Comptes rendus pour la Revue d'histoire des sciences humaines , la Revue d'histoire des sciences, L'évolution psychiatrique, La recherche, Nonfiction.fr, Cargo, La Quinzaine littéraire, Oedipe, La vie des idées, la Revue de synthèse, etc.

"Si le jeune Freud était un neurologue « critique », que cela nous apprend-il sur l’émergence de la psychanalyse ?", note critique sur Freud, le temps de la neurologie. Présentation et traduction des textes de 1884 à 1886, « scripta », collection de l’école de psychanalyse Sigmund Freud, par Thierry Longé, 2021, Erès, Toulouse. (nouveau)

Céline Borelle, Diagnostiquer l’autisme. Une approche sociologique, Presses de l’école des Mines, Paris, 2017.

Une lecture de Frère d'âme, de David Diop, Seuil, 2018.

Note critique sur Lacan et le christianisme, de Jean-Daniel Causse, Campagne première, 2018.

"La psychanalyse « américaine », ou du bon usage des épouvantails". Note sur Le psychanalyste apathique et le patient postmoderne, de Laurence Kahn.

"Introduire Bion dans le débat français : un examen de La Psychanalyse avec Wilfred R. Bion, de François Lévy"

"Les psychanalystes face aux perversions: une tour de Babel","'Une conférence de présentation à l'université de Louvain (octobre 2016) de La Perversion sadomasochiste: l'entité et les théories, de Franco de Masi, trad. française par T. van der Hallen, Ithaque, 2011.

Note de lecture sur Le Moment critique de l’anthropologie, de Francis Affergan, Paris, Hermann, 2012, pour Cargo. Revue Internationale d’Anthropologie Culturelle & Sociale.

"Folie du Vieux Monde, folie du Nouveau Monde", note critique sur Voyages en terres bipolaires : Manie et dépression dans la culture américaine, d' Emily Martin, trad. de l'anglais (États-Unis) par Camille Salgues, préface par Anne M. Lovell, éditions Rue d'Ulm, 2012.

"Le merveilleux scientifique des rêves", note critique sur Nuits savantes : une histoire des rêves (1800-1945), de Jacqueline Carroy, éditions de l'EHESS, Paris, 2012.

Samuel Lézé, L'autorité des psychanalystes, Presses Universitaires de France, Paris, 2010.

"L’ « A quand l’amour ? » de Jean Allouch", note sur L’amour Lacan, de Jean Allouch, EPEL, Paris, 2009.

"Toujours plus haut ! (Du cerveau à l’esprit social)", note de lecture sur Le Cerveau volontaire, de Marc Jeannerod, Odile Jacob, Paris, 2009.

"A la recherche d’un palimpseste perdu : Freud, la psychanalyse, et les éditions successives de la Traumdeutung", note sur Rêver avec Freud : L’histoire collective de L’interprétation du rêve, de Lydia Marinelli et Andreas Mayer, Aubier, Paris, 2009.

"Les fous criminels et leurs experts-psychiatres : deux états des lieux remarquables", note critique sur Faut-il juger et punir les malades mentaux criminels ?, sous la direction de Thierry Jean, Erès, Toulouse, 2009, et Folie et justice : Relire Foucault, sous la direction de Philippe Chevallier et Tim Greacen, Erès, Toulouse, 2009.

"Un testament psychanalytique", note de lecture sur les Essais sur "La mère morte" et l'oeuvre d'André Green, Ithaque, 2009.

"L'âge de l'angoisse" a beaucoup d'avenir... , note critique sur The Age of Anxiety: A History of America's Turbulent Affair with Tranquilizers, Basic Books 2009, par Andrea Tone.

"De la critique d'une illusion à une illusion de critique", note critique sur Comment la psychiatrie et l'industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions de Christopher Lane, Flammarion, Paris, 2007.

"L'introuvable banalité du sujet", note critique sur les Dernières nouvelles du moi, de Vincent Descombes et Charles Larmore, Vrin, 2008.

"Une histoire de la psychanalyse ample et sereine", note critique sur George Makari, Revolution in Mind : The Creation of Psychoanalysis, Harper & Collin, New York, 2008.

L’artiste et le psychanalyste, collectif autour d'une conférence de Joyce McDougall, PUF, Paris, 2008.

"Le dictionnaire encyclopédique, maladie sénile de la psychanalyse française ?", note de lecture sur le Dictionnaire freudien, Claude Le Guen (dir.), Paris, PUF, 2008, avec sa version "soft" à l'usage des âmes sensibles sur NonFiction.fr.

Paul Ricoeur, Autour de la psychanalyse (Ecrits et conférences 1), Seuil, Paris, 2008.

Geneviève Morel, La loi de la mère : Essai sur le sinthome sexuel, Anthropos, Paris, 2008.

"Malaise dans la psychanalyse", note critique sur La psychanalyse face à ses détracteurs, de Vannina Micheli-Rechtman, Aubier, 2007.

"Le mal à travers le prisme du travail de la culture", note critique sur L'esprit du mal, de Nathalie Zaltzman, L'olivier, 2007.

Histoire de la psychologie en France (19ème-20ème siècles), par Jacqueline Carroy, Annick Ohayon, Régine Plas, Paris, La découverte, 2006.

Histoire des aphasies : Une anatomie de l’expression, par Denis Forest, Paris, PUF, 2006.

Understanding Dissidence and Controversy in the History of Psychoanalysis, par Martin S. Bergmann (dir.), The Other Press, New York, 2004.

Le dossier Freud : Enquête sur l’histoire de la psychanalyse par Mikkel Borch-Jacobsen et Sonu Shamdasani, Les empêcheurs de penser en rond/Seuil, Paris, 2006.

Constructivisme et psychanalyse: Débat entre Mikkel Borch-Jacobsen et Georges Fishman, animé par Bernard Granger, Le cavalier bleu, 2005.

La dépression est-elle universelle? par Catherine Lutz (préface de Vinciane Despret), Les empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, à paraître en novembre 2004.

Better Than Prozac : Creating the Next Generation of Psychiatric Drugs, par Samuel H. Barondes, Oxford University Press, 2003.

Note critique sur L'homme sans gravité: Jouir à tout prix, de Charles Melman, entretiens avec Jean-Pierre Lebrun, Denoël, 2002.

Le pouvoir psychiatrique de Michel Foucault (Cours au Collège de France, 1973-1974), Hautes Etudes, Gallimard et Seuil, Paris, 2003.

Note de lecture sur Penser la pornographie, de Ruwen Ogien, PUF, "Questions d'éthique", Paris, 2003.

Le cerveau psychologique - Histoire et modèles, Bernard Andrieu, CNRS éditions, Paris, 2003.

L'émergence de la probabilité, Ian Hacking, trad. franç., Seuil, Paris, 2002.

Folies à plusieurs. De l’hystérie à la dépression, Mikkel Borch-Jacobsen, Les empêcheurs de penser en rond/Seuil, Paris, 2002. Une version beaucoup plus détaillée de ce compte rendu est accessible ici.

La maladie mentale en mutation. Psychiatrie et société, Alain Ehrenberg et Anne M. Lovell (éds.), Odile Jacob, 2001

La question du genre et autres essais psychanalytiques, Darian Leader, Paris, Payot, 2001

Alfred Binet (1857-1911). Sa vie - son oeuvre, édité par Bernard Andrieu, volume 1 des Oeuvres complètes d'Alfred Binet, Eurédit, J&S éditeurs, Européenne d'édition numérique, Saint-Pierre du Mont, 2001.

Lire le délire. Aliénisme, rhétorique et littérature en France au 19ème siècle, Juan Rigoli, Fayard, Paris, 2001

Comment la dépression est devenue une épidémie, Philippe Pignarre, La découverte, Paris, 2001

L'impossible rencontre. Psychologie et psychanalyse en France 1919-1969, Annick Ohayon, La découverte, Paris, 1999

Note critique sur The Technology of Orgasm: "Hysteria", the Vibrator, and Women's Sexual Satisfaction, par Rachel P. Maines, Johns Hopkins University Press, Baltimore et Londres, 1999, Les Psychothérapies dans leurs histoires, Psychologie clinique, n°9, L'Harmattan, Paris, printemps 2000 et Lana caprina. Une controverse médicale sur l'Utérus pensant à l'Université de Bologne en 1771-1772, Casanova, introduction par Paul Mengal, Honoré Champion, Paris, 1999.

Note critique sur Ambiguïtés sexuelles. Sexuation et psychose, de Geneviève Morel, coll. "Psychanalyse", Anthropos, Paris 2000, et Le transsexualisme, de Henry Frignet, Desclée de Brouwer, coll. "Psychologie", préface de Jean-Pierre Lebrun, Paris, 2000.

La réception de Freud en France, André Bolzinger, L'Harmattan, Paris, 2000

Clinique de l'écriture. une histoire du regard médical sur l'écriture, Philippe Artières, Les empêcheurs de tourner en rond, Sanofi-Synthélabo, Le Plessis-Robinson, 1998.

