La Traumdeutung: du texte "scientifique" au texte canonique
(version préliminaire du texte paru dans Figures du textes scientifique, sous la direction de Jean-Michel Berthelot, PUF, Paris, 2003)
La manière dont je me propose ici de mettre à l’épreuve la formule suggérée par Jean-Michel Berthelot (serait texte scientifique un " intertexte référentiel à vocation probatoire systématique ") est philosophique, pas sociologique. Je recherche non quel type de production sociale caractérise l’œuvre de science (ou prétendue telle) qu’est L’interprétation du rêve (1), mais si les différentes facettes de cette définition captent quelque chose de la démarche de Freud : de son effort pour dire le vrai sur un objet absolument nouveau, au statut d’ailleurs éminemment problématique, l’inconscient sexuel psychologique. Il me semble aussi possible d’exploiter la question annexe de Jean-Michel Berthelot, sur les conditions d’émergence d’un " texte canonique " en science, en la traitant également de façon conceptuelle. Je ne chercherai pas, en somme, les facteurs sociaux ni historiques qui jouent dans la canonisation d’une référence, mais plutôt, à partir de la prétention freudienne à constituer un " canon " de la méthode psychanalytique dans la Traumdeutung, ce qui commande à distance la forme de tout texte post-freudien censé non pas juste relever thématiquement de la psychanalyse, mais toucher au cœur de ses difficultés et faire avancer leur solution (l’exposé systématique de la doctrine n’est qu’un cas possible). Evidemment, la philosophie des sciences questionne la vérité des énoncés. Elle évalue les textes en fonction de critères internes (de quoi ce que Freud dit est-il vrai ou faux, et en quel sens ?). La sociologie des sciences part de la communauté qui s’institue autour d’un objet de science (et parfois s’institue à partir de zéro, autour de l’objet d’une science à venir). Et elle n’évalue pas la vérité des textes, mais leurs effets dans la socialisation fine de la communauté née d’une convergence d’intérêt épistémique. Ses questions seront, par exemple: Quelle rupture et quelle continuité entre Freud et les psychologues de son temps? Quels a priori fondateurs structurent la reconnaissance de la production intellectuelle des aspirants-psychanalystes au sein de la communauté en formation ? Quel est la nature et la portée du " mythe freudien " (i.e. de l’hagiographie développée autour du père fondateur, ses performances thérapeutiques, sa génialité scientifique, etc.) dans la propagation de la psychanalyse ?
La difficulté particulière avec la Traumdeutung est qu’on trouverait aujourd’hui peu de monde pour soutenir qu’il s’agit d’un texte scientifique. Du coup, la vogue est de juger de la production intellectuelle de Freud en fonction de critères extrinsèques : en termes d’influences contemporaines, tout d’abord, qui joueraient un rôle causal dans la fabrique de ses textes (notamment la sexologie naissante, et les travaux sur l’hypnose). Mais puisque la psychanalyse, non content de n’être pas de la science, n’est parfois même plus censée avoir de fondements rationnels, la même logique critique s’applique aux principes de sa transmission. Son ressort serait un mixte de crédulité et de conditionnement socio-culturel, teinté d’intérêts matériels ou statutaires. L’intéressant dilemme qui ressort de ces dernières analyses, c’est de savoir si Freud est le héros intellectuel qui a le mieux compris l’homme moderne, ou bien si c’était un fieffé menteur, dont les jeux puérils sont aujourd’hui repris par des naïfs intéressés (2).
Ce que je soutiens, pour ma part, se situe sur un autre plan (qui n’exclut nullement que Freud ait manipulé ses cas pour les faire coïncider avec ses espérances, d’ailleurs). C’est que pour n’être pas scientifique au sens où Freud l’eût espéré, la Traumdeutung n’en est pas moins profondément rationnelle : elle surmonte effectivement, à mon avis, les objections épistémologiques grâce auxquelles on a cru la réduire à l’erreur ou à la spéculation vide. Mais ce n’est pas là-dessus que je veux insister, parce que ce problème concerne uniquement la philosophie des sciences. Que la Traumdeutung exprime une conception rationnelle signifiera dans cet essai deux choses. En premier lieu, elle est interprétable et on donc lui appliquer le principe herméneutique de charité. En second lieu (conséquence du point précédent), elle est transmissible dans le sens d’une extension logique de ses thèses. Autrement dit, pas besoin d’être soumis à une influence causale mystérieuse pour devenir freudien (en 1900 comme de nos jours). L’interprétation des thèses du texte permettrait à chacun d’en retrouver la teneur épistémique propre. Seulement, dans la Traumdeutung, il s’agit bien moins d’un ensemble de connaissances qui s’accumulent, que d’une manière de décrire les faits psychopathologiques qui s’approfondit, puis se décale (comme une perspective se décale de façon réglée), en sorte qu’on a vraiment, à la suite et sans doute sur le patron de ce texte fondateur, de nouveaux textes psychanalytiques, post-freudiens. Ces derniers, cependant, conservent quelque chose, dans leur dissemblance, de la raison à l’œuvre dans le premier (3).
