisation de l'intentionnalité de l'action, dont la dépression "sert d'exemple", a un coût extraordinairement élevé. Si l'on remonte aux intuitions qui la soutiennent comme à celles qui y contreviennent, on s'aperçoit que les 6 thèses implicites dans la formulation de la réponse dépressive sont des plus fragiles. Et cela change bien sûr quelque chose à l'observabilité des "faits cliniques" comme à la nature de leur éventuelle prise en charge psychothérapeutique et psychanalytique.

Soit ces thèses, dans l'ordre:

  1. Daniel Widlöcher souligne que la thèse traditionnelle selon laquelle la dépression est un "trouble thymique" présente de sérieuses lacunes: comment soutenir que la dépression est une dysrégulation des mécanismes neurobiologiques de l'humeur où la tristesse domine toutes les réponses émotionnelles, si les médicaments antidépresseurs n'ont pas tous une action spécifique sur l'humeur, d'une part, et si, d'autre part, les symptômes dépressifs ne sont pas tous dérivables de la prétendue majoration d'une expérience globale de déplaisir? Or c'est bien ce qui se passe: ce sont les substances désinhibitrices (les fameux inhibiteurs du recaptage de la séronotine, par exemple), qui semblent remonter plus haut dans la chaîne causale, faisant de l'humeur dépressive un effet dérivé de l'enlisement de l'agir. Et comme on sait, la tristesse est loin d'épuiser la richesse morale de la vie du dépressif. La circulation de la culpabilité, de la honte, de la colère rentrée, et des multiples relations intentionnelles de ces attitudes à l'égard d'objets coordonnés entre eux est infiniment complexe et structurée. Qu'un vécu monotone de douleur morale accompagne cette vie n'en explique pas l'architecture mentale spécifique: que je souffre de honte ne permet pas de déduire que le ressenti de cette souffrance ni les mécanismes neurobiologiques qu'elle mobilise expliquent la honte et ses effets ravageurs sur moi (9).
  2. S'il y a une difficulté, elle est plutôt liée à la circularité de la définition de la dépression par les médicaments antidépresseurs: s'il faut considérer devant une pathologie ambiguë que les antidépresseurs constituent un "traitement d'épreuve" (10); si, d'autre part, on pense que le ralentissement psychomoteur est un bon prédicteur de l'efficacité des médicaments, alors la situation est verrouillée de telle sorte que, tantôt, l'interprétation qu'on fait de l'action de ces médicaments définit les causes de la dépression, tantôt, c'est l'interprétation des symptômes qui définit le mode d'action des médicaments. Daniel Widlöcher s'intéresse ainsi à la dépression "masquée", où la tristesse est loin d'être au premier plan, qu'elle abandonne à certaines algies (musculaires, buccales) (11). On a confirmé, si l'on peut dire, qu'il s'agissait de dépression parce que les antidépresseurs levaient les symptômes. Mais on pourrait aussi dire que les antidépresseurs soignent autre chose en sus de la dépression. Quelle que soit l'interprétation, le raisonnement est boiteux: le contrôle causal sur un phénomène n'est pas l'accès à son étiologie. Je prends de l'aspirine contre les maux de tête, mais mes maux de tête n'ont pas pour cause un trouble du métabolisme de l'acide salicylique! S'il y a quelque chose de flottant dans tout cela, c'est le statut du "dépresseur" contre quoi on prescrit l'antidépresseur; il n'équivaut nullement à celui des champignons que je traite avec un fongicide (12).