Jung, "le Christ aryen". Les secrets d'une vie, Richard Noll, Plon, Paris,1999.

Cult Fictions. C.-G. Jung and the Founding of Analytical Psychology, Sonu Shamdasani, Routledge and Kegan Paul, Londres et New York, 1998.

Aux sources de la psychanalyse. Une analyse des premiers écrits de Freud (1877-1900), Filip Geerardyn et Gertrudis Van de Vijver (éds), L'Harmattan, 1998.

L'enfant au miroir. Freud, Wallon, Lacan, Émile Jalley, EPEL, Paris, 1998.

Freud, biologiste de l'esprit, Frank J. Sulloway, trad. franç. de J. Lelaidier, 2ème édition révisée (1ère édition 1981), Fayard, Paris, 1998.

Autour des "Etudes sur l'hystérie". Vienne 1895, Paris 1995, Jean Clair, Nicole Edelman, René Major, Mark S. Micale, André Michels, Jacqueline Rousseau-Dujardin, présentation par Elisabeth Roudinesco, L'Harmattan, Paris, 1998. (révisée en 2006)

Voir les fous, Bruno-Nassim Aboudrar, PUF, Paris, 1999.

Mad Travelers - Reflections on the Reality of Transient Mental Illnesses, Ian Hacking, University Press of Virginia, Charlottesville et Londres, 1998.

The Social Construction of What?, Ian Hacking, Harvard University Press, 1999.

L'inconscient des Modernes. Essai sur l'origine métaphysique de la psychanalyse, Jean-Marie Vaysse, NRF Essais, Gallimard, Paris, 1999.

Aux sources de la psychanalyse - Une analyse des premiers écrits de Freud (1877-1900)

Dirigé par Filip Geerardyn et Gertrudis Van de Vijver, L'Harmattan, coll."Études psychanalytiques", Paris, 1998,

331 pages, avec un index.

Filip Geerardyn et Gertrudis Van de Vijver ont rassemblé, dans une perspective plutôt lacanienne, les prolongements du Congrès international de Gand de mai 1995 consacré aux textes "pré-analytiques" de Freud. Ces quelques 200 textes (neurobiologiques pour l'essentiel) ont intéressé les contributeurs pour leur visée scientifique: que reste-t-il, en effet, de cette scientificité dans la psychanalyse qui se constitue après la Traumdeutung? Émergent du lot les études sur la cocaïne, sur l'aphasie, et de façon plus problématique (il est bien délicat de les ranger dans les textes "pré-analytiques"), la correspondance avec Fliess, l'Entwurf et les Études sur l'hystérie.

L'ouvrage est divisé en 7 sections: (1) Les débuts en neurologie et en psychiatrie; (2) Au début était la cocaïne; (3) Freud et la philosophie (4); La correspondance avec Fliess; (5) Études sur l'hystérie et les psycho-névroses de défense; (6) Esquisse d'une psychologie scientifique; (7) Thèmes épistémologiques.

Ces contributions sont d'intérêt et de valeur très inégales. Elles ne présentent aucune espèce de cohérence épistémologique les unes par rapport aux autres - absence de cohérence qui va jusqu'à la superbe indifférence à l'égard d'approches contraires ou antérieures qu'on ne prend pas même la peine de mentionner. Certains ne voient dans les textes qu'ils lisent que le prétexte à exposer un point de vue systématique que Freud confirmerait sans le savoir, et en tous cas, sans que les difficultés de lecture propres à ce qu'il a effectivement écrit soient le moins du monde résolues. On passe ainsi de notions informelles de topologie à la Lacan (traitée sans référence clinique minutieuse et patiente digne de ce nom, comme il arrive à ceux qui ne prêchent plus que les convertis), à des hypothèses hautement inférentielles sur la filiation philosophique de Freud (construite sans analyse de concept, à coup de généralisations scolaires et par recoupement d'allusions biographiques), pour revenir à l'éternelle "théorie des catastrophes" sur son versant ontologique (à quand une théorie fractale de la névrose obsessionnelle?), qui vient en contrepoint de remarques sur l'éventuelle pertinence de la neurobiologie freudienne pour les neurosciences contemporaines (lesquelles s'en moquent éperdument, la référence à Freud n'y ayant de fonction que polémique, ou tenant lieu de décoration de bas de page pour le public cultivé). Concernant les parties plus théoriques du recueil, l'argument d'autorité (lacanien ou post-lacanien) serait sans doute recevable s'il commandait la série entière des articles, et si le lecteur pouvait mesurer lui-même les variations de point de vue qu'il autorise; mais l'accumulation d'arguments d'autorité hétérogènes, et la gymnastique intellectuelle imposée toutes les dix pages pour s'y retrouver finit par transformer l'impression initiale de richesse et de tolérance non-partisane en sentiment d'insupportable cacophonie. Les canons de la méthode historique ne sont pas non plus l'objet d'un accord sans faille entre contributeurs. Les redites sont nombreuses, et le lecteur un tant soit peu informé des travaux classiques sur le premier Freud doit fouiller pour trouver à s'instruire: nul souci d'écrire l'histoire pour problématiser un point crucial, et sur ce point, apporter une nouveauté argumentée. Il faut relire plusieurs fois certains articles pour mesurer à quel point les anecdotes citées ne sont représentatives de rien du tout, faute de construction rigoureuse du contexte qui leur donnerait un sens, et de discussion des contre-exemples connus dans la littérature. L'effet purement rhétorique de ces anecdotes finit par paralyser l'évaluation des références savantes produites par ailleurs (par exemple les recherches d'archives qui examinent la réception des textes neurobiologiques de Freud chez ses confrères): on finit par ne plus savoir, faute du moindre souci d'exhaustivité quantitative, si ces références ne sont pas sélectionnées arbitrairement, comme de pures et simples cautions de respectabilité.

Passées les remarquables contributions introductives de M. Solms et A. Hirschmüller, le lecteur pressé peut aller droit au résumé qu'E. Porge donne de son travail sur la correspondance avec Fliess, puis à la mise au point sobre à laquelle se livre L. Jonckheere sur la névrose d'angoisse. Enfin l'éditeur commercial, qui ne se ruine manifestement pas en correcteurs, n'arrange pas les textes qui lui sont confiés. Quand on sait la peine que coûtent une date, ou l'orthographe exacte d'un nom propre, on enrage. Car un des points forts de cette publication est la bibliographie finale, qui semble plus exacte que celles connues jusqu'alors. Si l'on y ajoute plusieurs références à l'érudition freudienne néerlandophone, méconnue en France, elle recommande donc encore l'ouvrage.


L'enfant au miroir - Freud, Wallon, Lacan

Émile Jalley, EPEL, Paris 1998, bibliographie, index nominum, 389 p., 220,00F

Longtemps difficile d'accès, l'important travail d'Émile Jalley sur Wallon, Freud et Lacan est enfin disponible. Pour l'historien comme pour l'épistémologue de la psychologie et de la psychanalyse, c'est une nouvelle importante. Confirmant des intuitions d'E. Roudinesco sur l'importance de la pensée wallonienne dans la genèse du "stade du miroir" de Lacan, mais les élargissant à des considérations passionnantes sur le statut de l'imaginaire et du soi chez Mélanie Klein, Bion, Winnicott ou Spitz d'un côté, Zazzo ou Piaget de l'autre, Émile Jalley brosse un tableau raffiné des connexions de la philosophie, de la psychologie génétique, de la psychologie expérimentale et de la psychanalyse entre les années 30 et les années 70. On en ressort transformé dans l'appréciation des enjeux, et pour tout dire, frappé par la plausibilité épistémologique et empirique de travaux sur l'image en miroir, auxquels une référence incantatoire avait fini par barrer tout accès raisonné. Bien plus, la démarche érudite est soutenue par une prise de position sur ce que peut et doit être l'histoire des sciences humaines, qui donne à l'ouvrage une portée méthodologique digne de discussion.

Le livre comporte 3 sections principales: (1) Le stade du miroir et ses antécédents (y compris le type de difficulté à laquelle cette notion est censée répondre chez Freud); (2) Les psychologues et la psychanalyse: l'enfant au miroir (avec une discussion de travaux récents); (3) Autres thèmes freudiens (à partir de la détresse et de la prématuration, une discussion des concepts d'opposition et d'altérité en psychologie, référée à Hegel).

