Freud et le théologico-politique (*)

(Conférence au séminaire de Yves-Charles Zarka et Frank Lessay, "Figures modernes et contemporaines du théologico-politique", le 24 février 2001)


A V.

L'homme qui se présente à moi, ce matin-là, a une quarantaine d'années. A peine ouvre-t-il la bouche, qu'à la tension particulière de sa voix, une impression émane, évidente, de toute sa personne, impression d'ailleurs toujours aussi vive dans ma mémoire: je me trouve devant un être d'une intelligence et d'une culture supérieures, animé d'une rigueur éthique sincère. Il vient me voir pour discuter avec moi d'un travail qui n'est pas sans rapport avec le contenu de cet essai, mais que je vais laisser de côté pour lui conserver l'horizon dégagé. Il caresserait l'idée aussi, dans l'avenir, et c'est l'autre motif de sa visite, de devenir psychanalyste. Très vite, il fait état de difficultés subjectives, qu'il a du mal à appeler des souffrances, et dont le trait le plus impressionnant est la contrainte intérieure qu'il éprouve à vouloir réparer des sortes bizarres de malentendus, ou plus exactement à obtenir une "explication", avec des personnages avec lesquels il est entré en conflit, parfois d'ailleurs pour des motifs futiles, et en tous cas lors d'événements dont certains remontent vingt ans en arrière, à sa dernière adolescence. Sa préoccupation à leur sujet est toujours aussi vive, et c'est par pure procrastination qu'il s'abstient de lancer des recherches, bien que l'idée de ce qu'il aurait fallu dire alors, et de ce qu'il dirait aujourd'hui, ne cesse de le hanter. La discussion rationnelle, et sa "fonction médiatrice", dit-il, est à ses yeux l'unique remède à ce qui l'a alors "touché" et blessé. Il a également tendance à tout s'interdire, et en particulier à s'interdire de sentir ou de ressentir, notamment par le toucher, même la beauté qui l'attire. Tout au long de nos entretiens, il insistera pour qu'il ne s'agisse pas, au cas où il y aurait psychanalyse, d'"une simple cure", mais de quelque chose qu'il puisse "contrôler", qui soit plus "moral" et plus "intellectuel". La qualité qu'il attend de moi, c'est le tact: mes questions ou mes observations vont d'ailleurs rapidement prendre un tour inquisiteur, vaguement persécutif, encore qu'il se réjouisse aussi de l'affectivité que je réveille en lui, et de la note de fraîcheur que j'ajoute en lui parlant à une existence où le sérieux n'est que l'habit, présentable à l'entourage, d'une morosité pré-dépressive. Il la redoute aussi, parce qu'en le "touchant", donc en perturbant son économie mentale ordinaire, j'augmente l'affolement intérieur qu'il se voue sans cesse à juguler: il est, me dira-il, dès sa seconde visite, après s'être simplement ouvert à moi une fois de son trouble, non pas moins, mais de plus en plus obsédé par l'idée de s'expliquer une bonne fois avec ceux avec qui il a été en conflit, et sa hantise réparatrice ne peut plus lui paraître un simple souci éthique exacerbé. L'angoisse est constante, à bas bruit, cependant. Bien loin d'être surmontés, certains épisodes de ses crises antérieures émergeront peu à peu, au gré de la fragile confiance en moi qui lui autorise quelques associations spontanées, libérées du carcan ratiocinant de l'exposé en forme de sa vie qu'il a entrepris: en particulier, il se souvient d'avoir visualisé à plusieurs reprises le visage d'un de ses ennemis de jeunesse, qui apparaissait comme une image sur un écran interposé entre lui et ses lectures, et qu'il parvenait difficilement à chasser. C'était pourtant l'effet de la violence avec laquelle il ne cessait de penser à lui, et rien qui s'impose du dehors; un mentisme visuel donc, pas une hallucination. Pour s'endormir, ajouterai-je enfin, il doit encore recourir à des "phrases toutes faites" qui sont autant de rituels de conjuration. Il dit très peu rêver.

La religion a un rôle central dans son histoire. Il a eu plusieurs fois l'impression que l'"au-delà" donnait une force objective, mais surnaturelle, à des "paroles" à l'impact subjectif profond. Du coup, plusieurs de ses pensées n'étaient pas loin, pensait-il, de commander leur réalisation, et inversement, les pensées d'autrui à son égard pouvaient avoir une lucidité et une pertinence qui auraient rendu impérative l'accomplissement de plusieurs actes. Mais ce n'est pas psychotique, là non plus: bien que l'angoisse d'être fou ne soit pas loin chez lui, il n'y a ni perte du jugement, ni signification personnelle paranoïaque; tout est formulé sur le mode du doute effaré ("C'est allé jusqu'à…"). De plus, ces "paroles" avaient un contexte, précisément celui d'une médiation à instaurer avec des gens qui l'avaient touché, donc blessé. Elles s'inséraient dans la recherche d'une réconciliation, d'une renonciation intimement consentie et justifiée à la violence que ses engagements religieux favorisaient comme une injonction à agir tout à fait louable, sinon normale.

Ses antécédents médicaux ne sont pas sans intérêt, comme évidemment l'événement, de deux ans antérieurs à sa visite, qui a marqué une rupture cruelle dans sa vie: la contrainte à réparer (encore et toujours par la "discussion rationnelle") les séquelles d'un conflit somme toute banal, a alors pris des proportions inquiétantes, et viré à l'obsession franche, parce qu'il s'était retrouvé pris dans ce conflit en compagnie et sous l'œil de sa mère, et n'avait pas été loin, lui semblait-il, de déchaîner une colère assassine contre l'agresseur.

Mais plus frappants sont quelques souvenirs d'enfance. Il n'a pas vraiment de plus ancien rêve (comme je demande toujours), simplement, me dira-t-il, fouillant sa mémoire, la chanson de "l'abominable homme des neiges", qui le poursuivait, et dont il se souvient encore. Elevé moins par sa mère que par une tierce personne, névrosée de grande envergure (rituels de lavage, obsessions religieuses, etc.), il se souvient de l'absolue interdiction de mentir qui l'écrasait, tout petit, et de réactions incoercibles de rage à son égard, suivies d'une intense culpabilité. Il n'aura jamais été question de son père, jusqu'au moment où un souvenir lui revient et l'arrête: il est adolescent, et son quasi frère de lait, son plus ancien rival, lui pose la question suivante: "Mais comment ton père peut-il être avec ta mère?" La phrase, avec ses résonances équivoques, et pas juste la question, lui paraît atrocement choquante, et même alors qu'il me la répète, pas loin de vingt ans après, son obscénité répugnante se lit toujours sur l'expression égarée du visage qu'il tourne vers moi. J'arrête la séance là-dessus, sans faire de commentaires, et je n'ai plus jamais revu cet homme.

*

Dans Totem et Tabou, en 1912, Freud est parti de tableaux de ce genre pour formuler une hypothèse spéculative célèbre sur l'origine conjointe de la société, de la religion et des impératifs fondamentaux (donc pas la morale développée, mais l'exigence de restriction pulsionnelle minimale qu'est la prohibition de l'inceste, et l'interdit du meurtre). Mais il va de soi que cette manière de procéder, massivement (monstrueusement?) généralisante, repose sur un postulat: si l'on obéit trop à des impératifs moraux, comme ce patient, c'est en fait la situation presque normale, elle est significative universellement, ou alors, les obsédés ne sont que des fous sans intérêt. Pour que le premier brin de ce que Freud tisse soit saisissable, il faut alors à chacun se reconnaître dans un tel tableau, et n'envisager la différence entre le normal et le pathologique que dans un registre quantitatif. Je me propose donc de restituer les lignes principales de l'argument qui fondaient Freud à passer d'un tel tableau, à l'idée d'une humanisation, voire d'une hominisation passant nécessairement par une étape théologico-politique dans le développement de l'espèce, étape qui est-elle même l'effet rationalisé ex post facto d'une structuration originaire (i.e. radicalement inconsciente) de la subjectivité. De façon plus audacieuse, je vais également essayer d'en resserrer la substance, et de la défendre contre diverses objections, pour montrer qu'en dépit de légitimes préventions, elle donne à penser. Car "théologico-politique" est une expression technique de la philosophie politique que Freud n'emploie jamais, à ma connaissance. Mais elle concentre, je crois, des enjeux sur lesquels la psychanalyse telle qu'il l'a conçue ne pouvait que s'arrêter, ou sur lesquels elle ne peut pas faire d'impasse, alors même qu'elle est mise ici aux limites de sa compétence.

