Le transsexuel, son ennemi idéologique
et la liberté de choisir son
« genre »
Ultime et vain plaidoyer pour La métamorphose impensable
(version de travail de l'article paru dans Mir: Revue d'anticipation, 2007, pp.192-201)
Les livres savants (ou trop savants, ou trop écrits, ou
trop volumineux, du genre de ceux où l’on peut cacher dans une forêt de petites
notes des remarques ou des plaisanteries que seul un lecteur attentif découvrira,
par hasard), ces livres ont quelquefois un destin bizarre. En publiant la
Métamorphose impensable
[1]
, j’imaginais bien toucher, mais très marginalement,
un certain nombre de transsexuels et d’intersexuels,
avec qui j’étais en correspondance depuis plusieurs années, en France mais
surtout à l’étranger (aux Etats-Unis), ou d’autres encore, qui s’étaient confiés
à moi, soit au titre d’accidents pénibles de leur vie, soit encore parce que
les entretiens psychologiques qu’on leur proposait au décours du protocole
médical officiel qui conduit aux opérations leur avait semblé insatisfaisants
ou carrément ineptes. En aucun cas, je n’aurais imaginé déclencher l’avalanche
de courriers vengeurs ou de prises de position passionnelles qui ont égayé
mon quotidien de chercheur depuis deux ou trois ans — me confirmant d’ailleurs
dans plusieurs de mes opinions, me faisant évoluer sur d’autres, mais pas
tellement, en somme. En revanche, s’il y a là une satisfaction qui ne s’est
jamais dissipée, c’est que la possibilité de me joindre personnellement sur
la Toile et de consulter sur mon site les mises à jour bibliographiques de
l’ouvrage
[2]
, les travaux connexes, et plusieurs travaux préparatoires
que j’ai gardés en l’état quand bien même je n’étais plus d’accord avec leur
contenu, a facilité ce que je me représente comme l’activité désormais exigible
des chercheurs de ma génération en sciences humaines (tout spécialement ceux
qui, comme c’est mon cas, voient leur études financées par l’argent public) : un dialogue vif mais au fond véritablement démocratique
avec ceux que ces travaux concernent in persona, dialogue dans lequel,
contre les indéniables effets d’autorité du Livre imprimé, j’ai eu la joie,
selon le mot juste de Jacques Rancière, « de
partager avec n’importe qui le pouvoir égal de l’intelligence »
[3]
— oui, n’importe qui : pas seulement un public savant
par métier, sociologues, philosophes, médecins, psychanalystes, magistrats,
mais des adolescents qui me « googlaient »,
quelques anonymes que souciaient à des titres divers leur identité sexuelle
ou « de genre », et bien sûr pas mal de militants transsexuels,
des féministes, des responsables d’association, ou des défenseurs de la cause
politique des minorités sexuelles.
Dans ce tout ce remue-ménage, il y a du bon et du mauvais
(de mon point de vue). J’y reviendrai, mais j’ai été assez étonné que ce soit
au fond les plus cultivés, les mieux armés universitairement
parlant, qui aient commis sur le texte le plus de contresens grossiers —
qui citaient par exemple les expressions que je critiquais, ou les idées que je
réfutais, comme si justement je les endossais, comme si un texte
dialectiquement tendu, autrement dit, un texte où l’on laisse longuement parler
et argumenter, paragraphe après paragraphe, celui avec qui on ne sera
finalement pas d’accord, mais parfois aussi en renforçant sa position, un peu
fragile au départ, au moyen d’idées auxquelles il n’avait même pas pensé lui-même,
eh bien, comme si un tel texte devenait purement et simplement illisible à ceux
mêmes auxquels il est adressé. Au contraire, ceux que leur culture scientifique
ne favorisaient pas du tout, ou qui ne voyaient guère de motifs d’entrer en
conflit avec moi sur l’interprétation juste de tel ou tel auteur ou de telle ou
telle donnée historique, goûtaient davantage l’ambiguïté et la complexité que
j’avais voulu suggérer. Plus important encore, ils y reconnaissaient leur
propre ambivalence à l’égard de ce flot monstrueux de discours sur le genre,
sur les frontières brouillées du sexe et du désir, ou sur le dernier état des
connaissances biologiques, etc., qui parasite les voix singulières, et qui
aboutit à ce qu’elles ne s’entendent plus elles-mêmes, et se perdent plutôt
dans la grosse voix indifférenciée d’une protestation collective. Faire donc entendre
plusieurs voix, jaillies de plusieurs bouches, donc de plusieurs corps, et bien
sûr de plusieurs corps diversement sexués, c’était aux antipodes d’un militantisme
qui (comme son nom l’indique) enrégimente forcément les destins individuels
dans une action d’ensemble qui seule peut faire contrepoids à l’injustice. En
même temps, cette pluralisation des voix n’est-elle pas indispensable à la
protestation collective, si elle veut rendre à chacun de ceux qui la
soutiennent un par un ce qui leur revient en propre, leur droit, le moyen réel d’expériences
une à une incomparables ?