Or, pour compliquer encore les choses, la Traumdeutung est aussi un texte à double fond. Exposé d’une monumentale théorie du rêve (qui dépasse de loin ses contemporaines sur le triple plan de l’information scientifique, de l’originalité épistémologique et de la qualité argumentative), c’est en même temps le récit d’une auto-analyse cryptée, donnée assurément en exemple, mais aussi en exercice à qui veut apprendre à déchiffrer l’inconscient d’autrui. Elle culmine avec la découverte par Freud de ce qu’a été pour lui la " scène primitive ", le traumatisme de la mort de son père, et leur entrelacement œdipien, dont l’ambition forcenée de démontrer au monde sa force créatrice est le sous-produit névrotique. Ce qui surimpose au texte scientifique (avec son souci d’objectivité) une dimension supplémentaire (subjective, et aussi relativement pathologique). Cela métamorphose la Traumdeutung en journal intime à clé, plus proche des Confessions de Rousseau que de L’analyse des sensations de Mach. Or cette double lecture appartient intrinsèquement à l’œuvre. Elle montre même la voie à suivre et pour la comprendre et pour se l’approprier, en sorte qu’il existe bien de la psychanalyse, comme doctrine, mais aussi des psychanalystes : des gens pour qui cette doctrine vaille du point de vue personnel, comme une partie réelle de leur appareil psychique. Elle fixe en effet déjà un canon de la " jeune science " dont Freud rêve : en psychanalyse, on ne parle pas juste de soi, mais avec ce qu’on est soi-même. Ni Ferenczi, ni Melanie Klein, ni Winnicott, ni Bion, ni Kohut, ni Lacan n’ont en tous cas accepté qu’on expurge la théorie de sa doublure privée : l’acte subjectif du psychanalyste qui la promeut, et peu ou prou, la soutient en partant de ce qui est son premier objet théorique : sa propre cure, et donc ses propres symptômes. On ne lit donc pas de psychanalyse authentique sans juger qui parle ¾ et en même temps, car cet effort de subjectivation reste inscrit dans le champ de l’objectivité scientifique, la connexion intime de qui parle à ce qu’il dit, voilà ce qui nous est proposée comme objet de science (4).
A quoi conduit donc, une fois ces réserves faites (ou mieux, ces spécifications) la déclinaison des critères du texte scientifique ?
I. L’intertextualité
Si la Traumdeutung n’a pas rencontré sur le champ le succès que Freud escomptait, on peut du moins comprendre sa déception. Il n’y avait alors sur le marché de la psychologie du rêve, et probablement aussi de la psychopathologie naissante, rien qui offrît une synthèse de cette ampleur (5). Freud convoque aussi bien les psychiatres de la tradition allemande, que les expérimentalistes anglo-saxons et les " psychophilosophes " français (selon l’expression de Janet). On se fait une bonne idée de la gigantesque entreprise de récapitulation de Freud en lisant la section 5 du dernier chapitre de la Traumdeutung (6) : s’il n’y cite presque pas de noms, Freud y fait référence à tous les acquis de la psychologie de son temps en matière de théorie du rêve. Mais tous ces acquis sont réarrangés en fonction de la théorie de Freud, autrement dit, ils sont changés en indices, prémonitions ou conditions matérielles du fait qu’un rêve est un " accomplissement de désir " (Wunscherfüllung). C’est plus net ici que dans le chapitre 1, tellement négligé des commentateurs. Pourtant, ce chapitre, rédigé juste avant le dernier, le plus célèbre du livre, est déjà fort clair. Freud en effet ne fait rien d’autre que tenter d’y de résoudre, sur le modèle de la solution kantienne des antinomies, le conflit entre les interprétations psychologiques du rêve, qui accentuent ses traits conscients et sa créativité, et les lectures matérialistes qui soulignent la désorganisation des représentations, qu’elles attribuent à un état de désagrégation cérébrale dans le sommeil. Or, Sonu Shamdasani a montré qu’une lecture soigneuse de la littérature contemporaine permettait bien de retrouver ces visions opposées du rêve, mais parfois chez les mêmes auteurs (7). C’est Freud donc qui a pris sur lui de structurer le débat en positions antagonistes : elles n’étaient pas nécessairement perçues comme telles à l’époque. La thèse du rêve " accomplissement de désir " résout ainsi un conflit entre arguments préexistants. Le rêve a un sens, dit Freud avec un camp, ne serait-ce que parce qu’il pose un problème de sens. C’est notoire avec la question de savoir si les rêves immoraux témoignent de l’immoralité du rêveur. Et ce sens exerce une contrainte sur formelle sur la structure dispositionnelle sous-jacente qui s’actualise dans le rêve. En même temps, il y a incontestablement distorsion du contenu. Cependant, pour Freud, elle n’a pas pour origine un chaos cérébral dans le sommeil. Elle reste psychologique. La censure, conçue non seulement comme un mécanisme mental de régulation énergétique, mais aussi comme un système juridique d’instances hiérarchisées (d’appel en appel), explique le pourquoi des déformations et leur nature de " compromis ". Seulement pour que les désirs soient réellement déguisés, il faut une machinerie interne de déformation des représentations, dont le " travail ", travail " qui ne pense pas ", souligne Freud, le range à cet égard du côté des matérialistes.