Émile Jalley commence par recenser les obstacles qui se dressent en France sur la voie d'une épistémologie historique de la psychologie un tant soit peu normale... Comme Pascal Engel (dans Philosophie et psychologie, Gallimard, 1997), il attribue le discrédit majeur jeté sur la discipline, d'un point de vue épistémologique, à Canguilhem, dans "Qu'est-ce que la psychologie?" On a ainsi bien oublié que Merleau-Ponty a fait une grande partie de sa carrière comme psychologue, et qu'il a justement souligné l'importance des recherches de Wallon sur le miroir, les "espaces mentaux" et le symbolique, la genèse sociale du psychisme, ainsi que l'interprétation que Lacan en a donnée, comme les modifications théoriques qu'il a imposées à ces thèmes en les déplaçant de la psychologie vers la psychanalyse. Mais l'antipsychologisme de Lacan, dont Émile Jalley montre avec force qu'il n'a jamais exclu des emprunts à ce que la psychologie pouvait apporter de meilleur, exerce encore, sur le bord opposé, une tyrannie intellectuelle d'une virulence équivalente, au moins sur la génération qui se réclame de lui. En réalité, stade du miroir, transitivisme, détresse (la Hilflosigkeit freudienne), prématuration, construction symbolique du champ de l'Autre, tout naît déjà sous la plume de Wallon, avec une logique qui permet précisément toutes ces réécritures qu'on a l'habitude de lire chez Lacan comme les fruits d'une invention sui generis et, pour ainsi dire, sans nul passé. L'antagonisme entre Lagache et Lacan, arrachant la psychanalyse à la psychologie clinique que le premier entendait refondre autour de l'enseignement freudien, pèse ainsi encore sur l'historiographie.

Dans sa partie historique, Émile Jalley déploie toute l'ingéniosité policière désormais exigible dans la discipline pour identifier à travers toute une série de lapsus calami, d'infimes erreurs typographiques ou de citations de citations, ce que fut la dette wallonnienne de Lacan, et les moyens employés pour la masquer. Les sources de l'article de l'Encyclopédie française de 1938, sur la famille, sont l'objet d'une reconstitution exemplaire. Mais loin d'éteindre le débat dans une vaine querelle de priorité, Émile Jalley démontre que Lacan et Wallon l'un et l'autre tentaient de remédier au défaut crucial de la psychologie génétique: "l'absence dans la pensée freudienne d'un véritable modèle du lien social primaire" (80). Lisant Wallon, Lacan trouvera sa solution, laquelle "ne peut consister qu'à envisager le moi selon des attributs contradictoires. Installer le conflit au sein même du moi: une instance de cristallisation précoce, prémature, mais de structure fragile, labile", bref, "envisager le moi, né de l'expérience spéculaire, comme doté d'une fonction contradictoirement unifiante et aliénante, une structure marquée par le paradoxe d'une forme de suffisance en même temps que d'une béance essentielle. Le moi comporte la fonction illusoire et structurante de combler la débilité motrice initiale du sujet par l'anticipation perceptive de son unité" (312). Pour rendre cette conclusion de Lacan homogène à ses prémisses chez Freud, Charlotte Bülher et Wallon, Émile Jalley reconstruit tout "l'arrière-fond idéologique et culturel" du stade du miroir. C'est, d'une part, celui de la doctrine de l'"opposition" psychique (auquel il a consacré un article de l'Encyclopedia universalis en 1989, en lui assignant des origines lointaines dans la pensée spéculative allemande), et d'autre part, la théorie des "stades", qu'il expose en détail dans ses versions psychanalytiques kleiniennes et post-kleiniennes, mais aussi sous l'angle de l'histoire de la psychologie de l'enfant piagétienne. Croisées ensemble, ces perspectives autorisent à la fin du livre d'étonnants exercices d'annotation des textes de Lacan, où le réseau surdéterminé de ses références arrive à un peu plus de clarté (349), dissipant l'impression d'éclectisme qu'on lui impute à tort.

C'est qu'Émile Jalley ne perd jamais le fil d'une analyse vraiment conceptuelle de son objet, et vite soigneusement de se laisser dépister par le jeu d'indices sur lequel repose toute sa reconstruction. En particulier, il fait tout à fait justice de ce qui chez Lacan relève de la pure caution philosophique prise dans Hegel, et de la réappropriation substantielle: "En fait, tout semble se passer comme si la psychologie développementale de Wallon fournissait à Lacan des contenus d'expérience susceptibles de venir meubler, habiter le cadre spéculatif de la dialectique hégélienne de la lutte pour la reconnaissance. Encore faut-il qu'un tel corps de connaissances ait les proportions et la taille convenables pour venir s'ajuster sans problème à un tel habit, ce qui d'ailleurs ne saurait être systématiquement le cas des autres systèmes de psychologie qui fleurissent alors à l'époque (Piaget, par exemple)" (350). Pareil sens de la logique interne des positions des protagonistes permet de faire dialoguer utilement Zazzo et Lacan, en montrant à quel point les arguments expérimentaux sont loin de nuire à l'usage du stade du miroir chez Lacan, "comme une sorte d'organisateur nodal, d'où se détachent et rayonnent les autres mécanismes spécifiques et plus localisés, dont nous étudions ici toute la série : parade et despotisme (ch. 3), mimétisme (ch. 6), prestance (ch. 7), jalousie et sympathie (ch. 5)" (47). Par delà la clinique des enfants, mais pas contre elle, c'est ainsi la problématique de la "connaissance paranoïaque" chez Lacan qui se trouve remarquablement éclairée. Rien ne manque plus désormais pour apprécier ce que fut le projet, non seulement lacanien, mais commun à plusieurs psychologies éminentes des années 30, de constituer une gnoséologie matérialiste, à la fois efficace sur le plan phénoménologique, et génétiquement enracinée dans l'affectivité et les corrélations entre la perception de soi et la psychomotricité.

La conclusion ("Le problème de l'influence dans l'histoire des idées") porte un titre à dessein trompeur. En fait, le concept d'"influence" y est soumis à une critique que le contexte d'une élucidation de la connaissance paranoïaque préparait d'ailleurs de loin. Émile Jalley propose de surmonter l'irrésistible tendance à voir partout de telles influences, en stratifiant les sources, les citations, leurs altérations, les non-citations, et donc les "phénomnésies" et les "cryptomnésies" (357-358), jusqu'à dégager des "isomorphismes" entre les conceptions des auteurs, lesquels ne sont plus passibles d'une explication historique. Dès ce moment, il devient en effet non seulement légitime, mais encore nécessaire d'examiner la consistance propre de ces conceptions, en partant du principe qu'il est normal qu'une idée suive un développement propre, qui peut être mené à bien par des auteurs qui ne se lisent pas les uns les autres. Cet abrégé d'une méthode entend éviter, semble-t-il deux écueils classiques en histoire des idées: l'empirisme historique pur, ou de sources en sources plus érudites encore, tout aurait été déjà lu quelque part par tout le monde, personne n'ayant jamais rien écrit ni pensé en premier, la démonstration se perdant alors dans l'invérifiable, voire l'absurde; mais aussi la reconstruction toute logique des pensées, faites au mépris des emprunts, de leur dissimulation éventuelle, et de la raison d'être, intellectuelle ou pas, des stratégies d'absorption infra-conscientes. On sera sensible au fait qu'Émile Jalley met au service de ce programme une attention toute clinique aux textes qu'il déchiffre, lus dans leur surdétermination, sinon dans leur symptomatologie.


Freud, biologiste de l'esprit, Frank J. Sulloway

Trad. franç. de J. Lelaidier, 2ème édition révisée (1ère édition 1981), présentation de M. Plon, avant-propos d'A. Bourguignon, nouvelle préface de l'auteur pour la réédition américaine de 1992.

Fayard, Paris, 1998, XLV + 595 pages, bibliographies mises à jour, index nominum et rerum, 190,00F

L'excellente présentation, critique et sereine, que M. Plon donne a la réédition de la traduction de Freud, Biologist of the Mind aurait peut-être pu rendre inutile ce compte rendu. Mais les enjeux de l'histoire de la psychanalyse, une subdivision bien intéressante de l'histoire des sciences humaines où les protagonistes sont toujours à deux doigts d'en venir aux mains, sinon de se traîner mutuellement devant les tribunaux, mérite qu'on mette encore une fois au net les implications radicales d'une certaine manière d'écrire l'histoire, et cela, tant à cause de la forme épistémologique que F. Sulloway donne à son livre, que par l'effet massif que cette forme impose ici à son objet.