  3. L'hypothèse de l'action qui se substitue toutefois à la doctrine régnante de l'humeur sur de telles bases ne peut tenir debout toute seule. Elle puise son enracinement clinique dans le fait que la dépression vraiment pathologique est constamment accompagné de troubles de la sphère motrice ("figement" ou au contraire, plus rarement "agitation", mais anxieuse). Comme dit Daniel Widlöcher, cela "s'observe"; cela n'a pas la coloration subjective inscrutable, et sujette à variation culturelle, des émotions. Eh bien, aussi ahurissant que cela semble, je ne suis pas du tout sûr que les actions, chez les êtres humains, "s'observent", et que les actions des animaux offrent une analogie suffisante pour étendre à notre espèce ce qu'on peut déduire des interactions chez les primates. Autrement dit, je doute qu'on puisse commencer par objectiver une action pour ensuite remonter vers les intentions qui la motivent, et la tenir soigneusement à distance de la contamination par les descriptions et les évaluations de l'agent (ses "rationalisations" a posteriori). En fait, si nous sommes des animaux sociaux, nos gestes sont de très mauvais indicateurs de ce que sont nos actions, et la motricité, loin de former le noyau dur de l'action, en est plutôt le trognon. Car être social, ce n'est pas poser des actions au sens de mouvements matériels et corporels, mais des "actes". Ne rien faire, ne rien dire, cela peut avoir les conséquences les plus considérables chez un être socialisé comme nous. Ne pas agir peut être, dans des circonstances déterminées, un acte, compter ainsi comme une action, et déclencher des réactions en chaîne. L'action dont la scène se résume à "Tu ne fais rien donc je ne fais rien", a des répercussions tout à fait réelle sur la voyageuse qui dans la rame de métro se fait importuner (je suppose que tu supposes que ce n'est pas grave). La raison en est que nos actions sont avant tout interprétées par autrui comme des actes et pas comme des mouvements, et que les intentions qui comptent sont fort éloignées de celles, prémotrices, qui déclenchent les gestes: ce sont les intentions dont on calcule qu'elles nous seront imputées, quand bien même, à la limite, nous les aurions jamais eues. Précisément parce que ce sont des animaux, les animaux ne peuvent pas du tout accéder à cette dimension de l'acte. Il leur manque le contexte social d'identification de l'acte comme acte. La vie du dépressif humain est traversée par cette insaisissable oscillation entre l'intention qu'il a et celle qui lui est imputable: comment savoir si sa prostration n'est pas éminemment intelligente et sociale? Comment savoir si la culpabilité originaire n'est pas l'effet étrange du fait que les autres nous imputent des intentions même si nous n'en avons pas. Nous ne savons pas non plus s'ils n'ont pas raison de le faire, parce que l'on peut se sentir coupable même de ses dispositions à agir, sans avoir de critère pour dire que telle action, nous ne l'aurions pas faite. Le dépressif subit en effet en retour l'imputation de ne rien faire pour aller mieux, sa non-action (son figement) vaut acte aux yeux des autres, et il le sait. Bien plus: comme il le sait, et que c'est honteux, il se prostre davantage pour prévenir la violence dont il pourrait devenir victime, exploitant un répertoire naturel de postures qu'on note déjà chez les primates (le comportement de soumission). Il suffit de quelques aller-retour de ce genre pour mesurer combien vain est l'espoir de capter dans le figement psychomoteur un noyau pré-discursif, pré-social, ou pour ainsi dire, une ancre objective grâce à laquelle éviter de dériver au gré des descriptions et des évaluations intentionnelles de l'agent. L'animalisation paradigmatique de l'action comme motrice fonctionne par une réduction a priori de l'intentionnalité à ce qu'on peut en naturaliser. En fait, si l'action est envisagée sous ce jour, ce n'est pas une découverte empirique que de dire que la dépression n'est pas "compréhensible", et relève d'une réponse vitale; c'est une suite logique de l'hypothèse sur l'intentionnalité. On en choisit une notion délibérément étroite, où il n'était pas visible qu'on mettait hors-circuit la dimension sociale et langagière. On s'émerveille alors de sortir le lapin du chapeau en prouvant que la dépression, ce figement de l'action, existe indépendamment de ses descriptions morales.

  4. La comparaison avec les animaux prend alors son sens dans une perspective darwinienne (celle de la sélection et de l'adaptation). Le sens du "sens" (ce à quoi sert vraiment ce qui est sémantique dans l'intentionnalité), c'est de servir les fins de l'espèce. Tout le reste qui ferait "sens" (ce que les sujets rationalisent à leur propre égard) est épiphénoménal. Or il y a encore ici une apparence trompeuse. Car de la même manière que Daniel Widlöcher élargit à l'infini l'horizon de la naturalisation de l'action à l'adaptation ultime de l'espèce, et suppose dans ce but des réponses psychobiologiques innées (dépression et angoisse), de même pouvons-nous dilater sans mesure l'horizon de son irréductible donnée morale. On m'objecte la Nature et son cours grandiose sous la pression de la sélection; je réponds par l'Histoire qui nous dénature: que signifie "être adapté" à un environnement si mobile que dans le cours d'une vie humaine chacun est exposé à une pluralité de milieux, de langues, d'aliments et de climats? Il y a beau temps que le chasseur-cueilleur dont les compétences psychomotrices particulières serviraient de base à l'homme neuronal ne chasse ni ne cueille plus. Autrement dit, l'équipement cérébral dont il a hérité a servi d'autres fins que celles qui en motivaient l'acquisition, et il n'a été conservé que parce qu'il n'était pas incompatible avec les usages résolument distinct que notre univers, qui est tout sauf naturel, a exigé de lui. Tout argument par la sélection s'inverse comme un gant.

