Décade de Cerisy sur la propriété.
"Sex is but something else to belong to". L'identité sexuelle comme propriété?
Je n'aborde pas sans inquiétude devant vous le sujet auquel se réfère mon curieux titre. L'expérience m'a montré combien ne sont jamais acquis, non seulement l'intérêt, mais aussi la simple bonne volonté pour l'exercice de gymnastique intellectuelle, affective, et aussi éthique, qu'exige une réflexion serrée sur le transsexualisme; je veux dire pour une réflexion qui porte sur l'objet même, cette "métamorphose" si problématique de l'identité de quelqu'un (au moins dans une de ses composantes quotidiennes), et non sur ce qu'il convient d'en penser ou d'en dire pour des motifs extrinsèques, comme le style de liberté civile ou de tolérance morale qui nous sont chers. Sans parler, mais j'en parle en acte, de ce que la philosophie, l'analyse des concepts, l'argumentation rationnelle, aurait ou non le droit de soulever comme doutes, quand il s'agit de vécus intimes, de douleurs extrêmes, et de décisions vitales touchant le corps, et ce d'autant plus si elle se met en position de critiquer des solutions qu'avec un courage certain des gens bien intentionnés tentent d'aménager, à cent lieues des abstractions dont je vais faire état.
S'il y a en effet un nombre croissant d'études sociologiques ou juridiques sur le transsexualisme, souvent unilatéralement favorables à la "liberté" de "changer de sexe", mais aussi extrêmement brillantes et informées, à ma connaissance, aucune analyse philosophique de l'identité personnelle ne l'a sérieusement prise pour objet, au-delà du moins de sa mention marginale comme un cas tératologique.
Il y aurait d'ailleurs deux manières d'envisager philosophiquement la question. Soit on s'interroge en épistémologue sur la validité des raisonnements proposés par les sociologues, ou les anthropologues, mais aussi les juristes, les médecins (psychiatres, endocrinologues ou chirurgiens) qui tentent de situer le phénomène: maladie mentale, déviance sociale, artefact culturel, variation biologique non pathologique, "droit de l'homme", ou une combinaison plus ou moins complexes de ces possibilités, à peu près tous les cas de figures se rencontrent, soit, et c'est la position je vais tenter au moins de formuler devant vous, on soulève la question autrement plus métaphysique de l'identité personnelle, de la subjectivité du vécu "en première personne", et très généralement des relations de l'esprit et du corps (difficulté redoublée ici par le fait qu'il s'agit de la relation de l'esprit au corps sexuel phénotypique, mais aussi, et en même temps, au cerveau, dont la physiologie, notamment hormonale, est également sexuée), en exploitant la figure du transsexualisme comme la caution empirique d'une vertigineuse "expérience de pensée", susceptible d'ébranler profondément nos intuitions.
Quelles intuitions d'ailleurs? Psychologiques, sans doute, dans la mesure où un transsexuel ne peut pas ne pas poser la question de ce qui se passe dans l'esprit d'autrui, (je parle des cas purs, qui sont assez nombreux et typiques) quand son discours, nullement incohérent, sans troubles du comportement concomitants (on penche plutôt, dans la littérature, pour les attribuer à la pénibilité sociale de son statut ), soutient avec conviction que la nature s'est trompée, et qu'il se sait, par exemple, "une femme dans un corps d'homme", selon le stéréotype relevé déjà par Ulrichs au 19ème siècle (1). Mais je ne suis pas sûr que ces intuitions psychologiques aient un contenu indépendant des représentations culturelles et sociales au milieu desquelles nous évoluons. On a beau jeu, dès lors, par exemple au nom du slogan de la "construction sociale de la réalité", de dénoncer dans les identifications sexuelles des produits historiques, et sinon des conventions, des quasi idéologies. Il est pourtant peu probable qu'on puisse aller aussi loin qu'on voudrait dans cette direction, et nier radicalement l'existence de deux sexes nettement distingués, ce qui est l'horizon théorique et pratique (donc politique) de ce qu'on appelle le "transgénérisme" en anthropologie sociale, et postuler, serait-ce à titre problématique, un "troisième sexe" (G. Herdt). Mais j'ai discuté cela ailleurs (2).
Les intuitions auxquelles je pense maintenant sont d'une espèce plus rare: ce sont les intuitions logico-linguistiques, d'ordre sémantique, sur lesquelles nous nous appuyons quand nous identifions les choses, et ici, quand nous identifions les autres, ou nous-mêmes. Avoir de telle intuitions n'implique aucune théorie définie du psychisme. On peut même, D. Davidson l'a fait, soutenir qu'il n'existe rien du tout comme un psychisme, mais juste des propriétés mentales, qui sont vraies ou fausses des individus dont on les prédique (3). L'élégance de cet agnosticisme touchant la réalité mentale, c'est qu'il resserre le débat autour de l'interprétation de la signification des énoncés psychologiques et de la façon dont nous en rendons raison.
Ce que je me propose donc, dans cette veine, c'est d'interroger les raisons qui donnent sens à la métamorphose transsexuelle de l'identité personnelle (ou subjective, i.e. telle qu'elle est vécue "en première personne"), sans égard pour l'étoffe psychique de cette identité. Je fais donc le pari que ce qu'on peut en dire reflète la rationalité interne de l'identité personnelle, ce qui suppose, justement, que le contenu psychologique, mais aussi social, n'est pas tout dans l'identité, qu'on peut déplier une structure formelle riche de l'identité personnelle et subjective, qui en montre la complexité, par-delà l'opacité apparemment inanalysable de "telle personne est a priori elle-même et personne d'autre", ou de maximes peu excitantes, du genre: "une chose ne peut pas être en même temps elle-même et son contraire". Ne voyez donc ici aucune déclaration de guerre à la sociologie ou à la psychologie de l'identité sexuelle, mais une enquête sur le genre d'intuitions et d'arguments qui rendent discutables ce dont elles parlent, et qui peuvent nous aider à préférer telle conception comme plus plausible, ou, au contraire, nous forcer à réserver nos jugement sur des positions indécidables.
