Chère Béatrice Premazzi,

 

Vous me permettrez de répondre sous forme de lettre à vos questions et demandes d’éclaircissement, l’argument plus complet qui justifie, j’espère, ce que je vais vous répondre, étant accessible sur la Toile.

            Tout d’abord, il est exact que je soutienne que l’amendement Accoyer-Mattéi ne tombe pas du ciel.  Il y a un lien entre celui-ci et la tendance contemporaine à légiférer sur le « bien-être » en général, entendu comme un enjeu politique, voire un projet de société. Mais les choses sont peut-être plus précises. Tout le monde a repéré la répétition insistante de l’expression « santé mentale » dans le débat actuel. C’est au nom de ce déplacement d’accent « de la psychiatrie vers la santé mentale » (pour citer un rapport connu[1] ) que les pouvoirs publics se seraient émus du flou artistique, désormais socialement intolérable, croit-on, dans lequel qui veut peut s’autoproclamer psychothérapeute ou psychanalyste.

Mais sur cette question, je m’oppose à deux choses.

La première, c’est l’idée naïve qu’il s’agit là d’un gadget technocratique, ou, de par son retentissement, d’un « symptôme social », si l’on veut, mais inorganisé, et que la simple force de la critique citoyenne ou la désignation de ses prémisses idéologiques (pêle-mêle : le scientisme, l’objectivisme, la confiscation du pouvoir par l’expertise bureaucratique) suffirait à balayer. Non : il s’agit de pratiques normatives originales, profondément ancrées là où ne le soupçonne pas toujours, et qui, à mon avis, dans la tentation actuelle de légiférer sur la psychothérapie et la psychanalyse prises ensemble, atteignent leur cible ultime. Je crois à cet égard, et je mesure combien formuler cette hypothèse est désagréable dans notre milieu, que la sociologie de psychanalystes (i.e. la généralisation sauvage à la société d’observations tirées de la cure, au mieux, et au pire, la traduction en jargon freudien des préjugés sociaux de chacun), qui est une tare bien française, joue le rôle d’un obstacle à la bonne compréhension des événements.  Ainsi, contrairement à ce qu’on nous assène comme des évidences, il n’y a pas de causes psychologiques intrinsèques à l’émergence des nouvelles pathologies mentales, à la limite floue de la maladie et du mal-être, qui attirent toute une clientèle vers les « psys » (les sub-dépressifs de la « souffrance psychosociale », les infra-traumatisés du harcèlement sexuel ou moral, les fatigués chroniques, les addicts de drogues qui n’en sont pas, comme le jeu, la séduction compulsive, que sais-je encore…). En revanche,  il y a des effets psychiques ou subjectifs de mutations sociales et peut-être anthropologiques dont on peine à prendre la mesure, et que je résumerais d’une formule récente d’A. Ehrenberg : le « déclin de l’irresponsabilité ». A chacun de se prendre en charge, tandis qu’autrui ne fera rien pour moi, ou, indirectement, dans le cadre des nouvelles politiques « sociales » libérales, que m’aider à m’aider (s’il y a encore de l’argent pour ça !). J’insiste sur ce déplacement parce qu’il pointe vers une reconfiguration des positions non du  sujet, mais de l’individu, la pierre angulaire de nos sociétés. Aussi, il n’y a pas lieu, je crois, de supposer une dégénérescence du lien social (ce qui n’oblige personne à se satisfaire de ce qui arrive, bien sûr !) : les choses bougent, c’est tout. Mais si les choses bougent, ce qui touche chacun intimement, et qui est je pense au cœur des soucis actuels pour la place de la psychothérapie et de la psychanalyse dans nos sociétés, réclame un examen entièrement neuf. Seul cet examen peut nous aider à comprendre ce qui se passe avec les projets actuels de régulation administrative. Et cet examen doit être en premier sociologique, pas psychologique. Je suis donc très peu convaincu de l’existence d’une « nouvelle économie psychique » (C. Melman[2] ), qui placerait la jouissance au lieu fonctionnel du désir. Presque tous les cas de figure invoqués à l’appui de cette idée (pas tous, il est vrai) semblent relever aussi bien de la réponse logique du bon vieux sujet de toujours à une transformation majeure des conditions auxquelles les autres, et le langage même dans lequel on leur parle, définissent nos demandes comme « recevables ». Car si la dette est d’abord celle de l’individu à l’égard du social, si la première ou la dernière responsabilité lui échoie implacablement, alors dans les affaires de notre ressort, bien des choses basculent. On va trouver  des experts pour qui il est naturel de juger en partie responsable un schizophrène chronique qui a commis un meurtre, au motif qu’on lui avait expliqué qu’il fallait qu’il prenne ses médicaments, et qu’il ne les a pas pris. A l’autre bout du spectre, on va également créditer d’une insatisfaction potentielle mais légitime un « usager de la santé mentale » (créature entièrement chimérique sur le plan des faits), mais dont le souci responsable pour sa propre santé, celle de sa famille, etc., doit être absolument supposé par toute politique elle aussi responsable, tel un a priori intangible. Du coup, si la seule prévenance collective légitime est celle qui m’aide à m’aider, les associations de malades, par exemple, ne sont plus de simples lobbys, ou des contrepoids à l’establishment médico-bureaucratique : elles mobilisent des formes d’engagement moral et civique congruentes avec l’expérience générale de chacun en matière de recherche d’emploi, ou d’éducation, etc. « Prenez vos responsabilités ! » : jamais ce slogan n’a été si envahissant. Le paradoxe, c’est qu’en fonctionnant de façon normative, il légitime toute réglementation qui l’universalise ; un effet en rebond, qu’on mésinterprète parfois comme une forme d’aversion au risque, c’est que les espaces de la vie jusque là régis par des liens de confiance et un quasi-consentement à l’extra-territorialité sociale (la demande d’aide psychique, notamment), sont soumises à la même pression : extra-territorialité tant qu’on veut, psychanalyse à nos risques et périls, oui, mais, s’il vous plaît, uniquement avec des gens « responsables »…

