Comment l’inconscient est devenu sexuel

Pour introduire à Freud: Le moi contre sa sexualité, PUF, 2003

Avec des contributions de Geneviève Morel, Christiane Lacôte et Jonathan Lear

Que le moi lutte contre sa sexualité, aucune vie morale ne l’ignore. C’est un motif religieux prégnant, étayé sur une expérience qui ne cesse de l’alimenter : la culpabilité intrinsèquement attachée à la concupiscence. Or, à la fin des années 1880, deux faits dominent la scène intellectuelle européenne, qui tendent à en renouveler profondément le sens. Le premier, c’est l’athéisme schopenhauerien, élevé par le détour de la conscience esthétique au statut de norme existentielle. Les romans " naturalistes " n’en sont pas moins le reflet que le " nihilisme " disséqué par Dostoïevski. Le second, c’est l’enthousiasme des milieux instruits pour la naturalisation par la Science de la vie humaine - toutes les sciences humaines prennent alors forme, sociologie, psychologie, économie, etc. Ces a priori naturalistes et athées constituent un socle sur lequel édifier une relation originale à soi-même comme au monde : ils ne sont plus, du moins pour la bourgeoisie, le privilège chèrement conquis de son émancipation. Bien plus, ils tendent à offrir un nouvel idéal, la pure et simple lucidité, dont l’exacerbation revendiquée se substitue à la quête de la transcendance. Si donc l’" inconscient sexuel " est la lame de ce nouveau scalpel de l’âme que veut devenir la psychanalyse, la nouvelle " science " qu’espère Freud suppose une intériorité historiquement définie. Aussi faut-il relativiser le choc que Freud aurait causé. Sauf à confondre les valeurs affichées et les pratiques concrètes de l’âge victorien, et à confisquer à notre profit le courage de la vérité, la psychanalyse, qui se présente d’emblée comme une laïcisation scientifique du conflit entre le moi et la sexualité, avait non seulement toutes les conditions requises pour naître à la fin du 19ème, mais sans forçage aucun, elle remplissait aussi toutes les conditions indispensables de sa réception.

Des conditions aux résultats pleinement développés, il y a cependant bien du chemin. On le mesure à la grande hétérogénéité des sources auxquelles Freud va puiser ; on en évalue aussi le coût à la mise en cause intime qui a fait de Freud, par le détour de son auto-analyse, un héros moderne, mais aussi, paradoxalement, de la (fragile) possibilité de la psychanalyse, un prisme raffiné où se diffracte notre situation anthropologique ordinaire.

Car pour les contemporains, du moins ceux qui partagent les soucis naturalistes de leur temps, le " moi " et la " sexualité " relèvent de domaines fort distincts. On le sait aujourd’hui, la motivation non-consciente des névroses était alors un truisme (1). Suggestion et hypnose avaient tellement familiarisé les psychothérapeutes avec la notion de contenus de pensée soustraits au " moi ", que les débats ne portaient plus que sur l’architecture mentale qu’il fallait supposer pour expliquer ce fait. Un mot, "subconscient", résume leurs conclusions chez Janet. Il implique la dissociation de " groupes de représentations ", tombés hors des prises de l’attention et de la volonté, mais que l’hypnose atteint. Leur extension relative explique soit l’activité automatique, soit encore l’anesthésie des hystériques. Ce n’est pas tellement qu’elles ne sentent pas, c’est qu’elles ne savent pas qu’elles sentent. De même, si elles commettent certains actes involontairement, c’est que leur "champ de conscience" ou leur "capacité de synthèse mentale" sont réduits. Au total, la dégénérescence des individus est la cause ultime des névroses. Or, précisément parce que la suggestion a un champ d’application infini, ce qu’elle vise n’a rien de spécifique. Les symptômes peuvent être sexuels. Et ils le sont dans plusieurs cas répertoriés à l’époque. Mais personne ne ferait pour cela de la sexualité une étiologie particulière et encore moins centrale des névroses. De toutes façons, les ambitions des observateurs sont souvent tout autres que médicales, quand ils les systématisent. Hypnose et suggestion ont un rôle plus épistémologique: elles attestent de la possibilité d’une analyse du mental étayée sur des protocoles expérimentaux. Elles aident à l’institutionnalisation de la psychologie scientifique contre la réflexion philosophique qui procède par purs concepts. Et la méthode pathologique, jusqu’à Janet, est surtout un accès privilégié à notre architecture mentale profonde. Penser que l’esprit puisse être malade en tant qu’esprit et que ce soit là une question médicale est donc une idée tardive : la psychiatrie clinique, en Allemagne comme en France, se méfie de ces spéculations.

Quant au sexe " savant ", vers 1890, il s’élabore bien loin de l’inconscient comme du subconscient, ces concepts de psychologues. Il émerge d’une combinaison improbable de connaissances biologiques contaminées de spéculations darwiniennes, d’endocrinologie, de médecine légale appliquée aux pervers dans les énormes sommes de Krafft-Ebing, Moll et Ellis, d’anthropologie comparée, d’essayisme esthético-sociologique sur la vie conjugale, la différence des sexes, ou l’innocuité sociale de l’homosexualité, chez Hirschfeld. Dans cette marmite bouillonne ce qui va devenir notre sexologie, science soucieuse de placer le sexe sur un plan exclusivement objectif. Elle répond toutefois à une demande sociale claire, et par bien des aspects, Freud en accepte les options libérales. Sodomie et bestialité étaient en effet punies à égalité dans le Code pénal impérial allemand, occasionnant des drames sans nombre ; il n’existait pas, ensuite, de moyens de contraception compatibles avec les idéaux régnants de délicatesse érotique, malgré les convictions malthusiennes de la bourgeoisie; la minorité politico-juridique des femmes semblait à une portion croissante du public cultivé une absurdité criante ; enfin, l’épidémie de syphilis ¾ qui n’était pas qu’un objet de phobie névrotique ¾ et le contrôle médico-social impossible de la prostitution obligeaient les Etats à des réponses autres que policières ou morales. Bref, les conditions étaient réunies pour une naturalisation audacieuse, si possible évolutionnaire, de la vie sexuelle, qui trierait le bon grain des faits innés, puisque biologiques, et l’ivraie des conventions sociales mobiles et des préjugés. Cette sexologie a jusqu’en 1914 un trait capital : elle procède d’un humanisme qui reconduit la traditionnelle abstention médicale à l’égard des usages possible de la santé, et qui laisse les choix sexuels sous la responsabilité de l’individu. Elle ne connaît qu’un sujet libre, et elle ignore le conflit que les exigences pulsionnelles d’un côté et les idéaux de l’autre déchaînent en chacun ¾ cela même qui rendait Schopenhauer plausible et séduisant. Aussi se contredit-elle. Elle invoque la " sélection sexuelle " de Darwin pour biologiser son point de départ au niveau de l’espèce, mais à la fin, elle n’explique pas comment cette force agit dans ni sur l’individu. La sexologie, du coup, pouvait apparaître à ses détracteurs comme une douteuse instrumentalisation de la biologie au service d’une réforme des mœurs, mais aussi, aux yeux de ses partisans, comme impuissante à tirer les conséquences de ses prémisses.