L'expression désignera dans cet essai une modalité particulière de la justification des interdits sociaux et moraux au principe de la vie collective: Dieu fixe puis révèle l'ordre juste des choses, il délimite et garantit l'univocité du bien et du mal, mais aussi, ce qui est plus rarement noté, il partage entre "for interne" et "for externe", l'un sous l'autorité du prêtre, l'autre sous celle du prince, les espaces possibles de la culpabilité. En fait, pas de théologico-politique sans doctrine psychologique: le mot même, psychologia, fut d'ailleurs mis en circulation par la néo-scolastique protestante dans le contexte précis d'une discussion juridique de l'articulation de l'Eglise et de l'Etat et de ses incidences sur la doctrine de l'âme (1). Car le point capital, qui est, si l'on veut, la raison du succès historique de ce montage idéologique, c'est d'assurer à la sanction une valeur qui transcende sa fonction répressive brute, et qui réconcilie le coupable avec le tout social lésé: il s'agit de créer les conditions au moins formelles d'une prise de conscience intime, chez le coupable, d'avoir effectivement réglé sa dette après avoir subi une sanction sociale; réciproquement, il faut que la sanction imposée du dehors mobilise un appareil institutionnel tel, que le coupable soit atteint au cœur exact de ce qu'il a engagé de lui-même dans son acte. Sans l'entrelacement raffiné du théologique et du politique, et sans le chiasme psychologico-juridique de la culpabilité, la fonction réellement médiatrice et réparatrice de la justice, semble-t-il, n'est qu'un leurre du pur Pouvoir.

Et bien sûr, il est possible qu'elle soit un tel leurre.

Or ce n'est pas la seule question. Serait-elle un leurre, la dimension opératoire de la légitimation théologico-politique de l'autorité (sur soi comme sur autrui), n'en serait pas pour autant rétroactivement abolie, et resterait digne d'une enquête visant sa compréhension. Sur quel matériau en effet, à la charnière de l'imaginaire individuel et de l'imaginaire collectif, travaillent ceux qui œuvrent à faire de la soumission à l'autorité une "tradition"? Comment peut-on faire coïncider le sentiment de la dignité avec la soumission pour la soumission? Comment la foi peut-elle se transvaser du domaine religieux au domaine politique, avec les mêmes traits de glorification de l'aveuglement, et d'exaltation de l'action surhumaine? Freud commence à écrire Moïse en 1934, et parle explicitement des nazis, qui ont su très bien exploiter l'idée qu'il faut obéir à la loi parce que c'est "la loi". Pour que des gens (pas tous) aient pu se sentir coupables de leur désobéir, alors même que les mesures imposées étaient absurdes ou ignobles, ne faut-il pas qu'il existe une dimension coercitive de la loi qui n'est pas apparente dans la légalité positive, mais qui relèverait plutôt de la culpabilité obscure, à l'égard de tout autre chose? Ne peut-on pas imaginer que le montage institutionnel nazi (en tous cas, leur attention paradoxale aux institutions, alors que leur idéologie affichée les méprise) est précisément rendue efficace parce qu'elle joue à ce niveau? Je ne crois pas qu'il faille répondre: "C'est la terreur qui règne, ils faisaient ce qu'ils voulaient, etc." Il y a des fragilités psychologiques perversement utilisables pour que les gens "moraux" servent le mal avec zèle.

Pour Freud, donc, par delà ces phénomènes, et comme tout retour du refoulé à partir d'un traumatisme originaire et profondément enfoui, le théologico-politique témoigne encore de ce qui est refoulé, et ses mythes fondateurs (à teneur religieuse), comme des rêves rapiécés pour sembler cohérents (sous l'action de ce que Freud nomme "élaboration secondaire"), sont psychanalytiquement déchiffrables.

Freud part donc, pour situer les extrêmes, d'un rapport privé et pathologique aux règles (qui, dans le cas que j'ai résumé, s'imposent d'elles-mêmes comme des contraintes à la fois irrésistibles et immotivées, ce qui contraint en aval, comme par une contrainte supplémentaire et emboîtée, à les rationaliser à tout prix), associé à une profonde intelligence, à un sens aigu de l'intérêt général (et à bien d'autres valeurs éminentes de la culture), mais qui, bizarrement, voisinent avec des croyances à la limite de la superstition, voire de l'animisme. Il arrive ensuite, si du moins il est raisonnable d'étendre la clinique psychanalytique à la "psychologie des masses", à une description de portée universelle et censément normative, de l'origine de la culture et de la "vie de l'esprit" (Geistigkeit).

Le relais crucial entre les deux, et le point d'insertion nécessaire d'une problématique théologico-politique, c'est l'analyse tout aussi hasardeuse et spéculative de la formation de l'esprit juif, dans Moïse et le monothéisme, parue en 1938, et qui est à bien des égards son testament. Passant alors de l'ethnologie frazérienne à l'égyptologie, Freud voit dans la carrière psychologique du judaïsme la trace d'un refoulement originairement structurant: les Hébreux auraient assassiné Moïse, lequel était égyptien, pas juif, et c'est un long et complexe processus de culpabilité et de déplacement, mobilisant un intense travail intellectuel, qui aurait abouti à transformer un dieu fruste, Yahvé, rencontré au désert après la fuite d'Egypte, en cet être abstrait, sans image, qui devint la cause de l'unité des Hébreux au-delà même de la destruction de leur royaume. Religion et unité politique sont ici encore renvoyées au souvenir complètement refoulé du meurtre d'un homme, "l'homme Moïse". Ce meurtre, fondateur de l'identité juive, selon Freud, fait écho au meurtre du Père de la horde de Totem et Tabou, et mutatis mutandis, permet de comprendre son écho psychologique individuel.

Or Moïse pèse lourd, en philosophie, au-delà encore des enjeux psychanalytiques que Freud décèle dans son histoire, puisqu'il est dans la pensée classique le modèle ultime de la légitimité théologico-politique. Il suffit de penser au rôle que lui confère Bossuet dans le Discours sur l'histoire universelle, de législateur inspiré, d'historien, de philosophe, de type du "grand homme", tel que seul le Christ, qu'il préfigure, le dépassera comme fondateur de peuple. Il incarne la jonction exacte du théologique et du politique, son existence prouve leur communauté d'essence, et sa grandeur trouve sa fin dans le service sans concession qu'il doit à cette place où Dieu l'a mis: Bossuet rappelant sa mort aux frontières de la terre promise, écrit: "Moïse servit d'exemple à la sévère jalousie de Dieu et au jugement qu'il exerce avec une si terrible exactitude sur ceux que ses dons obligent à une fidélité plus parfaite" (2). Son destin, ainsi, transformé par la réécriture de la Bible, laisse transparaître les voies le long desquelles chaque homme rencontre à un détour de sa vie non seulement sa vocation personnelle, mais les formes théologico-politiques qui lui sont consubstantielles.

Freud prendrait donc très au sérieux cet effet idéologique. Car la psychanalyse ne se conçoit pas sans une attention soutenue aux sources de la contrainte institutionnelle sur les individus. Même si nos sociétés contractualistes et individualistes ne sont pas soumises à un principe théologico-politique explicite, comme sous l'Ancien régime, il s'agit pour Freud d'un accident historique qui ne devrait pas nous masquer le lieu véritable, l'inconscient, où s'exerce la force contraignante d'un tel dispositif. La psychanalyse, en particulier, élucide la condition préalable de culpabilité sous laquelle les règles légales ou morales peuvent exercer sur nous leur empire et civiliser la vie. Nous ne savons pas, en fait, pourquoi nous obéissons à l'interdit, pourquoi l'obligation oblige. La névrose montre que l'obligation oblige d'au-delà la raison, et culpabilise par-delà tout motif conscient. Elle serait donc la voie vers la part mythique, d'où procède la légitimation de toute autorité, sur soi comme sur autrui, et elle ferait apparaître le théologico-politique comme un détour idéologique incontournable pour apprivoiser dans le vocabulaire spirituel du jour des causes qui se cachent dans la nuit animale de nos origines.