La richesse des références de Freud, souvent implicites, au contexte contemporain peut s’illustrer, entre autres, de deux façons (je privilégie bien sûr des exemples pertinents pour la discussion épistémologique de la validité de la théorie de Freud, ce n’est pas de l’histoire pour l’histoire).
Freud se place dans la continuité des théoriciens de l’hypnose qui pensent que le rêve indique ce que le sujet ferait si on le lui suggérait (Delbœuf est le plus connu, Tissié en est un autre exemple). Ce conditionnel, à ses yeux, est tout simplement l’indice d’une disposition de désir, qui actualisera les mêmes désirs dans les symptômes, les actes manqués et lapsus, et les traits d’esprit du rêveur ¾ la preuve de l’existence de cette structure dispositionnelle dépend donc d’une induction convergente qui l’immunise contre la critique de Fliess selon laquelle on peut suggérer n’importe quoi aux patients (8). On peut certainement leur suggérer bien des choses, mais leurs rêves ne sont pas congruents en tous avec leurs symptômes, leurs actes manqués et leur traits d’esprit. C’est en ce sens que la formule-clé de Freud, en amont de la thèse du rêve-Wunscherfüllung, c’est l’affirmation que " le rêve remplace l’action " (9). Il en exhibe l’intentionnalité psychique (i.e. le désir), moins la réalisation motrice, suspendue dans le sommeil. Le rêve ainsi, montre (et cache, mais avec moins de force qu’un symptôme parce que je dors, et que je sais que je ne peux pas le réaliser) ce que je ferais si j’étais éveillé. C’est l’idée de Delbœuf sur les dispositions foncières du magnétisé, élevée au rang de principe.
Freud se sert d’autre part d’un autre auteur dont l’influence a été grande sur toute sa génération (Janet compris) sans qu’on sache exactement par quels canaux elle s’est diffusée : Frédéric Paulhan. Dans l’associationnisme de la fin du 19ème siècle, Paulhan a fait valoir les droits d’une modalité d’association particulièrement troublante pour les hypnotiseurs : l’association " par contraste " (10). Les sujets somnambules (je désigne par là le dernier degré de la transe) ne donnent plus en effet d’autre signe de présence subjective qu’une obéissance tout à fait inversée aux ordres. On leur dit de lever le bras gauche, il lève le bras droit, etc. Freud a donné aux " représentations par contraste " une extension gigantesque. Contrairement à une exégèse banale, il est tout à fait faux qu’il donne un rôle important à l’association humienne, par ressemblance ou par contiguïté ; celle-ci est toujours marginalisée, réduite à des fonctions annexes. L’association par contraste, au contraire, révèle la conflictualité interne radicale de la vie mentale. Obéir à la suggestion n’est pas ainsi le résultat d’une dissociation déficitaire de la vie psychique. C’est la manifestation d’une structuration psychique par oppositions qui est la texture même de notre vie subjective. L’associationnisme devient intelligent et dialectique : le refoulement, pour revenir donc de la suggestion hypnotique au rêve et aux symptômes, vise intentionnellement ses objets, et là où ils tendent à se manifester dans la conscience, il les repousse en sens contraire. A Paulhan, Freud emprunte le principe d’un esprit polarisé.
En somme, l’intertextualité freudienne n’apparaît qu’à la lumière de l’argument qu’il propose. Si l’on refuse de déplier cet argument (sa théorie dispositionnelle du désir, son idée d’induction par convergence, son associationnisme non-humien, ses emprunts aux théories de l’hypnose, sa récusation-récupération du matérialisme cérébral), on se noie dans une liste infinie d’influences dont on est bien en peine de dire en quoi elles seraient spécifiques (11). Mes deux références à Delbœuf et Paulhan ne sont justifiées que de ce point de vue : elles sont tout à fait hors de portée des analyses historiques pures qui s’épargnent de comprendre le texte.
