Le transsexuel, son ennemi idéologique

et la liberté de choisir son « genre »:

Ultime et vain plaidoyer pour La métamorphose impensable

 

(version de travail de l'article paru dans Mir: Revue d'anticipation, 2007, pp.192-201)

 


            Les livres savants (ou trop savants, ou trop écrits, ou trop volumineux, du genre de ceux où l’on peut cacher dans une forêt de petites notes des remarques ou des plaisanteries que seul un lecteur attentif découvrira, par hasard), ces livres ont quelquefois un destin bizarre. En publiant la Métamorphose impensable [1] , j’imaginais bien toucher, mais très marginalement, un certain nombre de transsexuels et d’intersexuels, avec qui j’étais en correspondance depuis plusieurs années, en France mais surtout à l’étranger (aux Etats-Unis), ou d’autres encore, qui s’étaient confiés à moi, soit au titre d’accidents pénibles de leur vie, soit encore parce que les entretiens psychologiques qu’on leur proposait au décours du protocole médical officiel qui conduit aux opérations leur avait semblé insatisfaisants ou carrément ineptes. En aucun cas, je n’aurais imaginé déclencher l’avalanche de courriers vengeurs ou de prises de position passionnelles qui ont égayé mon quotidien de chercheur depuis deux ou trois ans — me confirmant d’ailleurs dans plusieurs de mes opinions, me faisant évoluer sur d’autres, mais pas tellement, en somme. En revanche, s’il y a là une satisfaction qui ne s’est jamais dissipée, c’est que la possibilité de me joindre personnellement sur la Toile et de consulter sur mon site les mises à jour bibliographiques de l’ouvrage [2] , les travaux connexes, et plusieurs travaux préparatoires que j’ai gardés en l’état quand bien même je n’étais plus d’accord avec leur contenu, a facilité ce que je me représente comme l’activité désormais exigible des chercheurs de ma génération en sciences humaines (tout spécialement ceux qui, comme c’est mon cas, voient leur études financées par l’argent public) :  un dialogue vif mais au fond véritablement démocratique avec ceux que ces travaux concernent in persona, dialogue dans lequel, contre les indéniables effets d’autorité du Livre imprimé, j’ai eu la joie, selon le mot juste de Jacques Rancière, « de partager avec n’importe qui le pouvoir égal de l’intelligence » [3] — oui, n’importe qui : pas seulement un public savant par métier, sociologues, philosophes, médecins, psychanalystes, magistrats, mais des adolescents qui me « googlaient », quelques anonymes que souciaient à des titres divers leur identité sexuelle ou « de genre », et bien sûr pas mal de militants transsexuels, des féministes, des responsables d’association, ou des défenseurs de la cause politique des minorités sexuelles.

            Dans ce tout ce remue-ménage, il y a du bon et du mauvais (de mon point de vue). J’y reviendrai, mais j’ai été assez étonné que ce soit au fond les plus cultivés, les mieux armés universitairement parlant, qui aient commis sur le texte le plus de contresens grossiers — qui citaient par exemple les expressions que je critiquais, ou les idées que je réfutais, comme si justement je les endossais, comme si un texte dialectiquement tendu, autrement dit, un texte où l’on laisse longuement parler et argumenter, paragraphe après paragraphe, celui avec qui on ne sera finalement pas d’accord, mais parfois aussi en renforçant sa position, un peu fragile au départ, au moyen d’idées auxquelles il n’avait même pas pensé lui-même, eh bien, comme si un tel texte devenait purement et simplement illisible à ceux mêmes auxquels il est adressé. Au contraire, ceux que leur culture scientifique ne favorisaient pas du tout, ou qui ne voyaient guère de motifs d’entrer en conflit avec moi sur l’interprétation juste de tel ou tel auteur ou de telle ou telle donnée historique, goûtaient davantage l’ambiguïté et la complexité que j’avais voulu suggérer. Plus important encore, ils y reconnaissaient leur propre ambivalence à l’égard de ce flot monstrueux de discours sur le genre, sur les frontières brouillées du sexe et du désir, ou sur le dernier état des connaissances biologiques, etc., qui parasite les voix singulières, et qui aboutit à ce qu’elles ne s’entendent plus elles-mêmes, et se perdent plutôt dans la grosse voix indifférenciée d’une protestation collective. Faire donc entendre plusieurs voix, jaillies de plusieurs bouches, donc de plusieurs corps, et bien sûr de plusieurs corps diversement sexués, c’était aux antipodes d’un militantisme qui (comme son nom l’indique) enrégimente forcément les destins individuels dans une action d’ensemble qui seule peut faire contrepoids à l’injustice. En même temps, cette pluralisation des voix n’est-elle pas indispensable à la protestation collective, si elle veut rendre à chacun de ceux qui la soutiennent un par un ce qui leur revient en propre, leur droit, le moyen réel d’expériences une à une incomparables ?