*

Le tableau clinique dont je suis parti est celui de la névrose obsessionnelle. Il est bien connu depuis 1870, et se présente pour le praticien contemporain comme une partition où la place des accentuations les plus douloureuses est malheureusement très prévisible. L'apport freudien à sa doctrine s'inscrit dans l'histoire complexe du statut psychopathologique de son symptôme central: l'idée de contrainte. Avant Freud, il s'agit de savoir si l'idée incoercible qui s'impose à l'esprit et angoisse le sujet parce qu'il se demande si l'acte représenté ne va pas se réaliser malgré lui (tuer son enfant, blasphémer pendant ses prières, etc.) relève de l'aliénation mentale ou pas. Est-ce hallucinatoire? Après Freud, on passe de la contrainte à représenter, comme distorsion du flux mental sous l'action d'une cause émotionnelle et physiologique, à la représentation d'une contrainte. Il s'agit de comprendre la dynamique intentionnelle de cette contrainte qui n'émerge dans la conscience que comme une "contre-volonté". Elle m'envahit précisément parce que ce que je désire, selon le critère freudien du désir, c'est ce que je ne veux pas. L'horreur qu'inspire ce désir qui pousse à l'acte suscite la réaction en sens inverse de la volonté, qui débordée, finit par accomplir un substitut de l'acte redouté. Ces oscillations "Il faut"/"Il ne faut pas" sont typiques de la crise d'angoisse obsessionnelle, et peuvent conduire à de brefs moments de dépersonnalisation. Mais, radicalement désavoués par la conscience de liberté du malade, ces désirs sont pourtant les siens, et rejetés en tant que désirs siens. Ils sont, à ses yeux, sans raison, immotivés. Au contraire, la morale commune fournit des arguments supplémentaires pour les rejeter. Mais ils ont une tendance incoercible à aboutir sous forme d'actes substitutifs, déplacés (comme cette autre malade, dont le père, quand elle était enfant, ne cessait, à la moindre frustration, de menacer en riant d'aller se pendre à la cave, et qui, entraînée compulsivement à s'étrangler avec le cordon de la douche, esquisse le geste, et le désamorce aussitôt avec effroi en se disant pour le conjurer qu'elle ne fait "que se mettre un joli collier"). Pour prévenir l'accès, les malades deviennent alors dépendant de rituels parfois compliqués, qui sont toujours des compromis transparents entre le désir et la contre-volonté, qui n'apaisent que très fugitivement l'angoisse, et qui envahissent l'existence.

Totem et Tabou part de là:

"Résumons maintenant les points sur lesquels se manifeste avec la plus grande netteté la concordance des usages de tabou avec les symptômes de la névrose de contrainte : 1. Les commandements sont immotivés, 2. Ils sont consolidés par une obligation interne, 3. Ils sont capables de déplacement et il y a danger d'une contamination par ce qui est interdit, 4. Ils sont la cause d'actions cérémonielles, de commandements émanant des interdits" (3).

Une différence essentielle avec le tabou est que la contre-volonté obsessionnelle s'étaie sur une éthique réactionnelle, parfois profondément logique, qui rend chaque fois plus opaque le noyau du désir, et le fait désagréable que n'est interdit que ce qui est, en fait, bel et bien désiré. C'est là que Freud met en place une notion décisive dans toute son argumentation, et comme on verra, à plusieurs niveaux: il s'agit, avec ce désir, de quelque chose de "résiduel" (4), plus profond que toute prise de conscience ou rationalisation possibles. Autrement dit, cet élément "résiduel" est la pointe avancée d'un inconscient affectif radical. Prendre conscience n'en supprime pas l'action, et cet inconscient radical n'est pas tant (comme dans la première topique) un effet du refoulement par le moi, dans une dynamique paradoxale qui radicalise l'effet du "ce à quoi je pense, je n'en veux rien savoir", que le point d'attraction obscur de tout le refoulé par le ça, désormais cause du refoulement ¾ l'inconscient est ici, en conséquence, réellement antérieur à la conscience, laquelle s'en extrait à grand-peine, et toujours de façon partielle. En somme, ce résidu, c'est l'inanalysable absolu. La névrose obsessionnelle en porte témoignage: il ne sert pas à grand-chose d'expliquer au malade de quoi il souffre et quel désir il refoule, il s'en rend trop souvent bien assez raison à lui-même; davantage de rationalisation, serait-elle psychanalytique, ne dissipe ni l'angoisse ni les symptômes. Et le résidu opaque du désir est un noyau d'autant plus coriace que les efforts du malade vers plus de moralisation et d'intellectualisation réussissent à dévier la culpabilité aveugle qui le ronge vers une culpabilité intelligible (celle d'avoir échoué devant tel ou tel de ses idéaux).

La résidualité du désir contre-volontaire, refoulée grâce à la prolifération des interdits, pose le problème délicat de la curabilité de la névrose obsessionnelle. En fait, on ne soigne pas le prix que certains êtres humains payent à l'exigence morale. (On peut les aider à abrutir l'angoisse, mais est-ce un traitement?) Au mieux, on assouplit les formations réactionnelles secondaires de la névrose obsessionnelle, notamment le fantasme de maîtrise qui la parcourt comme un fil rouge, et sous-tend l'ivresse auto-punitive de l'échec à se faire reconnaître comme auteur de ses actes, à parler en son nom propre, ainsi que la rétraction progressive des investissements affectifs, sexuels, intellectuels, qui change souvent les névrosés obsessionnels en handicapés sociaux. Mais la vérité obsessionnelle de l'expérience de l'interdit auquel on ne cesse de penser, et avec lequel on ne saurait transiger, demeure. Freud n'hésite pas ainsi à dire que la névrose obsessionnelle est une "tentative de guérison" d'elle-même, qui, cependant, échoue presque toujours sans l'aide de la psychanalyse (5). La cure est ainsi, indirectement, au service d'une autre économie du rapport à l'interdit, mais sûrement pas de sa levée. Dans le bref récit plus haut, c'est la raison pour laquelle la demande que la cure soit autre chose qu'une "simple cure", mais conserve une dimension d'échange éthique et intellectuel, sonne juste: le malheur, c'est que ce qu'il y a de profondément correct dans cette attitude est en même temps le pire obstacle au désempêtrement des symptômes, puisqu'il équivaut à leur dénégation.

C'est que la restriction pulsionnelle est au principe de la vie de l'esprit, de l'existence de la civilisation. Bref, si paradoxal qu'il paraisse, les conditions de l'hominisation, pour descendre au niveau de radicalité biologique de Freud, ont pour corrélat obligé les souffrances inhumaines de la névrose obsessionnelle.

Le résiduel devenant insensiblement l'essentiel (la preuve du ça), il ne va plus concerner, aux yeux de Freud, seulement l'individu, mais l'espèce, et non la pathologie, mais la normalité même de l'espèce humaine (espèce qui n'est en somme qu'une pathologie de la nature, puisque du sein même de la nature, elle se retourne contre elle et la pervertit). Le désir inanalysable, submergeant, contre lequel le névrosé obsessionnel, ce "malade de la culture" comme on le conçoit couramment à l'époque, mobilise le meilleur de l'humain, n'offre dans la cure qu'une image miniature du drame de l'espèce.

Or, sans la polémique anti-jungienne des années 1912-1913, sans le refus par Freud de l'"inconscient collectif", Totem et Tabou perd son sens. Freud cherche en effet là à fonder l'humain comme social au sens de la réalité matérielle (pas de la réalité psychique, ni d'une communauté transcendante des inconscients). Corrélativement, il veut fonder la socialisation originaire dans l'inconscient de chaque individu (en tant que la famille primitive est l'espace naturel, sinon biologique, de formation de l'affectivité dans notre espèce). La communauté mythique transculturelle des symboles, le meilleur argument de Jung, doit donc être ramenée à sa source intrapsychique œdipienne. Parvenir à établir rigoureusement cela, c'est pour Freud le moyen le plus efficace de ramener la communauté des imagos à un effet dérivé, et couper court à l'idée d'une libido non-sexuelle, mythopoïétique) (6). Une fois ce contexte polémique restitué, on mesure le but de l'extrapolation freudienne. En généralisant, de la névrose aux tabous des primitifs, il entend en fait passer de l'explication psychopathologique d'interdits irrationnels (mais qui supposent qu'il existe déjà une raison) à l'explication sociologique de l'origine radicale (absolument avant toute raison) des interdits fondateurs (meurtre et inceste). Voilà pourquoi la névrose obsessionnelle a tant l'air d'une religion primitive à usage privé (7). Mais voilà aussi pourquoi la religiosité de base, qui se résume à la référence collective au Père originaire assassiné, n'est pas une névrose obsessionnelle collective. Il reste un abîme entre l'individuel et le collectif. La fondation du social, précise Freud, a pour finalité la conservation de soi, la survie des hommes, et ce sont les pulsions d'auto-conservation qu'elle mobilise. En revanche, la névrose obsessionnelle reste privée; car elle met en jeu les pulsions sexuelles dont la satisfaction est égoïste (8). La même structure de contrainte s'applique donc formellement, mais à des pulsions hétérogènes. Cette distinction est inaccessible à Jung.

Mais cette même distinction, qui sépare au nom de la même structure de contrainte le sociologique et le psychopathologique pose un nouveau problème: comment le sociologique va-t-il retentir sur l'affectivité individuelle, et se prêter à l'exploitation névrotique?