II. Le référentiel freudien du rêve
Comment a-t-on accès au désir-Wunscherfüllung ? Quel est le " référentiel " freudien du rêve, expression que je comprends comme une image du système de coordonnées logico-épistémiques qui, à la fois, caractérisent conceptuellement le désir-Wunscherfüllung, et le font émerger comme un " fait " au sein d’un protocole quasi expérimental (la cure) ? Sur la carte du mental, ce référentiel permet en quelque sorte de s’orienter autrement.
L’histoire du livre de Freud, à cet égard, est révélatrice. Pour des raisons complexes, qui ont tout à fait affaire à la construction de la communauté analytique, la Traumdeutung a fini par devenir l’exemple de ce qu’elle dénonçait. Plus la part prise par les chapitres et les appendices sur le symbolisme sexuel des rêves a augmenté (alors que ces chapitres étaient rédigés par Stekel (12)), plus le projet intellectuel de Freud, qui était de dénoncer toute " clé des songes ", est devenu illisible. La Traumdeutung, au contraire, est devenue pour le public une nouvelle " clé des songes " sexuelle et psychanalytique. Plus subtilement, les deux techniques complémentaires d’interprétation proposées par Freud, la méthode " cryptique " (qui suppose le " travail du rêve " et le déchiffrement des déformations locales des représentations oniriques), et la méthode " symbolique " (qui s’intéresse au totalité sémantique), ont été aussi mises en concurrence. La tradition jungienne, mais aussi la continuation phénoménologique de la Daseinsanalyse, a massivement privilégié l’interprétation symbolique. C’est que l’idée de " travail du rêve " oblige à accepter la vision naturaliste, mécanique, d’un inconscient qui déforme des représentations, là où on ne voudrait avoir affaire qu’à du sens.
Freud est pourtant formel : on n’accède aux désirs refoulés que par l’association libre. Seule celle-ci garantit (avec le recoupement continu par les symptômes, les actes manqués et les traits d’esprit), qu’on touche effectivement les dispositions ultimes du patient. Or, comme il s’agit toujours d’intention de désir, Freud dit nettement que ce ne sont jamais les rêves en eux-mêmes qu’on interprète, mais les interprétations que le rêveur en donne. Interprétation sur une interprétation, au second degré, l’interprétation du psychanalyste n’a jamais affaire au rêve comme événement psychique nocturne, mais au sens qui lui est conféré au réveil dans les associations anxieuses, ou perplexes, et bien d’autres choses encore, du patient analysé (13).
C’est sur ce point que les critiques épistémologiques habituelles se déchaînent. Qu’est-ce qui empêche le psychanalyste de surinterpréter (dans le sens d’une confirmation théorique de la vérité de la psychanalyse) les énoncés du patient ? Le référentiel freudien renvoie alors à lui-même circulairement, dans la mesure où il exclut la falsifiabilité empirique des hypothèses (Popper).
J’ai expliqué ailleurs comment on peut réfuter ce genre d’objection. Mais pour rester au plus près de l’hypothèse de Jean-Michel Berthelot sur le texte scientifique, je voudrais aller dans une autre direction. Il me semble que ce qui est un vice logique (apparent) dans la construction de ce " référentiel " sans objet réel est en même temps un élément stratégique de la Traumdeutung. Sans objet réel, il ne l’est, en effet, qu’aussi longtemps que le lecteur se retient de tenter l’expérience de l’auto-analyse sur lui-même. Ce référentiel ne se construit pas sans la complicité du lecteur s’auto-analysant, et comprenant avec Freud plusieurs choses : que les meilleures preuves de la justesse de son travail ne sont absolument pas publiables, que la résistance intellectuelle à les reconnaître fait partie de la preuve de leur prévalence psychique affective, et enfin que les désirs, précisément parce qu’ils sont de nature dispositionnelle, ne sont pas des " choses " qui peuvent servir à tester empiriquement et objectivement une théorie : en somme, il faut changer de dimension.