L'identité sexuelle est-elle, ainsi, une "propriété" de la personne? En quel sens prendre le mot "personne" auquel on prête cette propriété? Il y a la personne comme ce soi-même qui se pose soi-même, qui s'engage dans un projet et juge qu'il se retrouve dans les changements qui l'affectent, mais aussi cette personne qui est, à l'instar des choses matérielles normales, la même qu'elle-même, et que je peux désigner objectivement quoi qu'elle pense elle-même à son propre sujet. L'identité, en ce sens, a deux directions caractéristiques, et pour rappeler un distinguo commode de P. Ricoeur, je parlerais de l'"ipséité" pour la première (subjective) et de l'"idemtité" pour la seconde (objective). Il faudrait évidemment déterminer ce qui reste identique dans la personne en chacun des deux sens dans la métamorphose transsexuelle, et hiérarchiser les conditions de conservation ou d'altération de l'idemtité et de l'ipséité, selon les cas. (1) Car, si l'identité sexuelle est une propriété, peut-elle changer sans que toute l'identité ne soit, à un degré qui, à la limite, détruirait la personne, changée elle aussi? Si c'en est une propriété essentielle (nous voici en pleine métaphysique), cela va de soi, mais ne dit rien du degré de l'altération ni de ce qui reste identique à soi dans la personne dont la propriété sexuelle a changée. (2) Si c'est une propriété attribuée et née de l'appartenance, on est femme parce qu'on appartient à ce genre, comme on est communiste tant qu'on appartient au Parti (ce que défend en fait l'auteur de la citation incluse dans mon titre, Al/Kate Bornstein). Il reste cependant tellement d'identité personnelle une fois changée l'identité sexuelle, que la propriété d'être homme ou femme apparaît plutôt, en ce cas, comme un accessoire. Du coup, on n'est pas d'un sexe, on l'a, c'est tout. Notez qu'à ce compte, toute considération de sexe à part, on n'est jamais rien du tout, on a seulement des propriétés identifiantes. L'appartenance, suggère-t-il, est donc une potentielle aliénation pour "qui" la subit, tandis qu'au comble du paradoxe, au même moment et par la même logique, la question "qui possède quoi?" perd tout sens. L'auto-destruction de l'identité ne va évidemment jamais si loin, en fait, et il subsiste un sujet des propriétés, dont on suppose qu'il s'appartient à soi-même tout du long des altérations de son identité. Mais il suffit qu'elle s'en rapproche pour qu'on voie la difficulté: en attaquant l'apparente intangibilité empirique de l'identité sexuelle, c'est l'identité personnelle en soi qui est déstabilisée en profondeur. Car le sexe est, de tous les composants de l'identité personnelle (ceux qu'on mentionne sur l'état civil), le seul qui admettrait une variation qui ne soit pas immédiatement dépersonnalisante; cette variabilité retentit néanmoins sur toute l'identité de la personne: si je ne suis plus sûr de mon sexe, comment puis-je être sûr de ce que je suis? Ou plus exactement, par quel processus opaque à moi-même suis-je ce que je suis? Et même nos évidences intuitives radicales sur nous-mêmes (Je suis moi, et mon Je est né avec un sexe) ne sont, peut-être, que les effets contingents et mobile d'une grammaire historique de "l'identité de genre" (celle du dimorphisme sexuel homme/femme, dans notre culture).
Voici ce que dit Al/Kate Bornstein dans Gender Outlaws. On Men, Women, and the Rest of us (4):
"L'identité de genre (gender identity) répond à la question: "Qui suis-je?" Suis-je un homme ou une femme, ou un quoi? C'est une décision faite par presque chaque individu, et elle est sujette à n'importe quelle influence: la pression des pairs, la publicité, la drogue, les définition culturelles du genre, tout ce que vous voulez.
Beaucoup de gens tiennent pour "naturelle" l'identité de genre; c'est-à-dire que quelqu'un puisse se sentir "comme un homme", ou "comme une femme". Quand j'ai commencé à faire des interventions sur le genre, voici la question qui ne cessait de revenir: "Vous sentez-vous comme une femme, désormais?" "Vous-êtes vous jamais senti comme un homme?" "Comme saviez-vous comment une femme se sentirait?"
Je n'ai aucune idée de comment "une femme" se sent (feels like). Je ne me suis jamais vraiment senti comme une fille ou une femme; bien plutôt, c'était mon inébranlable conviction que je n'étais pas un garçon ni un homme. C'était l'absence de ressenti (feeling), davantage que sa présence, qui m'a convaincu de changer de genre."
Vient ici, interpolé un petit poème:
"Comment un homme se sent-il vraiment?
Comment une femme se sent-elle?
Vous, vous sentez-vous un homme?
Vous sentez-vous une femme?
J'aimerais vraiment savoir cela des gens."
Puis elle reprend:
"L'identité de genre répond à une autre question: "A quel genre (classe) est-ce que je veux appartenir? Etre (being) et appartenir (belonging) sont des concepts étroitement reliés quand il s'agit de genre. Je sentais que j'étais une femme (être), et ce qui importait bien plus je sentais que ma place était avec les autres femmes (I felt I belonged with the other women) (appartenance). Dans cette culture, les deux seuls clubs de genre qui ont droit de cité sont "hommes" et "femmes". Si vous n'appartenez pas à l'un ou à l'autre, on vous dit en termes rien moins qu'équivoques de vous inscrire rapidement."
Sinon par sa clarté incisive, la réflexion de Al/Kate Bornstein ne se démarque guère du commun des propos des transsexuels (homme-femme ou femme-homme), tels qu'en France, par exemple, on peut les entendre, à l'hôpital, ou dans les autobiographies ou les plaidoyers qui circulent. Cette clarté réfléchie et cette précision psychologique frappent, dans ce qui n'est ici rien d'autre qu'un exposé des motifs. Et il serait complètement factice de prétendre que la philosophie n'a pas à se soucier des cas monstrueux, ou que la pathologie mentale ne fait rien connaître conceptuellement sur l'esprit parce qu'elle témoignerait plutôt de sa disparition. A ce compte, le problème de Molyneux n'apprend philosophiquement rien sur la perception, ni la neuropathologie sur les rapports de l'esprit et du corps. Mais il y a, avec le transsexualisme, une réponse encore plus forte à cette objection courante: est-ce bien là un cas monstrueux, ou est-il rendu tel par l'incompréhension, voire les préjugés extra-philosophiques qu'il soulève? Au nom de quoi le propos de Al/Kate Bornstein serait-il pathologique? Le transsexualisme, en effet, si c'est une pathologie, est une pathologie très particulière: c'est une pathologie auto-diagnostiquée, sur la seule base de la souffrance subjective, dont le traitement est auto-prescrit par le "malade", seul et ultime juge du succès, qui tend enfin à reléguer le médecin dans une position strictement instrumentale. Prenant finalement acte de cette circularité du soi décidant de soi, les praticiens néerlandais de l'Université Libre d'Amsterdam, aujourd'hui à la pointe de la théorie et du traitement du transsexualisme, insistent pour dire qu'ils traitent les transsexuels non en patients, mais en "clients". En effet, pourquoi cette pathologie ne serait-elle pas l'acte même de la liberté d'un sujet se désaliénant? Liberté sérieuse, certes, puisqu'elle porte irréversiblement atteinte au corps, mais pas plus sérieuse que celle qu'enveloppe le droit, également subjectif, au suicide médicalement assisté (5). La mutilation chirurgicale est alors, au pire, comme un suicide dans un sexe en vue de renaître dans l'autre, avec l'avantage que les gens ne meurent pas. On conçoit qu'il suscite des interrogations majeures en bioéthique parce que la question se pose de savoir si c'est une maladie ou pas (6).
Je mets donc provisoirement de côté les cas où le transsexualisme est un des éléments du tableau clinique d'une psychose avérée (quand il existe, à côté de lui, des hallucinations ou des délires, par exemple). Le transsexualisme "pur" dont je parle débute dès l'enfance, voire avant la parole, dès les premiers mois, où il se dénonce par des identifications précocissimes à l'autre sexe que le sexe biologique, par le jeu, ou l'excitation dans des activités culturellement spécifiques (c'est le transsexualisme dit "primaire"). Or, si la notion de psychose qui prévaut est fondamentalement naturaliste (étayée sur une clinique comportementaliste, et en quête d'un substrat neurologique pour l'étiologie des troubles), on voit mal comment décider. En effet, même si le cerveau transsexuel est anormal (on n'a jamais rien trouvé de probant), d'où déduire que le transsexuel primaire n'est pas libre, vue la qualité de la vie de relation qu'il maintient par ailleurs? Dans l'incertitude, on peut bien sûr se réfugier dans la confection d'une catégorie à part, qui conserve le transsexualisme dans le champ psychiatrique parce que des psychiatres inventent la catégorie, mais c'est un pis-aller. Mais si l'on n'est pas naturaliste en psychiatrie (je songe à la fameuse définition que Henri Ey donnait de la folie: une pathologie de la liberté, seul l'homme pouvant être fou), alors on n'est peut-être pas plus avancé (7). Car il faut reconsidérer radicalement ce qu'est une psychose pour y ranger le transsexualisme (surtout le primaire, qui est le plus épineux). Qu'est-ce donc qu'une liberté pathologique? On ne voit pas comment répondre, sans ranimer un thème classiquement philosophique, celui de la déraison, et je reviens à ma conviction que la philosophie est bien ici à son affaire.