La genèse du sentiment de culpabilité inconscient a dès ce moment absolument besoin de l'exemple mosaïque, et du lien entre meurtre du Père et fondation théologico-politique de l'autorité, parce qu'on ne peut pas tout dériver, notamment la forme ultime de la contrainte et de la culpabilité, d'un matériel psychologique individuel et presque exclusivement sexuel. Le peuple juif entre alors en jeu, parce qu'il exhibe au niveau collectif le paradoxe freudien de la névrose obsessionnelle: Israël s'attache en effet d'autant plus à son Dieu que ce dernier le maltraite (9), et sous les yeux étonnés des peuples païens, semble combiner l'auto-punition par l'accumulation de rites tâtillons, et l'auto-accusation frénétique en cas d'échec de ses prières. (Cette énigme est aussi au coeur de la question spinoziste du Tractatus theologico-politicus: comment les hommes peuvent-ils vouloir leur servitude, et suivre avec passion ceux qui leur dépeignent un dieu jaloux, ennemi de la pensée libre?). Comment cela a-t-il ensuite pu donner naissance pour la première fois dans l'histoire humaine à la foi personnelle, cette énigme pour toute psychologie rationaliste, puisqu'elle est aussi stable malgré l'insuccès qu'affectivement imperméable à la critique? Comment enfin l'unité politique du peuple juif a-t-elle pu puiser tant de ressource à cette foi, et pour finir, s'y résumer?

Si l'on doit dépasser le simple parallélisme entre névrose et tabous, si l'on doit fonder réellement l'incidence structurale de l'interdit ultime dans l'économie sociale et religieuse de la culpabilité individuelle, il faut découvrir une homologie entre leurs manifestations. C'est ce que Freud prétend isoler. La correspondance structurale entre Totem et Tabou et Moïse et le Monothéisme peut s'établir grossièrement comme suit:

Totem et Tabou

Moïse et le monothéisme

1. Le Père originaire, mâle dominant de la horde, possède toutes les femmes et tue ou châtre les fils. Il n'y a pas de langage formé, on ne peut donc rien dire, juste haïr.

1. Moïse, disciple égyptien dur et actif du pharaon monothéiste Akhenaton entraîne les Hébreux hors d'Egypte et leur impose le culte d'Aton.

2. Ceux-ci s'associent pour le tuer et le dévorent, cru, s'identifiant donc charnellement au mort.

2. Après des années rigoureuses dans le désert, ceux-ci complotent et le tuent.

[Ce n'est pas Moïse qui rapporte le "Tu ne tueras point" du Sinaï, mais les Hébreux qui brisent sa loi et le tuent].

3. La mésentente entre les frères qui veulent tous prendre la place du père mort les oblige à adopter la forme élémentaire d'un "contrat social": ils s'interdisent le meurtre (du frère) et l'inceste (possession des mères et des sœurs). L'exogamie s'impose donc, avec le totémisme, qui est une sorte d'écriture en images primitive commémorant l'interdit du mélange incestueux en séparant les clans.

C'est la cause de l'efficacité psychologique de tout impératif moral futur, par rapport à une culpabilité dont le vrai motif est radicalement refoulé.

3. Les Hébreux apostats se choisissent un dieu du Sinaï, Yahvé, mais dans un compromis avec les égyptiens qui ont accompagné Moïse, les lévites, ils conservent certaines formes de l'ancienne religion (circoncision, interdits sur la représentation).

Une tradition naît, que perpétue l'écriture, lue entre les lignes, et les prophètes émergent, qui rappellent contre la ritualisation croissante le message de Moïse de religiosité intérieure, de justice et de vérité.

4. Le repas totémique, hommage ambivalent au Père déifié, à nouveau assimilé et donc tué, consacre la "nouvelle alliance" des frères. La société, cependant, est matriarcale, l'interdit sur le pouvoir du Père mort forçant les fils à l'abandonner aux mains des femmes.

4. Croissance du sentiment d'élection, refus de se mélanger aux peuples voisins. Tabous alimentaires et cultuels divers.

5. L'être divin vénéré recommence à être humanisé. Le patriarcat reprend le dessus, mais sous une forme essentiellement atténuée. Naissance des rois-dieux (égyptiens).

Fondation théologico-politique de l'autorité sociale.

Avec le passage au patriarcat, émerge une pensée symbolique de la filiation contre l'évidence sensible de la maternité. Ce symbole est coextensif au développement du langage. La culture et le droit suivent.

5. Yahvé perd de plus en plus ses traits d'idole pour devenir l'expression même du caractère jaloux de Moïse, le Père fondateur au meurtre inavouable, mais aussi un dieu plus spirituel, sous l'influence de la réécriture de la Bible à l'époque de David et du royaume unifié.

6. Le monothéisme apparaît, radicalisation de l'hénothéisme. La culpabilité originelle est déplacée sur l'observance du rite (juif). La foi devient abstraite, la fidélité inavouable et inconsciente au Père donne naissance aux premières formes anti-rationnelles de la religion (credo quia absurdum): conscience vague de la dette obscure qui régit la raison.

6. Ivresse de l'ascèse spirituelle, de la dématérialisation de Dieu dans la foi et le lien d'élection de Dieu à Israël.

Plus les persécutions abondent, plus, malgré tout, la culpabilité originelle contraint à une observance plus rigoureuse. L'auto-accusation remplace la haine de Dieu. Plus on souffre, plus on redouble de moralité.

7. Le christianisme résout radicalement le symptôme monothéiste par une inversion: c'est Dieu qui donne son Fils pour sauver les hommes. Le "péché originel" que rachète sa vie est donc bien un meurtre, celui, indicible du Dieu-Père. L'eucharistie répète le repas totémique.

En Grèce, le chœur tragique représente les frères autour du héros à l'indicible coulpe.

La théâtralisation mythique de la Passion ou de la tragédie rétablissent la distance avec ce qui se passe sur l'"autre scène", l'inconscient.

7. Après le sac de Jérusalem par Titus, le culte devient totalement intérieur, et dématérialisé, méditation de l'écriture et de la mémoire.

La nostalgie d'un passé refoulé se complète du messianisme, qui projette dans le "futur" le retour de Moïse mort, triomphant.

Clairement, cette symétrie structurale est aussi un emboîtement, comme il convient à la forme pure de la répétition inconsciente (qui est une mise en abyme partout opératoire, quelle que soit l'échelle, historique ou psychologique): le moment 5. de Totem et Tabou est le moment 1. de Moïse et le monothéisme. Par une semblable mise en abyme, Freud pointe que la répétition est répétition de répétition (l'historique répète l'archaïque et l'individuel ce qui est historique ou archaïque, indifféremment). Pour Freud, la possibilité de construire ce parallèle structural comme un emboîtement est capitale: elle fait signe vers une origine de la contrainte et de l'obligation, et vers une genèse de la culpabilité qui commande à distance dans l'individu le rapport pathologique à l'interdit. Cette homologie, d'autre part, et c'est essentiel, se soutient toute seule. Même si les faits historiques la démentaient, elle serait parlante par elle-même, et envelopperait encore quelque chose à penser; elle relève du "postulat" (10), et toute imparfaite qu'elle soit, elle produit assez d'effets dans la névrose pour qu'on soit obligé de proposer à sa place quelque chose d'équivalent, quand on ne serait pas d'accord avec elle.

*

Les difficultés commencent.

La recevabilité de cette construction implique de rentrer très avant dans la cohérence conceptuelle du freudisme, beaucoup plus loin en fait qu'on ne le fait en général, tellement il est facile de s'arrêter sur ses invraisemblances, et du coup, de lâcher le fil conducteur de la problématique: quelle est l'origine de l'interdit avant sa rationalisation morale et politique, à l'extérieur de nous, et avant sa domestication intrapsychique comme foi religieuse et comme "impératif" moral abstrait? Freud exclut que la justification théologico-politique de l'autorité sur soi comme sur les autres puisse être relativisée telle une convention arbitraire, ou comme l'épiphénomène de formations sociologiques fondées sur l'intérêt matériel. Cette justification a des bases affectives, c'est ce qui la rend psychologiquement agissante (voire si agissante qu'en pathologie mentale elle est susceptible de fonctionner de façon automatique, sans qu'aucune rationalisation ne puisse l'endiguer, bien au contraire).

Pour aller au plus cruel, il n'existe aucun argument raisonnable en faveur de la théorie de Freud sur Moïse. Ses sources philologiques n'ont plus aucune valeur. Pour ce qui regarde la théorie ethnologique qui sous-tend Totem et Tabou, qui s'inspire de Darwin et d'Atkinson, elle est également désespérée. Sans même argumenter contre sa théorie farfelue du totémisme et de l'exogamie, Lévi-Strauss a proposé une objection de bon sens: si les primitifs sont les enfants de l'humanité, alors que sont les enfants des primitifs?