  5. Bien plus subtile est la dissociation que suggèrent, dans la veine naturaliste, Les logiques de la dépression, entre les "signes" psychomoteurs du processus biologique, causés par la dépression et lisibles à l'œil exercé du clinicien dans l'éventuelle inconscience du malade, et ce que l'introspection du dépressif lui fait prendre pour l'"expression" immanente de son état d'âme, ou sa traduction logique à l'extérieur. Le dépressif voudrait dire: "je suis triste, donc je pleure"; il faudrait dire: "Je suis triste parce que je pleure". En un mot, avec William James cité par Daniel Widlöcher: "…la mélancolie n'est jamais que l'état de la conscience du corps" (13). Le principe sous-jacent à cet argument est le suivant: pour que deux phénomènes puissent être unis par un rapport de cause à effet, il faut qu'ils soient logiquement indépendants. Si l'un est impliqué par l'autre, il ne peut pas le déclencher; au lieu d'un lien contingent, on a un rapport analytique ou nécessaire entre eux. Il faut donc augmenter le plus possible l'écart entre les signes du ralentissement psychomoteur et toute expression d'une émotion morale pour défaire "l'illusion" de la connexion logique. Mais comme, en même temps, ce vécu triste doit résulter du figement comme son effet, il ne faut pas couper tous les ponts entre eux. Daniel Widlöcher, une fois encore, n'est pas expéditif à la Preskorn. Ainsi, il ne faut pas trop biologiser les signes psychomoteurs, parce qu'il serait tautologique de dire que s'ils sont biologiques, ils n'ont rien à voir avec les rationalisations morales surajoutées. Pareil exercice de corde raide aboutit à l'idée étrange de "ralentissement idéo-moteur" chez les dépressifs. La pensée elle-même serait une sorte d'action, et sa viscosité relative (?) augmenterait dans la réponse dépressive. Je ne sais si l'on peut donner un sens quelconque, fut-il métaphorique, à cet idiotisme. Quelle est l'unité de base de l'écoulement linéaire de la pensée? Combien y a-t-il de pensées dans une phrase? Est-ce d'ailleurs l'intention de signification de celui qui parle qui le fixe (ou les intentions, le pluriel même est tentant), ou ce qu'il laisse penser à celui qui l'écoute? Si la dépression est ici "exemplaire", c'est plutôt, semble-t-il, parce qu'elle conduit à l'abîme le projet philosophique de naturalisation de l'intentionnalité: pour que la dépression psychomotrice ressemble à la dépression vécue, il faut réussir à substituer des rapports causaux aux liens logiques des pensées. La psychologie cognitive, science naturelle de la pensée, ne peut en rester à naturaliser l'action. Il lui faut naturaliser la signification. Il faut tenter d'isoler dans le flux mental du vouloir-dire, des unités qui se laissent manipuler comme des rouages causaux. Assurément, on en trouve: en cherchant la fonction d'une croyance déterminée dans l'effectuation d'une action précise, une réalité mentale s'individue. Si je décroche le téléphone, c'est que je crois qu'il est connecté à mon interlocuteur espéré. J'ai au moins cette croyance-là, et elle a un rôle fonctionnel dans l'action motrice que j'exécute. Mais il suffit, une fois encore, de réitérer l'opération que je vous proposais plus haut; si nos actions qui comptent, celles qui socialement nous définissent, sont des actes, combien de croyances enveloppent-elles? Autant sans doute que vous pourrez apprécier, en fonction de votre appartenance, notamment, à ma culture. Les intentions qui comptent seront, une fois encore, celles qu'on imputent et supposent, pas des esquisses prémotrices représentationnelles.