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Si je puis faire état du moment où j'en suis dans l'exploration conceptuelle de ces problèmes, je dirais que j'ai commencé par penser qu'on pouvait réfuter la prétention des transsexuels à légitimer par des raisons à la fois la chirurgie mutilatrice et les conséquences juridiques qu'ils tirent de leur métamorphose, en expliquant que l'expérience de l'identité qu'ils allèguent est de façon exemplaire une "expérience privée". L'ipséité de cette identité est en gros soumise aux mêmes objections que vous lisez chez Wittgenstein, à quelques nuances près, qui expliquent pourquoi il est difficile en matière sexuelle d'être sûr de l'indécidabilité de tels vécus. Le point important est que, du coup, le principe de "raison proportionnée", capital en médecine comme en droit, ne peut s'appliquer: dire non à certaines demandes peut n'être ni de la cruauté, ni l'arrogance arbitraire de celui qui méprise la souffrance d'autrui au nom de ses préjugés. Car on ne peut pas perdre de vue que le psychiatre comme le juge ont eux aussi un droit respectable à agir de façon éclairée. Or, devant la demande d'émasculation, ou bien d'ablation des seins, il y a de bonnes raisons de penser qu'on ne peut pas avoir de réponse éclairée. On ne peut pas convaincre quelqu'un qui demande à changer de sexe qu'il a tort, parce qu'on ne peut rien partager de ses raisons rigoureusement solipsistes de croire qu'il a raison. Du coup, même si, par extraordinaire, on arrivait à le convaincre qu'il a tort, on ne saurait ni comment, ni pourquoi on a réussi (8). Mais comme on m'a fait remarquer, cela ne résout pas le problème: il n'empêche que les gens souffrent, et que le vécu transsexuel (avec la douleur pathétique qui le caractérise) n'est pas éliminé par cela seul qu'il est cognitivement impénétrable, même au malade qui s'imagine (et tous le font) disposer d'un accès privilégié à ses causes intra-personnelles, dont autrui est exclu. A cet égard, il se pourrait que la volonté d'avoir le dernier mot sur soi ne manifeste rien de psychiatriquement intéressant (une forme de certitude délirante épurée, comme j'ai pensé), mais tout bêtement la prégnance du discours de l'individualisme possessif, qui pose que non seulement l'identité sexuelle est une propriété de soi (ou du soi) dont on dispose pour en jouir librement, mais même une propriété privée. Les transsexuels d'autres cultures ne formulent pas de revendication de ce type, sauf si on leur apprend comment faire. D'autre part, même Wittgenstein, critique des pièges du solipsisme, ne nie jamais qu'il y ait bien quelque chose comme une intériorité. Ce qu'il critique, c'est l'idée qu'elle puisse servir à ce que les métaphysiciens espèrent: à une fondation en raison, voire à une genèse causale, de la prétention à une vérité qui transcende l'ordre public ordinaire du langage et des institutions.
Pour autant, je voudrais dire un mot de ce que cette critique néo-wittgensteinienne de la revendication transsexuelle, malgré ses limites, permet d'éclairer dans les débats concrets.
La transcendance prétendue du point de vue subjectif du transsexuel suscite en effet un cercle logique qui affecte les relations entre médecins et juges. Comme le juge ne doit pas, selon la formule consacrée, trancher entre Galien et Hippocrate, il s'en remet au médecin pour dire que le requérant n'agit pas par fantaisie, mais sous l'empire d'une pathologie telle que son changement de sexe doive être consacré par la loi après l'opération; de son côté, le médecin réclame du juge qu'il prononce la modification d'état civil, sans laquelle l'opération n'arriverait pas à son but thérapeutique. Le droit soigne, pendant que l'expert pose seul la qualification, et décide que le requérant n'est pas quelqu'un qui agit de son chef et décide de s'auto-mutiler par pure fantaisie. A la fin, on arrive à la situation invraisemblable que, pour avoir répondu oui à la demande médicale de compléter la thérapie par une sanction juridique, le juge a consacré une transformation d'état qui ouvre au requérant des droits dans son "nouveau" sexe: mariage, mais aussi adoption, ou encore insémination artificielle. En effet, il est guéri dans ce sexe, et on ne voit pas pourquoi lui refuser la pleine responsabilité civile, alors qu'au début de l'action, dans l'autre sexe, il était présenté par l'expert comme soumis à une force dépassant sa volonté, et causant en lui une douleur à laquelle le médecin se devait de répondre. Ainsi, la même force irrésistible qui motive la demande du transsexuel est, à un bout de la chaîne, une contrainte psychique de type causal, et à l'autre bout, l'acte reconnu juridiquement d'une intention libre qui triomphe des obstacles. Or, comment distinguer phénoménologiquement un automatisme interne coercitif d'une détermination autonome de la volonté? C'est de la spontanéité, dans les deux cas. Mais comme on est privé par hypothèse d'autre recours que celui à l'introspection spéciale à l'intéressé(e), tout critère alternatif disparaît. C'est une transposition de l'argument sur le langage et l'expérience privés dans une analyse de ce qu'est s'éprouver proprement soi-même dans ses résolutions volontaires. Le lieu archétypique de cette indécidabilité radicale, c'est évidemment la tentative de décider volontairement d'une propriété essentielle de son identité. Là, ni médecin ni juge ne peuvent faire sans une analyse philosophique.
Pourtant, et je vais tenter maintenant d'aller plus loin, je crois que ce n'est pas assez. Car il s'agit encore de savoir si l'identité sexuelle ne serait pas une propriété essentielle de l'identité personnelle, quoi qu'on puisse penser ou non (moi seul, ou intersubjectivement) de mon ipséité sexuelle, notamment de ce que Al/Kate Bornstein appelle "to feel like" un homme ou une femme, mais aussi de toute promesse ou engagement "en mon for intérieur" de vivre désormais dans tel sexe plutôt que dans tel autre. Il se pourrait ainsi que je sois incapable de dire quoi que ce soit de mon vécu sexuel privé (et a fortiori de m'engager subjectivement dans un "rôle de genre"); néanmoins, pour des causes objectives (biologiques, en général), mon idemtité serait transsexualisable, sans qu'on ait à évaluer aucune raison introspective pour accéder à ma demande (9). Tolérer le changement de sexe pourrait être une possibilité intrinsèque de l'identité objective de l'être humain que je suis. La dimension ipséique de l'auto-affirmation que je suis homme ou femme en serait l'effet causal, mais il ne serait pas gênant que cet effet soit contingent, même si moi, je le crois nécessaire. Du moins pourrait-on penser que ce fait d'essence serait, parfois, un moyen de faire échapper la revendication transsexuelle au solipsisme, en étant le fait à quoi elle se réfère, ou l'état de chose dont elle est vraie. Pour cela, il suffit de transformer en problème empirique l'élucidation des procédés (psychologiques, par exemple) par lesquels j'ai accès aux bases idemtitaires de mon moi.