Non seulement les faits sont contre Freud, mais l'hypothèse supplémentaire à laquelle il recourt pour expliquer comment le meurtre du Père de la horde pourrait encore hanter les névrosés modernes est considérée comme épistémologiquement exemplaire de la fausseté de ses conceptions fondamentales. Sulloway a forgé le terme de "psycholamarckisme" (11) pour l'idée selon laquelle les caractères psychologiques acquis se transmettraient à la descendance, et que Freud se sent obligé, faute de mieux, de soutenir:

"La position de notre problème devient certes encore plus difficile par l'attitude actuelle de la science biologique, qui ne veut rien savoir de la transmission des caractères acquis aux descendants. Mais nous avouons en toute modestie que nous ne pouvons malgré tout pas nous passer de ce facteur dans l'évolution biologique. Il ne s'agit, il est vrai, pas de la même chose dans les deux cas: là de caractères acquis qu'il est difficile d'appréhender, ici de traces mnésiques se rattachant à des impressions extérieures, à quelque chose qui est en quelque sorte tangible. Mais il est bien possible que nous ne puissions au fond nous représenter l'un sans l'autre" (12).

On voit ici l'ambiguïté de la notion de facteur "résiduel". Ce qui est l'inanalysable de la névrose obsessionnelle, ce sur quoi se brise toute prise de conscience et toute manœuvre thérapeutique y visant, est devenu ici un héritage phylogénétique, même si ce qui relève de "l'hérédité de certaines dispositions psychiques" a "malgré tout besoin de certaines incitations dans la vie individuelle pour s'éveiller à l'efficience. Ce pourrait bien être là le sens de la parole du poète : Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le pour le posséder" (13).

Mais Sulloway a tort d'imputer à Freud une défense biologiquement fausse de la thèse de l'hérédité de la transmission psychique; il est patent qu'elle aide à ne pas oublier l'horizon de l'origine radicale, donc naturelle, de l'humanité, autrement dit du moment où l'homme s'est arraché à l'animal, et n'intervient que "pour une part" dans l'argument. Si résiduel, intraitable, donc, que soit ce sur quoi on bute, si radicalement refoulé que soit le désir, Freud mobilise une autre voie de transmission:

"La plus forte pression doit laisser place à des motions substitutives déformées et à des réactions consécutives à celles-ci. Dans ce cas, nous avons cependant le droit d'admettre qu'aucune génération n'est en mesure de cacher aux yeux de la suivante des processus animiques de quelque significativité. La psychanalyse nous a en effet enseigné que tout être humain possède dans son activité d'esprit inconsciente un appareil qui lui permet d'interpréter les réactions d'autres êtres humains, c'est-à-dire de redéfaire les déformations auxquelles l'autre a eu recours dans l'expression de ses motions de sentiment. Par cette voie (la compréhension inconsciente de toutes les coutumes, cérémonies et décrets que le rapport originel au père originaire avait laissés derrière lui) il est bien possible aussi que les générations ultérieures aient réussi à assumer cet héritage de sentiments" (14).

Au lieu d'une transmission de contenus, de "pensées" sans plus de précision, on a ici une transmission bien différente, la transmission d'une question, transmission étrange, puisque c'est justement la question des pères qui "pose question" aux fils, toute réponse étant pour ainsi dire exclue, comme condition de la transmission énigmatique de l'énigme elle-même. L'irrésolu des premiers devient la question insoluble des suivants. Par là, une chaîne encore plus solide, purement psychique, les unit (15). Je glose cette question: "Qu'a-t-il donc fait? De quelle faute a-t-il hérité de son propre père? Dans quelle culpabilité indicible suis-je moi aussi lié à lui? D'où me vient cette angoisse obscure d'exister coupable d'une faute que je n'ai pas commise, ou peut-être, que je ne me sais pas en train de commettre?" L'irréductibilité de l'inconscient, l'impénétrabilité du désir coupable originaire, devient ainsi l'agent de la question métaphysique sur l'"origine"; la conscience morale en dérive, l'intelligence spéculative suit, comme machine à produire des raisons au-dessus de ce gouffre. Le théologico-politique n'a plus, si j'ose dire, qu'à récupérer la mise de cette culpabilité en engendrant l'ordre social sur la base de ce meurtrier violeur et incestueux que chacun s'anticipe obscurément être, parce qu'il est pêcheur, et d'offrir le mythe fondateur qui encadre cette culpabilité, et en met en scène la causalité transcendante. Ce mythe a bien sûr des formes culturelles changeantes, mais assez stables cependant pour témoigner d'une "loi naturelle", reflet de la volonté d'un Dieu paternel.

On a souvent commenté la référence implicite de Freud, dans L'avenir d'une illusion, à une forme fruste de contrat hobbesien entre les hommes, nécessaire pour tempérer une haine innée pour le prochain (16). On voit désormais sa fin: la haine entre frères est l'écho de la haine pour le Père, haine qui, elle, est allée jusqu'au bout. Or il s'agit de prévenir le saccage de la culture qui résulterait du débridage des pulsions par l'établissement d'une contrainte légale. Ce que le scepticisme de Freud a de significatif, à cet égard, c'est qu'il refuse l'idée qu'on pourrait inventer un Tiers investi de cette autorité, qui ne soit pas un homme, mais une abstraction, une "personne morale" comme dans le contrat rousseauiste. En fait, ce Tiers n'aurait son efficace sociale intra-psychique que comme délégué du Père, et dans la seule mesure où il pourrait à son propre égard nourrir l'ambivalence qui rendrait possible de le tuer, et louable de ne pas le tuer: en ce sens, il faudrait pouvoir déjà symboliser et moraliser son meurtre (par exemple, en méritant sa place de chef par des sacrifices encore plus grands que ceux qu'il a consentis). Pour Freud, l'échec à penser le Père en place du Tiers, la croyance moderne que la raison et l'universalité sont données en politique a priori, relèvent d'une illusion pire que l'illusion religieuse, ou théologico-politique, qui, elle, est de structure. On n'économise pas le "droit divin". Lorsque les frères dévorent le père "cru", dans Totem et Tabou, ils s'identifient à lui et à ses désirs charnellement (c'est donc lui qui les dévore et se les assimile pour jamais). Sans le repas totémique, la co-présence vivante de l'origine du Tout aux individus ne s'imposerait pas. Tout Tiers artificiel, tout principe de la pure raison politique, réclamera donc, comme chez Rousseau, son supplément de "religion civile", de culte de la communauté en tant que communauté. On sera donc forcé de reculer d'un cran, sans l'avoir résolue, la question de l'adhésion affective à l'ordre. Pour la même raison, sauver la culture, autrement dit, créer les conditions d'un renoncement pulsionnel tolérable à la plupart, ne passe certainement pas par le choix d'un homme providentiel qui capitalise l'autorité, l'issue caressée par les démocraties fatiguées du temps de Freud: investi du devoir de soulager chacun de ses désirs meurtriers, il serait aussi le premier à en user sans limite.

C'est donc dans la supposition d'une transmission inconsciente de la question du Père que réside pour Freud les voies d'une certaine tempérance dans l'exercice de l'autorité (sur soi et sur autrui). Et comme l'allusion au transfert et à son interprétation, dans cette transmission entre le père et le fils, est ici transparente, elle conduit au cœur des difficultés du concept dans la seconde topique (non plus inconscient, préconscient, conscient, mais ça, surmoi et moi). Il faut à la nature résiduelle et intraitable de l'inconscient une épaisseur ontologique propre, que l'inconscient dynamique de la Traumdeutung ne fournit plus: l'inconscient est désormais pour Freud une simple qualité des processus psychiques, car la chose qui agit, qui attire le refoulé à soi, existe réellement, et même, doit précéder dans la genèse concrète de l'appareil psychique, le moi qui s'en extrait peu à peu, et fort peu. Cette antériorité génétique enveloppe en soi le mythe scientifique de l'"évolution biologique" auquel Freud recourt: comment, sans céder sur le réalisme du ça, et sur les métaphores biologisantes qu'il draine, maintenir à tout prix la radicalité de l'inconscient. En découle aussi le fait que le moi a une partie inconsciente: le surmoi. Or quelle est la fonction du surmoi? Logiquement, d'incarner l'instance parentale qui tyrannise le moi, qui lui présente à la fois, comme l'envers et l'endroit, l'image monstrueuse de la jouissance du père des origines, jouissance tellement enviable pour lui comme pour moi, et l'image atroce du même père assassiné, pointant son doigt accusateur sur moi, le couteau à la main. Pour donner une ultime touche de cauchemar à cette scène, j'ajouterai: "comme s'il ne savait pas qu'il était mort". Désir et contre-volonté se prolongent désormais l'un dans l'autre: le surmoi n'est interdicteur (et ne prend la relève de la "censure" dans l'appareil psychique de la première topique) que parce qu'il force en même temps à jouir: il force à jouir comme le Père dont on veut la place. Cet appel à jouir qui, en même temps, interdit la jouissance sous peine de mort, fait que nul ne va au ça si ce n'est par le surmoi.