Infiniment plus difficile à cerner dans ses incidences de l’époque, il y a aussi un sexe "populaire", celui des pratiques privées qui sont loin de s’inquiéter de leur anormalité à l’aune de la catégorisation scientifique. Il alimente les interprétations spontanées des échecs sexuels, puise dans les expressions populaires et les savoirs érotiques clandestins ou informels (de la pornographie à l’ars amandi des classes cultivées). C’est lui que Freud va accueillir, en lui conférant une dignité que seules garantissaient les cures de ses névrosés. C’est pourquoi il faut enfin dire un mot de la souffrance psychique ordinaire, dans ces années 1880-1900, du malaise banal, infraclinique, puisque toujours imputé à la faiblesse morale des individus ¾ selon la figure idéologique omniprésente à l’époque de la " faiblesse de la volonté ". Le quotidien dans lequel Freud a produit ses premiers travaux serait complètement inintelligible si l’on ne se remettait sous les yeux les premiers effets de ce penchant, toujours si actuel, à imaginer des "maladies du siècle" qui seraient l’effet diffus, avant tout déprimant, de la vie moderne. Son type dans la première moitié du siècle est sans doute le " spleen " à la Baudelaire, mais sur la fin, les ravages psychiques attribués à la compétition interindividuelle et à l’abus des excitants ¾ résumés dans l’American nervousness de Beard (2) - accèdent à un plein statut médical sous le nom de " neurasthénie ". Le diagnostic est alors universel, et c’est à cela qu’il faut mesurer le défi insensé que représentait l’assaut freudien contre son évidence routinière, contre la masse de publications qui lui étaient consacrées, et contre les institutions réservées à son traitement (les établissements d’hydrothérapie, où l’on isole, fait dormir et suralimente les malades, faute de mieux) avec, à l’arrière-plan, les intérêts matériels qu’on devine. Affirmer, en effet, que la sexualité des patients comme ils la vivent, et telle qu’ils en parlent, conditionnait leur fatigue et leur angoisse et sous-tendait leurs psychonévroses - pire, qu’on pouvait en obtenir d’eux la confirmation, c’était s’exposer dangereusement.

En même temps, il est évident que les théories de Freud disposaient d’une niche potentielle dans le paysage scientifique et socio-culturel. C’est si vrai qu’il a peur d’être précédé par de bons esprits comme Möbius, tant la " piste de la sexualité " (3) en neuropathologie (la seule discipline qui n’avait pas encore exploité les acquis de la nouvelle sexologie) semble évidente et prometteuse. En effet, quel darwinien ne ferait du contrôle de la sexualité une fonction-clé du cerveau ? De plus, la psychothérapie pouvait évoluer en renonçant à la directivité de la suggestion pour construire les problèmes dans les termes mêmes, conflictuels et éthiques, des patients. Or s’il y a un domaine où leurs tensions intimes avaient un substrat affectif, c’était la sexualité ¾ sexualité lisible dans un autre registre que celui du confesseur, et magnifiée sous la loupe du naturaliste. C’était donc une chance pour aller vers eux, pour ne pas être sourd à leur plainte, et pour prendre médicalement au sérieux la culpabilité et tous les affects moraux auxquels on les renvoyait pour disqualifier leurs souffrances (un " vrai " symptôme ne culpabilise pas, il n’a pas la forme d’un secret ni d’une honte, il fait juste mal) - et, en plaçant la clinique sur ce plan, soigner plus des gens que des maladies. De cette remontée vers le système nerveux central à partir des régulations biologiques darwiniennes, conjuguée à la descente vers l’intimité des affects à partir des fonctions supérieures de l’âme, devait ressortir un nouveau partage entre le normal et pathologique.

Ce que Freud ignorait sans doute, au début de la correspondance avec Fliess qui permet de suivre les étapes du projet que je vais parcourir de 1894 à 1914, c’est qu’il allait rencontrer en route un obstacle et un objet d’études imprévu : lui-même. L’auto-analyse est le terrain sur lequel l’opposition entre le moi et la sexualité prend son contour subjectif. On voit sans mal, en effet, qu’il en faut au moins un à qui la théorie s’applique, non pour qu’on généralise à l’infini ce cas unique, mais pour que la question que formule la théorie puisse être reprise ailleurs et produise en tant que question ses effets. Autrement dit non pour recruter des patients, mais pour susciter des analystes. " Mon " moi contre " ma " sexualité : telle est donc la modulation clinique grâce à laquelle Freud allait s’inclure étrangement comme l’œil dans le champ de son propre regard.

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Les textes de Freud avant la Grande Guerre confrontent leur lecteur à un paradoxe. On a bien un grand livre sur l’inconscient, L’interprétation du rêve (4), et un ensemble systématique de monographies sur la sexualité, les Trois essais sur la théorie sexuelle (5), mais le livre sur les rêves n’est pas si explicite sur la sexualité en elle-même, tandis que celui sur la sexualité peut se lire sans qu’on ait, du moins en apparence, besoin de se reporter au concept psychologique d’inconscient. C’est que Freud mène un double combat. Naturaliser le conflit entre " moi " et " sexualité ", c’est tout d’abord devoir prouver que les maladies de nerfs ont le plus étroit rapport avec la sexualité. C’est donc s’exposer à devoir refondre complètement la nosographie en vigueur, et à terme, fournir un modèle neuropsychologique alternatif à celui de Janet. Mais c’est aussi examiner le " moi " au crible d’une clinique qui lui laisse une chance de surgir, de dire " je ", en un mot. L’ajustement des deux exigences est long et complexe.

Trois points de résistance légitime et classique à la théorie de Freud aident à cerner ce qui ne laisse de toutes façons pas de poser question. Le premier, c’est la conférence de 1896, " Sur l’étiologie de l’hystérie ", que Krafft-Ebing aurait qualifiée de " conte de fée scientifique " ; le second, c’est la thèse de L’interprétation du rêve comme quoi le rêve est un " accomplissement de désir " au sens d’un désir sexuel et infantile ; le dernier, c’est la thèse des Trois essais, qui fait du destin psychique de chacun la résultante d’une vie potentiellement perverse des pulsions, engendrant sur sa marge les " formations réactionnelles " qui la refoulent. En effet, Freud, en ces trois occasions, déplace complètement les intuitions dont on part souvent pour apprécier en quoi moi et sexualité s’opposent. Dans la conférence de 1896, il fait en effet allusion à une " réalité " sexuelle à laquelle seule donne accès une certaine méthode jamais employée avant lui d’exploration du mental - réalité qui aurait la qualité d’un événement fondateur ; dans le livre sur les rêves, il installe le désir sexuel comme pilote suprême de toute l’intentionnalité psychique, en deçà de ce que vise, se représente ou veut le " moi " ; dans celui sur la sexualité enfin, il fait éclater les termes de ce que nous croyons être un conflit moral, les déduisant d’un développement trébuchant où le plaisir-désir (Lust) devient l’analyseur ultime du corps réel, qui est le corps des pulsions, tandis que le moi se feuillette en une série rigide d’idéalisations contradictoires et de compromis symptomatiques contingents (6).

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" Sur l’étiologie de l’hystérie " (7) couronne une longue série de travaux dont les Etudes sur l’hystérie, écrites avec Breuer, ne sont qu’un épisode. Depuis 1894 en effet, Freud s'est attelé au démantèlement de l'explication des névroses par la dégénérescence. Or, cette bataille pour l'étiologie est une bataille pour la légitimité scientifique. Bien sûr, la dégénérescence n’explique pas les cas particuliers. Elle est donc systématiquement complétée par le recours à des " agents provocateurs ", et notamment par des traumatismes déclenchants. Sans nier qu’il y ait des gens prédisposés, la stratégie de Freud consiste donc à imputer à ces traumatismes, tels qu’ils retentissent dans le psychisme, la responsabilité du plus gros des symptômes. Le " clivage du moi ", effet de la faiblesse innée de la " synthèse psychique " était déjà chez Janet, signalons-le, une idée psychologique. Elle n’en restait pas moins liée au paradigme de la dégénérescence. Dans " Les névropsychoses de défense ", Freud propose donc un nouveau moyen d’expliquer un clivage du moi " acquis ". Réservons, dit-il, le cas où, sans clivage perceptible, la réaction aux stimuli traumatiques n’a pas eu lieu. Ils ne peuvent donc pas être liquidés par abréaction: ce sont les " hystéries de rétention ". Elles feront l’objet de la partie théorique des Etudes, due à Breuer. Il y a en effet plus intéressant encore : des hystéries où " le clivage du contenu de conscience [ce n’est pas exactement le " moi "] est la conséquence d’un acte de volonté du malade, c’est-à-dire est introduit pas une contention de volonté dont on peut indiquer le motif " (8). Ce mécanisme est décrit couramment dans la littérature contemporaine, c’est la " contre-volonté " : ce que je ne veux pas savoir, je le repousse hors du champ de la conscience, et de façon encore plus précise, ce que je ne veux surtout pas, mais qui s’impose cependant à moi et à quoi je ne peux pas ne pas penser, c’est ce que je désire - je ne veux pas, et je ne veux pas savoir ce que je désire. L’accent particulier que la psychanalyse donne à ce mécanisme, c’est qu’elle aboutit à faire de ce que je ne veux pas et ne veux pas savoir le critère du désir refoulé. Il suit que l’oubli exigé par l’incompatibilité de mon désir avec mes idéaux est intentionnel. Non parce qu’il est voulu, comme si l’on avait " l’intention " d’oublier ; mais parce qu’il y a une raison d’oublier ce contenu, dont on peut dire qu’il est justement indésirable. L’intentionnalité de la contre-volonté est tout entière dans l’à-propos du refoulement du désir par une volonté qui vise spécifiquement ce désir - lequel désir se trahit donc en elle. Dans L’interprétation du rêve, Freud en déduira le privilège d’un type d’associations, les associations " par contraste ". C’est en invoquant la dynamique de la contre-volonté qu’on peut en effet légitimement entendre dans une négation une affirmation (l’inverse est plus difficile), dans un contenu de sens quelconque son contraire logique, ou déchiffrer dans une image onirique sa projection inversée, et pourtant, avoir raison sur ce qui est en cause.