Changer de dimension, c’est être conduit hors de la science au sens du positivisme. Il y a bien sûr ici une échappée éthique inévitable, qui était déjà en germe dans une section mal appréciée du chapitre 1, où Freud donne un rôle paradigmatique au rêve immoral. Est-ce que celui qui rêve d’une action immorale est immoral ? Peut-on juger quelqu’un sur ses rêves ? Il est évident que cette question est celle qui agite les patients. C’est celle qui les reconduit au sens de leur rêve, et au lien de leurs rêves à leurs symptômes. Mais derrière la question morale pointe la question de la subjectivité de l’interprétation primitive que les patients donnent de leurs rêves : pourquoi ceux-ci les troublent-ils ? Peu importe, alors, et je conclus là-dessus, que le référentiel freudien du rêve échoue à coïncider entièrement avec une hypothèse testable au sens de l’épistémologie naturaliste actuelle. On pourrait dire que cette " naturalisation " épistémologique de la démarche supposée de Freud, naturalisation qui vise à montrer soit que Freud n’en respecte pas les règles (Popper), soit qu’il les respecte, mais que ce qu’il conclut est faux (Grünbaum), est un outrage à la lettre du texte, et un contresens sur les raisonnements incriminés. Mais ce serait de la philosophie des sciences. Pour cerner mieux comment le texte essaie de créer une communauté d’expérience à l’ombre d’une objectivité asymptotique, sinon fuyante, il faut sans doute avoir égard à autre chose. Je crois que l’originalité du référentiel freudien consiste à inclure son lecteur dans l’expérience même en quoi il consiste, expérience qui ne devient valide que par l’effet d’éclairement qu’elle occasionne en lui. Et à nouveau, l’aporie se déplace : le lecteur ne sait toujours pas si ce qui s’est subjectivement fait sentir est objectivement démontrable. Lui aussi est condamné à la frustration du vérificationnisme, ou bien au risque (encore plus insupportable pour beaucoup) de s’être auto-suggéré des contenus " psychanalytiquement corrects ". Le lecteur voit bien en tous cas que le détour pour arriver à cette situation est rationnel (c’est une manière de conceptualiser la vie mentale qui se justifie), mais elle n’arrive pas à l’objectivité scientifique. En somme, le référentiel freudien est un mouvement d’indication ; mais ce qu’il faut regarder, pour une fois, ce n’est pas la lune, mais le doigt. Du coup, il est assez trivial de prétendre du dehors que les psychanalystes ne forment qu’un groupe d’imbéciles figés dans les mêmes postures fascinées. Du dedans, il n’est pas sûr que ce suspens ne soit pas vécu à juste titre comme une forme d’expérience libératrice. Il y a une limite où ce qui est purement subjectif se soucie très peu de se justifier (objectivement).
III. La systématisation freudienne et l’" appareil psychique " de la Traumdeutung
En même temps, Freud est loin de se contenter de cet horizon subjectiviste. Il y a dans la Traumdeutung une " vocation probatoire systématique " absolument patente. Et aussi loin qu’on puisse aller dans la justification de ce passage à la limite subjectif et moral, cette justification demeure pour Freud objective, rationnelle. S’il y a une échappée herméneutique chez Freud, et si l’on débouche pour finir sur une forme d’intentionnalité éthique qui refuse par principe la naturalisation, elle reste sous contrôle : l’" appareil psychique " du chapitre 7, qu’on compare en général aux spéculations neurobiologiques de l’Entwurf (14), en est le moyen.
Avec ses couches mnésiques de plus en plus profondes, sa surface sensorielle tournée vers le monde extérieur et sa sortie motrice, son évident modèle réflexologique, l’appareil que Freud construit à la fin de la Traumdeutung n’est presque jamais compris comme ce qu’il est, un élément de systématisation pour les chapitres précédents, mais au contraire, détaché des analyses qui lui donnent son sens, et considéré comme une sorte d’hypothèse empirique sur la nature du psychisme. Sa fonction architectonique au terme d’un argument sur l’interprétabilité de formations psychologiques à partir du désir est tenue pour acquise, et donc oubliée, et on l’envisage désormais comme une machine à rêver réellement présente dans la tête des gens. Il y a de quoi : la découverte en 1950 de l’appareil psychique de l’Entwurf, qui a sans conteste ce statut naturaliste dans le cadre d’une " psychologie pour les neurologues ", a dévoilé les sources anciennes de la spéculation freudienne. On oublie juste une chose : Freud n’a jamais publié l’Entwurf, qui dresse le plan d’un fonctionnement mental articulé autour du nouveau concept de " neurone ", et il a abandonné cette esquisse pour s’engager dans une étude avant tout psychologique du rêve. Il est pour le moins aberrant de considérer que la vérité ultime sur l’appareil psychique de la Traumdeutung se trouve dans un brouillon que Freud a rejeté. Il y a ainsi toute une tradition exégétique qui s’est concentrée sur cet appareil en le traitant comme une hypothèse empirique pré-cognitive, pré-cybernétique, ou pré-neurobiologique, plus ou moins géniale, mais objectivement erronée, ce qui entraînait par ricochet l’invalidation des bases scientifiques de la théorie freudienne (15). Le préjugé consternant selon lequel Freud serait un naturaliste au sens actuel, post-hempélien (quelqu’un qui prend la démarche expérimentale des sciences de la nature comme idéal théorétique), a pesé lourd dans le privilège accordé à ce moment du livre, où Freud s’extrairait, en somme, des approximations herméneutiques des cinq chapitres précédents, pour enfin construire un modèle causal falsifiable du mental. Que le naturalisme d’un Viennois en 1900, lecteur de Goethe, absolument pas anti-mentaliste comme le sera plus tard le néo-positivisme, et qui pense que l’esprit est une partie de la nature sans pour autant y être réductible, ni devoir être épistémologiquement éliminé au profit du cerveau, que ce naturalisme-là n’ait rigoureusement rien à voir avec le " naturalisme " contemporain, c’est une évidence.