Le public auquel était officiellement adressée La
métamorphose impensable était donc très différent de celui qui m’a
effectivement interpellé. C’était un public (mais on devrait dire plutôt une
petite tribu !) de philosophes professionnels, intéressés par les enjeux
conceptuels de ce qu’on appelle le « constructivisme » en épistémologie,
et à qui je voulais prouver que le type de réflexion extrêmement technique
(logique, argumentatif, abstrait) propre à l’idiome du métier, la philosophie
dite « analytique », anglo-saxonne, était parfaitement compatible
avec la philosophie « à la française », héritée de Canguilhem et de
Foucault. Et même qu’au lieu de s’opposer idéologiquement, comme on le raconte
partout, elles se fécondaient mutuellement. Comme on voit, guère de quoi
grimper au rideau…
Un
brin plus risqué, je visais aussi sur une autre strate du texte, moins visible
peut-être mais décisive à mes yeux, un bon nombre de mes amis psychanalystes,
surtout lacaniens. Dans un but critique que je poursuis toujours, mais par
d’autres voies[4],
je voulais faire valoir que la psychanalyse n’a rigoureusement rien à apporter à
un savoir psychiatrique en crise complète, quand il engendre des monstres
nosographiques comme la « dysphorie de genre » et ses rejetons
contemporains. Elle ne peut pas, quand bien même l’envie tenaille plusieurs de
ses représentants éminents, fournir l’argument ultime pour psychiatriser une
bonne fois le transsexualisme, et qu’on n’en parle plus[5].
J’ai donc raconté comment, aux Etats-Unis mais aussi en France, une
psychanalyse fortement marquée par des théories biologisantes
de l’instinct et de l’identification (chez Robert Stoller),
et pour qui les humains sont d’abord mâles ou femelles (comme l’écrit Colette Chiland), a cru fournir la confirmation que le transsexualisme
était bien une déviance, une pathologie « objective » — malgré
l’évident bénéfice que tant de transsexuels retirent des opérations comme de la
modification de leur état civil. Mais il y va pour les psychanalystes qui
revendiquent détenir la vérité sur Lacan de bien autre chose que d’un
naturalisme biologisant grossier. La référence à un « ordre
symbolique » détaché de ses bases empiriques dans l’anthropologie de la
parenté et métamorphosé en a priori psychique de l’humanisation (chez
Pierre Legendre, par exemple), nourrit tout un propos conservateur, dont on
suit les effets fort au-delà de la question du transsexualisme. Car quand on se
réfère à cet ordre, on se croit évidemment tout à fait à l’abri des banalités
du sens commun sur le fait que les hommes sont ceux qui ont un corps d’homme et
les femmes celles qui ont un corps de femme, renforcées de traductions
triviales de l’Œdipe freudien à l’usage des
psychologues. On admet qu’éventuellement, les identifications
« symboliques » puissent être dissonantes à cet égard. Mais j’ai
voulu précisément sur ce point fournir une critique plus radicale encore. Le
fait qu’il y ait des identifications psychiques, des systèmes sociaux de
parenté bien réels, des coordonnées symboliques aux effets puissants sur chacun
d’entre nous, ne permet en rien d’en faire des a priori normatifs sur
l’homme. Au lieu cependant d’en passer par un argument aussi populaire que
faible, qui s’appuie sur les bizarreries recensées aux quatre coins du globe par
l’ethnographie, j’ai essayé de montrer qu’il n’existait en soi aucun
empêchement formel à ce que nous soyons régis par des règles d’alliance ou de
filiation tout à fait hétérogènes à celles que nous connaissons ; et que
pour ce motif, le saut de Legendre (de l’anthropologie positive de la parenté
aux structures immanentes de l’esprit) était un saut dans le vide. Il y a bien,
ainsi, un ordre symbolique ; mais il ne fournit que des éclairages
concrets sur des situations particulières ; en aucune manière il ne vient
soutenir une forme de « loi naturelle » des sexes ou de la filiation,
de nature transcendante ou anhistorique. Finalement, je défendais l’idée que ce
lacanisme normatif avait indûment altéré la substance conceptuelle des théories
de Lacan.