Voilà, pris de loin, mais pas de haut, ce à quoi nous avons affaire.

            A ce premier souci (la santé mentale n’est pas un gadget transitoire), se conjugue un second. Je pense que les études sociologiques de Robert Castel sur la psychologisation de la société moderne méritent des compléments. Je rappelle les phénomènes de l’univers « psy » dont il observait la montée à la fin des années 70 : « [1.] un retour en force de l’objectivisme médical qui replace la psychiatrie dans le sein de la médecine générale ; [2.] une mutation des technologies préventives qui subordonne l’activité soignante à une gestion administrative des populations à risques ; [3.] la promotion d’un travail psychologique sur soi-même qui fait de la mobilisation du sujet la nouvelle panacée pour affronter les problèmes de la vie en société »[3] . Qui dira aujourd’hui qu’il avait tort ? Mais le tableau se complique, et il me semble qu’on ne prend pas assez, là aussi, la mesure du nouveau, alors que le soudain intérêt des pouvoirs publics pour la psychothérapie et la psychanalyse devrait nous alerter. Le contrôle social (via les « technologies préventives »), angoisse de la gauche post-foucaldienne, coûte cher, désormais : l’expertise psychotechnique, si elle n’a pas disparu, paraît aujourd’hui la dernière pudeur d’un âge d’abondance médico-sociale révolu, « crise » aidant. Plus finement, on assiste à l’émergence, exemplairement dans la « victimologie » actuelle, d’une catégorie bien différente de la « population à risques », qui est celle d’« individu à risque ». Ce dernier n’a pas d’histoire, de classe sociale, de sexe, d’âge, mais il vote et il peut se plaindre en justice. « Usagers-citoyens de la santé mentale », chers objets de nos sollicitudes, reconnaissez-vous ! Comment ces individus-là, que personne, j’insiste, n’a jamais vus, peuvent-ils à leur tour devenir l’objet d’un contrôle social au grain plus fin que les vieilles politiques d’hygiène mentale ? Eh bien, je crois, par une offre de sécurité globale dont l’économie s’est clairement manifestée lors des débats sur l’amendement Accoyer-Mattéi. Cette offre n'est pas anthitétique de l'impératif de responsabilisation tous azimuts que j'évoquais plus haut. Au contraire : elle dessine l'espace public qui rend formellement possible (et donc exigible) la surcharge de responsabilité individuelle. Et elle permet de contourner bien des questions gênantes. Personne en effet, surtout à droite, ne veut redistribuer les fonds nécessaires à la bonne administration de la santé mentale (poste de dépense promis à des abîmes croissants). Mais faute d’argent, il reste néanmoins toujours quelque chose à distribuer : de la loi. Je parlais de rapprochements inattendus. L’ambiance d’insécurité est facile à susciter : on parlera d’un sexologue violeur comme on parlait il y a peu de pauvres personnes âgées agressées. Une fois chacun persuadé de son insécurité, la main paternelle de l’Etat libéral (et non plus social) s’avance en promettant de la sanction. Un danger plus ou moins imaginaire (qui donc s’est plaint ?) suscite une réponse législative et donc une délégation du traitement ultime des problèmes... aux tribunaux. Or, dans tout cela, il faut toujours « moins d’Etat ». Des associations privées (de psychothérapeutes ou d’analystes) se proposent-elles d’opérer pour lui la mise en conformité des pratiques ? Mais tant mieux ! Beau succès en vérité que se placer soi-même sous tutelle réglementaire, soumis en amont à l’approbation des préfets sanitaires, en aval aux recours des patients qui se plaignent ! Et je reste perplexe face à ceux qui considèrent avoir gagné là une bataille. Comment empêcher désormais qu’on enjoigne, comme au Royaume-Uni, aux psychanalystes de signaler aux procureurs les délits sexuels sur mineurs ? Comment prévenir l’accusation d’exercice illégal de la psychothérapie dans le marché concurrentiel féroce qui a été par là ouvert ? Et last but not least, comment retenir les associations homologuées par l’Etat d’exercer sur leurs membres fragiles (ni psychologues ni psychiatres) une tyrannie accrue, visant au conformisme des idées et des pratiques, avec, à la clé, une menace mortelle de radiation des « listes » ?