Deux remarques à ce sujet, qui engagent le sens même du recours freudien à l’appareil psychique :
La réflexologie mobilisée par Freud est de part en part téléologique. Elle n’a nullement les sous-entendus anti-spiritualistes de la réflexologie matérialiste des philosophes du temps. C’est une réflexologie de biologiste qui repose sur les notions de contrôle et d’adaptation. L’arc réflexe simple, avec son entrée perceptive et sa sortie motrice, est tout simplement de plus en plus compliqué par l’interposition de détours rééquilibrant, de contrepoids internes, de mécanismes de suspens et de contre-action. Le cortex, à cet égard, est le détour suprême de l’excitation perceptive, retardée presque à l’infini pour permettre des réponses motrices qui soient de véritables actions, autrement dit, des mouvements intentionnels (conscients ou pas). C’est cet espace interne dans lequel Freud installe le jeu des représentations contrastives et des conflits structurants du psychisme. L’appareil psychique matérialise, en quelque sorte, le jeu du désir freudien (dont la maxime majeure est : " ce que je désire, c’est ce que je ne veux pas : ce que je ne veux surtout pas, et qui émerge en moi comme désir, malgré moi "). A cet égard, le réflexe est choisi non comme modèle théorique idéal, mais comme support causal a minima de ces conflits et de ces détours psychiques. A la différence de l’Entwurf, il ne donne lieu à aucune déduction expérimentale. L’appareil psychique de la Traumdeutung est fictif : cela signifie qu’il ne peut fonctionner que ce pour quoi il est fait. Et ce pour quoi il est fait, c’est donner une image réelle des principes de l’interprétation psychanalytique, qui sont de part en part téléologiques, puisque l’association libre est régie par des " représentations-de-but " (Zielvorstellungen) qui en commandent le décours. Il est aussi sot de croire qu’il s’agit d’un appareil causal réel que d’imaginer la " censure " comme un portillon dans la tête, ou l’association libre comme une collision de boules de billard psychiques suivant des lois quasi physiques.
Outre ce premier point, il est également parfaitement faux que l’appareil psychique serve à expliquer pourquoi nous rêvons (et pas simplement, comme dans les cinq chapitres précédents, pourquoi ce que nous rêvons a un sens). En fait, un nombre considérable de rêves n’ont même pas besoin de l’appareil psychique du chapitre 7, dit Freud. Seuls en ont besoin les rêves intensément sensoriels, et je suppose, sans vouloir ici m’en justifier, que le but qu’il poursuit ici est de donner des indices sur la nature de l’hallucination visuelle hystérique, dont la proximité à l’onirisme est notoire. Une lecture attentive des exemples de Freud (comme le fameux rêve " Père, ne vois-tu pas que je brûle ! ") démontre clairement que le problème qu’il cherche à élucider n’est pas celui de la production de l’imagerie du rêve (comme le supposent les exégètes naturalistes), mais celui des raisons pour lesquelles le rêveur y croit. C’est bien pourquoi, encore une fois, l’appareil psychique systématise des analyses intentionnelles, des analyses touchant les conditions de l’interprétation du rêve, et non des hypothèses causales.
Pourquoi ce souci ? Parce qu’il y a une objection traditionnelle contre les explications des faits psychiques par les intentions, et plus encore, par les intentions cachées. C’est qu’on peut toujours supposer toutes les intentions qu’on veut derrière n’importe quel phénomène, et surtout, si ces intentions sont intrinsèquement cachées (c’est le cas du désir refoulé), imaginer qu’elles sont d’autant plus agissantes que personne ne soupçonne qu’elles sont là. Mais, dira le sceptique, pourquoi faudrait-il qu’il y ait la moindre intention ? Pourquoi ce qui se passe ne serait pas le fruit du hasard, plutôt que d’aucune intention ? Freud répond par l’appareil psychique. Ce qui rend possible la convergence inductive des explications dispositionnelles du rêve, des symptômes, des lapsus et des traits d’esprit, est hautement structuré. Bien sûr, il y a aussi une dimension de compétition épistémologique à l’œuvre, dans le chapitre 7. Freud essaie visiblement d’écraser les modèles d’appareil psychique concurrents, ceux de Janet, de Prince, voire de Grasset, en bâtissant un modèle un peu monstrueux qui répond tous azimuts aux énigmes contemporaines de la mémoire, du subconscient, de l’action automatique, etc. Du coup, sa notion de " préconscient " est une barque trop chargée, finalement inutile à ce qui est proprement psychanalytique (l’inconscient), et qui sera abandonné par la seconde topique. Mais Freud ne fait pas d’abord une hypothèse sur l’architecture causale du mental : il cherche ce qui pourrait lui servir de base structurée en s’engageant le moins possible dans la démarche hypothétique. Il s’agit bien d’une systématisation " à valeur probatoire ", qui laisse ouverte la perspective des corrélats neurobiologiques réels de la psychanalyse.