Cette notion de défense va absorber en peu d’années l’hystérie de " rétention ", et vider de substance l’idée d’un clivage primitif du moi. D’une manière qui n’est pas exploitée à fond dans " Sur l’étiologie… ", elle offre aussi un cadre formel à la théorie de la névrose obsessionnelle. En réalité, pas besoin là non plus d’incriminer un fond mental dégénéré. Les obsessions et les représentations de contraintes sont au contraire le type même de l’activité déployée par mon esprit pour repousser une représentation incompatible, qui s’impose à moi parce que je le désire malgré moi. Il y a pourtant plusieurs différences entre hystérie et le vaste complexe psychopathologique qui englobe alors les obsessions proprement dites, mais aussi les phobies, et sur le pourtour, une constellation confuse de troubles somatiques diffus, digestifs, migraineux, dépressifs, de la neurasthénie. Ces maladies ne se laissent pas résoudre par la suggestion : elles sont donc plus difficiles à psychologiser. Leurs agents provocateurs ne sont pas non plus franchement traumatiques : ce sont, on l’a dit, les conditions mêmes de la vie urbaine et de la compétition sociale. Pour Freud donc, il faut obliger ce mélange confus à décanter. Ne vont plus relever de la névrose obsessionnelle vraie que les faits psychologiques clairement contre-volontaires (l’obsession est ce que je ne veux surtout pas penser ni faire, mais qui s’impose à moi contre mon gré). Quand on a surtout de l’angoisse, liée de façon anarchique à des représentations moins motivées, ce sera le complexe disparate des phobies. Plus en arrière enfin, la " névrose d’angoisse ", terme créé par Freud, permettra de maintenir une certaine forme d’intentionnalité propre à cet affect dans un ensemble bigarré de vécus pénibles. Je fais allusion ici aux effets d’attente dans la relation à un objet = x qui angoisse précisément parce que sa représentation est obscure. Quant à la neurasthénie proprement dite (ou à ce qu’il en reste !), ce ne sera plus qu’un halo de malaises qu’on peut abandonner à la prédisposition des malades (9). En tous cas, il faut qu’une forte intentionnalité affective exerce son effet structurant sur cette famille de psychonévroses.

A cet égard, la dégénérescence chez les neurasthéniques est infiniment plus retorse à réduire que dans l’hystérie. Elle vient en effet par la bande soutenir un thème contemporain, entretenu par la littérature et la critique morale. Le " moi " attaqué, dit-on alors souvent, c’est celui de l’individu moderne, dont la volonté vitale s’émousse. Le neurasthénique exemplifie moins la " faiblesse de la synthèse psychique ", que celle de la volonté - et les solutions à ce mal, dans la culture européenne, sont surtout esthétiques et politiques : il faut s’individualiser davantage, s’arracher à l’impuissance qui frappe de stérilité le créateur, dilue les personnalités dans l’indistinction des masses démocratiques et casse le ressort des grandes passions. On décrit rarement cet aspect chez Freud. Mais démembrer la neurasthénie, souligner le rôle des affects anxieux, puis enfin motiver cette angoisse non en invoquant des causes supérieures (le " siècle " et sa maladie), mais l’intimité sexuelle perturbée des patients, c’est aller contre cette vision profondément idéologique du " moi " en crise (10). Or c’est bien la sexualité, répète Freud, pas le " siècle ", qui alimente l’angoisse. Et il faut avouer que la sexualité a tout ce qu’il faut pour motiver, dans le vécu des patients, le sens de leurs maux. Par essence, elle s’éprouve comme tension obscure, liée à des représentations allusives. En outre, l’inversion connue de l’excitation frustrée en anxiété rend intuitive sa métamorphose en agent pathogène. L’effet de la contraception (coitus interruptus) sur la vie de couple est incriminé, justement, comme exemple de ce qui fait tourner le " vin " de la libido en " vinaigre " de l’anxiété (11). Or l’aveu de semblables motifs est essentiel, et Freud s’exténue à l’obtenir. A la fois terriblement banal et parfaitement convergent avec l’hypothèse sexuelle en neuropathologie, il a conforté Freud dans sa certitude que les malades n’étaient pas examinés à fond, et que la réticence touchant le sexe pouvait aboutir à en institutionnaliser le déni avec la complicité du médecin.

Simplement, il n’y a là rien d’inconscient : même si on n’en parle pas, le sexuel est là tel quel. Réticence n’est pas refoulement. Comment alors expliquer à partir de la " défense " contre-volontaire (qui est le " refoulement "(12)) la différence entre la neurasthénie d’un côté, et l’hystérie et l’obsession de l’autre ? La question se dédouble. Comment accéder à la vérité de ce moi qui se défend contre ses désirs, si ce moi, avec la meilleure bonne volonté du monde, ou plus exactement à cause d’elle, ne dira rien de ce qu’il ne veut pas savoir ? Et que dire alors de ces désirs, quand on n’en trouve plus la trace actuelle dans un malaise physique, mais dans des symptômes apparemment non-sexuels (paralysies diverses, rituels de lavage, etc.) ?

La méthode des associations libres, qui se dégage alors des techniques plus directives de contre-suggestion, a pour ambition de désamorcer la volonté. Elle défait le lien magique qui captive le moi dans une relation essentiellement trompeuse à lui-même, où les pouvoirs de la synthèse psychique et l’activité sont toujours idéalisés : au contraire, l’attention requise du patient a pour objet ce qui s’esquisse spontanément en lui, qu’il en veuille ou pas. Plus que d’une " introspection provoquée " à la Binet, ou d’une " auto-hypnose " à la Forel, comme on en a les témoignages, il s’agit d’une expérience morale. Elle institue le patient en théâtre du conflit entre ce qu’il ne peut pas s’empêcher de penser, et le mouvement par lequel il n’en veut rien savoir. Elle culmine avec l’intuition que cette passivité riche dont le patient consent à (laisser se) déployer les aspects, c’est son désir. Toutefois, ce que cette situation à d’étrange, et qui l’expose à l’objection rebattue d’une auto-suggestion aliénante (les patients ne voient de sexualité ou d’Œdipe que parce qu’ils s’attendent à ce que ce soit ce qu’on attend d’eux…), c’est sa nature performative. " Je me pose " en spectateur de ma passivité affective. Certes, je ne sais tout simplement pas si je m’auto-suggère ce à quoi je pense, mais cela m’incite à un surcroît de sincérité. A la dimension du désir, s’ajoute donc celle de la vérité dont un tiers muet, le psychanalyste, introduit la dimension : même si l’on échoue à être sincère, même si donc on lui ment, on ne lui ment qu’en trahissant ce qu’on souhaiterait qui fut vrai. Et nous revient au moins en plein visage ce qu’on lui cache, plus brûlant que jamais, et définitivement révélé comme indésirable pour qui que ce soit. Ce dispositif s’inspire de la traditionnelle auto-critique par le moi de ses propres illusions. Mais s’il lui donne aussi l’aspect technique d’un piège à pensées inavouables, il oblige à s’apercevoir que l’inavouable est surtout inattendu.