            Si les psychanalystes ont été parfois éclairés par des juristes compétents sur les risques de la situation, je crois que l’inscription sociologique et politique de tous ces événements n’a pas été clairement repérée. Le mythe de l’usager-citoyen de la santé mentale n’a pas été assez critiqué, même par les psychanalystes « responsables ». L’acceptation bien précipitée d’une législation faisant en apparence exception pour la psychanalyse n’a pas été située un contexte assez riche. J’ai peur de mauvaises surprises.

 

            Vos autres questions portent plutôt sur ce que j’ai appelé de façon bien arrogante, c’est vrai, « l’imaginaire professionnel » des psychanalystes. Disons que ce qui me motive, c’est un double sentiment de déception et d’inquiétude. Je crois qu’on ne peut dissocier l’acceptation de la  solution Accoyer-Mattéi par toute une partie du monde psychanalytique (notamment par plusieurs élèves de Lacan) d’une crise profonde, qui n’a pas l’air de frapper grand monde, de la crédibilité de la psychanalyse, non seulement sur le plan culturel ou politique, mais sur le plan intellectuel. Divers effets de surface, comme la sympathique mobilisation d’écrivains ou d’artistes en  faveur de l’exception psychanalytique, ne peuvent pas masquer l’évidence : désormais, la question se pose de traiter la psychanalyse « comme le reste ». Or si la question se pose, c’est qu’une certaine résonance du discours psychanalytique s’est perdue, au-delà de ses déformations culturelles, de ses réappropriations intéressées, dans ce qui touche chacun au-delà de ses incompréhensions contingentes. Je ne sais si on pourrait parler ici d’immunité symbolique. Mais on tente, à mes yeux, parce que quelque chose de cet ordre-là s’est évanoui, de compenser par des moyens imaginaires, par des postures élitaires, des emplâtres juridico-administratifs, le relâchement de la prise rigoureuse du discours analytique sur la subjectivité de nos contemporains — prise qui est son seul véritable abri (transférentiel). Je ne parle pas juste de la complicité affichée par certains, au nom de la psychanalyse, avec le bon vieil ordre moral, miraculeusement accordé avec l’ordre symbolique ; ni des rancoeurs personnelles qui divisent le milieu ; ni de la ghettoïsation croissante de sociétés prétendument savantes, mais où tout savoir avéré déclenche la haine. Je parle du ridicule qui s’en dégage pour certains qui en d’autres temps serait aller y regarder de plus près. Je m’inquiète en outre que ce souci ait l’air (comme on me l’a aimablement renvoyé) d’ignorer les innombrables motifs d’autosatisfaction qui font l’ordinaire des propos publics des patrons d’association devant leurs troupes.