Polémique en effet, le projet de F. Sulloway ne l'était sûrement pas moins en 1979, lors de la première parution du livre, qu'aujourd'hui, où le contexte intellectuel et culturel est bien différent. Il s'agissait, il y a vingt ans, d'en finir avec l'hagiographie institutionnalisée des "disciples métamorphosés en biographes" (177), Jones au premier chef, mais aussi d'autres moins connus (421, n.7), dans un mouvement de réévaluation érudite et déjà démystifiante des sources de la pensée freudienne, auquel s'attachait alors Ellenberger. Il ne paraissait plus possible d'admettre alors, selon la formule finale de Freud, biologiste de l'esprit, que la psychanalyse soit "la première théorie scientifique à imposer l'historique de sa naissance" (481). Mais désormais, le propos de F. Sulloway est d'alimenter le moulin de la réfutation de la psychanalyse, théorie et thérapie, dont les héros sont pour l'heure A. Grünbaum et F. Crews (XXXII) - l'un et l'autre d'ailleurs sur des bases distinctes. Le cœur de la thèse exégétique de F. Sulloway reste en effet inchangé dans les deux perspectives. Il la formule ainsi: "pourquoi Freud s'est-il laissé aller à devenir un cryptobiologiste, avec toute la confusion et tous les malentendus que cette dissimulation a entraînés pour ses théories?" (401). Reniant l'origine de ses concepts fondamentaux et leur caractère psychobiologique, Freud aurait accrédité, dans le but stratégique d'autonomiser la discipline qu'il créait, le "mythe" de la psychanalyse comme "psychologie pure", et se serait du même coup posé en "héros" de ce mythe, investissant son auto-analyse (199), mais aussi les procédés purement psychologiques de la cure, d'un pouvoir exorbitant de confirmer la doctrine. Restituant Freud, malgré ses dissimulations, sous son vrai jour, F. Sulloway voit alors dans la psychanalyse une préfiguration erronée, quoique géniale, de la synthèse que nous promet la sociobiologie d'E. Wilson (480).

La démonstration de F. Sulloway s'articule en trois temps qui forment les parties de son gigantesque livre. (1) Sous le titre "Freud et la psychophysique du dix-neuvième siècle", on lit surtout, après un résumé succinct de la controverse sur l'hypnotisme à la fin du 19ème siècle, un éloge appuyé de Breuer (pour le savant? pour l'homme?) première victime de la stratégie d'affirmation révolutionnaire de la théorie freudienne. Puis Sulloway reconstruit, à partir de la théorie dite de la "séduction" et de l'Esquisse d'une psychologie scientifique de 1895 une série de problèmes organisateurs de la conceptualité psychanalytique, où l'essentiel est de répondre à la question de savoir comment se différencient refoulement normal et refoulement pathologique. Comme c'est impossible par des voies strictement psychologiques, il faut faire intervenir un facteur biologique en arrière-plan, lequel fournit l'élément quantitatif propre à faire pencher la balance. (2) F. Sulloway relit alors, dans sa seconde partie ("La psychanalyse: naissance d'une psychobiologie génétique"), la correspondance avec Fliess en prenant au sérieux les élucubrations numérologiques du célèbre ami de Freud sur la vie et la sexualité: à la question de savoir si Freud a pillé chez Fliess le concept de "bisexualité", F. Sulloway ne répond pas seulement oui sur le fait, mais encore sur la théorie. Car c'est tout un ensemble structuré de thèmes et de notions que Freud aurait découvert chez son ami, lequel l'aurait familiarisé avec les solutions psychobiologiques post-darwiniennes du temps et délivré du physicalisme strict de l'Esquisse. La sexualité infantile, i.e. la dimension biogénétique de la maturation de l'organisme appréhendée dans la perspective évolutionniste, fournit la solution attendue aux apories de la première partie. F. Sulloway conjecture par exemple que la lecture de Moll a plus pesé dans la renonciation de Freud à sa théorie de la séduction, que son auto-analyse, ou sa clinique. Solidement ancré dans cette idée, Sulloway expédie en 40 pages L'interprétation des rêves, La psychopathologie de la vie quotidienne et Le mot d'esprit, pour démontrer que sans la sexologie contemporaine, rien n'aurait de sens dans les successives réécritures des Trois traités sur la théorie sexuelle, base psychobiologique irréductible de la doctrine, et dans lesquels Freud s'évertue à gommer ses dettes. Toutes les spéculations apparemment psychologiques ou anthropologiques ultérieures ne sont que l'effet induit d'une erreur scientifique constante de Freud, qui l'a porté au "psycholamarckisme", selon le mot de F. Sulloway, qui désigne ainsi l'héritabilité transgénérationnelle des caractères psychiques acquis, et dont Totem et Tabou est l'exemple canonique. Sur cette base enfin, la "pulsion de mort" ne serait incompréhensible qu'aux seuls disciples psychologisants de Freud, tandis qu'une juste appréciation de son cryptobiologisme prouve qu'il ne pouvait en éviter la notion. (3) Il ne reste plus dans la troisième partie, sous le titre cinglant d'"Aux origines de la psychanalyse: idéologie, mythe et histoire", qu'à mettre en œuvre la méthodologie annoncée dans la préface, et à "construire une histoire naturelle de l'histoire elle-même" (XXXIX), autrement dit, à exhiber les stratégies de reconstruction du passé par ses acteurs, selon leur équation personnelle, ou leurs intérêts supposés dans le champ de la connaissance. Sous ce rapport, l'interprétation psychologisante de Freud apparaît comme un contresens explicable par les exigences socioculturelles de diffusion de la psychanalyse, doctrine que F. Sulloway rejette pour l'essentiel, tant lui semble inadmissible son dévoiement hors des voies orthodoxes du salut naturaliste. Il fallait bien, tout de même, que ce refoulement des origines se paye quelque jour...

Le problème de l'histoire naturelle de l'histoire, au sens de F.Sulloway, c'est le statut d'objet bien connu qu'elle donne à ce dont elle prétend retracer la genèse. Dans le cas de Freud, non seulement on est ici loin du compte (la pensée de Freud n'est pas bien connue du tout, et F. Sulloway en donne une présentation ultra-scolaire qu'il n'interroge jamais, et qui concentre poncifs et approximations, et même quelques sanglants contresens), mais en outre, l'ambition de démystification affichée par F. Sulloway ne manque pas de se retourner contre lui. Le ton qu'il adopte l'élève au rang d'une sorte de héros démystificateur, qu'il est tentant de démystifier à son tour. Comment, ainsi, être dupe d'éloges au génie original de Freud, quand ce dernier est systématiquement dépeint sous les traits d'un habile transformateur de la pensée d'autrui, canonisé par des disciples victimes de son fanatisme ? F. Sulloway ne rejette pas seulement l'inconscient freudien, il se propose de revenir à une explication psychologique des motivations scientifiques en fonction des intérêts conscients et des influences familiales et sociales (348, n.2), dont l'archaïsme désempare le lecteur. En réalité, pareille épistémologie historique ne considère jamais que la cohérence conceptuelle interne d'une pensée mérite une analyse préalable. On commence par en démembrer les termes pour dénuder la trame lexicale de l'argument, puis on s'émerveille de trouver les mêmes mots chez des contemporains plus ou moins méconnus, ou bien diffus dans le milieu intellectuel de l'époque. On recourt ensuite à la notion causale magique d'influence pour avancer que l'auteur étudié n'a rien inventé au sens fort, et que tout lui vient de ses lectures, qu'il ne peut guère faire mieux que dissimuler derrière de pauvres tentatives de réappropriation personnelle et de redescription idiosyncrasique. Freud, biologiste de l'esprit pousse cette stratégie jusqu'à l'absurde. Dans son étude sur Fliess, mû par le désir de montrer que Fliess a bien commandé la formation des concepts de bisexualité, d'évolution et de biogénèse, F. Sulloway finit par démontrer que tout le monde ou presque trouvait à l'époque ces thèmes suggestifs, et il fournit du coup paradoxalement des armes à ceux qui pensent que rien de spécifique ne pouvait influencer Freud dans les théories de son ami. Comme dans toutes les théories de l'influence en histoire des idées (le naturalisme aime les explications causales !), on construit obligatoirement un cercle, où personne, une fois tous les attendus érudits méthodiquement déployés, ne peut plus dire qui a influencé qui (179). Pire : la pseudo-évidence d'une théorie dont l'articulation interne est réduite à une enfilade psychologiquement automatique de thèses-clichés, aboutit à oublier le fait tout bête que deux personnes peuvent raisonner de la même façon sans s'être pourtant jamais lues, et que c'est même un argument en faveur de la justesse de leur position.

M. Plon dit très bien ce qui surnage de ce désastre : de précieuses informations sur la sexologie naissante.

Ajoutons-y, car c'est un fait assez bien documenté par F. Sulloway, le "psycholamarckisme" de Freud, qu'il a voulu maintenir contre toute évidence scientifique. Mais loin d'y voir une nouvelle manifestation doctrinaire, ne pourrait-on y voir l'effet de ce que racontaient les malades de Freud, sur l'origine inscrutable, et systématiquement préhistorique, de leur fantasmatisation œdipienne ? Dans ces spéculations psycholamarckienne, Freud se fait (je propose cela à titre d'hypothèse, mais elle est tellement peu originale qu'on s'étonne de devoir la rappeler) comme le secrétaire de ses patients, et sans doute, de leurs symptômes, car la référence à un passé archaïque enracine la maladie dans une réalité qui échappe au sujet, trait de résistance névrotique s'il en est. En tout état de cause enfin, si Freud s'exprime dans un lexique évolutionniste, ce n'est nullement chez lui l'objet d'un choix, mais une obligation rhétorique, vu, comme F. Sulloway le démontre d'ailleurs lui-même surabondamment et contre toute son intention, que personne n'échappe à la fin du 19ème à l'évolutionnisme, dans aucun domaine que ce soit. Au point qu'il s'agit là d'un évolutionnisme sans évolution au sens biologique, et d'un simple schème (dont la "pensée" de Spencer est le type).