Je détournerai enfin un bon mot de Lacan, pour faire sentir la différence entre cette systématisation argumentative qu’autorise l’appareil psychique de la Traumdeutung, et ce qu’on y lit d’habitude. A la question, " Comment s’exercer à devenir psychanalyste ? " Lacan aurait répondu " Faites des mots croisés ! " Le lien à la surdétermination des représentations qui se croisent et se recroisent en limitant réciproquement les valeurs des éléments littéraux possibles, est ici bien mis en évidence. C’est l’argument de Freud : au bout d’un certain nombre de convergences inductives, on arrive à ne plus pouvoir répondre que d’une seule façon, une seule pièce s’insère exactement dans la dernière lacune du puzzle. Mais j’ajouterai ceci : rien ne prouve qu’il n’y ait qu’une seule manière de remplir une grille de mots croisés. On arrive à un maximum de probabilité inductive, mais ce maximum n’est pas une preuve absolue, métaphysique, de l’unicité de la solution. Un certain degré d’indétermination de la signification des définitions et des réponses oblige au contraire, métaphysiquement parlant, à s’interdire de confondre plausibilité extrême et certitude objective. L’appareil psychique, mutatis mutandis, est de cet ordre : il est difficile d’en imaginer un autre qui aient les mêmes effets de systématisation convergente. Pour autant, comme il articule des dispositions, il n’a pas le statut d’une théorie causale vraie sur la vie mentale, qui pourrait vivre indépendamment des procédés irréductiblement herméneutiques qu’il systématise à la limite.
IV. L’" appareil psychique " comme canon de toute théorie psychanalytique
Or c’est sans doute la raison pour laquelle cette " systématisation ouverte " a contribué plus qu’aucun autre de ses principes théoriques à fixer un canon de la théorie psychanalytique après la Traumdeutung. Quand un réseau d’interprétation standard est inventé par un analyste, qui conjugue des désirs et des croyances d’une manière jugée heuristique par la communauté des cliniciens, c’est toujours avec, à l’horizon, un tel " appareil ". C’est que Freud a proposé dans la Traumdeutung une allégorie saisissante de la profondeur psychique, qui radicalise son paradoxe : elle en cesse de remonter des profondeurs vers la surface où elle se déploie comme un appel à être entendue, vue, ressentie par l’Autre. Elle installe donc cette altérité obscure, et qui vectorise l’élan du désir humain, au cœur le plus inaccessible de son intériorité. L’image freudienne est celle du nourrisson en détresse, criant. C’est le plus enfoui, le plus archaïque, qui résonne ainsi, méconnaissable (car infantile, sexuel, refoulé, absolument égoïste) dans les rêves et les symptômes des névrosés. Mais chaque fois en même temps qu’on peut rationaliser cette description en la rapportant à des faits cliniques nouveaux, en restant fidèle pourtant à son inspiration, alors on fait de la théorie psychanalytique. C’en est le critère.
Qu’il s’agisse donc du ventre maternel fantastique de Mélanie Klein, rempli d’objets bons et mauvais qu’introjecte l’enfant (16), qu’il s’agisse de l’espace transitionnel de Winnicott et de la théorie du holding qui lui est liée, qu’il s’agisse enfin de Bion, si net dans l’affirmation selon laquelle le but d’une psychanalyse est d’aider le patient à construire " une machine à penser ses pensée ", aucune grande conception psychanalytique n’échappe à cette obligation de proposer un " appareil psychique " qui réponde à celui de Freud. Même Abraham, sans doute le disciple le plus grave de Freud, le plus psychiatriquement sérieux, n’a rien fait d’autre, dans la théorie complète des " stades " qu’il a développée, que de remplir les blancs de l’appareil psychique de la Traumdeutung, en étiquetant " oral ", " anal ", " phallique ", " génital " (avec d’autres subdivisions que je néglige) les systèmes mnésiques abstraits des schémas freudiens (17). Bion partage cependant, je crois, avec Lacan, une intuition féconde. Il a inclus dans son idée des " éléments " psychiques, un degré suprême de liberté (le niveau H, celui où l’abstraction parvient à une forme d’algébrisation dans le jeu des éléments). Bion est le psychanalyste chez qui la répétition de l’expérience princeps de Freud est la plus évidente. Il s’agit pour lui de mesurer conjointement l’émancipation thérapeutique et la croissance de la personnalité et la genèse théorique des pensées adéquates à cette liberté. Refaire le trajet qui va donc de la découverte personnelle du complexe d’Œdipe à la construction spéculative d’un appareil psychique (celui-là même de Freud dans la Traumdeutung) devient chez lui une norme explicite du parcours psychanalytique (18). Du moins, sa norme subjective. C’est aussi le cas de Lacan, à certains égards. Mais chez Lacan, la formalisation topologique des coordonnées de l’expérience subjective en tant que subjective, permet facilement de retrouver les " formes " au travail dans le chapitre 7 de la Traumdeutung. Car le recours de Lacan à la bande de Möbius n’est rien qu’une caractérisation abstraite de la relation paradoxale du dedans au dehors, médiée par l’appel de détresse lancée dans un espace peut-être vide, celui de l’Autre maternel secourable, qui institue le sujet. De ce point de vue, c’est tout le transfert et les concepts techniques de la psychanalyse que Lacan étale sur un appareil psychique qui hérite entièrement du canon fixé par la Traumdeutung.