Vous voyez aussi combien c'est à dessein que je traitais comme interchangeable l'obligation et l'interdit; loin de se contredire, psychanalytiquement, ils sont rigoureusement identiques. L'oscillation dépersonnalisante de la crise d'angoisse obsessionnelle ("Il faut"/"Il ne faut pas") dissocie juste dans la linéarité discursive et temporelle l'impératif surmoïque de la jouissance comme d'emblée interdite.

Il n'y a ainsi de psychanalyse sérieuse, avance Freud, qu'à l'aune de ce qui demeurera foncièrement inanalysable. Car c'est l'inanalysable qui est en cause dans toute psychanalyse, rien d'autre. Le paradoxe (qui, soit dit en passant, alimente l'idée que la psychanalyse n'est pas une psychothérapie) selon lequel la névrose obsessionnelle est une tentative de guérison qu'il faut aider par la cure, oblige alors à distinguer dans la névrose ce qui est comme une poussée de la vérité, l'émergence d'une signification prise dans la texture d'un fantasme, en images sur une autre scène, et les élaborations défensives des symptômes (intellectualisation, moralisme, religiosité superstitieuse), plus loin en aval, qui n'ont pas la même nécessité psychique, et sont donc susceptibles de résolution dans leur texture d'obsession. Cette signification fantasmée de la scène du meurtre du Père, et son corrélat, l'inceste avec la Mère, s'élance du ça vers le moi sous forme de fiction; et le propre d'une fiction réussie, c'est de valoir comme l'équivalent parfait de la vérité, comme le plus vraisemblable. La fascination pour le théâtre tragique grec, la renaissance du théâtre chrétien avec la mise en scène de la Passion, sont aux yeux de Freud les traces de cette vérité invraisemblable mais impérieuse, qui se cache sous les dehors d'une libre fiction poétique. La théâtralisation du mythe atteste du désir de trouver la distance juste entre la sécurité du moi et la présentation de ce qui le meut au plus profond, pour qu'il en jouisse en représentation, pas en acte.

C'est la différence entre le consentement anti-rationnel à la représentation mythique, et la sauvagerie de ce que serait, et de ce qu'est quelque fois, la "mise en acte" de la tragédie dans la vie réelle, qui guidera mon dernier mouvement.

*

Il y a en effet une autre difficulté.

Pour que la construction de Freud vale, il faut que la texture psychologique du mythe du meurtre du Père précède l'idéologie théologico-politique qui en est l'effet social. Mais c'est indécidable, ou faux. Avant le monothéisme de Moïse, Freud admet qu'il y a eu celui du pharaon Akhenaton. Or ce dernier avait imposé sa conception dans le cadre de la domination impériale de l'Egypte sur le monde connu. C'est donc une cause politique traditionnelle qui a fait naître l'idéologie monothéiste, pas une cause psychologique. Ou alors, la répétition serait telle, que l'empire d'Aton ne serait déjà intelligible qu'à la lumière du processus archaïque du retour du Père mort dans la conscience des hommes de l'époque pharaonique. D'autre part, est-il possible de décrire l'antériorité génétique du ça sans présupposer la métaphore politique de l'hétérogénéité des domaines, des "juridictions" spirituelles, si j'ose dire? Si psychologia n'est entrée dans le vocabulaire savant qu'au 16ème siècle, c'est pour satisfaire des exigences fonctionnelles de l'idéologie théologico-politique de la Réforme. Peut-on s'en émanciper? Freud ne paraît pas le croire: il décrit même, incidemment, l'irréductibilité de la névrose comme celle d'un "Etat dans l'Etat" (17), or, qu'est-ce qui est effectivement un Etat dans l'Etat, avec ses lois et son droit propres, sinon l'Eglise? En fait, le théologico-politique est un ressort métaphorique si puissant, qu'il serait vain de vouloir le dériver d'un mythe plus ancien que le sien. Les deux difficultés ne trouvent une issue que dans l'affirmation toujours plus abstraite de la forme de la répétition inconsciente du mythico-archaïque dans l'historique. L'homologie à laquelle Freud suspend tout doit transcender la réalité politique et la réalité psychique. On ne peut donc lui donner son sens complet que si on l'applique aussi au tableau de la névrose obsessionnelle, pour juger l'intelligibilité qu'elle y produit.

Le refoulé mythique dans le fantasme fondamental de l'obsessionnel

Le retour du refoulé dans l'histoire réelle et les symptômes de l'obsessionnel

1. Meurtre du Père cruel, violeur du Fils et de la Mère.

("scène primitive" vécue dans le mutisme).

1. Décalage entre le père du névrosé dans la réalité, très souvent dominé, et les rêves ou rêveries qui le dépeignent comme tyrannique et cruel (l'"abominable homme des neiges") (18).

2. Culpabilité originaire, puis abandon de la posture virile (désormais inassumable) au bénéfice de la Mère toute-puissante.

(La virilité se rétablit par une identification en miroir au frère imaginaire avec une coloration homosexuelle; la féminité, symétriquement, se teinte d'étrangeté).

2. Panique dans les actes qui l'engagent ("Au nom de quoi?"), avec sensation que la mère l'étouffe. Inhibition sexuelle.

(s'y greffe notamment l'érotisme dit "anal" de rétention/expulsion, à valeur d'agression et de soumission forcées; une allure contractée et rigide l'étend au système musculaire).

3. Incorporation totémique primaire du Père, dont l'invocation et la nomination suscitent une angoisse, à conjurer par l'idéalisation du mort.

3. Intolérabilité des positions où le sujet doit parler en son nom et s'autoriser la satisfaction de ses envies. Perfectionnisme paralysant, qui protège contre tout succès.

4. Prolifération des déplacements d'affects au plus loin du souvenir traumatique.

(développement infantile de l'imaginaire, par condensation et déplacement, avec parfois des phobies d'animaux, liés associativement au Père)

4. Intellectualisme, ratiocination systématique et multiplication des interdits au nom d'un sens exacerbé du "devoir" ou de la religion, dont les mythes sont entendus littéralement.

("Toute-puissance des pensées", qui menacent de se réaliser et de faire advenir l'acte interdit

A ce tableau à double entrée, il faut suppléer ce qui rend raison de sa division: la "période de latence" (ou le séjour dans le désert des Hébreux après l'exode, ou l'histoire non-écrite de l'humanité) entre le traumatisme infantile et sa réactivation à l'adolescence (l'âge où surgit la question fatale: "Au nom de quoi m'impose-t-on ce qu'on m'impose?").

Or, comme on l'a dit, la dimension sexuelle individuelle infléchit considérablement le tableau: si dans la société il s'agit de conservation de soi, l'obsessionnel a affaire à l'énigme de sa jouissance sexuelle, et c'est précisément en ce point de surgissement de son irréductible individualité qu'il est le plus cruellement frappé par la multiplication immotivée des interdits et des empêchements. Freud reste donc allusif sur l'érotisme obsessionnel, quand il invoque cette névrose à l'appui de sa construction sur l'origine de l'humanité, alors qu'il en développe bien les composantes dans ses textes cliniques. Mais l'effet en retour de la construction sur la clinique est assez remarquable, et beaucoup de cliniciens ont été frappés du progrès qu'elle a introduit dans la doctrine de l'obsession mentale. Je ne peux l'expliquer ici, mais un lecteur patient pourrait par exemple retourner aux rêves d'obsédés de la Traumdeutung, et constater la densité nouvelle acquise ici des corrélations entre des signes d'habitude si discrets qu'on les néglige ou qu'on ne sait qu'en faire (homosexualité onirique des obsédés, mutisme, construction paradoxale de leur virilité, etc.). Sans entrer donc dans les détails (19), on peut dire qu'elle parachève la réfutation du naturalisme psychiatrique dominant des années 1900, que Freud avait juste esquissée dans "L'homme aux rats": l'ensemble du tableau est désormais intentionnel, doué de sens à la lumière du désir contre-volontaire, et les phénomènes émotifs (angoisse, inhibition) sont désormais complètement résorbés dans la logique globale du refoulement. La valeur subjective de l'acte qui hante les prohibitions dont s'accable le malade est au sommet de l'édifice, et le reste s'en déduit; et jamais Freud n'est obligé de poser un quelconque déficit de l'énergie psychique pour expliquer l'inhibition. Le développement de la doctrine de l'obsession obéit à cet égard à une radicalisation du recours de Freud à l'intentionnalité des symptômes de cette névrose. Dire que l'obsession a un sens, que ce sens est sa texture psychopathologique même, tout à l'inverse de leur renaturalisation contemporaine (à base neurobiologique) dans la théorie des TOC, exige qu'on donne le contexte le plus vaste à cette intentionnalité psychologique. En somme, pour que l'intentionnalité morale figure au cœur de l'obsession, il faut que le névrosé puisse s'imputer des intentions immorales, et donc que sa contre-volonté s'arme à l'arsenal des interdits communs en circulation autour de lui. Mais il faut aussi, inversement, que de tels interdits soient potentiellement névrotisants: qu'ils s'exercent à l'encontre d'un désir jamais tout à fait domestiqué, humanisé, et pour finir, désanimalisé. En tout cas, on ne peut guère s'épargner ce que j'appellerai ici une "remontée intentionnalisante" de l'obsession clinique vers la morale commune, autrement dit vers le caractère irréductiblement intentionnel des notions éthiques, et de là, vers une anthropologique complètement spéculative, qui fixe le cadre d'une morale sociale originaire, ou du moins d'une contrainte sur l'intentionnalité fondatrice de cette morale sociale valable pour tous les hommes, et opérant déjà au joint indicible de la nature et de la culture. Bien loin de n'être que des extravagances ou des fantaisies de Freud rêvant les yeux ouverts, Totem et tabou, le Moïse, ont une place dessinée d'avance dans la logique de la démarche clinique.