Malgré la grande difficulté des arguments que j’emploie,
il s’est trouvé assez de gens pour finalement comprendre ce dernier aspect des
choses : il y a de bonnes raisons en faveur de la description psychanalytique
de la conditions des individus, y compris de ceux qu’on classe comme
transsexuels. Mais ces raisons sont modestes, situées, révisables, et surtout, la
description en question ne débouche sur aucune prescription, encore moins sur
une injonction quelconque. J’ai ainsi fortement souligné l’idée que le
transsexualisme était une « solution élégante » à des problèmes
extrêmement complexes (en fait, grâce à l’idée de « genre », dans
toutes ses équivoques, et considérée justement comme un champ de bataille,
c’est devenu une famille extrêmement riche de solutions élégantes). Ce pouvait
donc être une attitude cohérente que d’accompagner la fabrication chez tel ou
tel de ce que Lacan nomme un « sinthome » —
fabrication nullement volontaire d’ailleurs : ce n’est pas une chose qu’on
décide en claquant des doigts.
Infiniment plus surprenants, et carrément pénibles pour
moi, ont été les contresens des demi-savants qui se
chargeaient de métamorphoser ma Métamorphose en un produit digeste aux
gens pressés, et surtout, de le situer sur leur propre échiquier idéologique,
qui est l’assez petit marché des valeurs culturelles branchées, où crier fort
remplace parler juste. Que n’ai-je entendu sur l’expression métamorphose
« impensable » ! Que je sache, pourtant, que quelque chose soit
impensable ne l’empêcherait pourtant pas d’exister. Mais bien pire, le cœur de
mon étude, qui consiste précisément à défaire pas à pas la croyance que
le transsexualisme est impensable, à montrer au contraire qu’il est si
parfaitement pensable, que c’est plutôt cela le problème, qu’on a toujours
trouvé relativement crédible le vœu de « changer de sexe »,
tout cela est passé à la trappe. Que par exemple des juristes aient considéré
que le transsexualisme relevait de l’extension régulière et admissible des
droits de l’individu, de la self-ownership,
(la « propriété de soi ») et du right of privacy,
et qu’il se logeait donc dans les plis de nos idées les plus enracinées sur le
moi et l’individu libre, cela n’a arrêté personne. Ou plutôt si, cela a arrêté
plusieurs de mes lecteurs juristes et magistrats, qui se sont effarés qu’il
n’existe pas de « garde-fou » bloquant pareil usage de la liberté
individuelle. Que n’ai-je aussi entendu sur le mot de « déraison »,
et par une ironie redoublée, de la part de gens qui font métier d’être
foucaldiens ! Mais enfin, jamais le concept de déraison n’a eu la moindre
teneur péjorative sous ma plume : il s’agit, comme le signale
surabondamment mes références à Diderot et au Neveu de Rameau, d’une
discussion étroite de la référence qu’y fait Foucault dans L’histoire de la
folie à l’âge classique. C’est cette déraison qui est irréductible à ce que
les psychiatres, dit Foucault, vont s’approprier au titre de la
« psychose », pour la positiver et la conjurer ; au contraire,
elle est le double noir de la raison elle-même, sa limite et son point
d’inversion structurale. On m’a fait ainsi grief d’un mot stigmatisant en le
détachant de tout son contexte argumentatif, ce qui est à peu près la même
chose que de reprocher à Foucault d’être « en fin de compte »
partisan de la répression psychiatrique de la folie parce que dans le mot
d’anti-psychiatrie, il y a encore psychiatrie. C’est d’ailleurs dans cette perspective
que je montre aussi que la notion psychanalytique de « psychose »,
rapportée à son contexte de justification chez Lacan, ne permettait pas de
rafistoler la notion psychiatrique de psychose dans le cas du
transsexualisme : Lacan en effet se pose le problème de la déraison, qui
est un problème en amont du problème de la psychiatrie positive, un problème
qu’elle croit résolu, et qui comme on sait n’est en fait résolu en psychiatrie
que par le recours aux évidences du sens commun (quand on a des voix, on est
fou, quand on n’en a pas, ça se discute…).