Mais il serait fastidieux d'énumérer tous les contresens sur la doctrine qui émaillent un ouvrage si pesamment érudit. Dès le départ, M. Plon remarque qu'il n'y est jamais question de transfert ; ou sinon probablement dans un schéma récapitulatif digne d'un manuel des années 50, au titre des "interactions" (344). Il est clair, de toutes façons, qu'un livre qui ignore si massivement la question de l'hypnose et de la suggestion à la fin du 19ème siècle (tout en croyant apporter des éléments au débat!), ne peut que mettre entre parenthèses tout ce qui pourrait, en psychanalyse, relever d'une relation intersubjective non strictement naturalisable. Mais le concept de refoulement fait l'objet chez F. Sulloway d'un traitement encore plus aberrant, et qui emporte de grandes conséquences pour sa reconstruction du freudisme. Car il est parfaitement exact (même si c'est un constat banal) que Freud a toujours trouvé difficile de penser la différence entre refoulement normal et refoulement pathologique sans faire intervenir à un degré ou à un autre une forme de prédisposition biologique, liée par exemple à la maturation sexuelle de l'organisme et aux points de fixation qu'elle impose, auxquels le pervers se fixe, et auxquels le névrosé régresse. Mais le refoulement, chez Freud, comprend deux mouvements indissociables : un mouvement de rejet dans l'inconscient (exclusivement psychologique, c'est celui qu'on observe en clinique), et un mouvement concomitant d'attraction du refoulé dans l'inconscient en fonction des traces antérieures des refoulements précédents. C'est au niveau du second mouvement qu'on retrouve les diverses composantes de la sexualité infantile, mêlées aux souvenirs de périodes reculées. Or, pour F. Sulloway, ce second mouvement est le principal, sinon le seul doué d'une efficacité causale véritable : l'"involution" néo-darwinienne dont il procède, et la phylogenèse à laquelle il fait droit, voilà la psychanalyse qui compte pour le naturaliste, parce qu'elle trouve dès lors une base organique objective (373). Que Freud ait toujours précisé que seule la clinique, et donc l'analyse psychologique, permettait de sélectionner quels facteurs organiques d'arrière-plan était véritablement pertinents, voilà pour F. Sulloway un détail sans importance. Cela est pourtant criant dans la Traumdeutung, où Freud met le plus grand soin à exclure les explications naturalistes ordinaires, de peur qu'on n'en revienne à une conception de la névrose étayée sur la dégénérescence (i.e. sur la prédisposition comme facteur dominant), sans voir la texture psychologique, car interprétable, des symptômes. Le recours à la "constitution" n'a lieu qu'à l'extrême fin du livre, une fois celle-ci immunisée contre l'antipsychologisme biologisant pour lequel Freud n'a pas d'ironie assez cruelle. F. Sulloway fausse ainsi radicalement l'économie des démonstrations de Freud, pour y injecter les prémisses d'un naturalisme qui est le nôtre, mais pas le sien (et il ne sert à rien de citer Cranefield, qui a tant fait pour dissiper cette équivoque, si l'on n'en tire aucune conclusion!). La lecture que F. Sulloway propose de la notion de sexualité infantile est un concentré toutes ces erreurs, qui résultent d'un démembrement artificiel du concept de refoulement. A ses yeux, c'est pure mauvaise foi si Freud ne voit rien d'intéressant dans Moll, ni même quoi que ce soit comme une préfiguration de ses idées. Mais la thèse constante de Freud n'est pas qu'il y ait une sexualité infantile, ce qu'on savait même avant la sexologie du 19ème ; c'est que la sexualité des adultes a des traits infantiles que la névrose accuse, et qui justifie, en clinique, la référence, autrement dépourvue de sens subjectif, à la sexualité de l'enfant. Non pas la sexualité infantile comme fait biologique, mais plutôt l'infantilisme de la sexualité adulte comme fait psychologique et moral : voilà l'ordre du raisonnement de Freud, et la seule manière de comprendre comment le refoulement peut avoir lieu sous l'empire d'idéaux moraux, sociaux, ou esthétiques. F. Sulloway cite d'ailleurs fort exactement à ce sujet les phrases définitives de Freud à Jung (413), mais il n'y voit, aveuglé par l'aveuglement qu'il prête à Freud, qu'une simple stratégie de déni...

Car F. Sulloway a lu Freud, et n'a pu que se heurter à chaque page à l'incompatibilité textuelle de son hypothèse avec la masse de références qu'il empile. Son ouvrage fournit alors un exemple parfait d'application de la "théorie du complot" en histoire des idées, et c'en est peut-être aujourd'hui le mérite pour une tératologie à constituer de l'histoire et de la philosophie des sciences. Une fois acquis que Freud est un cryptobiologiste, et l'on a vu sur quelles bases et par quels procédés, il ne reste plus qu'à retourner les arguments innombrables qu'il a donné dans son œuvre pour soutenir l'exact inverse, comme autant de preuves caractérisées de son déni de la vérité, voire de la perversité intrinsèque de sa démarche. Il est fascinant d'observer F. Sulloway expliquer, en citant les textes, que Freud ne pouvait, pour arriver à ses fins, que rejeter la psychologie biologique de son temps, pour ensuite affirmer que ce rejet s'intégrait admirablement à la vaste occultation de la dette psychobiologique du freudisme, et à l'héroïsation de Freud en pur psychologue par des disciples aussi naïfs et fascinés qu'épistémologiquement incultes (465).

Si donc "histoire naturelle de l'histoire" il y a, ce n'est pas comme le croit F. Sulloway. Freud, biologiste de l'esprit y figurerait, certes, non comme un traité méthodologique, mais comme un objet. Car ce livre est exemplaire d'une entreprise théorique capable de réécrire tout ce qui s'oppose à elle en des termes qui permettent d'y déceler à la fois une anticipation géniale d'elle-même, et un consternant tissu d'erreurs. La rencontre récente de F. Sulloway et d'A. Grünbaum était d'ailleurs en germe dans les références élogieuses à R. Holt et M. Eagle, en 1979. La seconde version ne fait que pousser à bout le mépris pour les "littéraires" et autres imbéciles préoccupés de ce que Freud raconte de la signification et de l'interprétabilité des phénomènes qu'il examine. Les voies de ce naturalisme sont simples et F. Sulloway offre une méthode extrêmement aisée à transposer. Tout d'abord, il ne faut jamais commencer par une analyse conceptuelle de son objet, de peur de voir sa logique propre et ses procédés argumentatifs brouiller le repérage érudit de ses emprunts littéraux possibles aux auteurs contemporains, qui en disent la vérité. Car, pour F. Sulloway, on ne pense pas quand on écrit, on vole ou on déforme, puis on dissimule, et ce qui nous manque donc est moins une compréhension des doctrines qu'une théorie policière de la propagation et de l'occultation des représentations dans le milieu social et culturel. Tout se passant ensuite entre individus, le second volet de la méthode consiste à revenir au bon sens pratique, tel qu'il est consciemment mis en application par ces mêmes individus dans leurs interactions de tous les jours, et par exemple à exposer sans rire que les freudiens traitent les malades comme des inférieurs puisqu'ils les allongent, tandis que les adlériens les traitent comme des égaux, puisqu'ils les reçoivent dans un bureau, et que, du coup, chaque patient est considéré par le thérapeute comme le véritable expert sur son cas (348). Surtout, ni chiffres, ni statistiques, ni mises en perspective: la bonne vieille psychologie de comptoir du savant Cosinus tiendra bien lieu de sociologie de la connaissance. Comme, en outre, l'adversaire informé est ici a priori suspect de n'être qu'un ex-patient manipulé victime des mirages de son analyse didactique, F. Sulloway réussit le tour de force de radicaliser le célèbre sophisme que Popper imputait aux psychanalystes, de traiter leurs adversaires comme des gens qui refouleraient la vérité du freudisme pour des motifs en eux-mêmes névrotiques. Car désormais, non seulement l'adhésion argumentée au freudisme est d'emblée un symptôme, mais plus elle est argumentée, plus elle est symptomatique, d'une maladie de la pensée dont F. Sulloway espère que l'histoire nous débarrassera comme d'une monstruosité passagère: la psychanalyse.

Il y a des classiques qu'il ne faut vraiment pas relire.


Autour des "Etudes sur l'hystérie". Vienne 1895, Paris 1995

Jean Clair, Nicole Edelman, René Major, Mark S. Micale, André Michels, Jacqueline Rousseau-Dujardin,

Présentation par Elisabeth Roudinesco, L'Harmattan, Paris, 1998, 141 pages, 80.00F

Avec trois ans de décalage, les Actes du colloque de novembre 1995, qui s'est tenu à Sainte-Anne sous l'égide de la Société Internationale d'Histoire de la Psychanalyse et de la Psychiatrie, sont disponibles. Trois articles y sont susceptibles d'intéresser l'historien des sciences humaines.