Mais revenant alors à l'individu, à la condition institutionnelle du sujet aux yeux de la psychanalyse, c'est une toute autre série de questions qui se pose. Peut-être pourrait-on penser, en effet, que ce qui est jusqu'ici purement descriptif en psychopathologie, si son fondement est bien un invariant humain, une forme inconsciente qui se répète partout, pourrait étendu de façon normative en sociologie, et surtout en politique, et dicter, à partir de la théorie psychanalytique (qui a l'avantage de ressembler davantage à la science que la religion) le bon ordre des choses humaines. La psychanalyse prendrait ainsi la relève éclairée de l'idéologie théologico-politique. Elle serait la gardienne de l'idée fondamentale selon laquelle "on ne peut être tout", autrement dit, "avoir tous les droits" (comme le Père des origines). Bien plus, elle serait la seule à pouvoir soutenir un mythe substitutif acceptable par la conscience moderne, le mythe œdipien de la castration, et sur cette base, fonder de façon transcendante la Loi, comme l'impératif autrement injustifiable, car sans raison intrinsèque, de la limitation pour tous de la jouissance. Cette base est très équivoque; car on l'immunise contre la critique rationnelle en la présentant explicitement comme un mythe, tout en donnant à ce mythe une certaine validité critique à l'égard de la raison, étayée sur l'inexplicable, le "résiduel", à l'origine de l'obligation. C'est un projet fascinant pour beaucoup, et notamment, je le crains, pour ceux qui s'émerveillent de voir la psychanalyse, contre toute attente, servir la cause d'un ordre moral à leur goût.

"Défaites les mythologies à l'antique, démontées les religions issues du christianisme, il reste aux assujettis de la culture d'Occident les ressources de la pensée moderne [dont la psychanalyse] pour concevoir cette assise tragique: s'interroger sur la logique de l'interdit et en tirer les conséquences de droit" dit Legendre, et il continue: "Faut-il donc que de nos jours le rapport des montages normatifs à la tragédie ne soit plus représentable qu'à l'occasion des mises en acte?" (20)

Il introduit ainsi sa réflexion sur le crime du caporal Lortie, un canadien qui, le 8 mai 1984, avait fait irruption mitraillette à la main dans l'enceinte du parlement, heureusement vide ce jour, pour assassiner le gouvernement du Québec, qui, devait-il dire, "avait le visage de mon père". On releva trois morts et plusieurs blessés. Sans aller jusque là, le fait est que bien des demandes d'analyse, aujourd'hui, semblent motivées par certaines circonstances où le sujet est comme coincé, sur le mode de la farce tragique, sinon de la tragédie pure, à la limite de la catastrophe, et parfois dans le cours plus ou moins inexorable de son accomplissement. La surprise est absolument totale qu'une pareille chose ait pu leur arriver, et parfois, si ce n'était sinistre, ils en riraient. Comme nous ne vivons guère dans une culture de la faute, peut-être les travers couramment dénoncés de l'individualisme contemporain, son rêve d'auto-fondation, la privatisation sans limite du droit, contribuent-ils à cette stupéfaction et à ce scandale. Toujours est-il qu'ils n'ont rien vu venir, et que tout d'un coup, quelque chose de l'inceste, du crime, du gâchis suicidaire de la vie, ou de la gravité des conséquences pour un enfant, se présente à eux.

Ceci va dans le sens d'une extrême difficulté subjective à ne pas être aveuglément embarqué vers l'acte fatal, et à "construire" la relation à l'interdit dans un espace rebutant, car mythique, et en tous cas complètement fictionnel. Construire: c'est le mot de Freud dans Constructions en analyse, où est exposé clairement l'idée que la remémoration thérapeutique n'est pas la ressaisie d'événements oubliés (de traumatismes réels), mais aussi la restitution de leurs équivalents (symboliques) dans une chaîne de représentations qui révèle un désir. La mémoire psychanalytique est créative. Bien sûr, le mythe de l'assassinat du Père dans Totem et Tabou, plus encore celui du Moïse assassiné de Moïse et le monothéisme, sont de telles constructions, et elles ont une fonction dans l'auto-analyse de Freud. Car, à leur appliquer ce qu'elles veulent mettre en évidence, elles sont impossibles: ce sont des raisons de la névrose et de la naissance de la société, insérées dans une argumentation, et donc autoréfutantes, si leur fonction est d'indiquer la limite absolue de toute rationalisation. Logiquement, donc, ce qu'elles rendent lisible, c'est la névrose de Freud, son rapport difficile au judaïsme, etc., et je trouve non pas audacieux mais trivial de les lire en ce sens. C'est aussi pourquoi "construire" à bon escient, c'est construire avec la construction de Freud, dont la pertinence ne peut jamais être exactement restitutive, mais inventive. Si Freud a (un peu) raison, si la "vérité historique" se passe ici de la "vérité matérielle", c'est la richesse des équivalents formels de sa construction qui l'attestera.

Or, cette difficulté à construire, c'est l'envers d'une nostalgie réactive pour une "loi naturelle" qui reconduit le mythe comme mythe, et surenchérit dans l'appel à la foi aveugle, et la haine aliénante de la raison, sinon même de la culture, sacrifiée à ses formes les plus rigides et les plus dépersonnalisantes. Le même Legendre est clairement du côté de l'inventivité, à cet égard (21). Quant au projet dérisoire d'un "sauvetage du père" psychanalytiquement justifié, il révèle vite sa teneur: celle de réduire une théorie défigurée à la prothèse idéologique requise pour légitimer la férocité avec laquelle il est tentant de réagir, dès que des individus osent solliciter le droit commun pour inscrire dans la société des relations affectives et sexuelles qui dérangent les symptômes dominants. La nécessaire question du Père symbolique exclut la défense bornée des images d'Epinal qui étouffent, justement, toute question. C'est en fait que l'ordre n'a pas a être défendu: il se défend tout seul, et c'est à vouloir suppléer ses prétendus déficiences qu'on crée le chaos. En ce sens, le besoin d'une garantie suprême, d'un "Au nom de" qui soit, selon les mots de Legendre, la "Référence" et le "Principe de raison" dans la délimitation du bien et du mal doit aussi et toujours être interprété comme la récusation de la Référence telle qu'elle est là, sous nos yeux, mais insoutenable et appelant le refoulement. Le Père mort est, si l'on peut dire, bien vivant, pour qui réalise à quel point, par exemple, prendre la parole et dire ce qu'il ose penser, renouvelle un traumatisme lointain dont lui revient l'écho angoissant. On sait bien ainsi l'effet immédiat de la règle fondamentale de l'analyse: "Dites ce qui vous vient à l'esprit, sans chercher à exercer de contrôle!" Un silence de mort sur le divan, qui parle assez de celui, dans l'ombre et le retrait, avec qui aura lieu l'explication finale.

*

Je conclus.

Il est difficile de défendre Freud contre le reproche sociologique de supposer plus qu'il n'est nécessaire à l'obéissance à la loi, quand il produit cette vertigineuse remontée aux origines dont je viens d'exposer les motifs. Après tout, le théologico-politique a son histoire pour lui, son inertie interne, et le legs continué de ses formes historiques a parfaitement pu exercer toute la contrainte requise sans supplément psychologique. Sur le plan conceptuel, il est difficile également de défendre Freud contre l'accusation de confondre la définition de ce qu'est l'obligation et la règle, avec le cortège de manifestations indubitablement psychologiques qui l'accompagne; or si l'obligation se justifie par des raisons, l'effet psychique de l'obéissance se décrit en termes causaux qui ne relèvent pas de la même catégorie.