Il est notoire que dans l'entreprise transgénériste (qui a une visée émancipatrice et dont les militants invoquent des arguments sociologiques, médicaux et juridiques, en plus du vécu interne), on oscille entre les deux justifications, à la recherche d'une synthèse magique: le "sexe psychologique", régulièrement invoqué devant diverses juridictions, et qui serait une composante du sexe entrant à titre égal (je me demande toujours à quoi ressemble la balance…) au sexe biologique dans la définition de l'identité sexuelle, est exemplaire de cette fusion. D'un côté, il permet de récupérer la certitude des transsexuels comme un élément empirique, une évidence inscrutable dans sa partie essentiellement subjective, peut-être, mais cependant de même poids que l'anatomie, la génétique, etc., parce qu'on peut tester sa réalité psychosociale au niveau des conduites, des habitus, voire du fonctionnement cognitif. Par là, la revendication transsexuelle se démarque de la demande de rectification de l'hermaphrodite: nul besoin de preuve organique, le cours de l'existence et l'assiduité de la volonté suffisent comme preuve historique de la solidité et de la véracité de la "conviction" transsexuelle. Or ce même "sexe psychologique" qui est une réalité du même rang ontologique que le sexe physique est aussi, et dans le même temps, référé à l'idée qu'il ne peut pas y avoir de certitude aussi invincible que celle du transsexuel et d'assiduité aussi inflexible dans le démenti du sexe de naissance, que s'il en existe un substrat organique, un authentique "cerveau transsexuel". Ce dernier est à l'arrière-plan censé garantir la véracité de la conviction, et expliquer son immutabilité en renvoyant au fonds ultime de l'identité personnelle: la personne (sexuelle) est son cerveau (sexuel). Ainsi, identité-ipse et identité-idem coïncident. La "propriété de sexe" prédiquée de la personne est transposée au cerveau comme conséquence logique d'une théorie de l'identité esprit-cerveau. Il y a là un double raisonnement: on ne peut supposer une volonté d'identité aussi radicale sans l'étayer sur une base cérébrale qui conditionne matériellement la totalité observable des vécus, idées, projets, habitus des transsexuels, mais la preuve que le cerveau transsexuel existe, ce n'est rien que le fait de cette volonté radicale et inamovible de s'identifier dans un autre sexe que le sexe biologique.
Cette combinaison est en gros la position médico-légale dominante aujourd'hui, celle des médecins de L'Université Libre d'Amsterdam, mais aussi en France, et les causes plaidées à la CEDH sont alimentées par des expertises de ce registre.
Je ne crois pas qu'on gagne grand-chose à appeler ce cercle un cercle vicieux. D'abord, il est moins vicieux que la première forme de légitimation de la métamorphose sexuelle que je critique, celle qui repose sur l'ipséité seule. En effet, il y a un savoir plus empirique en jeu: on tente de savoir, par exemple, si l'imprégnation hormonale du cerveau de l'enfant à telle ou telle période de l'embryogenèse ne serait pas un facteur crucial du transsexualisme; ou s'il y a des anomalies physiologiques dans le cerveau des transsexuels. Ce qui me frappe alors, c'est que toute découverte empirique en ce sens paraît frappée a priori d'une objection, et que cette objection n'est jamais vraiment parée dans la littérature: quel est le lien causal entre ce qu'on découvrirait, et l'identité résultante? L'identité n'est pas affaire de plus ou de moins. Comment serait-elle un produit causal? Où, ainsi, fixer le seuil de la quantité d'hormones qui aurait dû imprégner un cerveau pendant la grossesse de la mère pour faire d'Untel un homme véritable? A ce compte, il y a autant de sexes que de degrés d'imprégnation, et on risque d'arriver à un résultat constamment réfutable, d'autant que le reste de l'organisme est massivement sexué à l'inverse des convictions du sujet qui, lui, ne se trompe pas sur l'identité à atteindre. Mais le propre d'une théorie de l'identité psychoneurale, comme on dit en philosophie de l'esprit, c'est qu'il suffit qu'elle soit un tout petit peu alimentée pour tourner toute seule: tout ce qui est massivement et systématiquement comportemental et spécifique de l'idemtité sexuelle (que j'y pense ou pas) crédite le cerveau d'un pouvoir de détermination causal en dernière instance, tandis que, en retour, la moindre observation sur les animaux, en démontrant la sensibilité neurohormonale lors de la gestation, justifie l'inflexibilité du comportement social et sa résistance aux stimulations contraires issues de l'environnement (10).
Le cerveau, en effet, est la limite ultime de la personnalité (11). Si on ôte progressivement à un être humain sa peau, ses muscles, ses os, tous ses organes en les remplaçant au fur et à mesure par des prothèses ou des machines, puis son sang, sa chair et son sexe, il reste, en un sens, lui-même. Mais quand le scalpel, pour reprendre l'excellente image de S. Ferret, s'approche du cerveau, un seuil est atteint. Si on touche au cerveau, cela ne sera plus la même personne. S. Ferret en conclut que c'est la source intuitive selon laquelle la base de l'identité-idem de la personne humaine, c'est le cerveau (d'où le concept de mort cérébrale, par exemple). J'en suis très peu persuadé, si l'on doit faire servir cette intuition à autre chose qu'à clarifier le sens de nos représentations culturelles, mais à servir de prémisse à des raisonnements sur l'identité. Comme S. Ferret le note fort bien, le problème rebondit: si le cerveau est le critère d'identité de la personne, quel est le critère d'identité du cerveau? Un grand intérêt de l'expérience de pensée qu'est le transsexualisme, c'est de montrer que nous acceptons l'équation cerveau = personne parce que nous ignorons en quoi au juste consiste cette identité, et parce qu'elle ne vaut qu'en déspécifiant complètement les termes qu'elle identifie. C'est une limite de la description des rapports d'identité entre celui qui est cette personne et celui qui a ce cerveau, mais ce n'est pas la description de ce qui existe dans les limites de l'espace où ce cerveau et cette personne appartiennent à un être identique à lui-même. Si l'on écrit cerveau sexuel = personne sexuelle, le doute s'installe, à cause de la circularité criante de tout argument à prétention empirique qui motiverait l'extension de l'équation aux propriétés de l'esprit-cerveau. En somme, un horizon quasi transcendantal de la rationalité des énoncés sur la relation esprit-cerveau a été confondu avec un contenu de savoir transcendant sur cette relation. Si l'on a la fibre critique, on peut donc soupçonner les élaborations savantes des sociologues, ou celles, plus naïves, de leurs informateurs transsexuels, d'être infiltrées d'une illusion irrésistible, et, ce qui est nettement plus exotique, de prendre son irrésistibilité même (liée à sa circularité logique) pour base de légitimation d'actions médicales ou juridiques qui ont l'air fondées, mais qui ne le sont peut-être pas. Je ferais juste remarquer qu'il ne s'agit pas là d'une influence des représentations des uns sur les représentations des autres. Il s'agit d'un sophisme sur l'identité partagé par tous.