  6. Il en ressort, du point de vue subjectif, d'importantes conséquences, qui rejaillissent sur la prise en charge psychothérapeutique de la maladie. Mélancolie et génialité, ainsi, ont été assez associées, sans évoquer ici Burton après Jean Starobinski, pour que la pointe amère et profonde du dépressif aigu renvoie à l'arbitraire culturel, voire à la prévention pure, toute idée d'y lire moins qu'une pensée. Le débit et l'élocution, certes, ont baissé en rythme; mais il y a des pensées qui ne peuvent se dire qu'à la condition formelle de s'étouffer dans les restrictions et les précautions, d'où elles jaillissent en fusée de bile noire, pour dire ce que, justement, on ne saurait dire autrement, avec la gravité tragique de la condamnation de l'existence en tant qu'existence. Le lien entre tristesse et chute de la voix serait de pure consécution causale, un effet subi, une blessure de l'expressivité par le figement somatique? Mais qu'on me démontre que ce qu'un dépressif dit en gémissant, il pourrait le dire mieux autrement. Serait-ce aussi sincère, aussi poignant? Certes, il est inadapté aux demandes sociales. Mais qui jugera du diamètre de la sphère de la douleur morale? Qui décidera qu'elle ne doit occuper raisonnablement qu'une partie de la vie, un peu comme la pratique des Beaux-Arts, et ne pas gêner des devoirs aussi sacrés que la préservation de l'emploi salarié, les services sexuels dus à un époux non moins aimant que légitime, et la préparation d'un avenir pour une progéniture désirée. Permettez-moi de rendre voix au sarcasme mélancolique qu'on étouffe ici, parce qu'en diluant le noir, on le rend impropre à faire surgir les contrastes. Qu'on l'entende donc: car le sens de la plainte pourrait se formuler, et trouver même meilleure issue dans un corps moins figé, c'est vrai, et le figement du corps parasite, en ce sens, l'énoncé; il n'en reste pas moins que le ricanement mélancolique, ce qui fait mouche dans la plainte, même si son sens se résume à une contradiction absurde, ce ricanement, lui, reste logiquement uni à son expression.

  7. Ce qui nous amène au traitement étrange, presque inintelligible à mes yeux, que Daniel Widlöcher, psychanalyste, et soucieux d'en préserver la valeur pour la psychiatrie, réserve à Freud. Il part du constat que la psychanalyse ne peut pas grand-chose pour les graves dépressifs (14). Certes, mais de quelle psychanalyse s'agit-il? Comment a-t-elle été installée sur l'autre plateau de la balance épistémologique, là où elle est censée faire pendant à la conception psychopathologique naturaliste de l'action, en sorte qu'on puisse voir pour quelle raison elle échoue là où l'autre prétend réussir?

Or, même psychanalytiquement, il est malaisé d'approuver Daniel Widlöcher.

Sa conception de l'intentionnalité paraît en effet, à première vue, respecter la trame des raisonnements de Freud sur la motivation. Il n'en est rien, je crois, à la seconde lecture. Et sans du tout qu'on puisse en déduire que la psychanalyse peut beaucoup plus que ce qu'il constate face aux dépressions sévères, on est obligé de conclure que c'est pour des raisons fort différentes des siennes. Ceci ménage sinon des espoirs, au moins plus de jeu dans l'attitude possible devant le dépressif grave. Voilà ce que je vais tenter d'illustrer.

Daniel Widlöcher conçoit l'intentionnalité sur un mode essentiellement compréhensif. Autrement dit, la raison motivante, ou téléologie interne de l'action, est conçue comme une croyance, implicite peut-être, mais qui peut par principe être rendue présente à l'esprit. Si je remonte aux justifications ultimes de l'inhibition dépressive, j'arriverai sur ce que je croyais du sens de l'action, donc sur des pensées. Et même si ces pensées sont des pensées de désir, et qu'elles sont contradictoires, il n'en reste pas moins qu'elles seront toujours des relations intentionnelles au sens et qu'elles s'évaluent comme croyances. Du coup, Daniel Widlöcher ne voit nul abîme de principe entre les peintures phénoménologiques de l'âme dépressive, ces descriptions qui en déploient l'horizon de croyance comme auto-évaluation dépréciative, et la psychanalyse. Mais loin s'en faut que l'intentionnalité, surtout celle dont part Freud, s'analyse en termes compréhensif, ou en de telles relations de croyance au sens de l'action! Le désir, pas moins que la croyance, est intentionnel: sa relation à son objet est une raison de la visée de cet objet. Et c'est très précisément ce désir que Freud caractérise comme moteur du conflit. Quand on cherche le critère freudien du désir, il faut même l'identifier par le conflit, nulle part ailleurs. Ce que je désire, dit Freud, c'est ce que je ne veux surtout pas. Cherchez ce que vous ne voulez surtout pas, ce contre quoi il vous faut mobiliser votre volonté et votre énergie morale, voilà le désir à refouler. Fait troublant: ce désir fait donc retour dans son propre refoulement, et s'y manifeste. Le désir est contre-volontaire, donc, et son à-propos (i.e. son trait intentionnel foncier), c'est que dans les symptômes il a fait advenir précisément ce contre quoi nous nous défendons. Mais l'objet intentionnel du désir n'a pas du tout les mêmes caractéristique que celui d'une croyance. Il peut être frappé de contradiction intrinsèque; il peut être désir de l'impossible, désir de rien, désir que le désir cesse, bref, désir de ce que la raison refuse, et, comble apparent du paradoxe, cela même peut justement être une raison de l'action ou de son inhibition (15).