Pour une part, ces objections contre la généralisation outrageusement spéculative de la névrose à l'humanité du schème du désir "résiduel", reposent sur la méfiance contemporaine pour tout ce qui déploie de l'intelligence et de la théorie autour d'une singularité non-répétable, d'un accident, d'un coup du hasard (donc, littéralement, d'une subjectivité, d'un symptôme, d'un traumatisme). Si intéressant qu'en soit le résultat, on l'évalue souvent comme un gâchis de pensée. Or c'est l'essence même de la clinique mentale, rigoureusement préservée par la psychanalyse, et l'on serait bien aventuré de croire d'ailleurs que toutes les cliniques se valent.

Toutefois, au moins dans l'exégèse que je viens de produire, il semble bien qu'il soit possible de déplacer suffisamment les enjeux pour que ces critiques, d'ailleurs incontournables (qui croit sérieusement au Père de la horde?), n'offusque pas non plus le point vif de la position freudienne, ce en quoi elle conserve une certaine acuité. Tout d'abord, en soulignant lourdement l'homologie structurale de Totem et tabou, du Moïse, et d'un tableau enrichi et cliniquement raffiné de la névrose obsessionnelle, j'attire l'attention sur une radicalisation structurale, plus que "psychologique", de l'argument freudien sur la genèse de l'interdit. L'inconscient qui y est en question n'est pas tellement une chose mentale, mais une répétition dont la forme est à l'oeuvre partout. Le gain est le suivant: on ne saurait dissocier les névroses, et surtout pas la névrose obsessionnelle, du contexte politique, institutionnel, religieux, éthique, dans lequel elle se déploie. C'est une névrose insérée dans le social qui est en jeu, et seule une lecture structurale des homologies de ce psychique et de ce social compte vraiment en clinique. Ce ne peut pas être sans effet sur l'intelligibilité des institutions. On peut donc récuser totalement l'arbitraire fantaisiste des élucubrations freudiennes; on n'en est pas moins sommé de fournir quelques repères équivalents (et même structuralement équivalents) de sa construction. Ou bien, et c'est le sens de la polémique contre Jung, on ne fait pas vraiment de psychanalyse.

Une seconde dimension apparaît ici. Sans que Freud puisse être crédité d'aucun pouvoir d'anticipation, le contexte totalitaire pèse de tout son poids. Phrases terribles du Moïse:

"Nous vivons en un temps particulièrement curieux. Nous découvrons avec surprise que le progrès a conclu un pacte avec la barbarie. En Russie soviétique, on a entrepris d'élever à des formes de vie meilleures quelque cent millions d'individus qu'on maintient dans l'oppression. On fut assez téméraire pour leur ôter 1'"opium" de la religion et assez sage pour leur accorder une dose raisonnable de liberté sexuelle, mais en même temps on les soumit à la plus cruelle des contraintes et on les priva de toute possibilité de penser librement. Avec une violence analogue le peuple italien est éduqué dans le culte de l'ordre et du sentiment du devoir. Dans le cas du peuple allemand on éprouve comme un soulagement, la délivrance d'un souci oppressant, à constater que la régression vers une barbarie presque préhistorique puisse aussi s'accomplir sans s'appuyer sur une quelconque idée de progrès" (22).

C'est bien cette raison se mettant au service de la barbarie qui motive exceptionnellement, je crois, la mise en question de la raison en tant que raison, dans son armature normative et prescriptive. Il y a un à-propos circonstanciel de Freud, à cet égard, qui n'est pas transposable à toutes les autres situations d'obéissance à des règles. On voit même bien dans ce cas la différence entre la prétention d'universalité que doit élever un philosophe, et la déflation imposée à la pensée juste par la psychanalyse, qui la ramène à ce dont peut subjectivement parler, et à qui on peut le dire en sorte qu'il l'entende. Or il y a des séductions à redouter. Carl Schmitt, l'autre théoricien du théologico-politique, à l'époque de Freud, rejoint les nazis: on sait la mobilisation radicalement perverse qui est la sienne des mêmes thèmes de l'obéissance, son exaltation dans la justification de l'injustifiable, et tout ce qu'il met au service de la liquidation de la culpabilité originaire en campant l'idéal d'un nouvel héroïsme politique. Que l'usage de la raison soit donc contaminable, voire structurellement contaminable par des causes psychologiques, ne revient pas à nier l'hétérogénéité des grammaires de la justification et de l'explication; au contraire. Il suppose même une raison au second degré: celle qui discrimine entre l'usage tout bonnement pervers de la rationalisation absolue, et celui qui consent à la part d'obscurité mythique (correctement mise à distance) qui fonde l'exercice légitime de l'autorité, et qui, s'il fixe certes l'humanité dans une culpabilité diffuse et pénible, rend inversement plus humains et plus humanisants les coups du remords et de l'angoisse.

Totem et Tabou et Moïse et le monothéisme forgent ainsi des mythes modernes, qui ôtent à la raison le privilège, exacerbé dans les sociétés individualistes et démocratiques, de motiver l'interdit. Freud noue ainsi la vie de l'esprit, la vie d'âme, devrait-on dire, à la justification théologico-politique de l'autorité, comme peu en son temps. Mais c'est comme un effet nécessaire de l'hominisation radicale de l'humain, de son arrachement à l'état de nature, un cran en arrière, donc, de la fiction de causalité transcendante qui s'attache à cette construction idéologique, quand on lui demande de fonder un ordre social et moral vraiment bon. Le théologico-politique est pour ainsi dire situé entre le mythe du Père de la horde et la névrose de l'obsédé, comme un moment nécessaire de l'humanisation de chacun, et de l'hominisation de l'espèce. Le paradoxe, c'est qu'on voit alors Freud, le rationaliste, tenter un effort métapsychologique ou métaphysique qui n'est pas sans évoquer un autre, plus ancien, et que Freud ne quitte pas des yeux, "pour faire une place à la croyance" à l'horizon de l'impératif moral, au point qu'il se retrouve l'auteur d'un des derniers mythes susceptibles de nous émouvoir dans ce monde désenchanté.


* Cet essai a bénéficié des remarques critiques d'A. Ogien et d'une longue reprise de C.-Y. Zarka.

  1. La justification historique de ce point m'a été fournie par l'article essentiel de Paul Mengal, "La constitution de la psychologie comme domaine du savoir aux 16ème et 17ème siècle", Revue d'histoire des sciences humaines, 2000, 2, 5-27.

  2. Bossuet, Discours sur l'histoire universelle, GF, Paris, p.184.

  3. Freud S., Totem et tabou, OC X1, PUF, Paris, p.231.

  4. Freud S., L'homme Moïse et la religion monothéiste, trad. franç. C. Heim, Gallimard, Paris, 1939, p.196.

  5. Ibid. p.166.

  6. Ibid. p.237.

  7. Freud S., Totem et tabou, OC X1, PUF, Paris, p.296.

  8. Ibid. 282.

  9. Freud S., L'homme Moïse et la religion monothéiste, trad. franç. C. Heim, Gallimard, Paris, 1939, p.120.

  10. Ibid. p.158.

  11. Frank Sulloway, Freud, biologiste de l'esprit, trad. franç. J. Lelaidier, 2ème édition, Fyard, Paris, 1998.

  12. Freud S., L'homme Moïse et la religion monothéiste, trad. franç. C. Heim, Gallimard, Paris, 1939, p.196.

  13. Freud S., Totem et tabou, OC XI, PUF, Paris, p.379.
  14. Ibid.

  15. Cette solution est meilleure que celle de L'avenir d'une illusion: dans ce dernier texte, c'est l'identification au père puissant dans la situation de désaide de l'enfant qui assure la transmission de son imago. Mais la texture du désir ambivalent d'être comme le père reste complètement inexplorée dans cette explication toute fonctionnelle, et du coup, le lien de la foi à l'espérance ne montre pas son caractère de contrainte structurale.

  16. Freud S., L'avenir d'une illusion, OC XVIII, PUF Paris, pp.146-149.

  17. Freud S., L'homme Moïse et la religion monothéiste, trad. franç. C. Heim, Gallimard, Paris, 1939, p.164.

  18. Si le père n'est pas faible et effacé, mais vraiment sadique, les traits paranoïaques du tableau s'accentuent: TT 255.

  19. Ce que je fais dans "Amiel, ou la métamorphose de l'obsédé".

  20. Legendre P., Le crime du caporal Lortie. Traité sur le Père, "Champs" Flammarion, Paris, 2000, p.13.

  21. Ibid. pp.209-210.

  22. Freud S., L'homme Moïse et la religion monothéiste, trad. franç. C. Heim, Gallimard, Paris, 1939, pp.131-132.