Le maître-ouvrage de Freud permet ainsi de concevoir comment un texte scientifique (en intention, du moins) peut devenir canonique : quand la logique qu’il déploie autorise des réappropriations successives, où chacun, pourtant, a le vif sentiment de reconduire plus loin l’expérience subjective princeps qui commandait la production du texte original comme texte rationnel. Conjuguant donc étrangement singularité et universalité, le texte canonique survit à la destruction de son crédit sur un certain plan (ici, le plan scientifique). Mais il ne peut pas être complètement irrationnel. Il ne doit justement pas être mystique, puisqu’il doit être interprétable, et ne doit pas donc exiger d’entrée l’abandon des croyances antérieures. Sans doute y faut-il toujours un " schéma " ouvert, comme l’appareil psychique de Freud. Mais il y faut en tous cas une voie d’accès aussi objective que possible (celle de la discussion serrée des sources contemporaines et des débats philosophiques sur la vie mentale). Sans doute également faudrait-il chercher comment, au juste, le critère d’authenticité de l’expérience (qui consiste à interpréter pour soi et pour les autres ce schéma) arrive à créer une communauté. J’ai du mal à croire qu’on puisse réduire à des effets ordinaires de fascination la genèse de la communauté analytique et de ses diverses écoles. Mais peut-être aussi le poids des raisons et des arguments que je mets en avant est-il faible face aux contraintes de la socialisation (des savants comme des autres), qui utilise les discours bien plus qu’elle ne les sert.
Références bibliographiques
Abraham (Karl) |
(1924) " Esquisse d’une histoire du développement de la libido basée sur la psychanalyse des troubles mentaux ", tr. fr. in Œuvres Complètes II, Paris, Payot, 1973. |
Bion (Wilfred) |
(1963) Elements of Psycho-Analysis, William Heinemann, Londres, tr. fr. Eléments de la psychanalyse, PUF, 1979. |
Borch-Jacobsen (Mikkel) |
(1995) Souvenirs d’Anna O. Une mystification centenaire, Aubier, Paris. (2002) Folies à plusieurs. De l’hystérie à la dépression, Les empêcheurs de penser en rond, Paris. |
Castel (Pierre-Henri) |
(1998a) La Querelle de l’hystérie. La formation du discours psychopathologique en France (1881-1913), PUF, Paris. (1998b) Introduction à " L’interprétation du rêve " de Freud, PUF, Paris. |
Freud (Sigmund) |
(1895) " Entwurf einer Psychologie ", tr. fr. " Esquisse d’une psychologie scientifique " in La naissance de la psychanalyse, PUF Paris, 1973, 3ème édition corrigée. (1900) Die Traumdeutung, tr.fr L’interprétation des rêves, PUF, Paris, 1967, 2ème édition revue et corrigée. |
Grünbaum (Adolf) |
(1984) The Foundations of Psychoanalysis, University of California Press, tr. fr. Les fondements de la psychanalyse, PUF, Paris, 1996. |
Klein (Melanie) |
(1958) Envie et gratitude, tr. fr., Gallimard, Paris, 1968. |
Leader (Darian) |
(2000) Freud’s Footnotes, Faber & Faber, Londres, tr. fr. La question du genre, Payot, Paris, 2001. |
Marinelli (Lydia) et Mayer (Andreas), éds. |
(2000) Die Lesbarkeit der Traüme. Zur Geschichte von Freuds " Traumdeutung ", Fischer Taschenburg, Francfort. |
Paulhan (Frédéric) |
(1889) Les éléments de l’esprit, Alcan, Paris. |
Pribram (Karl) et Gill (Merton) |
(1976) Freud’s " Project " Re-Assessed, Basic Books, New York, tr. fr. Le " Projet de psychologie scientifique " de Freud : un nouveau regard, PUF, Paris, 1986. |
Sulloway (Frank) |
(1979) Freud, Biologist of the Mind, Basic Books, New York, nouvelle tr. fr. Freud, biologiste de l’esprit, augmentée d’une nouvelle préface, Payot, Paris, 1992. |