Faute d'examiner ce point, Daniel Widlöcher est terriblement embarrassé à un endroit crucial de son livre. Bien sûr, il lui répugne de parler d'une "intentionnalité inconsciente". Mais dans l'impossible deuil mélancolique, l'expérience dépressive absolue que Freud a décrit, le mélancolique ne sait pas ce qu'il a perdu (non pas un objet du monde, mais son moi lui-même). Comment expliquer sa plainte, et ce qu'elle vise, qui lui donne sens, même si ce sens est délirant? Daniel Widlöcher forge alors ce qu'il faut bien appeler un monstre philosophique: "Ici", dit-il, "l'intention est consciente, c'est l'objet qui ne l'est pas" (16). Mais alors, quelle est cette conscience intentionnelle qui n'a pas conscience de ce dont elle a la visée? Tout doit se passer à un autre niveau, bien sûr, que celui de cette intentionnalité conceptuellement liée au contenu de sens présent à l'esprit, et qu'on ne peut certes pas démembrer (d'un côté, l'intentionnalité consciente, de l'autre, son objet inconscient). L'objet du mélancolique est un objet persécutif. Le mélancolique y est lié par son désir, et il se défend contre ce désir dévorant par un retournement contre lui-même, retournement dont Freud note que s'il est injustifié, avec de subtils écarts, on peut néanmoins en trouver la vraie cible: l'objet haï (17). C'est du moins ainsi que Freud conçoit l'à-propos du délire auto-accusateur du mélancolique.

Loin de constituer un raffinement de polémique entre freudiens, ce point joue un rôle-clé dans la prise en charge psychanalytique ou psychothérapeutique de la dépression.

Car le privilège est patent, dans Les logiques de la dépression, de la Zielvorstellung de la guérison. La représentation-de-but qui vectorise tout est le mieux-être conscient. A cette aune, les deux plaintes qui s'imposent jusqu'à tout brouiller prennent des formes bien connues: helplessness et hopelessness. Et il n'est nullement difficile de les observer chez les animaux, puisque toutes coordonnées inconscientes sont alors par définition mises entre parenthèses (18). Or Freud s'est bien gardé de faire reposer la psychanalyse sur ce seul vecteur: l'autre Zielvorstellung, c'est le transfert, lequel met en mouvement un inconscient radical. Disons, ainsi, que la seconde représentation-de-but non-consciente en jeu, c'est le désir de se faire entendre, désir au cœur duquel se découpe le désir de guérir. Si cette seconde Zielvorstellung est par structure ce dont je ne peux jamais avoir conscience, c'est parce qu'elle m'expose à ce que l'autre, à qui je m'adresse, pourrait penser de ce que j'ai l'intention de dire, et qui n'est pas l'intention que j'avais. L'intention que je prétends déclarer ("Aide-moi!") passe par une déclaration d'intention qui l'enveloppe de partout, l'excède, et qui laisse toujours du jeu à autrui, pour évaluer ce que j'aurai vraiment voulu dire et dans quel but (Qui désiré-je susciter en croyant que lui puisse m'aider?). Dire, comme acte intentionnel, excède ce qui est dit comme contenu intentionnel de croyance. Même dans l'acte (je ne dis pas l'action) de prendre conscience de mes intentions, ce que je dis ne m'est pas conscient, mais reste suspendu à ce que l'autre en pensera.

Nous voici rendus: il demeure constamment possible de rendre certaines dépressions des plus profondes et des plus apparemment biologiquement conditionnées, compréhensibles. Il y a en effet dans le désir humain le ressort des vœux les plus fous dans l'absence avouée de tous moyens raisonnables de les réaliser, sans que nous puissions en rien traiter le désir en jeu comme une pathologie de l'inadaptation vitale. Certes, l'état où nous sombrons alors, même s'il est proprement humain, s'observe chez les animaux; mais à le reprojeter d'eux sur nous, c'est l'intentionnalité la plus bête que nous recueillons pour expliquer notre désastre. C'est ainsi de l'inadaptation structurale du sujet à l'objet impossible de son désir, que procèdent bien des dépressions les plus graves. On peut se déprimer de ne pouvoir rendre certains chaudrons avec toute l'impertinence de la fable de Freud, ou de ne pouvoir avoir le beurre, l'argent du beurre et le sourire de la crémière, alors que c'est bien là tout le désirable. La grammaire paradoxale de l'intentionnalité du désir ouvre ici des pistes. Le temps manque pour les suivre (19).