            Le public auquel était officiellement adressée La métamorphose impensable était donc très différent de celui qui m’a effectivement interpellé. C’était un public (mais on devrait dire plutôt une petite tribu !) de philosophes professionnels, intéressés par les enjeux conceptuels de ce qu’on appelle le « constructivisme » en épistémologie, et à qui je voulais prouver que le type de réflexion extrêmement technique (logique, argumentatif, abstrait) propre à l’idiome du métier, la philosophie dite « analytique », anglo-saxonne, était parfaitement compatible avec la philosophie « à la française », héritée de Canguilhem et de Foucault. Et même qu’au lieu de s’opposer idéologiquement, comme on le raconte partout, elles se fécondaient mutuellement. Comme on voit, guère de quoi grimper au rideau…

Un brin plus risqué, je visais aussi sur une autre strate du texte, moins visible peut-être mais décisive à mes yeux, un bon nombre de mes amis psychanalystes, surtout lacaniens. Dans un but critique que je poursuis toujours, mais par d’autres voies[4], je voulais faire valoir que la psychanalyse n’a rigoureusement rien à apporter à un savoir psychiatrique en crise complète, quand il engendre des monstres nosographiques comme la « dysphorie de genre » et ses rejetons contemporains. Elle ne peut pas, quand bien même l’envie tenaille plusieurs de ses représentants éminents, fournir l’argument ultime pour psychiatriser une bonne fois le transsexualisme, et qu’on n’en parle plus[5]. J’ai donc raconté comment, aux Etats-Unis mais aussi en France, une psychanalyse fortement marquée par des théories biologisantes de l’instinct et de l’identification (chez Robert Stoller), et pour qui les humains sont d’abord mâles ou femelles (comme l’écrit Colette Chiland), a cru fournir la confirmation que le transsexualisme était bien une déviance, une pathologie « objective » — malgré l’évident bénéfice que tant de transsexuels retirent des opérations comme de la modification de leur état civil. Mais il y va pour les psychanalystes qui revendiquent détenir la vérité sur Lacan de bien autre chose que d’un naturalisme biologisant grossier. La référence à un « ordre symbolique » détaché de ses bases empiriques dans l’anthropologie de la parenté et métamorphosé en a priori psychique de l’humanisation (chez Pierre Legendre, par exemple), nourrit tout un propos conservateur, dont on suit les effets fort au-delà de la question du transsexualisme. Car quand on se réfère à cet ordre, on se croit évidemment tout à fait à l’abri des banalités du sens commun sur le fait que les hommes sont ceux qui ont un corps d’homme et les femmes celles qui ont un corps de femme, renforcées de traductions triviales de l’Œdipe freudien à l’usage des psychologues. On admet qu’éventuellement, les identifications « symboliques » puissent être dissonantes à cet égard. Mais j’ai voulu précisément sur ce point fournir une critique plus radicale encore. Le fait qu’il y ait des identifications psychiques, des systèmes sociaux de parenté bien réels, des coordonnées symboliques aux effets puissants sur chacun d’entre nous, ne permet en rien d’en faire des a priori normatifs sur l’homme. Au lieu cependant d’en passer par un argument aussi populaire que faible, qui s’appuie sur les bizarreries recensées aux quatre coins du globe par l’ethnographie, j’ai essayé de montrer qu’il n’existait en soi aucun empêchement formel à ce que nous soyons régis par des règles d’alliance ou de filiation tout à fait hétérogènes à celles que nous connaissons ; et que pour ce motif, le saut de Legendre (de l’anthropologie positive de la parenté aux structures immanentes de l’esprit) était un saut dans le vide. Il y a bien, ainsi, un ordre symbolique ; mais il ne fournit que des éclairages concrets sur des situations particulières ; en aucune manière il ne vient soutenir une forme de « loi naturelle » des sexes ou de la filiation, de nature transcendante ou anhistorique. Finalement, je défendais l’idée que ce lacanisme normatif avait indûment altéré la substance conceptuelle des théories de Lacan.