R. Major, dans le sien, entend réfuter les assertions de M. Borch-Jacobsen, dans son brûlot, Souvenirs d'Anna O., une mystification centenaire (Aubier, Paris, 1995). Vu le contexte polémique qui prévaut dès qu'il s'agit d'histoire de la psychanalyse (la mode étant à la démystification à tout crin, comme celle des années 60 était à l'hagiographie), c'est une importante réponse, et peut-être la meilleure. Elle souffre pourtant d'une forme curieuse, l'auteur pastichant J. Derrida un peu au-delà de ce que sa minutieuse méthode de lecture déconstructrice exige de ceux qui la reprennent à leur compte. La dénonciation des "mensonges" de Freud par M. Borch-Jacobsen repose en effet sur un faisceau de faits contredisant l'histoire officielle. 1) Breuer n'aurait nullement succombé aux effets du transfert d'Anna O. sur sa personne, transfert si sexualisé qu'il aurait provoqué sa fuite loin de sa patiente, puis des retrouvailles avec sa propre femme, conduisant à la naissance d'un nouvel enfant; 2) La grossesse nerveuse d'Anna O. (pseudocyesis) dont parlait Jones est imaginaire, c'est un ragot forgé par Freud pour atténuer l'échec de la cure princeps, et confirmer par ricochet la nature sexuelle du transfert.
R. Major se concentre sur la seconde moitié de la thèse, puisque, pour la première, une lettre de Freud de 1883 à sa fiancée Martha (contemporaine de la cure) en établit assez la substance, même si Breuer et sa femme n'ont pas eu d'enfant à cette occasion précise. Major pose alors 1) qu'il est illégitime d'imputer à Freud les erreurs commises par Jones sur la famille de Breuer, qui sont diverses et pas toujours d'ailleurs en relation avec les faits en discussion (notamment les erreurs sur Dora, sa fille, supposée faussement avoir été conçue dans ces circonstances) (1), 2) qu'il existe une lettre de Freud à Zweig mentionnant un délire de grossesse, mais pas une grossesse nerveuse qui est un symptôme somatique, et que le terme de pseudocyesis est de Jones seul, Marie Bonaparte ne parlant que d'un fantasme de grossesse; 3) qu'il n'y a donc rien d'étonnant à ce que l'unique phrase délirante dont Freud se souvienne tardivement n'ait laissé aucune trace dans le dossier d'Anna O., qui fut ensuite soignée par d'autres médecins.
Cette mise au point laisse dans l'ombre plus d'un point: notamment, Freud aurait dit à Jung avoir assisté à la scène du délire de grossesse, le soir où Breuer aurait mis fin au traitement. De plus, comme le fait remarquer M. Borch-Jacobsen (communication personnelle), s'il n'existe pas de preuve écrite que Freud ait imputé de pseudocyesis ou de fantasme de grossesse à Anna O., il n'en reste pas moins que ses proches (notamment Brill et Rank) s'en sont aussi fait l'écho en 1948 et en 1924 (sont-ils aussi de faux témoins?). De plus, il faut quand même remarquer que même si Freud qualifie la scène litigieuse de délire (et non de fantasme de grossesse ou de pseudocyesis), il y est bien question d'un accouchement hystérique! Enfin, un examen serré de la chronologie contribue toujours à démentir que Breuer se soit sauvé, et ait conçu un enfant avec sa femme après la fin brutale du traitement.
Ce ne serait que la répétition de ce qu'avance M. Borch-Jacobsen dans son livre, si Freud, malheureusement, dans la même lettre à Zweig que R. Major cite à l'appui de sa réfutation, ne mentionnait pas explicitement qu'il doit y avoir un rapport entre la fin du traitement (fin toute relative, et nullement brutale, dans les faits) et la grossesse de la femme de Breuer. On pourrait parfaitement maintenir, cependant, qu'il n'est pas besoin d'une fin brutale de la cure, ni d'une coïncidence exacte des dates entre la fin du traitement et la grossesse de la femme de Breuer, pour que la thèse freudienne d'un effet du transfert sauvage sur Breuer restât plausible. On ne peut quand même pas exiger que la femme de Breuer soit tombée enceinte le jour précis de l'interruption des visites de son mari à Anna O., ni supposer qu'il ait fallu à Breuer une scène délirante en bonne et due forme pour ressentir les effets affectifs du transfert dont il était l'objet. Après tout, il aurait pu "décider" (ou décider "inconsciemment", précisément sous l'empire du phénomène transférentiel allégué par Freud) d'avoir un enfant avec sa femme quelques mois avant d'interrompre matériellement le traitement d'Anna O., et pour prendre une telle décision, ou peut-être juste endosser un tel état de fait (si du moins on accorde l'hypothèse transférentielle), un délire de sa jeune malade était tout aussi bon qu'une pseudo-grossesse somatique (inexistante). Cela expliquerait aussi, si l'on veut, la possibilité que des conversations privées ou des bruits ultérieurs aient été la base d'exagérations ou d'altérations des faits, auxquelles Freud lui-même aurait pu prêter la main. Ainsi, au lieu d'une contre-réfutation parfaitement ficelée, comme R. Major croit la fournir, on a quelque chose de beaucoup plus hypothétique, et qui suppose à son tour d'interpréter les faits comme les dates, et favorablement, là où M. Borch-Jacobsen ne voit que mensonges.

Mais quoi qu'il en soit elle donne une leçon de méthode en histoire des sciences humaines: quand on a décidé de démystifier, et que le rapport à l'objet n'est que de pure démystification, le jeu des imputations spéculatives et des glissements du sens attribué (donc construit, au moins pour partie) à tel ou tel événement, devient irrésistible. Cela vaut autant pour le critique que pour le critiqué, quand il se met en position de démystifier le démystificateur. La croyance qu'en s'en prenant à un historien (Jones), on peut réfuter l'objet dont il fait l'histoire (la psychanalyse), par le biais des incertitudes d'un témoin principal dont on veut faire l'accusé (Freud), conduirait vite à transformer la recherche universitaire en journalisme à scandales. Maintenant, avouons-le, M. Borch-Jacobsen n'est pas dépourvu d'arguments redoutables pour mettre à mal l'hagiographie freudienne, qui crie elle aussi trop souvent au scandale dès que les questions matérielles deviennent un peu pressantes (que s'est-il passé, exactement, et quand?), et surtout, qu'il faut faire un (gros) effort pour les considérer "du bon côté", en laissant plein d'incertitude sur leur signification ultime. Si M. Borch-Jacobsen ne tirait pas des conséquences à mon sens exorbitantes de cette incertitude (tricherie, imposture...), et s'il n'avait pas une théorie délibérément naïve de la guérison de l'hystérie ("...elle décida que ce jeu stérile n'en valait pas la chandelle", et voilà pourquoi votre fille n'est plus folle!), sa virulence aurait sûrement un meilleur usage.

N. Edelman, pour sa part, contextualise l'hystérie de Charcot dans le cadre sociopolitique de la fondation de la IIIème République. Son idéologie de la cohésion sociale reposait ainsi sur deux piliers: la famille, dont la femme et la mère sont la clé de voûte, et l'attention à une classe ouvrière touchée par la crise. Or, femmes et ouvriers sont précisément les victimes de la fameuse névrose. N. Edelman examine ainsi comment dans la conscience médicale s'est imposée l'idée qu'hommes et femmes étaient également concernés par l'hystérie. Un des traits frappants qu'elle découvre, c'est le départage étiologique entre les deux sexes, et comment chacun s'est retrouvé pour ainsi dire fixé dans le statut qu'il devait avoir: aux hommes, des causes occasionnelles d'ordre public (travail), aux femmes, d'ordre privé (chagrin). La prévention de l'hystérie par l'hygiène et l'éducation révèle ces projections, ce que confirme l'analyse des idéaux qu'elles promeuvent, et notamment, les thèses de femmes médecins que commente N. Edelman. L'analyse est richement documentée, et ouvre des perspectives: quelle différence faire ainsi entre femmes riches et femmes pauvres? D'autre part, le retour de cycle des années 1885 coïncide de façon quasi miraculeuse avec l'apogée du problème des névroses traumatiques masculines; mais on aimerait aussi des détails sur la population concernée et sa provenance professionnelle, géographique, etc., pour confirmer une hypothèse où N. Edelman privilégie les représentations.