Pour légitimer en aval le droit à, et en amont la condition réelle de la métamorphose sexuelle, il faudrait donc prouver trois choses (et en fait, la tendance actuelle des psychiatres qui traitent les transsexuels et des quelques juges libéraux qui accueillent leurs demandes, est de considérer qu'elles sont plus ou moins des vérités acquises, ou en passe de l'être):
1. Que le changement de sexe n'est pas une altération si profonde que l'identité des personnes transsexuées en serait compromise. C'est un problème de sémantique de l'identité, mais il est aussi ontologique. Il détermine ce dont on parle quand on parle d'identité et à quoi on se réfère quand on l'attribue à des gens réels qui en ont une, en changent, etc. A ce niveau, les contraintes logiques ne sont pas faciles à voir, et on les prend souvent pour des effets d'abstraction sur des conventions culturelles.
2. Que la classification sociale extrinsèque est bien le principal facteur de l'identité sexuelle, sans que, pour autant, le désir spontané de changer de sexe que les transsexuels ressentent soit voué a priori à l'échec, ni qu'il soit lui-même, à son tour, l'effet d'une pression sociale vers le changement de sexe: il doit avoir pour origine une détermination psychique interne et dénoncer efficacement et authentiquement l'erreur de la nature.
3. Que l'"identité de genre" repose sur le "rôle de genre" (dans le lexique interactionniste de la sociologie qui structure le débat contemporain sur ces questions), ce qui fait enfin place à la liberté de la volonté individuelle devant des conventions, et à la critique des normes de droit qui pourraient prétendre s'appliquer objectivement en matière d'identité, contre la revendication subjective.
Ces trois piliers du caractère raisonnable-malgré-l'apparence de la revendication des transsexuels ne forment peut-être pas un trilemme. Mais ils ne tiennent ensemble que par une surenchère dans l'anti-essentialisme qui a ceci d'instructif qu'elle aboutit à un détricotage complet des intuitions les plus profondes que nous puissions trouver dans le langage et nos notions de l'identité, de l'esprit, et de son lien au corps. Cela ne met pas tellement en péril (si tant est qu'il y ait quelque chose à craindre) une vision culturelle de l'identité, mais l'idée de la raison, ce qui est philosophiquement un peu plus excitant.
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Je ne dirais rien aujourd'hui de 2 et 3. Je préfère me concentrer sur 1, qui enveloppe un problème métaphysique, les points suivants appelant plutôt une critique épistémologique de la psychopathologie et de la psychosociologie du transsexualisme.
Ainsi, il semble à la plupart des gens que changer de sexe ne soit pas un problème ontologique, parce que avoir un sexe est aussi contingent, non pas qu'être blond ou grand, mais disons, qu'avoir telle conformation physique non létale. Etre hexadactylique ne détruit pas la personne; être hermaphrodite pas vraiment; alors, pourquoi être transsexuel la détruirait-il? Appartenir à un sexe est moins universel, ainsi, que commun; c'est un "propre". Rire est le propre de l'homme, l'homme qui ne rit pas, qui ne peut pas rire ou qui ne rit jamais reste humain. Un propre est un attribut qui ne constitue pas l'essence. Penser tout attribut en termes de propre caractérise l'anti-essentialisme (avec le transgénérisme culmine donc l'anti-essentialisme de l'anthropologie sociale constructiviste): il y a toujours un degré d'arbitraire dans l'attribution des propres, lié précisément à l'exclusion du point de vue de la substance (12).
Le problème, c'est qu'il faut alors mettre entre parenthèses, dans la définition de leur identité, la genèse sexuelle de ces choses que sont les personnes. Un sophisme courant dans la théorie constructiviste de la "sexuation" des individus (par sexuation, j'entends leur identité sexuelle, par sexualité, leur choix d'objet homo- ou hétérosexuel) consiste ainsi à dire qu'il y a un sexe phénotypique, un sexe génétique, un sexe hormonal, un sexe anatomique interne, et qu'il existe en fait plusieurs points de vue différents en biologie qui ruinent tout espoir de découvrir "le" sexe objectif dans la nature, comme en témoignent ces anomalies génétiques qui produisent des êtres discordants selon un ou plusieurs de ces critères (13). Je veux bien qu'on fasse l'histoire de la constitution de ces différents points de vue scientifiques. Mais il y a bien une continuité causale indéchirable du gène et des chromosomes sexuels à l'individu sexué. On ne peut prélever arbitrairement comme des points de vue (conventionnels) telle ou telle étape de sa genèse, pour spéculer sur la friabilité ontologique de l'identité sexuée. Même les anomalies sont cohérentes causalement (ce qui ne veut pas dire que nous connaissions le détail de l'embryogenèse d'un hermaphrodite); et cette contrainte causale limite a priori les possibilité des descriptions référentielles qui permettent le libre jeu relatif de représentations culturellement ou socialement investies (et qui font qu'elles parlent bien de quelque chose, dont elles rectifient scientifiquement ou perturbent idéologiquement l'identification).
Je vais tenter de suivre ce fil un peu plus avant, pour faire sentir à quelles extrémités on est peu à peu conduit, à suivre la métaphysique naturelle des transsexuels qui s'interrogent sur leur identité, et la nature même de l'identité à laquelle la métamorphose sexuelle fait subir une crise peut-être sans précédent.
Il est difficile d'identifier vraiment les choses. Or, c'est un procédé métaphysique usuel que d'aller des conditions de l'identité aux entités qui constituent le mobilier ontologique du monde, en tentant, par des détours sophistiqués, d'éclairer ainsi les intuitions sédimentées (donc ensevelies, même si elles sont à leur base) dans nos jugements quotidiens. Selon l'adage de Quine: "no entity without identity". Mais si l'on y prend garde, il faut distinguer l'identité propre aux choses, de ce que nous sommes ou non capables de ré-identifier en elles. On peut être incapable d'identifier une chose, ou de dire si c'est la même qu'avant, et pourtant la réponse à la question de savoir si c'est la même ou pas être parfaitement fixée. Un autre sophisme banal (pseudo-foucaldien) consiste à croire qu'il suffit de donner arbitrairement des noms propres aux choses pour les identifier, et que, la nomination étant conventionnelle, l'univers est indéfiniment remodelable selon des taxinomies flottantes. Mais même si nous renommons les choses, la taxinomie témoigne d'une plasticité qui ne porte nullement atteinte au fait que les noms se réfèrent à quelque chose qui est ce que l'on classe et reclasse. On ne décide justement pas arbitrairement de la référence des noms, et c'est pourquoi les taxinomies sont pour une part comparable et évaluable en fonction de leur efficacité sémantique.
Qu'en est-il de l'identité sexuelle? Peut-on nommer homme ou femme ce qu'on veut? De fait, la sociologie et l'ethnographie montrent que les conditions d'identification de tel ou telle sont extrêmement variables; le dimorphisme sexuel est plutôt ce que nous favorisons, mais c'est loin d'être la seule solution. Or la question n'est pas de savoir si le transsexualisme est porté par un système cohérent de représentations sociales; c'est ici de savoir si l'on peut réellement changer de sexe, si en renommant les individus transformés dans toute l'extension de ce qu'implique les renommer, on satisfait la demande ontologique radicale qui les habite: si en somme ils sont mieux classés pour des raisons objectives que là où avant ils étaient classés.