            Malgré la grande difficulté des arguments que j’emploie, il s’est trouvé assez de gens pour finalement comprendre ce dernier aspect des choses : il y a de bonnes raisons en faveur de la description psychanalytique de la conditions des individus, y compris de ceux qu’on classe comme transsexuels. Mais ces raisons sont modestes, situées, révisables, et surtout, la description en question ne débouche sur aucune prescription, encore moins sur une injonction quelconque. J’ai ainsi fortement souligné l’idée que le transsexualisme était une « solution élégante » à des problèmes extrêmement complexes (en fait, grâce à l’idée de « genre », dans toutes ses équivoques, et considérée justement comme un champ de bataille, c’est devenu une famille extrêmement riche de solutions élégantes). Ce pouvait donc être une attitude cohérente que d’accompagner la fabrication chez tel ou tel de ce que Lacan nomme un « sinthome » — fabrication nullement volontaire d’ailleurs : ce n’est pas une chose qu’on décide en claquant des doigts.

            Infiniment plus surprenants, et carrément pénibles pour moi, ont été les contresens des demi-savants qui se chargeaient de métamorphoser ma Métamorphose en un produit digeste aux gens pressés, et surtout, de le situer sur leur propre échiquier idéologique, qui est l’assez petit marché des valeurs culturelles branchées, où crier fort remplace parler juste. Que n’ai-je entendu sur l’expression métamorphose « impensable » ! Que je sache, pourtant, que quelque chose soit impensable ne l’empêcherait pourtant pas d’exister. Mais bien pire, le cœur de mon étude, qui consiste précisément à défaire pas à pas la croyance que le transsexualisme est impensable, à montrer au contraire qu’il est si parfaitement pensable, que c’est plutôt cela le problème, qu’on a toujours trouvé relativement crédible le vœu de « changer de sexe », tout cela est passé à la trappe. Que par exemple des juristes aient considéré que le transsexualisme relevait de l’extension régulière et admissible des droits de l’individu, de la self-ownership, (la « propriété de soi ») et du right of privacy, et qu’il se logeait donc dans les plis de nos idées les plus enracinées sur le moi et l’individu libre, cela n’a arrêté personne. Ou plutôt si, cela a arrêté plusieurs de mes lecteurs juristes et magistrats, qui se sont effarés qu’il n’existe pas de « garde-fou » bloquant pareil usage de la liberté individuelle. Que n’ai-je aussi entendu sur le mot de « déraison », et par une ironie redoublée, de la part de gens qui font métier d’être foucaldiens ! Mais enfin, jamais le concept de déraison n’a eu la moindre teneur péjorative sous ma plume : il s’agit, comme le signale surabondamment mes références à Diderot et au Neveu de Rameau, d’une discussion étroite de la référence qu’y fait Foucault dans L’histoire de la folie à l’âge classique. C’est cette déraison qui est irréductible à ce que les psychiatres, dit Foucault, vont s’approprier au titre de la « psychose », pour la positiver et la conjurer ; au contraire, elle est le double noir de la raison elle-même, sa limite et son point d’inversion structurale. On m’a fait ainsi grief d’un mot stigmatisant en le détachant de tout son contexte argumentatif, ce qui est à peu près la même chose que de reprocher à Foucault d’être « en fin de compte » partisan de la répression psychiatrique de la folie parce que dans le mot d’anti-psychiatrie, il y a encore psychiatrie. C’est d’ailleurs dans cette perspective que je montre aussi que la notion psychanalytique de « psychose », rapportée à son contexte de justification chez Lacan, ne permettait pas de rafistoler la notion psychiatrique de psychose dans le cas du transsexualisme : Lacan en effet se pose le problème de la déraison, qui est un problème en amont du problème de la psychiatrie positive, un problème qu’elle croit résolu, et qui comme on sait n’est en fait résolu en psychiatrie que par le recours aux évidences du sens commun (quand on a des voix, on est fou, quand on n’en a pas, ça se discute…).