M. Micale, enfin, pousse à bout cette enquête sur les représentations à laquelle l'hystérie invite si évidemment les historiens. C'est certainement un des chercheurs les plus novateurs, avec Elaine Showalter et Jacqueline Carroy, dans la mesure où il donne une portée épistémologiquement démonstrative à des références qui autrefois n'aurait figuré dans les notes qu'à titre d'anecdotes littéraires savoureuses, ou de remarques accidentelles sur le contexte culturel de la véritable question, bien entendu rigoureusement scientifique, et traitable uniquement par l'historien de la médecine. M. Micale distingue ainsi l'étude non-métaphorique (i.e. médico-historique) de l'hystérie, de l'analyse de la métaphore hystérique, de sa carrière comme révélatrice des représentations "fin de siècle", et de la nécessaire transition vers une époque où l'hystérie, à force d'avoir tout signifié, ne devait plus rien vouloir dire. Les outils que retient M. Micale appartiennent à l'histoire littéraire traditionnelle: recensement des œuvres au retentissement notable, collaboration entre écrivains et médecins, références explicites des romans ou des essais politiques (largement littéraires à l'époque) aux débats psychopathologiques. Mais l'approche reste en son fond sociologique, dans la mesure où la supériorité artistique de telle ou telle œuvre est mise entre parenthèses, chacune n'entrant qu'à titre d'ingrédient dans la constitution de cette hystérie symbole d'une époque, dont aucune n'incarne seule la vérité. Là aussi, le matériel examiné est d'une richesse confondante. Mais on peut toutefois faire une observation: en empilant les références savantes à la production littéraire du temps, on ne peut que rencontrer des figures d'épuisement du paradigme de l'hystérie. Ce n'est donc pas la nécessité propre de son épuisement qui apparaît sous nos yeux, mais (peut-être) un effet marginal du procédé employé pour l'établir. L'histoire des représentations engendre obligatoirement des effets relativistes, qui ne disent rien de la relativité de l'objet lui-même, ni de ses raisons. En fait, la théorie littéraire a assigné une fonction précise, selon une logique interne forte, à l'hystérie: sans doute la transition du naturalisme au décadentisme, de Zola à Huysmans, en un mot, et cela, au moyen de figures et de procédés stylistiques (par exemple le statut de l'écriture littéraire elle-même aux yeux des écrivains) qui n'ont pas grand-chose à voir avec ce que capterait une histoire littéraire indifférente à la façon dont les textes sont composés. Le concept de "surcharge interprétative", que M. Micale emprunte à Bachelard, formalise certes la description du problème de l'évanouissement de l'hystérie au tournant du siècle. Elle ne le résout nullement. Enfin, on se demande souvent si la lecture de ces œuvres littéraires n'a pas précédé la découverte de singularités psychologiques de l'hystérie que les médecins auraient négligées, ou encore, si les malades (des milieux aisés, mais pas forcément) imprégnés des stéréotypes littéraires de l'hystérie, ne fournissaient pas à ceux qui les soignaient des tableaux culturellement dramatisés. Séparer à la hache l'histoire métaphorique (i.e. culturelle) et l'histoire non métaphorique (i.e. scientifique) de l'hystérie ne permet pas de poser de telles questions. Mais, dira-t-on, encore faut-il rassembler déjà le matériel, jusqu'à présent négligé, qui autorise à la poser sérieusement, et de ce point de vue, le travail de M. Micale est l'indispensable point de départ.

(1) Dans une note du Dossier Freud : Enquête sur l’histoire de la psychanalyse, Les empêcheurs de penser en rond, 2006, p.250, M. Borch-Jacobsen me reprend sur ce point : en fait, Dora, la fille de Breuer, serait bien née en mars 1882, soit trois mois avant la fin du traitement. Ce n’est donc pas une erreur imputable à Jones que d’alléguer ce fait ! Cela rend plus fragile la défense que Major propose de Freud, et plus clair l’attachement viscéral que Freud portait à sa Rekonstruktion des faits, en contradiction patente avec ce qu’il savait certainement s’être passé.


Voir les fous

Bruno-Nassim Aboudrar

Préface de H. Damisch, PUF, "Psychopathologie", Paris, 1999, 236 p.

23 planches, index nominum, bibliographie, 149,00F

L'exercice historique que se propose l'auteur est extrêmement subtil: "au premier tiers du 19ème siècle", écrit-il en examinant l'iconographie psychiatrique française (Esquirol) et anglaise (Morison), "on a pu prêter à l'image la capacité de faire voir la folie, les troubles jusqu'alors réputés invisibles de l'esprit" (5). Mais l'étrange, observe-t-il, c'est qu'un psychiatre moderne serait plutôt incapable d'identifier les pathologies que ces portraits, investis d'une forte charge heuristique et pédagogique, semblaient alors présenter aux médecins (219). Quelque chose y est devenu pour nous insaisissable. Il tente donc d'exhiber "le socle historique, esthétique, épistémologique de ces portraits": "J'ai voulu identifier les processus qui les ont rendu possibles et nécessaires: les évolutions de la psychiatrie et de la théorie du portrait qui ont fait de celui-là un instrument de celle-ci, alors qu'au départ, une conception du fou inaugurale de la pensée classique, en faisait celui dont le portrait est impossible" (6).

Après un prologue sur Descartes, qui donne d'emblée un ton philosophique à l'enquête, la thèse s'articule en trois temps. Dans "Frayage de la vue", l'auteur étudie les voies sur lesquelles la folie, dans un certain espace de "visualité" culturellement défini, a commencé par s'offrir comme chose, avant que sa "visibilité" ne soit assurée comme objet, en relation avec un regard, dans les années mêmes (fin du 18ème) que Foucault avait repérées comme cruciale dans son Histoire de la folie. Les outils mobilisés sont ceux de la sémiotique et de l'histoire des représentations, et on lira de belles pages sur la signification esthético-symbolique des "chaînes" dont Pinel délivra les insensés, et dont l'analyse est ici renouvelée. Plus classiquement, l'auteur reprend ensuite les thèmes du fameux théâtre de Charenton et de l'architecture asilaire, moyen de l'instauration de cette visibilité clinique de la folie dont il scrute la genèse anthropologique. Dans "Les traits des fous", l'iconographie psychiatrique est entièrement réévaluée à la lumière des théories physiognomoniques de Lavater et des théories néo-classiques du portrait. La folie apparaît alors comme une limite révélatrice des tensions internes du projet de la "peinture des passions", et elle introduit jusque dans la craniologie naissante la confusion entre normes plastiques et normes mentales. Les contradictions de la physiognomonie sont, en somme, celle de la doctrine du signe qui la sous-tend: il y a, d'un côté, un alphabet lavatériens des "traits" de la folie sur le visage, lequel consiste en signes-choses, où l'abstraction force le fou vivant à s'absenter, et de l'autre, des degrés expressifs de la folie, laquelle se manifeste grâce et malgré l'absence du fou de son portrait tout anonyme. L'auteur montre ainsi comment le principe, hérité de Diderot, de peindre "l'air" (ici, celui de la folie), dans son impalpable et double qualité de support pour la ressemblance, mais aussi d'expressivité incarnée, a pu, chez l'illustrateur d'Esquirol, Gabriel, sembler offrir une solution à ces dilemmes. Mais son échec programmé accompagne, et, en toute hypothèse, justifie l'évolution de la pratique clinique: en effet, par delà la visualité sauvage de la folie, et sa mutation dans la visibilité objective, c'est enfin l'"acuité du regard" de l'observateur qui s'est imposé comme l'ultime discriminant de la folie, faisant s'évanouir l'espoir intermédiaire (mais épistémologiquement nécessaire à son propre dépassement) du "portrait des fous", et cela dans l'effectuation de sa vérité par le seul œil du praticien expert: l'aliéniste.

On le voit, B.-N. Aboudrar ambitionne de faire coïncider une évolution historique en médecine mentale avec le déploiement logique interne d'une sémiotique de la représentation. Ni le raffinement conceptuel du livre, ni le style esthétisant que l'histoire universitaire de l'art impose à ses exposés, ne doivent masquer la fécondité de la démarche pour l'historien et l'épistémologue des sciences humaines. On pense évidemment à l'usage de la photographie par l'anthropométrie (psychologique, sociologique, ethnologique) à l'autre extrémité du siècle. C'est ce qui fait la portée générale de la thèse: prouver que l'analyse des "discours", au sens de Foucault, n'est effectivement pas limitée à la formalisation de textes, mais que l'image, elle aussi, révèle une logique autonome des représentations, dont il y a quelques raisons de croire qu'elle transcende à un certain degré le déterminisme sociologique traditionnel (institutionnel, ou socio-économique) qui s'exerce sur ceux qui en sont les porteurs ou les promoteurs.