            C’est pourquoi je juge, à la différence de beaucoup, que le risque est moindre de voir la psychanalyse engloutie par la « technoscience » médicale présente et à venir,  que de la voir au contraire ravalée au rang d’une pratique « humaniste » banale. Car, on ne le dit pas assez : la psychanalyse est intellectuellement et rationnellement sans commune mesure avec toutes les psychothérapies actuelles. Or, la faiblesse insigne de la participation des psychanalystes aux grands débats du moment (en général : esthétiques, philosophiques, psychopathologiques, moraux, politiques, etc.), et l’incapacité, dans la situation présente, des psychanalystes menacés de mort à imposer que le débat à la fois s’élève et se pose dans leurs propres termes, et pas dans ceux qui les assassinent, voilà qui me consterne. Pour quelqu’un qui est venu à l’analyse non seulement pour des motifs personnels, comme on dit, mais travaillé par le feu de l’écriture de Freud et de Lacan, par leur sensibilité vibrante à ce que leur époque témoignait de passion, d’audace, de folie et de désir, d’inventions brillantes ou honteuses, le désolant spectacle de ce qui s’intitule de nos jours « publication psychanalytique » est une blessure. Un séminaire de psychanalyse, un texte clinique profondément mûri, sont-ils encore des lieux où n’importe quel sujet se sente interpellé, et sent qu’on y prend le pouls du monde dans lequel il vit, fait l’amour, et meurt ? Je m’étonne que personne, parmi les « jeunes », ne pose ces questions aux héritiers, et notamment à ceux de Lacan : Qu’avez-vous fait de ce que vous avez reçu ? Pourquoi si peu d’internes choisissent la psychiatrie, si peu de psychiatres universitaires l’analyse personnelle ? Pourquoi dans les recherches où se trame notre avenir, la psychanalyse est-elle devenue, dans le meilleur des cas, une décoration de bas de page (preuve qu’on en a lu…) ? Pourquoi tant de psychologues ès qualité parmi les (futurs) analystes, et si peu de magistrats, de scientifiques, d’écrivains ou d’artistes, ou de médecins qui ne soient pas psychiatres ? Pire, il s’est trouvé des analystes titrés et patentés pour s’offusquer d’une semblable suggestion, qui, à mes yeux, serait plutôt la preuve tangible de l’authenticité du discours psychanalytique, et de ce qu’il a d’opératoire. Comment se fait-il enfin que dans toutes les manifestations de sympathie pour la psychanalyse qu’on a pu lire ces derniers temps, pas une grande voix ne se soit élevée pour dire : « Voilà, j’ai fait une analyse, et je voulais vous dire, Monsieur Mattéi, que ce dont elle m’a soulagé, mot à entendre comme vous voulez, a un prix sans lequel vous n’auriez pas pu bénéficier de telle contribution pour laquelle je suis connu » ? A cela ne répondront ni les protestations d’éthique personnelle, elle n’est pas directement en cause, ni l’injustice des temps pour les grands hommes, abstraction commode. Je ne veux évidemment pas non plus nier les efforts de tant de gens pour remonter la pente (on me l’a absurdement reproché alors que je m’inclus, bien sûr, au rang de ceux qui sont remis en cause par mes propres questions). Mais une tâche gigantesque, nullement réductible à des astuces tactiques conjoncturelles, se dresse devant nous. Notre seule protection est le transfert qui nous institue psychanalystes : si nous perdons de vue l’ensemble compliqué de facteurs sociaux et politiques qui autorisent cette asymétrie fondatrice, ou si nous nous trompons sur leur nature exacte, ce qui va fort au-delà de ce dont on s’inquiète en ce moment avec l’amendement Accoyer-Mattéi, nous achèverons un beau gâchis. Je trouverais dommage que ce qui s’est passé n’influe pas décisivement sur ce que chaque analyste, désormais, devrait inclure dans ses préoccupations essentielles.

Bien à vous,

 

Pierre-Henri Castel



[1] Celui des Drs Piel et Roelandt, consultable en ligne.

[2] Dans L’homme sans gravité : Jouir à tout prix, entretiens avec Jean-Pierre Lebrun, Denoël, 2002. Ce livre démontre parfaitement comment, en s'autorisant de Freud et de la continuité supposée entre psychologie individuelle et psychologie sociale, on finit par traiter le social comme le reflet direct des altérations internes du sujet individuel, mais, disons, en plus grand.

[3] Robert Castel, La gestion des risques : De l’anti-psychiatrie à l’après-psychanalyse, Minuit, 1981, p.15.