Freud, dans " Sur l’étiologie de l’hystérie ", avance alors qu’il a bien été obligé de se rendre à l’évidence : ce qui s’avoue quand on donne libre cours à cette passivité affective est toujours sexuel. Du moins, les traumatismes qui sont désormais, une fois la dégénérescence réduite à une vague disposition, non les agents provocateurs mais les " causes spécifiques " de la " névrose de défense ", mobilisent-ils des affects liés à la sexualité. Et tant qu’on n’est pas remonté jusqu’à ce " caput Nili " (13), il est impossible de liquider la charge pathogène de symptômes qui ne sont, dit Freud, que la perpétuation de la tension entre le moi (avec tous les égards qu’on se doit à soi-même) et ces indésirables désirs. Ce dont on ne veut rien savoir continue à se faire savoir, déguisé symboliquement dans les symptômes, et nous ne disposons donc pas des moyens psychiques de lier, de déplacer ou de réinvestir ailleurs ce qui s’impose à nous du dedans.

Le rapport du moi à sa mémoire, à cet égard, devient fort étrange. Nos pensées sont tissées de souvenirs. Mais un souvenir au sens ordinaire, c’est du passé ; et il paraît conforme à la bonne marche de l’esprit que nous soyons toujours en état de situer dans le passé ce dont nous nous souvenons. L’auto-observation à laquelle Freud convie ses patients entame leurs certitudes sur ce qu’est le moi, parce qu’il fait émerger des souvenirs plus indécidables : du passé qui ne passe pas, " obsédant ", dont on ne comprend pas pourquoi la représentation est encore là, actuelle, pénible, alors que l’événement qu’elle désigne est révolu. En un mot, des hantises qui reviennent au mépris de l’usure attendue de l’oubli.

Freud nomme " surdétermination " (14) la manière dont s’imposent à l’esprit des malades en cure et qui associent ces rencontres surprenantes. Ils sont comme bousculés de biais à un carrefour mental par une " idée incidente " (Einfall), avec l’effet de réalité excessive propre à la matérialisation de l’invraisemblable (" Encore ça ? Non… "). Aussi, à la différence des névroses " actuelles " (de la névrose d’angoisse et de la neurasthénie sexuelle), la présence du sexuel n’est pas avérée dans l’hystérie et l’obsession par d’autres voies que les associations : elle est intrinsèquement allusive. Mais qu’on y fasse constamment allusion et que la sexualité transpire de partout, voilà qui suffit à Freud. Car, de toutes façons, que peut bien être dans l’individu la référence à la sexualité qui le produit et le reproduit, sinon une allusion partielle à la vie transcendante qui le traverse ? Il ne peut évidemment ni la nommer ni la regarder en face - comme seule l’espèce, si elle pouvait parler, le pourrait. La dépossession de l’autorité du moi sur ses pensées est ici plus troublante que dans l’hypnose, qui n’empêche guère de concevoir sous la conscience une subconscience. De plus, le pouvoir référentiel des représentations mnésiques vacille avec leur indécidabilité temporelle. Il n’y a plus ici que référence oblique, dont l’objet propre est continûment dérobé. C’est tellement bizarre que Freud, dans " Sur l’étiologie ", commet une erreur qui l’a égaré, reconnaît-il, pendant longtemps. Il décrit très bien comment les fils associatifs se nouent et se resserrent autour de " scènes " de plus en plus précises. Il remonte alors de l’expérience névrotique de l’adulte vers des scènes pénibles mais oubliées de l’adolescence, par exemple. Freud ne doute cependant pas que ce qui surgit lors de ce premier temps d’arrêt dans les associations n’a pas à lui seul la force de déclencher tous les symptômes : ces scènes répètent quelque chose au-delà, qu’elles réveillent. Comme on peut poursuivre au-delà une association d’associations qui n’a pas de fin, on en arrive de fil en aiguille à un traumatisme toujours plus ancien : sexuel, mais aussi infantile. Les symptômes hystériques ne sont donc ce qu’ils sont que parce qu’ils réactualisent en chaîne une série de traumatismes qui se renforcent et qui font signe, conclut alors Freud, vers une scène archi-précoce d’abus ou de séduction réels. La surdétermination, cette machine à réfuter l’autorité du moi sur ses pensées est alors, pour ainsi dire, contrôlée en amont par l’idée d’un traumatisme factuel. Malheureusement, la réalité démontrable de la dite séduction initiale, si fort qu’on sollicite les malades, est parfois bien légère (un attouchement fugitif) et elle n’a pas toujours le caractère monstrueux qu’on imagine. Freud est donc encore une fois obligé d’expliquer comment le réveil mnésique à distance de traumatismes infantiles si minimes peut prendre les proportions pathologiques énormes de la névrose de l’adulte. Il a certainement cru un moment à une prévalence incroyable de l’inceste ou de l’abus caractérisé sur les enfants parmi sa clientèle ; mais il est tout bonnement absurde de s’imaginer qu’il a voulu fuir cette réalité scandaleuse en donnant toujours plus de poids à leur réélaboration fantasmatique " après-coup ". Quand bien même ces abus auraient-ils eu lieu, resterait l’énigme de leur retraduction et de leur amplification psychique en un réseau de symptômes entrelacés et sémantiquement cohérents. Or c’est justement ce que la surdétermination fournit au clinicien. Mais c’est là un dilemme. Si l’on explique tout par la surdétermination, alors plus besoin du fait de la séduction première. Toutefois, s’il n’y a pas un tel fait à l’origine, alors il est difficile de proposer une meilleure cause de la névrose que la dégénérescence ; car, sur le plan des symptômes tels que le médecin les observe, il faut, semble-t-il, une cause commensurable à l’effet objectif. Or comment des allusions sexuelles, si convergentes soient-elle, peuvent-elles provoquer une paralysie ?

Ce dilemme pousse en avant la recherche freudienne (15).

Freud souligne combien des excitations sexuelles infantiles, qui n’avaient pas la base somatique qui leur eût permis de se décharger à fond, ne peuvent que se raviver lorsque, devenues inconscientes, elle découvrent une issue dans un organisme parvenu à maturité. Car, de la même manière que se souvenir de choses sexuelles excite sexuellement (16), l’adulte ne sait peut-être pas consciemment qu’il a des réminiscences d’ordre sexuel, mais la même excitation sexuelle qu’il a ressenti tout petit contamine sa vie d’hystérique adulte, méconnaissable sous l’effet combiné du développement de son organisme et du refoulement psychique (17). La " phase de latence ", et le refoulement de ces impressions précoces, voilà le terrain sur lequel germe la maladie future. Elle se déclenche à l’occasion de la rencontre de la sexualité génitale à la puberté. Freud n’a donc pas encore en tête les Trois traités, mais le lieu logique où ils s’insèrent dans son raisonnement est déjà esquissé en 1896. La mise en place de la génitalité suivra les voies frayées par les traumas antérieurs de la sexualité de l’enfant, et leur souvenir refoulé.

En tous cas, les souvenirs traumatiques ne peuvent rendre malade que dans la mesure où ils sont inconscients (18). Cette qualité psychique seule leur confère leur valeur pathogène, non leur contenu comme tel (le souvenir conscient d’avoir assisté, enfant, à un rapport sexuel des parents, n’a aucune force névrotisante). Que le désir que refoule la contre-volonté soit sexuel en dernière instance, tenons-le donc même provisoirement pour acquis. Mais pourquoi seuls les souvenirs inconscients devraient-ils être morbides ? Et qu’est-ce d’ailleurs qu’un souvenir inconscient ? Quel esprit peut accommoder un hôte pareil ? C’est, dit Freud, ce à quoi l’on n’accède que par la surdétermination. Mais il ne suffit plus de dire comment on le caractérise, il faut expliquer ce qui détermine le souvenir inconscient d’un traumatisme infantile à être l’agent causal des symptômes de l’adulte. Comme on voit, plus on approfondit l’analyse d’un désir sexuel se manifestant en deux temps (un trauma sexuel précoce, puis la reviviscence pubertaire de ce qui était devenu inconscient), et plus, parallèlement, il faut redessiner le moi classique (celui des " philosophes " spiritualistes contemporains) en termes de développement différé, d’intentionnalité conflictuelle et de mémoire paradoxale.