La genèse sexuelle des êtres humains semble limiter radicalement les possibilités d'en arriver là. Je reprends simplement ici les grands lignes d'un argument de Kripke sur l'origine matérielle des choses comme critère de leur identité (14). Il ne suffit pas en effet de dire que du gène au phénotype, il y a une continuité causale. Il faut encore noter que c'est très exactement la condition ultime qui fait qu'une chose vivante est ce qu'elle est, et que son identifiabilité se distingue complètement de l'identifiabilité autrement plus fragile des choses inertes. Le propre du vivant, c'est en effet d'avoir en lui un principe interne et causal de cohésion ontologique, qui bloque efficacement l'arbitraire des nominations. Comme le faisait remarquer Aristiote, c'est de l'être vivant qu'on peut effectivement dire qu'il est une substance par lui-même. On ne saurait imaginer une quelconque culture qui ne se réfère pas, dans ses taxinomies, aux vivants comme aux objets dotés exemplairement d'une identité. En revanche, les phénomènes célestes, géologiques, pour ne rien dire des faits sociaux (du moins ceux qui ne se laissent pas facilement imaginer comme organiques en un sens quelconque), sont autrement arbitraires, et sujets à varier avec les noms propres qu'on leur donne ou non. Que ce principe d'individuation interne, qui contraint a priori, chez les êtres vivants, les jugements d'identité, soit souvent interprété comme une survivance animiste, est ici secondaire. On n'est pas obligé de spéculer sur la forme, la vie et l'âme. Le repérage aristotélicien pointe une intuition plus générale. Je l'articulerai à une autre observation.
Aristote remarque que tout être se définit par genre et différence spécifique. Cela signifie inter alia qu'il reconnaît un principe de "dépendance sortale" (pour adopter la terminologie récente): pour être cette chose, il faut d'abord être cette sorte de chose: l'identité spécifique est la condition logique de l'identité numérique. Mais dans le cas des hommes ou des êtres vivants, cela recoupe la définition génétique des individus: la sorte vraiment identifiante de chose à laquelle j'appartiens et qui garantit mon identité, c'est celle qui assure ma persistance à travers le temps, ou qui est cause que je sois toujours ce que je suis. C'est en ce sens qu'identifier l'homme à l'"animal rationnel" n'est pas du tout l'effet sociologiquement déterminé d'une sorte de formation discursive grecque fabriquée pour les besoins de la cause; mais qu'on ne peut, au contraire, relativiser les concepts ou les représentations de l'homme que sur la base de cette définition métaphysique, qui fixe la possibilité que des idées investies sociologiquement de valeurs diverses restent néanmoins co-référentielles. Se représenter l'homme comme contemplateur du cosmos ou comme homo faber constitue alors des possibilités co-articulées, offertes au choix argumenté.
Or, l'origine sexuelle fait coïncider la définition par genre et différence spécifique et la définition génétique. Car ma genèse sexuelle se prolonge dans mon corps en train de vivre, dans les détails de ma morphologie, ma physiologie, la consistance charnelle de mon être, et bien sûr ma capacité à me reproduire à l'identique, non selon l'individu que je suis, mais par rapport à la sorte à laquelle j'appartiens (être humain, animal rationnel), en sorte justement que cette sorte sera aussi la même pour mes descendants. Cette genèse objective de l'identité de moi-même est ainsi liée à ma sexuation substantielle. Kripke et ses disciples, à leur façon moderne, retrouvent ce genre d'intuition, en expliquant que Kant, né d'un spermatozoïde et d'une ovule bien précis, est Kant du fait de cette genèse sexuelle déterminée. On pourrait bien imaginer ainsi qu'à la suite d'une substitution au berceau, un autre enfant que Kant ait été élevé par ses parents, et qu'il ait, suite à l'éducation reçu, écrit certains ouvrages métaphysiques bien connus, et soit mort à Königsberg en 1804. Mais si ressemblant en tous points à Kant serait-il, ce ne serait pas Kant. Compliquez la chose. On aurait conservé dans la glace l'œuf fécondé dont Kant est issu, et en 1980, on l'aurait dégelé et implanté dans un ventre accueillant. Serait alors né un enfant qui aurait été à l'école et à l'université, et aurait lu la Critique de la raison pure. Il est étonnamment conforme alors à notre intuition, et c'est bien ce que cette expérience de pensée a de troublant, de dire que Kant vient de découvrir la (pas sa!) Critique de la raison pure, sans savoir qu'il est, matériellement parlant, le Kant réel, et non celui qui a tous les traits distinctifs du Kant substitué au berceau. On voit là se distinguer parfaitement le critère métaphysique objectif de l'identité, des conditions épistémologiques de l'identification, qui comportent évidemment une preuve par les effets psychiques et sociaux, mais qui restent dérivées.
Il en ressort que dans la métamorphose transsexuelle, il n'est pas possible de s'arracher à l'origine réelle (sexuée) de l'identité, et que quel que soit le degré de ressemblance à l'autre sexe qu'on puisse atteindre, la vocation à la métamorphose ontologique de l'identité est vouée à une forme d'échec radical. Mais c'est pourquoi aussi nous voyons émerger dans le sillage de l'anti-essentialisme transgénériste une artificialisation physiologique agie de l'appartenance sexuelle, qui est la seule voie ouverte pour démentir dans le réel même auquel on se réfère, ce réseau d'intuitions sur l'idemtité personnelle (réseau logico-sémantique, j'insiste, et non sociologico-historique). Le forçage ici, devient absolu.
Je voudrais ainsi souligner combien le devenir-femme est une tendance asymptotique chez les hommes transsexuels, d'un manière autrement plus significative que dans la situation symétrique des femmes prenant l'apparence des hommes. La chirurgie des néo-vagins, l'action des hormones, l'épilation, les cours de diction, les leçons de maintien et de savoir-vivre, bref, tous ces petits métiers qui se sont développés autour du marché du transsexualisme et qui sont aujourd'hui commercialisés sur Internet, ne sont jamais en effet capable de garantir la solidité d'une conviction transsexuelle qui, comme il es t usuel dans certaines psychoses, se convertit soudain, de façon inopinée et très eu dialectique, en une formidable perplexité. Comment, en effet, savoir que ce que je suis devenu, c'est bien une vraie femme, une femme réelle? D'autant que les femmes nées femmes perçoivent ici un élément de compétition dans l'identité dont elles se sentent à l'occasion très embarrassées. Il faut donc par le biais du regard d'autrui, de l'adhésion toujours plus intense aux stéréotypes sexuels les plus conformistes, aller toujours plus loin. La maternité est l'horizon de ce devenir-femme. Il ne suffit pas qu'il y ait un néo-vagin, il faudrait encore un néo-utérus, par exemple, puisqu'on y pense sérieusement, une fente dans le péritoine où serait implanté un ovocyte, avec un pont d'hormones. L'envie d'accoucher par les voies naturelles, joint au vécu si courant chez les transsexuels, au réveil de l'opération, qu'ils sentent un utérus se former en eux, sont très parlant. Le problème, c'est que ces données cliniques qui tendraient à les faire cataloguer comme délirants (et donc à infirmer le jugement diagnostique préalable) sont régulièrement estompées dans les relations des cas. C'est pourtant un des arguments les meilleurs des psychiatres qui insistent pour ranger le transsexualisme dans les psychoses: ce serait, à ce titre, un délire en secteur, sur les voies de la filiation, chaque avancée coordonnée de la science et du droit (légalisation de la chirurgie génitale, modification de l'état civil, insémination artificielle, nouvelle chirurgie obstétrique de "maternisation", et plus seulement de féminisation, etc.) élargissant l'horizon du délire.
Mais je laisse ce point de côté pour faire seulement remarquer que l'individu vivant est ici reconstruit comme un empilement de prothèses fonctionnelles, dont les prothèses génitales.