            Consacré en plusieurs occasions publiques ou privées comme « transphobe », qualifié de dangereux ennemi idéologique par des interlocuteurs qui sont tellement sûrs de savoir ce que la psychanalyse doit être (une invention diabolique) qu’ils me reprochent de chercher à montrer en psychanalyste qu’elle n’est pas ce qu’ils croient, je pourrais aussi me retrancher derrière l’expérience inverse mais symétrique que j’ai faite, en prenant les positions que j’ai prises. L’éloge de la « solution élégante » que peut devenir le transsexualisme chez certains (y compris hormones et opérations), pourvu cependant qu’elle inclue une élaboration personnelle du genre de genre qu’on se donne à soi-même au décours du processus, m’a valu des critiques féroces des partisans de la psychiatrisation forcenée du syndrome. A cet égard, j’ai pu noter que les objections cliniques traditionnelles sont presque sans force, puisque de l’autre bord aussi, celui des tenants de la thèse du transsexualisme-maladie, il s’agit de justifier d’abord de sa position subjective et de son « éthique » à l’égard des faits, et que c’est seulement une fois cette position décidée qu’on examinera les dits faits. Autrement dit, « aller mieux » ou « vivre différemment », cela compte pour du beurre, quand on a jugé par principe que les opérations, par exemple, ne sont rien qu’un suicide psychique invisible du sujet. Il peut aller mieux si ça lui chante, puisqu’en réalité, il est comme mort. A ce compte, soulever des réserves, citer des contre-exemples, raconter des parcours où les critères usuels de la folie, de la psychose, de la perversion, etc ?, s’évanouissent lentement à mesure qu’on augmente le grossissement du microscope, et laissent l’observateur précis au moins dans la perplexité[6], ces contre-exemples vous sont imputés comme à charge, et tenus pour la preuve de votre naïveté clinique ou de votre éthique analytique défaillante. Ni l’humour et les raffinements parodiques de la mise à distance de soi inventés par les transsexuels, ni l’amitié qui colore leurs liens communautaires, ni la création d’institutions socialement utiles (pour venir en aide aux prostituées ou lutter contre le HIV), aucune en somme des modalités originales du tissage des liens entre individus réunis par la question du passage à l’autre sexe n’ébranle les certitudes de ceux qui veulent y voir les suppléances vaines d’une sorte de « folie sociale » pour temps de déclin. Ces critiques m’ont d’ailleurs conduit à réviser mes opinions sur la réserve qu’un psychanalyste doit garder vis-à-vis de ses pairs, et sur la nature de l’engagement en cause, quand il s’agit d’empêcher certains de parader comme les détenteurs uniques de la vérité psychanalytique sur le « social ».

            En revanche, il y a bien un point de friction qu’aucune tentative d’explication n’aura amorti. La métamorphose impensable est entièrement indifférente à l’optimisme libertaire qui caractérise la majeure partie du post-féminisme contemporain et du mouvement transgenre. Tout ce qui revient peu ou prou à « Moi, je sens » ou à « C’est mon expérience que… » me laisse décidément impavide. J’ai bien plus d’admiration, à cet égard, pour le sens du tragique et la confrontation courageuse avec les impasses propres au transsexualisme dont témoignent de l’intérieur Terry Webb ou Jacob Hale, que pour les projets jubilatoires de Pat Califia, ou la croyance qu’il suffirait de parler autrement pour penser autrement et de penser autrement pour que les choses soient autrement.

            Un aspect réellement polémique de mes analyses est ainsi la réfutation circonstanciée que je propose des thèses « performatives » d’une des vaches sacrées des Gender Studies, Judith Butler, même sous la forme constamment amendée, de plus en plus mélancolisée et pathétique qu’elle leur donne, pour échapper à leur idéalisme et à leur subjectivisme radical. Non, l’identité ne se performe en aucune manière, la subversion n’arrive pas à la révolution, l’apparence à la réalité, le corps réel à sa résorption en un pur effet asymptotique du discours, le discours à la série ouverte de ses appropriation idéologiques et de ses désaliénations hypercritiques. Cette rhétorique esthétisante, qui vit de prédations sur des auteurs déconstruits ad hoc et ad nauseam (Derrida, Austin, John Searle, Freud, Lacan, et j’en passe), les rectifiant les uns par les autres en un kaléïdoscope d’erreurs changées soudain en vérités, ne peut pour finir dissimuler ses buts : relooker le mythe increvable de la liberté subjective d’être ce qu’on veut être, avec toutes les médiations politico-culturelles requises pour son accomplissement objectif. Mais tout cela, qui est fort beau, ne cesse de reconduire l’humanisme individualiste le plus plat sous des dehors branchés, puisqu’il est impossible, si « tragique », « raturé », « endeuillé » que ce soit ce sujet qui court après son autofondation impossible, de le concevoir comme effet des représentations où il s’appréhende fugitivement.