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L’interprétation du rêve a bien des facettes, mais elle est avant tout le lieu de la prise de conscience de ces difficultés, et de la formulation d’une solution. Car le rêve donne à expérimenter à chacun une imagerie mentale spontanée, idiosyncrasique, mais totalement hors du contrôle de la conscience et de la volonté. En outre, les névrosés le désignent comme une source d’angoisse (directement dans les cauchemars, indirectement par les réminiscences qui les saisissent au réveil). Le rêve trahit donc bien ce à quoi je ne peux pas ne pas penser, et les expressions populaires qui font équivaloir " désirer quelque chose " et " y rêver " offre un noyau d’intuitions stables. Mais le livre défend une thèse forte : tout rêve est " satisfaction de désir " (Wunscherfüllung). Or ce désir est à la fois sexuel, infantile, égoïste et inconscient. Pourquoi est-ce si important dans l’analyse freudienne du conflit psychique ?

Parce que cette thèse synthétise ce qui anime Freud depuis le départ : dans notre vie mentale, qui excède largement notre vie consciente et volontaire, la " sexualité ", où se reflète l’élan de vie qui nous lance comme individus à la poursuite des fins de l’espèce, régit tout. A cet égard, ce qui se passe avec l’association libre sur le divan n’est pas tant un moyen méthodique d’accéder à des souvenirs refoulés, que l’expérience vécue en première personne du tramage sexuel du " moi " dans le " déplacement " (Verschiebung) permanent des pensées, la prolifération des idées incidentes et les bouffées d’affects réprimés qu’elles libèrent. Le déplacement est la traduction clinique du conflit entre " instances " psychiques sous la contrainte de la " censure " des désirs, et il précise la dynamique de la contre-volonté (19). L’originalité freudienne consiste à démontrer dans ce déplacement une intentionnalité et une logique. Tout d’abord, le rêve qui, au matin, pose question, demeure le rêve rêvé. Le " rêve manifeste " ne cache un second rêve (" rêve latent " est expression presque inconnue à Freud, et toujours abréviative) : il est tout le latent. Autrement dit, il révèle en l’actualisant la " disposition " (Anlage) latente à rêver ceci ou cela. C’est là, en miniature, le principe de la réactualisation des traumatismes passés. Du latent au manifeste, se démasque donc la fabrique des symptômes, avec ses procédés, ceux du " travail du rêve " (déplacement, condensation, figuration, symbolisme, élaboration secondaire). D’autre part, comme le désir qui nous hante (qui, autrement dit, ne peut jamais être capturé dans sa présence compacte et bien délimitée), est un désir néanmoins toujours actuel, peu importe que les associations sur le rêve fasse surgir après le rêve, au réveil, ou des années après avoir rêvé tel rêve, la motivation de désir que nous imaginons devoir précéder le rêve. Si l’on met ensemble ces deux facteurs, on comprend qu’associer, c’est réactualiser le même déplacement dont le sillage, loin qu’on le laisse derrière soi, nous devance. Dis-moi ce que tu rêves, associe sur eux, et je t’expliquerai la texture de tes symptômes, et ce que ton passé te commande à l’avenir.

Ceci singularise l’expérience des rêveurs. Freud nie que des rêves-types donnent des indices sur la structure d’un " moi " rêvant universel, voire sur une psychologie générale combinant des abstractions (perception, mémoire, etc.). Car le " dramatisme du rêve " n’est accessible qu’en première personne, celle qui est saisie par les images qui la hantent. L’auto-analyse de Freud, dont les exemples de la Traumdeutung nous livre les étapes, devance ainsi dans le texte les élaborations ultérieures. Car après avoir décrit des scènes sexuelles infantiles chez ses patients, Freud raconte aussi celle qui a conditionné sa vie. De façon amusante, il en dissimule le récit en employant précisément les mêmes moyens qu’il décrit dans le travail du rêve, déplaçant sur son demi-frère tel trait parlant, caviardant tel détail cru. Mais le lecteur appliquant au livre les procédés qu’il décrit arrive sans grand mal à l’aveu des causes de son ambition, et au mot fatidique du père de Freud : " On ne fera rien de ce garçon ! " (20). Or cela ne saurait être typique des névroses en général. Le scénario œdipien de Freud, où la volonté de dépasser-supplanter le père occupe le premier plan, ne prouve sa justesse et son efficacité sur ses symptômes (son intolérance à l’échec dans les innombrables manœuvres qu’il tente alors pour obtenir la reconnaissance de ses maîtres et devenir leur pair) qu’en passant par le réseau surdéterminé des associations et des rêves du " sujet Freud ", en ce qu’il a justement d’incomparable. Deux brefs textes, d’ailleurs, à la puissance d’évocation un peu magique, loin de l’aride sécheresse des constats neuropathologiques pour spécialistes, ponctuent la rédaction de la Traumdeutung : " Sur le mécanisme de l’oubli " et " Des souvenirs-écrans " (21). L’un et l’autre appliquent à Freud la psychanalyse, mais, il faut croire, lui apprennent aussi des choses dont il se serait passé. Le premier, en effet, lui met sous les yeux une conséquence inaperçue de la thèse de la sexualité en dernière instance : son lien essentiel à la mort, par l’entremise de la succession des générations. Le second, toujours au détour d’idées incidentes suffisamment relancées, lui fait saisir de l’intérieur le mécanisme en deux temps du refoulement sexuel : un souvenir d’adolescence y sert d’écran à un souvenir d’enfance ; le premier, ouvertement génital, s’alimente à une mystérieuse excitation précoce. Certes, on n’a pas encore dans la Traumdeutung de 1900 (ni de 1909) le tableau du complexe d’Œdipe, de la castration, de l’identification paternelle ni du fantasme de la " scène primitive ". Mais on en a le matériel personnel. Les rêves de mort du père sont à ce titre la plus redoutable explication avec lui-même que Freud ait tentée. Leur intérêt réside justement dans la découverte qu’y fait Freud du degré de pertinence imprévu, sur le plan de l’imagination onirique et de la culture humaine, de sa théorie de la sexualité, et des conflits qu’elle engendre en chacun. En somme, on ne saurait déduire par concepts que la sexualité, et donc la mort des individus, s’explicite dans ce drame universel du remplacement du père par le fils dans son rôle sexuel, ni que les rêves les plus névrotiques gravitent autour de cette scène d’horreur isolée par Sophocle dans le langage affectivement vrai du mythe. Il en ressort que la Traumdeutung est un texte instable. Par la doctrine qu’il défend, il relève encore des traités de psychologie contemporains avec lesquels il rivalise. Qu’est-ce en effet que le " préconscient " freudien, voire toute la machine mentale du chapitre 7, sinon l’effet d’une virtuosité constructiviste qui balaie le " subconscient " et tout l’appareil psychique simpliste de Janet ? Car on ne peut prétendre avancer qu’en faisant une place à ce subconscient, et en se situant par rapport aux paradoxes de la mémoire qui intéressaient tant les spécialistes de l’hypnose. Mais le centre de gravité du livre est ailleurs : dans la sexualisation d’un " inconscient " psychologique qui fait de désirs sexuels latents le ressort intentionnel motivant de représentations parfaitement claires, nullement déficitaires ou floues, mais dont je ne veux rien, surtout rien savoir - et surtout pas que j’y pense. A cet égard, l’auto-analyse de Freud a probablement discrédité à jamais les théories du " moi " en général. Il est pour nous, désormais, devenu plus intéressant de chercher de quels hasards fugitifs nous sommes subjectivement tissés quand nous disons " Je ", que de généraliser aux autres les structures abstraites d’un " moi " où personne de réel ne peut se reconnaître.