Une remarque finale sur l'enjeu de cette intentionnalité, dont le transfert témoigne. Dans quelle mesure se mettre en position d'observateur de la dépression comme d'un "fait" éventuellement non-intentionnel n'est-il pas massivement contre-transférentiel? Là où il y a plainte (20), pourquoi ne pas laisser la chance au sujet qui se plaint d'y saisir autre chose que les motifs dont il a conscience? Aussi, à la thèse médicale naturaliste selon laquelle on ne se rend jamais assez compte de ce que le corps détermine, je répondrais qu'on ne sait pas non plus d'avance ce que peut une subjectivité, pourvu qu'on n'écrase pas ses derniers balbutiements en l'enserrant dans un système d'attentes objectivantes, où elle est supposée raisonnablement se cantonner.

*

Les logiques de la dépression prêchant la plus grande prudence, je ne risque pas gros à surenchérir. J'insiste: il y a des choses qu'on ne sait pas d'avance, tant dans l'ordre du corps que dans celui de la subjectivité. La psychanalyse est une voie ici pour maintenir la porte ouverte, et je ne crois pas que le scepticisme de Daniel Widlöcher exprime autre chose que les conséquences d'une idée contestable de l'intentionnalité chez Freud. Il me semble même qu'on peut facilement trivialiser la dimension biologique de la maladie dépressive. On le sait en génétique, on peut toujours invoquer la plus ou moins grande pénétrance d'un gène pour évacuer la question des variétés phénotypiques qu'il régit; et un gène de la dépression nous laissera, encore une fois, face à un individu, aux prises avec les voies idiosyncrasiques de son combat. De même, toute la biochimie de la dépression peut être raffinée à l'infini, sans jamais expliquer autre chose que les conduites qu'un être humain anonyme adopte face au monde. Si donc la "dépression" a un pareil pouvoir de fascination sur la psychiatrie contemporaine, c'est parce elle pourrait donner un contenu enfin objectif au carrefour rêvé du mental et du biologique. Si l'on suppose que ce carrefour existe, alors la dépression existe. Si l'on suppose qu'il n'existe pas, alors les phénomènes qu'on rassemble sous ce chef éclateront dans toutes les directions, et l'artefact dépressif connaîtra un sort comparable à la "manie générale" de Pinel.

Aussi la fin des Logiques de la dépression me semble constituer, après la profession de foi naturaliste, rien moins qu'une rassurante palinodie:

"Le codage cérébral qui porte à la fois sur la perception de la situation et la production de la réponse dépressive n'a de sens que par rapport à cette situation et à cette réponse. C'est par référence à l'explication psychologique que nous décrivons le mécanisme physiologique. Etre déprimé ne se comprend que par référence à un ensemble de codes biologiques et sociaux qui règlent les interactions sociales" (21).

On aura beau tourner les choses au mieux, l'appréciation de la situation, les intentions supposées des autres et, réciproquement, celles qu'ils nous imputent, ont toujours la primauté sur les intentions motrices endogènes, précâblées pour l'interaction avec nos congénères. Tout simplement parce qu'on ne peut faire autrement que les identifier à partir de telles attentes. Je soupçonne fort, même, que l'apparence de non-intentionnalité, d'asocialité animale, qu'on se plaît alors à découvrir, dans la perspective naturaliste, est tout simplement l'effet d'un rapport moral et social très spécial à nous-mêmes, historiquement daté: celui qui consiste à mettre en parenthèse le social pour ne plus voir qu'un organisme individuel dans notre semblable. Mais cette mise entre parenthèses, cette pratique objectivante de la science, est aussi bien un acte spécifique à notre culture. Aussi bête que ce soit, on ne naturalise l'intentionnalité qu'à partir de sa donnée préalable, qui, par définition, n'est pas naturelle, mais sociale et morale. Si vous ajoutez à cela que l'intentionnalité se juge parfois intersubjectivement, je ne vois franchement plus comment une théorie de la dépression pourrait même minorer le traitement psychique. A moins qu'on n'estime, en désespoir de cause, que si l'on peut "secouer" chimiquement le dépressif, cette secousse vaut guérison. Il est possible qu'on arrive à cela, aujourd'hui, mais c'est moins l'effet du progrès de la psychiatrie que de l'évolution des mœurs et des contraintes économiques.