Ainsi, plusieurs de mes correspondants, bien plus curieux d’histoire que de ce genre de philosophie par citations croisées, ont été frappés de ce qui pour moi relevait au départ du pur détail contextuel : qu’au 19ème siècle, un certain nombre de gens se considéraient comme des hommes, mais qui se sentent une « âme de femme ». C’est seulement au début du 20ème siècle, avec la découverte des hormones, qu’on va voir en nombre apparaître en leur lieu et place des femmes qui ont, elles, un problème avec leur « apparence corporelle masculine ». Au 19ème siècle, en conséquences, les solutions au « trouble dans le genre » sont esthétiques, religieuses, en tout cas, toujours plus ou moins spirituelles. Au 20ème, elles vont devenir biologiques, donc médicales, et du coup, juridiques, via les progrès technologiques (chirurgie, endocrinologie). Mais s’il en est bien ainsi, alors le transsexualisme n’est pas uniquement la preuve en acte que bien des dichotomies reçues par le sens commun (masculin/féminin, homosexuel/hétérosexuel, etc.) sont « construites », au sens où elles sont artificielles, et investies d’enjeux de pouvoir et de domination, et qu’on pourrait les déconstruire par diverses « performances » ironiques ou subversives. Le transsexualisme est lui aussi construit, et lui aussi dépend de la répartition historiquement et culturellement située de ce qu’on appelle l’esprit et le corps, l’apparence et la réalité, l’intérieur et l’extérieur, le sujet et son Autre[7]. Or cette répartition change, et rien ne dit qu’au siècle qui commence, d’autres n’apparaîtront pas. Voilà pourquoi, contrairement à ceux qui s’en font unilatéralement les héros de la transgression suprême, je voulais rappeler que les transsexuels ont aussi été des enjeux, et pas seulement des sujets, qu’ils ont des objets fabriqués par les sexologues américains des années 60, tel John Money, qu’ils ont été utilisés comme preuves dans des polémiques scientifiques, parfois avec une grande cruauté, et en croyant qu’on ne faisait d’eux que ce qu’ils demandaient instamment, tandis qu’ils obéissaient à des contraintes subtiles définissant leur « état psychique » supposé. Ils ont aussi été produits en série pour justifier l’existence d’institutions spécifiques, en compagnie des intersexuels, et exploités comme des sources de revenus et de prestige. Or, dire que le transsexualisme est lui-même construit historiquement n’ôte certainement rien à son pouvoir critique, à toute sa vigueur déconstructrice des préjugés sexistes, à la possibilité peut-être qu’il préfigure d’autres modalités encore inconnues du désir sexuel. Mais  sans aller jusque là, c’est-à-dire sans faire de tout transsexuel un révolutionnaire en puissance, l’historicisation dont je parle prouve de facto chaque jour qui passe que l’ordre social ne va pas s’effondrer si l’on arrête de les persécuter : elle révèle que le transsexualisme a bien sa place dans cet ordre, que cela plaise ou non.

Je voudrais conclure sur un paradoxe.