Or, sur un plan maintenant plus technique et conceptuel, on ne soulignera jamais assez l’intentionnalité de ces " souvenirs inconscients ". Elle donne son caractère désespérant d’à-propos, de fait-exprès, aux symptômes qui les prolongent hors du rêve dans la vie éveillée. Et pourtant, cette intentionnalité n’est pas orientée par un quelconque " moi " qui vise ou qui contrôle. Elle dépend de deux " représentations "de but " (Zielvorstellungen) (22) qui fixent le cadre de l’association sur le divan. La première, c’est qu’on ne parle que pour aller mieux. La seconde, c’est qu’on s’adresse toujours à quelqu’un, et que ce quelqu’un demeure absolument hors des prises anticipatrices de celui qui parle : on ne peut pas être sûr qu’il va comprendre ce qu’il y a à comprendre, on ne peut que redouter qu’il se trompe, et craindre, en plus, qu’il ne considère les intentions qu’on lui déclare, si sincères soient-elles, que comme des leurres masquant une intention encore antérieure, inconnue à celui qui parle. Saisie dans ce cadre, les associations libres du patient ont un destin réglé. Elles convergent peu à peu vers une prière, sinon un appel au secours, où même les mensonges et les réticences ne font qu’avérer toujours davantage ce qu’on aimerait qui soit, et qui n’est pas. La mise en tension du désir par ce que Freud caractérise ici comme " transfert " aboutit à un résultat pathétique : précisément parce que le psychanalyste ne dit pas non, mais accueille ce qui émerge dans l’esprit du patient, il permet, par " régression ", le surgissement de plaintes et d’appels qui dénudent les couches les plus enfouies de l’affectivité. Cessant de renforcer la contre-volonté et de promouvoir des idéaux qui refoulent, il laisse une chance à la détresse de se dire, et de trahir le plus virulent appétit de jouissance qui puisse se décevoir. Et le psychanalyste prend à son tour dans cette régression une figure bien différente de celle du médecin : à la limite, celle des premiers recours de l’enfant, celle des êtres qu’il a idéalisé, et dont il a redouté le désamour.

Là s’opère la conjonction psychologique avec les strates d’enfance perdue que Freud se représente comme autant de souvenirs inconscients, ensevelis au niveau le plus archaïque de l’appareil psychique. La dépendance foncière du nourrisson et son cri adressé à la mère, réclamant le sein, est le prototype (déjà présent ici, avant de servir d’exemple de référence dans les Trois traités) de ce que pourrait être le dernier degré de cette régression qualitative dans l’épaisseur de la mémoire (23). Non, évidemment, qu’on puisse se souvenir consciemment de pareilles scènes, mais parce qu’elles sont le foyer indicible de trains d’associations récurrents, qui s’entrelacent aux alentours, et n’ont pour loi que d’y faire allusion.

Qu’est-ce alors que le moi ? Comme conscience, il n’est plus guère qu’un capteur superficiel des remous psychiques du corps qui crie. Pourtant, sa tâche consiste à lier ces décharges d’affect, et à exploiter la part minime d’énergie psychique qui lui est allouée pour orienter l’organisme dans le réel, et lui éviter de périr. Déjà donc, Freud conçoit qu’une part du moi lui-même doit être à son tour inconsciente, celle à qui est dévolue la tâche d’interdire aux pulsions les plus archaïques de se faire droit : la censure est ici le prototype du futur " surmoi ". Mais si l’on prend les choses d’un point de vue éthique ou anthropologique, la " personne " ou l’" individu ", comme on voudra, n’est plus appréciée sous le même jour. En effet comme l’énergie utilisée à réfréner les désirs est celle-là même que ces désirs procurent aux investissements du " moi ", Freud en vient à faire l’éloge de ce que peut-être une " morale périmée " (24) condamne, en un mot, des ressources vitales qu’au prix d’une répression contre-productive de la sexualité sous toutes ses formes, fussent-elles inchoatives, nous sacrifions sur l’autel de l’Idéal moral - que Freud en évoluant démasquera dans ses aspects mortifères. La créativité artistique, alimentée à ces impressions intimes, est un des sûrs indices de la profondeur psychique à espérer, et paradoxalement, de sa solidité. Elle s’oppose en tous cas, en première approche, aux compromis fluctuants entre exigences du " moi " et pression pulsionnelle dont découlent les symptômes de la névrose.

Il ne fait aucun doute qu’une part essentielle du prestige de la psychanalyse, en tous cas, de la fascination qu’elle va exercer sur une pléiade d’écrivains contemporains, dérive de cette position plutôt amorale. En outre, il est frappant de voir l’élaboration mythique en tant que telle, comme celle du complexe d’Œdipe, prendre délibérément la relève de la raison, là où les intuitions psychologiques requises impliquent que nous remuions profondément notre affectivité, et que nous soyons déjà contents avec de simples pressentiments. A mesure donc que les éditions de la Traumdeutung se suivent, l’étude du symbolisme et l’analyse littéraire prennent une place croissante. Le public initialement visé, les neuropathologistes, est délaissé. La psychanalyse devient une façon sinon de se comprendre, au moins de se soupçonner. Elle occupe donc déjà cette place étrange qui est toujours la sienne, entre le contre-exemple parfait de ce que doit être une science objective, et un horizon tellement indépassable de la vision que nous avons de nous-mêmes que l’éradiquer est aussi vain que de tenter de supprimer des mots d’une langue.

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Les études de 1905 rassemblées sous le titre Trois traités sur la théorie sexuelle ont un destin éditorial parallèle à L’interprétation du rêve : ce sont les textes que Freud aura le plus amendés. Elles verrouillent le dispositif esquissé dans le livre sur le rêve en partant non plus de théories sur la structure de l’esprit inspirées de l’hypnose, mais de la sexologie. De manière curieuse, elles remontent dans le sens d’une scientificité toujours plus grande le courant que la Traumdeutung descend vers l’anthropologie de la culture et la littérature. Freud, ainsi, y suit de près la découverte des hormones et pense fonder sur elles la théorie physique de la libido. Leur objet psychologique, quoi qu’il en soit, c’est le " plaisir-désir " (Lust a les deux sens en allemand), ce surplus d’excitation greffé sur le fonctionnement physiologique, et qui vacille entre une plénitude (agréable) et une tension (désagréable) vers la satisfaction plus intense qui s’esquisse à l’horizon et manque encore. Son index clinique, ce sont les " plaisirs préliminaires " de la vie érotique : mise en bouche qui vire à l’angoisse si l’on s’y arrête, car pour Freud, seule la décharge génitale est à même d’amener la stase comblante, et le sommeil parfait où le " moi " se replie sur soi, béat, toute tension liquidée. Il n’en reste pas moins que l’appareil psychique érotiquement mobilisé tremble dans ses profondeurs à la poursuite de cette extinction : ses couches archaïques (infantiles) sont les relais indispensables du cycle sexuel complet. On retrouve ainsi sous un jour explicitement sexuel les strates mnésiques de la Traumdeutung.

Mais Freud radicalise dans les Trois traités le dispositif d’oppositions dont la contre-volonté refoulante était le premier degré, en s’appuyant non sur une vision dynamique du conflit du " moi " entre désir et volonté, mais sur la texture de ce qu’est empiriquement le désir sexuel. C’est cette première clôture de la construction freudienne du conflit entre moi et sexualité que je veux explorer. Elle a paru en en effet à Freud si solide, que ce sont des facteurs distincts, exigeant carrément d’autres moyens conceptuels qui l’obligeront à remettre tout en cause après la Grande Guerre.

Les Trois traités s’abordent facilement à partir de la seconde étude, " La sexualité infantile ". Celle-ci s’ouvre en effet sur le rappel de la longue lutte entreprise depuis 1896 contre l’étiologie héréditaire des névroses. Car pourquoi cette " préhistoire " si l’on ne tient pas compte de cette préhistoire immédiate de l’adulte qu’est son enfance ? Au fait bien connu de l’amnésie infantile, Freud apporte alors une explication audacieuse : elle n’est pas l’effet d’une simple immaturation fonctionnelle de la mémoire, mais du refoulement de la sexualité infantile, dans le processus de maturation qui rendra possible la vie génitale. Freud décrit ainsi les troubles névrotiques comme des " inhibitions du développement " (sexuel) (25). La puberté avec ses " métamorphoses " (troisième étude) fournit le télos de cette maturation, du point de vue darwinien qui habite toujours Freud, tandis que les " fixations " à des stades dépassés précisent les modalités d’incarnation des symptômes névrotiques, qui ne se conçoivent bien, en conséquence, que comme des manifestations à l’origine " perverses ", mais refoulées, du plaisir-désir pulsionnel (première étude).