Mad Travelers- Reflections on the Reality of Transient Mental Illnesses

Ian Hacking

University Press of Virginia, Charlottesville et Londres, 1998

Édition reliée, ix + 239 pages, bibliographie, index nominum et rerum, 27$

Voyageurs fous réunit les conférences Page-Barbour donnée par l'auteur à l'université de Virginie en février 1997. En un sens, elles prolongent juste Rewriting the Soul - Multiple Personality and the Science of Memory: encore un trouble mental, la "fugue pathologique", qui, comme la personnalité multiple, appartient à la constellation bigarrée de l'hystérie "fin de siècle", et, à nouveau, les effets du scepticisme de l'auteur, attirant l'attention sur l'arrière-plan culturel et historique de ces pathologies "temporaires", apparemment si réelles qu'on doit les mettre sur le même plan que la peste ou le choléra, mais qui s'évaporent avec leurs conditions de manifestation sociale. Mais Voyageurs fous, qui est un livre moins philosophique que L'âme réécrite, au sens où il ne s'attache pas à une analyse conceptuelle de la mémoire, contient en revanche des prises de position plus tranchées sur l'enracinement sociologique de ces (graves) maladies. L'auteur y expose ses outils théoriques, et s'engage davantage dans la polémique en répondant à la question de leur nature ultime: ces maladies sont-elles objectives, simulées, ou des artefacts culturels? Pour qui s'intéresse à ces maladies étranges qui frappent en ce moment les États-Unis (syndrome de la guerre du Golfe, syndrome de fatigue chronique, trouble du déficit attentionnel et de l'hyperactivité chez les enfants, ou Gender identity disorder), la démarche est exemplaire: elle prouve l'importance cruciale de l'histoire des idées pour évaluer selon des normes rationnelles le degré de consistance de ce que nous croyons bien vite, aujourd'hui, poser un problème scientifique et sanitaire "réel".

L'argument s'élabore dans l'ordre des 4 conférences: 1) Comment, se demande l'auteur, trancher dans le débat qui fait actuellement rage Outre-Atlantique, entre les partisans d'une théorie objective de ces syndromes étranges, et les partisans d'une explication "doxogénique" (i.e. par la culture et ses relais médiatiques), ou simplement iatrogénique? Prenons une maladie morte, qui en suscite plus aucune polémique, et dont pour ainsi dire personne ne sait plus rien. Examinons la "niche écologique" au sein de laquelle elle s'est développée, et comparons avec ce qui se passe maintenant. Albert Dadas, de Bordeaux, aura été, en 1885, "le premier fugueur". Ses incroyables pérégrinations l'emmenèrent, sous l'empire d'une compulsion aveugle (et sans rien à fuir) avec amnésie d'identité, du voisinage de Bordeaux, à Moscou, à Istambul, et cela de l'adolescence jusqu'à son mariage, qu'il ruina. Philippe Tissié fut son médecin. Freud cite son travail sur les rêves. Il fut l'ennemi de Pierre de Coubertin et du sport de compétition, le grand promoteur de l'exercice physique, et surtout de la bicyclette, à l'époque qui vit naître le tourisme populaire. Ils étaient faits l'un pour l'autre: la lecture du récit de Dadas (en Appendice) indique en effet combien les joies du touriste modeste, et du voyage sur un coup de tête, imprègnent les descriptions de ses folles et pénibles fugues (car il en souffre, et leur aura l'angoisse). 2) Était-il hystérique ou épileptique? Le simple fait de poser la question (I. Hacking souligne que de ne pas la poser, comme aux États-Unis d'alors, change tout), durcit aussitôt le problème psychopathologique dans des formes scientifiques qui en façonnent le destin social. 3) Ces considérations fondent l'auteur à proposer un concept nouveau pour les articuler: celui de "niche écologique". Selon lui, pour qu'apparaissent ces maladies mentales temporaires (la fugue pathologique perd son autonomie symptomatique en 1909), il faut la conjonction de quatre facteurs: un problème de taxinomie médicale que la maladie en question aiguise à l'extrême, une "polarité culturelle" de l'époque qui fixe les termes du désirable et du haïssable d'un manière présente à tous les esprits (ici, les équivoques du voyage, exil, fuite, évasion, et même le mythe du Juif Errant...), un vecteur d'observabilité, incluant des mesures sociales de contrainte qui révèlent le dysfonctionnement (documents d'identité, grande peur des "vagrants"), et enfin, que la maladie pare au besoin de soulager un malaise social précis. 4) Sur cette base, l'auteur conclut que ses analyses sont bien transposables: les maladies mentales temporaires d'aujourd'hui vivent aussi dans des niches. L'auteur ne dit surtout pas qu'elles ne sont pas réelles, mais que leur réalité est soumise à des contraintes socio-culturelles du type de celles qui façonnaient la "fugue pathologique", et que le scepticisme est donc de rigueur, sans que pour autant, on ait le droit d'invoquer le slogan à la mode de la "construction sociale de la réalité", qui accorde également un poids exorbitant à la dite "réalité".

Divers documents d'époque, dont le récit d'Albert Dadas, des observations de rêves, et des photographies, complètent le texte. On attend prochainement une traduction française.

Pour l'épistémologue, la conférence la plus excitante est bien sûr la dernière (qui est aussi une reconstruction a posteriori de l'auteur). un premier point, qui intéressera surtout les spécialistes de psychopathologie français, est la répugnance que l'auteur semble trouver très normale à utiliser le diagnostic d'hystérie. Il cite l'histoire de la déconstruction du diagnostic par M. Micale, sans se demander si la psychiatrie universitaire qu'il prend pour référence (le DSM IV) n'est pas elle aussi un produit très étroitement déterminé de la culture scientifique nord-américaine. En France, le diagnostic demeure parfaitement usuel en pratique, et pas du tout problématique, comme celui d'ailleurs de paranoïa, qui tend au contraire à disparaître de la nosologie nord-américaine, avec à peu près tout ce qui exige une référence à la notion de subjectivité. Invoquer un changement de "paradigme" psychopathologique, au sens de Kuhn, est donc bien exagéré (72). Il se pourrait juste que la capacité clinique à saisir les invariants de pathologies de ce type - invariants dont I. Hacking est bien obligé d'avouer l'existence pour simplement parler de quelque chose en désignant l'hystérie (87) -, soit devenue impossible, vue la façon dont les catégories nosographiques sont établies dans le DSM IV: par un consensus où la majorité des avis, voire le lobbying, engendrent un commun dénominateur, ce qui réduit les relations pathogènes du malade au médecin à des effets iatrogéniques forcément vagues, puisque la généralisation méthodique, par définition, les a rendu insaisissables. Peu de praticiens français, en fait, ont été impressionnés par le concept de "dissociation" du DSM IV, et l'enseignement neurologique français avertit encore les praticiens de plaintes hystériques que l'on continue à appeler par ce nom. C'est pourquoi, la mode épistémologique actuelle, qui consiste à interdire tout diagnostic rétroactif, en dit plus long sur les conceptions actuelles de la psychiatrie, et son impuissance à formaliser la clinique au-delà de la culture et de l'histoire, que sur l'objet réel qu'est la maladie mentale. Il y a bien de la différence, ainsi, entre la variété de formes plastiques que prend l'hystérie, malgré son invariance structurelle, et la constance rigoureuse des formes de la crise maniaque ou bien de la mélancolie à travers les siècles, qui les rend, au contraire de ce qui s'écrit partout, fort reconnaissables. Le conflit des traditions psychiatriques est ici palpable.

Le second intérêt de l'analyse de l'auteur est d'aider à comprendre enfin comment il se situe par rapport à Foucault. Sans renier ses dettes à son égard, I. Hacking rejette ici, grâce à son concept de "niche écologique", l'analyse en termes de "discours" (86). Comme d'habitude chez un philosophe analytique "vieux jeu" (93), il faut imposer une certaine déflation aux ambitions grandioses de reconstruction des crises de la culture appréhendées dans le prisme de la déraison (77). Une fois retranchées ces excroissances spéculatives, I. Hacking suggère que s'il y a en général "construction sociale" de la réalité (le mot d'ordre, en ce moment), c'est dans une niche, et seulement dans une niche qu'on peut raisonnablement en parler (101). Il se démarque donc aussi, en ce sens, des travaux d'Elaine Showalter, et de ces approches qui voient implicitement dans les maladies ahurissantes de l'Amérique, sur la base d'une analyse historique parallèle à la sienne, le révélateur d'une décadence de l'individualisme à la portée sociale hypercritique. Mais à force de briser dans toutes les directions les moindres espoirs de découvrir des nouveautés d'intérêt grâce à ces maladies, l'auteur pose un problème fort gênant: on peut, assurément, affirmer qu'on assiste à une "romantique ouverture des possibles" (96), amplifiée par les multiples possibilités de redescription de l'existence exploitées par toutes ces notions déviantes du soi ou de la mémoire, il reste que l'évaluation des conséquences n'est pas interdite. Le nominalisme et le scepticisme ironique de l'auteur m'apparaissent alors comme un choix quasi moral. Car il y a un présupposé optimiste patent dans cette peinture historiciste des redescriptions possibles de la condition humaine. I. Hacking pense-t-il donc que tout cela ne changera pas grand-chose au fond, ou du moins, pas assez pour que l'on se pose de grandes questions métaphysiques? On aimerait en être aussi sûr.