Un côté de ce travail qui a paru tout à fait odieux à plusieurs critiques militants, est ma méfiance constante à l’égard même de la catégorie « transsexuel ». C’est vrai. Je suis et reste tout à fait sceptique sur ce que le mot implique dans son construction même : que le sexe est  une sorte de limite symétrisante, et qu’aller d’un côté à l’autre ou l’inverse est suffisamment neutre pour qu’au fond le problème soit le même dans les deux sens, bref, que transsexuels et transsexuelles ont ainsi une communauté de destin. Accepter le mot, c’est accepter une théorie du sexe et de métamorphose, et peut-être moins encore qu’une théorie, un mythe, ou juste un imaginaire. Ce n’est d’ailleurs qu’une étape, mes détracteurs l’ont bien vu ; car la suivante, qui surgit aussitôt après, consiste à se demander si tout cela n’est pas payé d’une formidable désindividualisation des conditions singulières de ceux que leur identité sexuelle fâche, blesse, ou tue. Toute une partie du mouvement transgenre est née, ainsi, de la contestation vigoureuse des normes de féminisation ou de virilisation imposées par le corps médical, tandis que bien sûr, de l’autre côté du mur, on donnait pour preuve de la « folie » de l’entreprise le caractère caricatural des résultats des transformations. Mais qui caricaturait quoi ? Il me semble donc que ce mouvement de réappropriation individuelle du parcours « transsexuel » peut mettre en cause les contraintes non du conformisme, mais aussi de l’anti-conformisme qui l’a remplacé, et qui est vraisemblablement en train de se donner lieu à un nouveau conformisme (libertaire, festif, etc.). Le « genre » est clairement plus qu’un mot, à cet égard : c’est un opérateur de liaison sociale, ou du moins interindividuel, c’est un appareil psychique concret, qui distribue des places de parole, règle des comportements (sans doute comme la culture « SM », quand elle ne se réduit pas à un supplément érotique ludico-consumériste), et qui se connecte par toutes sortes de prolongements au reste du discours social. Le paradoxe, le voici : c’est que le discours du « genre » contient un élément de pluralisation infini. Au bout du compte, passant du transsexuel au transgenre, on trouve autant de situations particulières qu’il y a d’individus.

Ce n’est peut-être pas plus mal. On se soustrait ainsi à des généralités philosophico-esthétiques sur l’identité et la transgression qui se nourrissent d’elles-mêmes, et surtout, qui ne font que susciter de nouveaux idéaux et des stéréotypes que la prochaine transgression bien justifiée théoriquement renverra aux oubliettes. On se retrouve davantage aux prises avec les libertés minuscules mais vitales qui justifient réellement la vie associative et le militantisme pour les droits. Et ces droits, qui sont des pouvoirs que chacun conquiert en articulant ses désirs et ses possibilités à ceux des autres, il me paraît évident qu’ils augmentent les droits de tous, pas juste des « transsexuels » ou des « transgenres ». Ce qu’il sortira de cette quête de droits touchant l’identité et le sexe, je n’en sais rien. Mais c’est là une poussée nouvelle dans les interstices de la société, et je la juge plus intéressante, car politique, que les spéculations de pure culture qui occupent le devant de la scène.



[1] Pierre-Henri Castel, La métamorphose impensable : Essai sur le transsexualisme et l’identité personnelle, Paris, Gallimard, 2003 .

[2] Je veux ici remercier Eric Vigne, mon éditeur, qui a accepté cette métamorphose remarquablement tolérante du manuscrit original en work in progress.

[3] Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La fabrique, 2005, p.106.

[4] Y a-t-il une "nouvelle économie" du psychisme et de la sexualité ?, Comprendre : Revue de philosophie et de sciences sociales (2005) 6 : 213-231.

[5] Ce qui n’a pas empêché qu’on me prenne pour partie prenante des protocoles médicaux qui encadrent l’accès aux opérations, ou comme un expert se prononçant sur le bien-fondé de telle ou telle demande, alors que tous mes travaux dénoncent la vanité absolue de ce genre d’évaluation, et que c’est entièrement incompatible avec la position du psychanalyste comme je la défends.

[6] Ce fut particulièrement le cas avec l’étude que j’ai consacré à McCloskey : « Le 25 août 1995, vers midi »: l’épiphanie transsexuelle de D. McCloskey, Savoirs et cliniques 2 (2003): 97-112. Son histoire en effet peut de part en part servir à illustrer une théorie lacanienne de la psychose à laquelle il ne manque pour ainsi dire pas un bouton de guêtre. En même temps, on ne peut manquer d’être frappé de deux choses : d’abord, l’exceptionnelle adresse avec laquelle McCloskey a élaboré une théorie de son genre extrêmement efficace pour le/la situer face à sa famille comme face à tout autre interlocuteur, en exploitant le meilleur de son intelligence (qui est assurément immense) ; ensuite, que si McCloskey a sans conteste traversé des moments psychiatrisables (des épisodes nets d’excitation), jamais ces moments n’ont été tout chez lui.

[7] C’est pourquoi une partie considérable de la Métamorphose impensable consiste à montrer que nous ne savons pas si bien que ça ce qu’est « être soi-même et pas un autre », et à interroger le genre de certitude banale, jamais mise en doute par personne, que je suis mon corps, ou que mon corps est moi, ou que moi, c’est moi.