En posant que la sexualité adulte est constamment menacée de " régression ", et que la sexualité infantile est cliniquement révélée par l’infantilisme névrotique de la sexualité adulte, Freud nous conduit au cœur de l’expérience psychique et morale sur laquelle s’étaie toute sa pensée. Mais il faudrait tout de même une cécité étrange pour qualifier de " spéculation " les attitudes régressives que chacun peut repérer pour son propre compte : quelle déception érotique un peu vive n’a pas sa contrepartie dans les défenses qu’on mobilise alors contre l’angoisse, par l’excitation orale, les gestes agressifs, la masturbation - avec le cortège de personnages qui se penchent alors sur nous du fond des rêves ou des rêveries qui nous hantent, et dont les exigences ou les menaces culpabilisantes ont de moins en moins de lien avec l’objet d’amour perdu dont nous avions conscience ? Faut-il expliquer la nostalgie du foyer parental chez les amants blessés ? (26) Là où la spéculation commence, ce n’est donc pas dans l’énumération des " stades " dans lesquels s’articule la profondeur psychique supposée par L’interprétation du rêve. Les fils associatifs indirects qui y aboutissent (stade oral, anal, phallique enfin, qui sera rajoutée par Freud au moment où il analysera la façon dont se met en place dans l’hystérie la perception de la différence des sexes comme présence/absence du pénis), et déjà les amorces explicites que j’indique plus haut, en sont les ancrages évidents. (Quand à l’ordre dans lequel ces stades se présentent, on l’infère moins des associations, ou par principe, chacun surgit ici ou là, que du développement naturel de l’enfant). En revanche, reste la question délicate de savoir comment ces stades exigent actuellement le refoulement : pourquoi leur passé ne passe-t-il pas ? Freud ici est obligé de prêter à la vie, ou à son flux sexuel (tel qu’il est confusément éprouvé par l’individu dans la tension voluptueuse et avide de la libido), une co-présence absolue à tous les moments de la vie psychique. On ne cesse pas de vivre, donc d’être pulsionnellement excité ; aussi les stades archaïques ne sont pas tant rejetés en arrière qu’empilés les uns sur les autres, et ils diffusent leur impulsion inaltérée dans les formes neuves que l’organisme revêt sous l’éperon de la culture et de l’éducation. Quelque chose de mortifiant s’impose donc avec ce flux pulsionnel (surtout s’il est la trace obscure de la contrainte de l’espèce sur l’individu). C’est la répétition aveugle, sans cesse exigée, de la satisfaction archaïque perdue. A la théorie de la mémoire névrotique comme " hantise ", il semble ainsi que Freud soit ici forcé d’ajouter un complément : l’idée d’une mémoire de la vie pure, immortelle, éclatante dans la souffrance répétée qu’inflige à chacun son implacable réactualisation pulsionnelle (27).

Il ne s’agit certes pas déjà de la " pulsion de mort ". Mais c’est en tous cas, la première étude le confirme, la conséquence formelle de la refonte du " moi " au creuset d’une sexualité excessive, car générique - d’un terrible " Eros " (28).

Car si, jusqu’à présent, le conflit pouvait en quelque sorte se cantonner à l’opposition des idéaux du moi et des désirs, le fait que ces désirs soit surtout sexuels introduit d’autres registres de conflit. Les perversions " positives ", ouvertes et conscientes (et au premier chef l’homosexualité et le fétichisme) obligent ainsi à préciser en quoi consiste l’intentionnalité du désir, et à cesser de le référer à l’intentionnalité plus connue qui unit la volonté à son objet. Les perversions en effet nous instruisent sur les pulsions de la façon suivante. Il est difficile d’imaginer qu’une volonté dont l’objet change reste la même volonté. Mais Freud propose de penser qu’un désir qui change d’objet, peut également changer de but avec cet objet (ce qui refend doublement le lien entre le désir et son objet), et pourtant rester le même désir, au seul motif qu’une même zone du corps fournit une énergie constante à l’investissement de ce qui est visé (29). Le choix d’objet homosexuel ne mobilise ainsi pas d’autre forme d’excitation corporelle que le choix hétérosexuel. Et à une différence près, celle du but, le même objet homosexuel figure dans l’amitié ou dans les groupes sociaux unisexes. Il en ressort d’ailleurs que l’hétérosexualité est ici totalement dénaturalisée : elle ne peut elle-même que résulter d’un processus passablement accidenté. S’il y a bien une intention globale de la nature de reproduire l’espèce, absolument rien dans l’individu ne l’équipe à la naissance pour cette intention suprême. Quoi qu’il en soit, tout cela introduit un jeu extraordinaire dans la subjectivité - une mobilité dont la vectorisation traditionnelle de l’intentionnalité du " moi " par rapport à l’objet de ses volontés ou de ses représentations n’offre qu’un aperçu infime. On redit souvent avec Freud que la pulsion, à la charnière du somatique (par la zone excitée et l’énergie investie) et du psychique (par le but et l’objet), est le concept spéculatif de la psychanalyse. Or, c’est moins ici parce qu’elle réagence la relation esprit/corps, ce qui certes la complique mais ne le remet guère en cause, que parce qu’elle bouleverse la relation entre matérialité et intentionnalité. On l’a dit, le propre de l’intentionnalité affective, c’est ce dont témoigne l’angoisse : penser à ce qui angoisse (serait-ce par principe obscur et dérobé) cause l’angoisse - de même que penser au sexe excite sexuellement. L’analyse bifide de la pulsion systématise ce fait (requis dans la clinique de l’hystérie pour expliquer pourquoi l’excitation sexuelle traumatique infantile revit, mais sans être reconnue, dans le trauma de l’adulte). L’ordre des raisons, en quelque sorte, vient se recroiser avec celui des causes.

La doctrine de Freud permet par là de définir autre chose que des figures du " moi " historiques et variables ; on peut désormais esquisser une théorie des " positions subjectives " (comme disait Lacan), dont l’illustration la plus fameuse est la compréhension freudienne de l’homosexualité grecque. Si les Anciens idéalisaient la pulsion, nous ne l’excusons qu’en idéalisant son objet (30). Il y a là bien autre chose que le relativisme sexologique de Bloch, exploitant l’anthropologie pour plaider l’innocuité d’une déviance. Car passer d’un appel moralisateur à tolérer les goûts variables du moi à l’analyse des positions subjectives du désir humain, en y incluant combinatoirement les perversions, exorcise le fantôme de la liberté du choix d’objet sexuel - quelle liberté y a-t-il en effet en matière pulsionnelle ? Il me semble qu’on est bien fondé à créditer Freud d’une nouvelle conception de ce qu’est l’homme à partir du moment où l’on met en avant cette analyse de l’intentionnalité du désir conçu en termes de pulsions : on n’est plus obligé en effet d’assortir le relativisme en matière de morale sexuelle d’une hypothétique disponibilité pratique de la sensualité, pourvu que le moi soit éduqué. Je ne fais pas tout ce que je veux ; mais j’ai pourtant du jeu (au niveau des objets et des buts).