Consacré en plusieurs occasions publiques ou privées
comme « transphobe », qualifié de dangereux
ennemi idéologique par des interlocuteurs qui sont tellement sûrs de savoir ce
que la psychanalyse doit être (une invention diabolique) qu’ils me reprochent
de chercher à montrer en psychanalyste qu’elle n’est pas ce qu’ils croient, je
pourrais aussi me retrancher derrière l’expérience inverse mais symétrique que
j’ai faite, en prenant les positions que j’ai prises. L’éloge de la
« solution élégante » que peut devenir le transsexualisme chez
certains (y compris hormones et opérations), pourvu cependant qu’elle inclue une
élaboration personnelle du genre de genre qu’on se donne à soi-même au décours
du processus, m’a valu des critiques féroces des partisans de la
psychiatrisation forcenée du syndrome. A cet égard, j’ai pu noter que les
objections cliniques traditionnelles sont presque sans force, puisque de
l’autre bord aussi, celui des tenants de la thèse du transsexualisme-maladie,
il s’agit de justifier d’abord de sa position subjective et de son
« éthique » à l’égard des faits, et que c’est seulement une fois
cette position décidée qu’on examinera les dits faits. Autrement dit,
« aller mieux » ou « vivre différemment », cela compte pour
du beurre, quand on a jugé par principe que les opérations, par exemple, ne
sont rien qu’un suicide psychique invisible du sujet. Il peut aller mieux si ça
lui chante, puisqu’en réalité, il est comme mort. A ce compte, soulever des
réserves, citer des contre-exemples, raconter des parcours où les critères
usuels de la folie, de la psychose, de la perversion, etc ?, s’évanouissent lentement à mesure qu’on augmente le
grossissement du microscope, et laissent l’observateur précis au moins dans la
perplexité[6],
ces contre-exemples vous sont imputés comme à charge, et tenus pour la preuve
de votre naïveté clinique ou de votre éthique analytique défaillante. Ni
l’humour et les raffinements parodiques de la mise à distance de soi inventés
par les transsexuels, ni l’amitié qui colore leurs liens communautaires, ni la
création d’institutions socialement utiles (pour venir en aide aux prostituées
ou lutter contre le HIV), aucune en somme des modalités originales du tissage des
liens entre individus réunis par la question du passage à l’autre sexe
n’ébranle les certitudes de ceux qui veulent y voir les suppléances vaines
d’une sorte de « folie sociale » pour temps de déclin. Ces critiques
m’ont d’ailleurs conduit à réviser mes opinions sur la réserve qu’un
psychanalyste doit garder vis-à-vis de ses pairs, et sur la nature de
l’engagement en cause, quand il s’agit d’empêcher certains de parader comme les
détenteurs uniques de la vérité psychanalytique sur le « social ».
En revanche, il y a bien un point de friction qu’aucune
tentative d’explication n’aura amorti. La métamorphose impensable est
entièrement indifférente à l’optimisme libertaire qui caractérise la majeure partie
du post-féminisme contemporain et du mouvement transgenre.
Tout ce qui revient peu ou prou à « Moi, je sens » ou à « C’est
mon expérience que… » me laisse décidément
impavide. J’ai bien plus d’admiration, à cet égard, pour le sens du tragique et
la confrontation courageuse avec les impasses propres au transsexualisme dont
témoignent de l’intérieur Terry Webb ou Jacob Hale,
que pour les projets jubilatoires de Pat Califia, ou
la croyance qu’il suffirait de parler autrement pour penser autrement et de
penser autrement pour que les choses soient autrement.
Un aspect réellement polémique de mes analyses est ainsi
la réfutation circonstanciée que je propose des thèses
« performatives » d’une des vaches sacrées des Gender
Studies, Judith Butler, même sous la forme
constamment amendée, de plus en plus mélancolisée et pathétique qu’elle leur
donne, pour échapper à leur idéalisme et à leur subjectivisme radical. Non,
l’identité ne se performe en aucune manière, la subversion n’arrive pas à la
révolution, l’apparence à la réalité, le corps réel à sa résorption en un pur
effet asymptotique du discours, le discours à la série ouverte de ses
appropriation idéologiques et de ses désaliénations hypercritiques. Cette
rhétorique esthétisante, qui vit de prédations sur des auteurs déconstruits ad
hoc et ad nauseam (Derrida, Austin, John
Searle, Freud, Lacan, et j’en passe), les rectifiant les uns par les autres en
un kaléïdoscope d’erreurs changées soudain en
vérités, ne peut pour finir dissimuler ses buts : relooker le mythe increvable
de la liberté subjective d’être ce qu’on veut être, avec toutes les médiations politico-culturelles requises pour son accomplissement objectif.