S'il n'y a pas de limite à l'amputation radicale de S. Ferret, il n'y en pas plus à la reconstruction radicale du corps transsexuel; sauf que, et c'est le point métaphysiquement parlant, que ce corps est une machine, ou un montage artificiel qui ne doit plus à aucune nature propre sa consistance substantielle, et que, pour cette raison, je ne vois pas pourquoi on continuerait de le considérer comme le corps d'une personne à l'idemtité fondée in rem. Ce démembrement est assez sensible dans le cas récent des trois Italiens émasculés et hormonés, qui ont changé d'avis, et réclament désormais une opération de remasculinisation. La question a été posée de savoir si l'on pouvait leur greffer des pénis de morts. Indépendamment même de savoir si ces greffes (reconstructrices) seront fonctionnelles, ce qu'elles ne seront pas dans l'état actuel de la science, je ne sais pas soi nous pouvons dire que les gens seront "redevenus" des hommes. Si l'on peut, comme l'atteste le fameux exemple du bateau de Thésée, substituer années après années des planches nouvelles aux planches qui pourrissent, et que le navire, tant que je dis (ou considère de façon pragmatique, parce que je le ré-identifie sans cesse de cette manière) que c'est le bateau de Thésée, reste ce navire relativement identique à lui-même (moyennant une somme inquiétante de paradoxes), un corps vivant, a fortiori humain, ne tolère guère de pareilles manipulations. L'artificialisation du corps ne touche en rien les voies épistémiques de la ré-identification, mais perturbe gravement les critères métaphysiques de l'identité.
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En conclusion je rappellerai ma question titre: l'identité sexuelle est-elle une propriété? Au départ, je pensais trouver que l'identité, dans la problématique transsexuelle, finirait par apparaître comme un nouvel objet soumis à l'empire croissant de l'individualisme possessif banal. Si tout est possédable, pourquoi pas mon identité, et puisque dans mon identité, le plus altérable est encore mon sexe, qui me laisse justement ce socle abstrait de l'individu libre qui décide de façon opaque de ce qui lui plaît d'être? Mon identité est à moi, j'en décide, ou alors, qu'est-ce qui m'appartient absolument? Je pensais que ce pourrait être un cas extrême de ces gens qui "se sentent" blancs, aryens, etc., et qui vous regarde avec un certain sourire que vous connaissez, sur le mode du: "Tu ne peux pas comprendre". Quand le communautarisme n'est plus réglé par une raison publique et par une quête de l'objectivation de ses principes, on sait ce que finissent par légitimer de telles expériences privées.
Mais je ne suis pas sûr que ce ne soit pas justement créditer l'idéologie du propre d'un pouvoir qui tient à sa nature d'idéologie. L'identité, la propriété d'être soi-même, résiste à la description idéologique, elle est d'ordre logico-linguistique et non psycho-sociologique. Je propose donc de repérer dans le militantisme transsexuel (ou mieux, transgénériste) une figure particulièrement stimulante et vigoureuse de la déraison: j'emploie ce mot foucaldien en songeant au Neveu de Rameau, parce qu'il y a une inventivité discursive et une cohérence sans faille dans la logique de la revendication subjective, revendication poussée jusqu'à un double seuil, (1) celui de l'expérience privée inscrutable, celui donc de l'autofondation de soi, et (2) celui de la destruction du privilège de la genèse selon un principe (vital) interne dans la constitution des identités référentielles stables. Je dis déraison plus que psychose, parce que le terme de psychose supposerait une clarification des enjeux épistémologiques de la psychiatrie, nécessaire, mais qui n'est pas mon objet ici. De toutes façons, il est clair que l'impasse serait comparable à celle que repère Diderot avec le Neveu: il est fou, mais il est aussi toute la raison classique. Les transsexuels sont fous, si l'on veut, mais en un sens aussi, ils incarnent le comble de la liberté individualiste moderne, et toute la puissance de notre compréhension de nous-mêmes à travers le prisme du relativisme psychosociologique qui est la condition des sciences de l'homme, dont on sait par ailleurs le formidable pouvoir critique et émancipateur. Et s'ils délirent, ce n'est pas un délire au sens usuel de la psychiatrie: nul mot bizarre ne vient émailler leur propos, et si l'on peut déceler cliniquement des singularités de comportement dont la liste est encore aujourd'hui plus ouverte qu'on ne croit, il y a une systématicité dans la cohérence de ces "déviances" qui mérite à elle seule d'arrêter l'attention (15). D'ailleurs, on peut lire sous certaines plumes l'expression de "paranoïa réussie" (au sens où les malades, si c'en sont bien, réussissent à se prendre pour ce qu'ils disent être); mais qu'elle puisse être réussie, c'est avouer que cette paranoïa n'est plus exactement une pathologie. Pour employer le registre doctrinal de la psychiatrie des délires, on doit noter que ce sont les mots les plus ordinaires, ou encore des expressions dont l'usage social n'est jamais perçu chez eux comme si déviants, qui sont investis d'un usage "néologique" par les transsexuels (homme, femme, etc.). Il faut donc, pour en rendre compte, admettre un trouble invisible sur le plan objectif du comportement linguistique, un trouble de la construction de la référence à soi-même et à son corps. C'est un problème extrêmement épineux.
Si j'ai pu vous suggérer une manière non-stigmatisante, mais pas non plus trop naïve, de tenir compte des propos transsexuels, si j'ai pu en particulier clarifier en quoi au juste ils nous inquiètent et nous fascinent, bref, ce qu'ils mettent en péril dans nos convictions les plus profondes (ontologiques, et pas sociologiques), j'ai atteint mon but. Ce qu'ils vivent en effet concernent alors l'essence de l'humanité, et pas seulement (ou du moins un peu plus que) la société dans ses formes historiques actuelles ou futures.
(1) Ulrichs parlait des homosexuels. C'est frappant dans la mesure où la même expression est aujourd'hui typique de la clinique du transsexualisme, et que les transsexuels expliquent souvent qu'ils ne sont pas des homosexuels, puisqu'ils ne sont justement pas, intérieurement, du sexe opposé à celui de leur partenaire.
(2) Castel (1996a:559-582), ou L'identité sexuelle en anthropologie sociale
(5) L'argument du juge Sopinka de la Cour suprême canadienne sur ce point précis, dans l'affaire Sue Rodriguez (30 septembre 1993), a été relevé par G. Memeteau (1996a:169, 1996b:134-135). Sa position est voisine de celle de D. Salas (1994), et il mentionne également à cette occasion les problèmes connexes de l'action en "wrongful life" abordé lors de ce colloque par M. Jacub, et tout ce qui fait passer la volonté individuelle en ratio decidendi.
(6) Avec un peu plus d'audace, on devrait même dire que c'en est la question cruciale. Car céder complètement sur le transsexualisme, autrement dit, considérer qu'il recouvre un droit fondamental de l'être humain, aboutit peut-être à donner une réponse positive à toutes les demandes litigieuses en bioéthique sur la seule base de ce que les transsexuels invoquent: la liberté individuelle, qui décide de tout, même du corps et de la filiation, en fonction des moyens disponibles de la science.
(7) Si l'on trouve vieilli ce lexique néo-existentialiste, je n'ai rien contre une reformulation en termes d'intentionnalité: y a-t-il des actions pathologiques par la structure même de la visée qui les régit, indépendamment des causes naturelles qu'elles mobilisent en s'effectuant, ou bien, des significations pathologiques, donc des façons de se référer à soi, à son corps, ou aux choses, qui contreviennent à la rationalité normale.