Il semble cependant que Freud trouve qu’on s’en tirerait là encore à trop bon compte. On peut faire confiance au moi pour se trouver encore des raisons d’être libre. Mais la lucidité exige de regarder en face un conflit de plus, auquel Freud donne une valeur prédisposante - ce qui a pour effet de couper les ailes qu’on s’était un moment senti pousser. Nous sommes aussi, dit-il, constitutionnellement bisexuels. Freud ne prend pas le mot au sens courant à l’époque : celui d’une prédisposition physiologique (Fliess). Il s’agit d’une bisexualité toute psychique qui pointe dans l’exigence de satisfaire en tout acte sexuel " quatre personnes " (31) : en chacun des deux partenaires, un homme et une femme, ou mieux, des aspirations à l’activité mêlées au vœu de rester érotiquement passif. S’il s’agit ici de bisexualité psychique, c’est parce que passivité et activité sont des propriétés des " buts " pulsionnels, que l’" objet " soit d’ailleurs féminin ou masculin. Cette bisexualité est ainsi antérieure aux identifications de l’enfant en fonction de la place qu’il occupe dans la constellation œdipienne de sa famille : elle le prédispose à adopter plutôt tel rôle que tel autre. Chez tout névrosé existe donc une homosexualité latente, émergeant dans ses rêves, notamment, et dont on ne peut pas sous-estimer l’importance dans le destin ultérieur des choix d’objet, parce qu’elle conditionne, quoi que fasse le sujet (même une psychanalyse !) sa configuration psychologique ultime comme névrosé, pervers, ou sain. Et ce n’est donc pas, par exemple, parce qu’une thérapie aboutirait à transformer un homosexuel socialement étiqueté comme tel en hétérosexuel " normal ", que la dimension psychique de passivité qu’enveloppe la bisexualité serait le moins du monde altérée en lui. Du coup, on peut évidemment se proposer d’autres fins en psychanalyse que la seule normalisation de l’objet. Mais la latitude subjective que laissait la mobilité des " buts " de la pulsion s’en retrouve singulièrement amoindrie.

Fugitives, ces indications donnent à sentir l’abîme qui sépare l’économie freudienne du rapport à soi de la conflictualité que la morale religieuse, désormais bien superficielle, sinon " périmée ", nous a habitués à envisager entre conscience et désir. La cure freudienne, dans cette première conception (1896-1914), consiste en somme à dompter une pulsion qu’on ne peut tuer sans éteindre en soi les sources mêmes de la vie. Rendre conscient ce qui ne l’était pas, et lier ainsi une énergie sexuelle débordante au moyen même des associations où elle transparaît (car associer, c’est déjà lier, et il n’y a pas à espérer beaucoup plus, vue la force structurante du " déplacement "), canaliser la décharge en action, tout cela est désormais fonctionnel, naturalisé, neutre au regard des normes sociales. Le paradoxe, c’est que l’espace intime ouvert par la démarche amorale de Freud permet plus qu’une autre de poser la question de la responsabilité du désir, responsabilité inouïe, puisqu’elle me concerne non pas dans ce que je veux, mais dans ce qui m’anime réellement quand je veux ou ne veux pas telle ou telle chose. Soit, l’enfant est " pervers polymorphe " (il ne l’est d’ailleurs que comparé à un adulte de référence : quand on lit bien le texte, on voit que cette expression célèbre renvoie en fait à ce dont est capable une prostituée(32)). Par conséquent, ce que refoule le névrosé, c’est cette sexualité perverse qui le hante, et " la névrose est le négatif de la perversion " (33) pour qui sait interpréter la contre-volonté à l’œuvre dans les déplacements du symptôme (ou inverser le noir et blanc sur la photographie). Mais la question de l’usage des pulsions, une fois éclairée leur nature, reste béante. Sans doute la psychanalyse ambitionne de signifier aux patients de quoi ils jouissent et où ils s’empêtrent. Mais ce faisant, elle ne fait que dégager un pur potentiel (le pire à cet égard serait de transformer la guérison espérée en un nouvel idéal).

Avant la Grande Guerre, Freud reconsidère les versions précédentes des Trois traités pour y introduire le narcissisme. Mais le " moi " qui s’aime lui-même sexuellement ne vient pas remplacer la première théorie de la libido, très psychophysique, et qui est d’abord " libido du moi ", puis " libido d’objet " (34). Le narcissisme rend psychologiquement plus vive la nature non de " réservoir " énergétique, mais de ressource affective qu’est l’amour sexuel du moi pour soi-même. C’est par narcissisme qu’on " se donne " réellement à " son amour ". Pour finir, le conflit névrotique n’est donc qu’un mésusage de la force que la vie infinie infuse en chaque être sexué, et pareille force peut lui être restituée, élargissant son horizon affectif et existentiel. Loin d’être la cause perturbante des conflits, la sexualité est pour le moi l’appui ultime qu’il prend " contre " lui-même, sa propre ressource. Avec le narcissisme, il n’a plus affaire à " la " sexualité, mais à " sa " sexualité. Plus rien ici ne subsiste du point de départ que donnait une contre-volonté, finalement très psychologique et pas encore psychanalytique. Elle accréditait l’illusion que je ne suis au fond pour rien dans mes désirs, puisqu’ils jaillissent de mon corps, et comme loin de moi. Non, désormais, "je" suis "ça" : cela même contre quoi je me défends, où je me trouve, et où je me perds.

Mais même ce qu’il subsiste d’optimisme dans cette vision n’allait pas longtemps résister. Eros, en effet, invite Thanatos au banquet des illusions du moi.


  1. Ellenberger (1970, 1994).
  2. Beard (1881) et (1895,1999).
  3. A Fliess, 29 août 1894.
  4. Freud (1900, 1967). Pour la traduction du titre comme pour une justification complète de ce que j’y comprends, je renvoie le lecteur à mon commentaire : Castel (1998b).
  5. Freud (1905, 1987).
  6. Il me semble en tous cas évident que la référence au pouvoir psychothérapeutique de la psychanalyse (que je ne développerai pas du tout dans ces pages) est à chaque fois soumise au regard différent que trois thèses nous invitent à jeter sur nous-mêmes. Car, de fait, c’est la nature même de ce qu’est un " mieux-être " sexuel et affectif qu’elle redéfinisse. Aussi, je laisse l’appréciation de leur portée pratique en exercice à qui veut les méditer.
  7. Freud (1896c, 1989).
  8. Freud (1894, 1989 : 4).
  9. Freud (1895c, 1895f, 1895h, 1896a).
  10. Castel (2001).
  11. Freud (1905, 1987 : 168 n.1).
  12. Freud (1896b, 1989 : 123).
  13. Freud (1896c, 1989 : 162).
  14. Freud (1896c, 1989 : 175-6).
  15. Sa solution complète exigerait ici une explication de ce que Freud appelle " fantasme ". La thèse est simple : l’abus sexuel infantile réel tel qu’il existe au sens de l’adulte n’est pas nécessaire pour hystériser l’adulte, seule sa fantasmatisation l’est, comme ses rêves notamment le trahissent. Pour autant, Freud ne nie pas qu’il faille un point de départ réel à la fantasmatisation. L’éveil sensuel de l’enfant, avec une qualité de plaisir qu’il peut tout à fait se représenter, est donc également requis, que ce soit son plaisir, ou celui qu’il prête à son " séducteur ". A la limite, la " séduction " peut donc n’être pas du tout une scène de théâtre : l’accent voluptueux d’un mot, une caresse anodine, l’intensité captivante d’un regard jeté par autrui sur un objet mystérieux, suffisent à l’amorçage. Comme on va voir, cette théorie du fantasme exige une idée du développement sexuel en deux temps.
  16. De même l’angoisse : c’est un trait propre à l’intentionnalité affective.
  17. Freud (1896b, 1989 : 128).
  18. Ce qu’on appelle " névrose traumatique " est à cet égard un cas à part.
  19. Freud (1900, 1967 : 266 n.)
  20. Freud (1900, 1967 :191 et 391), Anzieu (1988 : 291).
  21. Freud (1898, 1899).
  22. Freud (1900, 1967 : 452).
  23. Freud (1900, 1967 : 464-6).
  24. Freud (1900, 1967 : 527).
  25. Freud (1905, 1987 : 144).
  26. Freud (1905, 1987 : 168).
  27. Cette " hérédité " mnésique transindividuelle est la pbase du psycholamarckisme de Freud : sa croyance que les caractères psychiques acquis se trasmettent de génération en génration, comme dans Totem et tabou.
  28. Freud (1905, 1987 : 33).
  29. Freud (1905, 1987 : 38 et 83).
  30. Freud (1905, 1987 : 56 n.1).
  31. A Fliess, 1 août 1899.
  32. Freud (1905, 1987 : 118-9).
  33. Freud (1905, 1987 : 80).
  34. Freud (1905, 1987 : 158-9).
  35.