Mais tout cela, qui est fort beau, ne cesse de reconduire l’humanisme
individualiste le plus plat sous des dehors branchés, puisqu’il est impossible,
si « tragique », « raturé », « endeuillé » que ce
soit ce sujet qui court après son autofondation
impossible, de le concevoir comme effet des représentations où il
s’appréhende fugitivement.
Ainsi,
plusieurs de mes correspondants, bien plus curieux d’histoire que de ce genre
de philosophie par citations croisées, ont été frappés de ce qui pour moi
relevait au départ du pur détail contextuel : qu’au 19ème
siècle, un certain nombre de gens se considéraient comme des hommes,
mais qui se sentent une « âme de femme ». C’est seulement au
début du 20ème siècle, avec la découverte des hormones, qu’on va
voir en nombre apparaître en leur lieu et place des femmes qui ont,
elles, un problème avec leur « apparence corporelle
masculine ». Au 19ème siècle, en conséquences, les solutions au
« trouble dans le genre » sont esthétiques, religieuses, en tout cas,
toujours plus ou moins spirituelles. Au 20ème, elles vont devenir biologiques,
donc médicales, et du coup, juridiques, via les progrès technologiques
(chirurgie, endocrinologie). Mais s’il en est bien ainsi, alors le
transsexualisme n’est pas uniquement la preuve en acte que bien des dichotomies
reçues par le sens commun (masculin/féminin, homosexuel/hétérosexuel, etc.)
sont « construites », au sens où elles sont artificielles, et
investies d’enjeux de pouvoir et de domination, et qu’on pourrait les
déconstruire par diverses « performances » ironiques ou subversives. Le
transsexualisme est lui aussi construit, et lui aussi dépend de la
répartition historiquement et culturellement située de ce qu’on appelle
l’esprit et le corps, l’apparence et la réalité, l’intérieur et
l’extérieur, le sujet et son Autre[7].
Or cette répartition change, et rien ne dit qu’au siècle qui commence, d’autres
n’apparaîtront pas. Voilà pourquoi, contrairement à ceux qui s’en font
unilatéralement les héros de la transgression suprême, je voulais rappeler que
les transsexuels ont aussi été des enjeux, et pas seulement des sujets, qu’ils
ont des objets fabriqués par les sexologues américains des années 60, tel John
Money, qu’ils ont été utilisés comme preuves dans des polémiques scientifiques,
parfois avec une grande cruauté, et en croyant qu’on ne faisait d’eux que ce
qu’ils demandaient instamment, tandis qu’ils obéissaient à des contraintes
subtiles définissant leur « état psychique » supposé. Ils ont aussi été
produits en série pour justifier l’existence d’institutions spécifiques, en compagnie
des intersexuels, et exploités comme des sources de
revenus et de prestige. Or, dire que le transsexualisme est lui-même construit
historiquement n’ôte certainement rien à son pouvoir critique, à toute sa
vigueur déconstructrice des préjugés sexistes,
à la possibilité peut-être qu’il préfigure d’autres modalités encore inconnues du
désir sexuel. Mais sans aller jusque là,
c’est-à-dire sans faire de tout transsexuel un révolutionnaire en puissance, l’historicisation
dont je parle prouve de facto chaque jour qui passe que l’ordre social
ne va pas s’effondrer si l’on arrête de les persécuter : elle révèle que
le transsexualisme a bien sa place dans cet ordre, que cela plaise ou non.
Je
voudrais conclure sur un paradoxe.