(8) Castel (1996b:49-76), ou Le paradoxe de Tirésias. On pourrait peut-être objecter à cette idée qu'il existe des psychothérapies qui réussissent (les patients retardent le recours à la chirurgie mutilatrice, et parfois y renoncent). En fait, un phénomène intéressant pour la sociologie des sciences est assurément l'élimination progressive de l'idée que certaines psychothérapies seraient opératoires sur le transsexualisme. L'occultation du travail de L. Lothstein est frappante dans les bibliographies psychiatriques autorisées.
(9) C'est sur cette base que Richard Green, de la Harry Benjamin Foudation, dont les "standards of care" ont un retentissement international en matière de transsexualisme, propose de ne pas attendre que les enfants aient grandi pour qu'on les opère. La puberté rendant la tâche du chirurgien et de l'endocrinologue très difficile, une fois que les signes du transsexualisme primaire (ou pur) seraient avérés, vers 9-10 ans, et sur la base du destin psychique prévisible, on modifierait leur apparence physique, pour leur épargner toute souffrance ultérieure.
(10) Il y a des phénomènes naturels spectaculaires dans ce registre: la température (ou la durée) d'incubation des œufs de certains animaux détermine leur sexuation (par exemple les crocodiles). Récemment, on a pu montrer que des œufs de poule incubés à seulement 20° produisaient des organismes dont le phénotype était à l'inverse du sexe chromosomique: croisés à leur tour, ils ne produisaient plus que des animaux d'un seul sexe.
(12) Il y a un anti-essentialisme sociologique qui est tout à fait trivial et qui ne mérite guère de passer pour une avancée théorique. Si la sociologie est une discipline positive, elle est nécessairement relativiste, au sens comtien où "tout est relatif, cela seul est absolu". Mais cela n'appelle aucune amphibologie de la science descriptive des faits moraux à la morale elle-même, et un relativisme méthodologique n'est pas un relativisme épistémique, ni un relativisme éthique. Dans les questions d'identité (sexuelle, de genre, etc.), on peut ainsi être tenté de traiter les concepts intentionnels (ceux de la référence) comme des phénomènes soumis à une mise en question naturaliste de leur irréductibilité logico-sémantique: pour quelle cause utilise-t-on ceux-ci et non ceux-là, dans tel contexte? Rien n'empêche donc de parler de "manières de se sentir" ou de "procédés pour s'identifier soi-même", en les individualisant comme des faits et en les rapportant à une explication causale sociologique. La seule chose digne d'être notée, de ce point de vue, c'est que l'anti-naturalisme sociologique est en fait un anti-biologisme, mais sur le plan épistémologique, c'est bien un naturalisme, au sens où l'explication causale et sa vérification empirique revendiquent la même légitimité que dans les sciences naturelles. Je ne suis pas anti-sociologique dans cet essai: traiter les formations intentionnelles métaphysiquement ultimes (celles de la référence) comme des faits culturels et sociaux est sans doute possible. La difficulté, en l'espèce, est de maintenir cependant l'idée (réaliste a minima) que la représentation est représentation de quelque chose, et que ce qu'on dit est vrai de cette chose Ce qu'on appelle la "représentation du sexe" n'est pas une agglutination verbale contingente, qui ne désignerait rien. Ce qui est ainsi désigné est sûrement modifié, constitué ou institué socialement par le fait d'être désigné, mais encore faut-il que quelque chose soit l'objet de la représentation. Il se peut alors qu'il y ait des motifs sociologiques de privilégier tel ou tel mode d'accès à l'objet référentiel, mais ces motifs ne changent rien à la structure de la référence, ni à ses exigences conceptuelles. Autrement dit, ce qui est mobile c'est la façon dont nous parlons de x ou y, pas la façon dont nous parlons de x ou y.
(13) La stérilité biologique, sous cet angle, n'est pas un problème purement accidentel. C'est ce qui empêche certains animaux de former un genre vivant, non pas seulement dans l'ordre de l'existence naturelle, mais aussi dans celui des conditions d'identification de ce qu'ils sont "par eux-mêmes" (soit en termes aristotéliciens, en relation à la téléologie de la forme substantielle). Fabriquer des vivants stériles (semences céréalières, etc.), c'est déjà artificialiser le vivant, et ne faire consister son identité que dans des conditions extrinsèques de production ¾ d'où la brevetabilité, et l'appropriabilité intrinsèque selon des conventions de ce qui est ainsi produit. On ne peut pas non plus ne pas se poser la question de ce qu'il en est des humains biologiquement stériles. Sont-ils des humains? La stigmatisation culturelle et sociale dont ils sont fréquemment les objets est toutefois asymétrique: s'ils ne sont pas producteurs d'êtres humains, ils sont des produits d'autres humains, et cela, pour des raisons qui tiennent sans doute au poids symbolique de la transmission antécédente par la filiation, nous suffit. En revanche, il n'est pas évident, dans cet univers de science-fiction dont nous nous rapprochons, que des êtres quasi humains stériles produits artificiellement par les moyens de l'ingéniérie génétique, mais pas par des voies sexuelles, aient si évidemment une identité spécifique et générique humaine, et qu'ils ne soient pas instrumentalisés comme des choses n'appartenant pas réellement à l'humanité, quelles que soient leurs apparences.
(14) Ferret (1993:chapitre II).
(15) Bien plus, les transsexuels sont normaux (selon une note clinique importante de Lacan sur les psychoses) dans la mesure justement où la société et la communication quotidienne apparaissent indifférentes à ces ancrages intrapersonnels et intrasubjectifs de la référence à soi comme au corps, ainsi qu'à tout ce qui ne concerne que les formes intentionnelles de la revendication qu'on étaie dessus. Cela ne gêne pas la mécanique sociale, mais à la rigueur le droit, dans la mesure où il implique certains principes de légitimation, etc. Mais il est sans doute vain de s'alarmer devant les altérations que les transsexuels pourraient introduire dans les dispositions légales régissant la filiation (notamment à cause de leurs demandes d'adopter, ou d'avoir accès à l'insémination artificielle, ou bien encore, dans un avenir peut-être proche, à cause du risque qu'ils se portent volontaires pour des expériences de grossesse masculine). En fait, c'est oublier que ces dispositions traditionnelles, liées au statut problématique de la propriété de soi et du corps, sont déjà sous le feu d'une offensive sociale, juridique et culturelle qui dépasse de loin ce que les transsexuels pourraient localement mettre en danger (du moins est-il aisé de les accuser individuellement et d'oublier dans quel contexte d'envergure leur revendication obtient l'écho qu'on sait). De plus, pour assurer l'ordre social, l'apparence suffit: la Cour de cassation, en France, ne s'y est pas trompé, quand elle a dû adapter le droit français aux exigences de la Cour Européenne.
Références bibliographiques
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(1996a) Transsexualisme: licéité sous condition, in Czermak M. et Frignet H. (éds.), Sur l'identité sexuelle: à propos du transsexualisme, vol. 1, Editions de l'association freudienne internationale, Paris. (1996b) Table ronde, in Czermak M. et Frignet H. (éds.), Sur l'identité sexuelle: à propos du transsexualisme, vol. 2, Editions de l'association freudienne internationale, Paris. |
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(1993) Le philosophe et son scalpel. Le problème de l'identité personnelle, Minuit, Paris. |