Du côté du corps, en médecine mentale, il y a donc beaucoup à trouver, mais peu à penser, parce que l'acte même de s'engager dans cette direction répond déjà aux questions essentielles. Du côté de ce que j'appelais subjectivité, il n'y pas grand chose à trouver (qui du moins s'accumule), mais tout dépend de comment on le pense, et de ce qu'on laisse penser à l'autre en le pensant comme on le pense. On n'imagine pas alors que la texture éthique de la douleur morale ne soit pas écoutée pour elle-même, non comme ce parasite dont on suspecte qu'il consiste en une rationalisation morale morbide et surajoutée, mais dans la sincérité de ce qui se déchire là et témoigne de la dépendance absolue de l'humain à qui il suppose l'entendre.


  1. "Roland Kuhn avait clairement perçu problème lorsqu'il recommandait - dès 1960 - que la psychiatrie clinique se règle sur le traitement des patients déprimés afin de se réapproprier complètement et dans sa complexité la thérapeutique tant psychothérapique que pharmacothérapique de la dépression. Il reconnaissait toutefois que certains patients déprimés pouvaient bénéficier d'un traitement bifocal pour autant qu'une psychothérapie psychanalytique n'entraînait pas le risque de renforcement de la dépression", Fédida (2000:87). C'est bien une idée de ce genre qui agite Daniel Widlöcher: la dépression n'est pas n'importe quelle maladie, elle peut être lue en sorte qu'elle donne des indications de méthode pour une psychiatrie intégrant enfin le mental et le cérébral.
  2. Widlöcher (1995:112).
  3. Ehrenberg (2000).
  4. Widlöcher (1995:233).
  5. Widlöcher (1995:175).
  6. Widlöcher (1995:237).
  7. Widlöcher (1995:229).
  8. Castel (2000a).
  9. Sur les objections qu'on peut tirer de la honte contre les théories naturalistes du mental et de la dépression, cf. Castel (2000b).
  10. Widlöcher (1995:38).
  11. Widlöcher (1995:40). Il y a de bonnes raisons de penser que le "syndrome de fatigue chronique", aux Etats-Unis, relève massivement des troubles somatiques de la dépression. Mais comme on sait, ce sont les associations de malades qui s'opposent à ce que leur pathologie soit dévalorisée en pathologie mentale. Si c'est psychique, c'est "dans la tête", et donc, non seulement peu objectif, mais vraisemblablement feint. On arrive ainsi à cette situation étonnante, où les antidépresseurs opèrent, mais où il faut les administrer en expliquant aux patients qu'il ne s'agit pas d'un traitement d'épreuve, mais du traitement des conséquences mentales d'une pathologie dont on ignore la cause, ce qui bien sûr les "déprime". Sur la dynamique sociale singulière qui aboutit à des formes "épidémiques" de maladie mentale de ce genre, cf. Castel (2000c). Je la considère comme exemplaire des effets sociaux de la naturalisation du mental en médecine.
  12. On pouvait lire récemment sur Medscape© un article sur le Stablon©: voilà, disait le commentateur américain, un médicament qui serait interdit d'essai aux Etats-Unis, car il est atypique d'une façon qui contredit absolument la doxa psychopharmacologique: il est dopaminergique, et non sérotoninergique, et d'une certaine manière, il accentue ce que les substances à la mode se voue à juguler! On ne saurait mieux dire à quel point on ne sait en fait plus du tout ce qui sert de critère d'identification à quoi: les symptômes à l'efficacité des médicaments, ou les médicaments et les hypothèses étiologiques qui les sous-tendent à la légitimité du classement des symptômes.
  13. Widlöcher (1995:235).
  14. C'est le raisonnement symétrique du "traitement d'épreuve" dont j'ai dit la circularité avec les antidépresseurs, mais appliqué au transfert: s'il peut quelque chose, c'est que ce n'était pas une dépression authentique, autrement dit, un figement aux racines biologiques indépendantes de la motivation morale. Tout à l'heure, on avait recours aux médicaments pour définir la dépression comme ce qui guérit sous antidépresseurs; il est juste que si elle guérit sous transfert, ce ne soit pas une dépression. Si cela marche, c'était qu'elle était névrotique: "C'est dire que la seule vérification réside dans la cure psychanalytique elle-même" Widlöcher (1995:98). J'ironise à peine, encore que Daniel Widlöcher évite à grand-peine, comme on verra pour conclure, ce cercle vicieux. Mais permettez-moi de signaler que si l'on ose définir une "dépression résistance" par cela seul qu'elle résiste aux antidépresseurs, autrement dit, si l'on ose forger des étiquettes nosologiques en fonction de l'échec des "traitements d'épreuve", la même logique ne m'interdirait pas de définir une dépression par "hostilité au transfert"!
  15. On ne peut en faire grief à Daniel Widlöcher. Pour des raisons qui ont surtout trait à l'histoire des sciences cognitives (à l'idée de donner une explication physicaliste des processus mentaux sur la base informationnelle de machines de Türing), les attitudes propositionnelles effectivement analysées dans la littérature sont avant tout les croyances. Le désir est incontestablement un parent pauvre. Que Freud toutefois s'intéresse à lui comme attitude propositionnelle, c'est hors de doute: cf. Castel (1998). Pour d'autres analyses de l'intentionnalité du désir, qui ne l'écrase pas d'emblée sur la dimension utilitariste de la "préférence rationnelle", cf. par exemple Stampe (1994).
  16. Widlöcher (1995:87).
  17. C'est ce qui explique la réversibilité paranoïaque bien connue de certaines mélancolie.
  18. Une expérience de pensée: si ces deux traits éthologiques de base (animalisables) de la réaction dépressive s'observaient chez des insectes, et non chez des mammifères relativement familiers (souris, rats, singes), pourrions-nous les déceler? La dimension d'appel de ces conduites (retrait, par exemple) est-elle autre chose qu'un anthropomorphisme? Certes, c'est un anthropomorphisme biologiquement justifié par la communauté de nombreuses structures cérébrales et sociales avec ces animaux, mais où est le critère qui me permet d'objectiver que je ne construis pas cette réponse dépressive dans une attitude de "comme si c'était moi", difficile à tenir en face d'une fourmi stressée se débattant dans l'eau; ce qui invalide l'usage de cette réponse éthologique comme une preuve de la naturalité de la réponse, "comme si ce n'était pas moi". En fait, on a les animaux d'expérience qu'on se donne, l'histoire de la primatologie et la sociologie de la connaissance qui s'y articule étant à cet égard très révélatrices: Haraway (1991).
  19. Je pense à la dépression comme abri sous lequel les pensées agressives, paranoïaques, peuvent être contenues comme sous cloche. Ce sont les pires figements que j'ai observés. On peut parfaitement supposer, cependant, qu'il s'agit d'une économie du sujet parfaitement intentionnelle, non au sens de l'intentionnalité en première personne (un petit homme à l'intérieur de l'homme qui déciderait à l'insu du second: je ne veux pas exploser, donc je me pétrifie), mais de la préservation d'un investissement de l'objet positif que peut être le prochain, au prix d'une paralysie radicale de tout acte ou action qu'il interpréterait comme agressif. Il est sûr toutefois que quand on commence par poser que les maladies mentales n'ont entre elles de rapport que par leur appréhension médicale commune (comme l'asthme et l'abcès du poumon pour le pneumologue, qui sont de son ressort, mais n'ont pas d'étiologie commune), ce genre de corrélations reste inaccessible: Widlöcher (1995:45).
  20. Et il n'y pas toujours plainte: un des critères des dépressions d'origine hypothyroïdiennes, où le ralentissement psychomoteur est patent, plus que la prise de poids ou la somnolence (au lieu de l'anorexie et des insomnies), c'est tout simplement le fait que le sujet en se plaint pas ou guère de sa dépression objective: c'est l'entourage inquiet qui, le plus souvent, l'amène à consulter.
  21. Widlöcher (1995:246).