Un
côté de ce travail qui a paru tout à fait odieux à plusieurs critiques
militants, est ma méfiance constante à l’égard même de la catégorie
« transsexuel ». C’est vrai. Je suis et reste tout à fait sceptique
sur ce que le mot implique dans son construction même : que le sexe
est une sorte de limite symétrisante, et qu’aller d’un côté à l’autre ou l’inverse
est suffisamment neutre pour qu’au fond le problème soit le même dans les deux
sens, bref, que transsexuels et transsexuelles ont ainsi une communauté de
destin. Accepter le mot, c’est accepter une théorie du sexe et de métamorphose,
et peut-être moins encore qu’une théorie, un mythe, ou juste un imaginaire. Ce
n’est d’ailleurs qu’une étape, mes détracteurs l’ont bien vu ; car la
suivante, qui surgit aussitôt après, consiste à se demander si tout cela n’est
pas payé d’une formidable désindividualisation des conditions singulières de
ceux que leur identité sexuelle fâche, blesse, ou tue. Toute une partie du
mouvement transgenre est née, ainsi, de la
contestation vigoureuse des normes de féminisation ou de virilisation imposées
par le corps médical, tandis que bien sûr, de l’autre côté du mur, on donnait pour
preuve de la « folie » de l’entreprise le caractère caricatural des
résultats des transformations. Mais qui caricaturait quoi ? Il me semble
donc que ce mouvement de réappropriation individuelle du parcours
« transsexuel » peut mettre en cause les contraintes non du
conformisme, mais aussi de l’anti-conformisme qui l’a remplacé, et qui est
vraisemblablement en train de se donner lieu à un nouveau conformisme
(libertaire, festif, etc.). Le « genre » est clairement plus qu’un
mot, à cet égard : c’est un opérateur de liaison sociale, ou du moins
interindividuel, c’est un appareil psychique concret, qui distribue des places
de parole, règle des comportements (sans doute comme la culture
« SM », quand elle ne se réduit pas à un supplément érotique ludico-consumériste), et qui se connecte par toutes sortes
de prolongements au reste du discours social. Le paradoxe, le voici :
c’est que le discours du « genre » contient un élément de
pluralisation infini. Au bout du compte, passant du transsexuel au transgenre, on trouve autant de situations particulières
qu’il y a d’individus.
Ce
n’est peut-être pas plus mal. On se soustrait ainsi à des généralités philosophico-esthétiques sur l’identité et la transgression
qui se nourrissent d’elles-mêmes, et surtout, qui ne font que susciter de
nouveaux idéaux et des stéréotypes que la prochaine transgression bien
justifiée théoriquement renverra aux oubliettes. On se retrouve davantage aux
prises avec les libertés minuscules mais vitales qui justifient réellement la
vie associative et le militantisme pour les droits. Et ces droits, qui sont des
pouvoirs que chacun conquiert en articulant ses désirs et ses possibilités à
ceux des autres, il me paraît évident qu’ils augmentent les droits de tous,
pas juste des « transsexuels » ou des « transgenres ».
Ce qu’il sortira de cette quête de droits touchant l’identité et le sexe, je
n’en sais rien. Mais c’est là une poussée nouvelle dans les interstices de la
société, et je la juge plus intéressante, car politique, que les spéculations
de pure culture qui occupent le devant de la scène.
[1]
Pierre-Henri Castel, La
métamorphose impensable : Essai sur le transsexualisme et l’identité
personnelle, Paris, Gallimard, 2003 .
[2]
Je veux ici remercier Eric Vigne, mon éditeur, qui a
accepté cette métamorphose remarquablement tolérante du manuscrit original
en work in progress.
[3]
Jacques Rancière, La haine
de la démocratie, Paris, La fabrique, 2005, p.106.
[4]
Y a-t-il une "nouvelle économie" du psychisme
et de la sexualité ?, Comprendre : Revue
de philosophie et de sciences sociales (2005) 6 : 213-231.
[5]
Ce qui n’a pas empêché qu’on me prenne pour partie prenante
des protocoles médicaux qui encadrent l’accès aux opérations, ou comme un
expert se prononçant sur le bien-fondé de telle ou telle demande, alors
que tous mes travaux dénoncent la vanité absolue de ce genre d’évaluation,
et que c’est entièrement incompatible avec la position du psychanalyste
comme je la défends.
[6] Ce fut particulièrement le cas avec l’étude que j’ai consacré à McCloskey : « Le 25 août 1995, vers midi »: l’épiphanie transsexuelle de D. McCloskey, Savoirs et cliniques 2 (2003): 97-112. Son histoire en effet peut de part en part servir à illustrer une théorie lacanienne de la psychose à laquelle il ne manque pour ainsi dire pas un bouton de guêtre. En même temps, on ne peut manquer d’être frappé de deux choses : d’abord, l’exceptionnelle adresse avec laquelle McCloskey a élaboré une théorie de son genre extrêmement efficace pour le/la situer face à sa famille comme face à tout autre interlocuteur, en exploitant le meilleur de son intelligence (qui est assurément immense) ; ensuite, que si McCloskey a sans conteste traversé des moments psychiatrisables (des épisodes nets d’excitation), jamais ces moments n’ont été tout chez lui.
[7] C’est pourquoi une partie considérable de la Métamorphose impensable consiste à montrer que nous ne savons pas si bien que ça ce qu’est « être soi-même et pas un autre », et à interroger le genre de certitude banale, jamais mise en doute par personne, que je suis mon corps, ou que mon corps est moi, ou que moi, c’est moi.