Références bibliographiques

Castel (Pierre-Henri)

(1998) Introduction à "L'interprétation du rêve" de Freud, PUF, Paris.

(2000a) "La dépression est-elle encore une affection de l'esprit" in La dépression est-elle passée de mode? Forum Diderot, PUF, Paris, 54-70.

(2000b) "La honte irréductible: d'un comportement moral à la morale des comportements" in L'aventure humaine (2000) 11, 65-94.

(2000c) "Des épidémies énigmatiques aux Etats-Unis: quelle "hystérie""? in Le débat (2000) 108, 134-154.

Ehrenberg (Alain)

(1998) La fatigue d'être soi. Dépression et société, Odile Jacob, Paris.

Fédida (Pierre)

(2000) "Modernité de la dépression" in La dépression est-elle passée de mode? Forum Diderot, PUF, Paris, 81-93.

Haraway (Donna J.)

(1991) Simians, Cyborgs, and Women. The Reinvention of Nature, Free Association Books, Londres.

Proust (Joëlle)

(1997) Comment l'esprit vient aux bêtes. Essai sur la représentation, Gallimard, Paris.

Stampe (Dennis W.)

(1994), "Desire" in Guttenplan (Samuel) (ed.), A Companion to the Philosophy of Mind, Blackwell, Oxford.

Widlöcher (Daniel)

(1983¹, 1995²) Les logiques de la dépression, Fayard, Paris.