Le dossier Freud : Enquête sur l’histoire de la psychanalyse

Mikkel Borch-Jacobsen et Sonu Shamdasani

Les empêcheurs de penser en rond/Seuil, Paris, 2006

507 p., bibliographie, index nominum, 20 €

 

 

            Sous une jaquette vaguement évocatrice d’un dossier « noir », M. Borch-Jacobsen et S. Shamdasani, spécialistes réputés de l’histoire de la psychanalyse [1] , prolongent dans le champ de l’histoire des idées et des sciences la polémique actuelle sur la psychanalyse. Richement documenté (extraits d’archives nouvellement accessibles du fond Freud à la Bibliothèque du Congrès, nombreuses traductions de savants contemporains de Freud, interviews d’historiens « révisionnistes » du freudisme, etc.), Le dossier Freud est également un exposé pratique des conséquences de la théorie de l’artefact suggestif élaborée par M. Borch-Jacobsen dans ses études philosophiques. Voici donc un livre d’histoire critique de la psychanalyse, doublé d’un essai de philosophie de la psychanalyse, triplé d’un manifeste d’épistémologie constructiviste radicale dans le sillage des Sciences Studies à la Bruno Latour ou à la Isabelle Stengers, et du « programme fort » de David Bloor.

            Il est difficile de déterminer si ce livre a une ou deux thèses principales, parce que leur articulation fait tout le problème, et bien sûr l’intérêt remarquable de cette contribution. Pour le formuler simplement, disons que les auteurs établissent de façon factuelle de quelle façon une « histoire officielle » de la psychanalyse a été forgée de toutes pièces, par Ernst Jones et Anna Freud au premier chef, sur la base de manipulations et de censures dont ils établissent le détail ; et (le problème est ce qu’on met dans ce « et ») que cette histoire officielle n’est pas un  accident contingent, une erreur d’historiens, même intéressés personnellement à accréditer la véracité de la « légende freudienne », mais bien la cristallisation de l’erreur (ou de la fraude) de base de la psychanalyse freudienne et post-freudienne. En somme, les multiples procédés de falsification et d’occultation mis en œuvre par Jones et Anna Freud seraient consubstantiels à la démarche psychanalytique en elle-même, décrite comme allergique à l’histoire normale. Car dans les essais cliniques de Freud et des psychanalystes on retrouve au travail les mêmes « forgeries », soit la fabrication de « faits » par leur interprétation (l’Œdipe, la séduction, etc.), plus le déni systématique que ces « faits » n’existent que par l’opération de les inventer chez les patients, parfois encore de toutes pièces. Ce processus reçoit le nom d’« interpréfaction ».

            La démonstration s’étale en cinq étapes, soit autant de chapitres quasiment sans redites (ce qui rend l’ensemble, par ailleurs écrit avec feu et élégance, tout à fait agréable à lire).

            La mise en place de la problématique (« Querelle ») part de la fameuse auto-promotion de Freud en successeur de Copernic et Darwin : la psychanalyse aurait ainsi donné un ultime coup à la croyance commune des hommes qu’ils sont au centre ou au sommet des créatures. Du coup, Freud, tel ces héros passés de la vérité, aurait été condamné à subir l’opprobre de ses contemporains, et à rester incompris sauf des happy few témoins en personne du processus initiatique de la cure. Rappelant le contexte de cette référence à Darwin, banale à l’époque, les auteurs, suivant Frank Sulloway, montrent sa double fonction : autoriser la récupération sans vergogne des acquis contemporains de la sexologie et de l’évolutionnisme, tout en fabriquant une (pseudo-) rupture inouïe dont la clé de voûte aurait été la prétendue « auto-analyse » de Freud, censée métamorphoser le savoir contemporain d’arrière-plan en une nouvelle science, une psychologie subjective indexée sur son premier garant et son propriétaire final, Freud lui-même. La biographie à la fois autorisée et officielle de Freud par Jones, The Life and Work of Sigmund Freud [2] , a consacré cette opération. Du coup, les historiens critiques, comme Henri Ellenberger, ou Paul Roazen, les premiers à avoir détecté les invraisemblances manifestes de la légende freudienne, ont ouverts la voie à l’entreprise actuelle de réfutation des prétentions psychanalytiques par le rétablissement des faits (sans guillemets) : les Freud Wars. Comme on sait, soit les patients n’étaient pas guéris, soit leurs témoignages après les cures n’étaient pas congruents avec les descriptions de Freud, soit ils n’étaient pas vraiment malades, et tous ceux qui étaient au courant de ces échecs étaient soit disqualifiés comme non-freudiens, soit traités de malades mentaux (comme Fliess, Jung, Rank ou Ferenczi), ce qui produit au bout du compte le sentiment d’une colossale imposture produite à moitié par complaisance intéressée, à moitié par illusion historique, et dont des générations de psychanalystes se seraient transmis le flambeau.

            Le second chapitre (« une science privée ») s’ouvre sur un constat : les critiques épistémologiques de la psychanalyse auraient bien moins dérangé les psychanalystes que les attaques sur la version freudienne de « ce qui s’était réellement passé » dans son cabinet [3] . Une fonction cardinale de cette remarque liminaire se révélera plus tard ; mais disons déjà qu’elle vise à discréditer a priori non pas les tentatives de critiquer Freud épistémologiquement, mais de déceler malgré tout dans Freud un « noyau rationnel ». En fait, on peut faire avec Freud ce qu’on veut, et il est infiniment plastique sous la plume des « épistémidéologues », comme les qualifient les auteurs. Car l’unique chose qui compte, c’est de déterminer s’il y avait quelque chose sur quoi bâtir une théorie ; s’il n’y avait rien, et il n’y a rien, alors les épistémidéologies pro- ou anti-Freud tombent d’elles-mêmes. Le développement de ce chapitre tente ensuite de retracer comment Freud a méthodiquement organisé autour du thème de son auto-analyse non une théorie psychologique de la subjectivité (version officielle) mais une éminence arbitrale de sa subjectivité sur celle des autres psychanalystes (version réelle et institutionnelle), qui, après tout, pouvaient autant que lui prétendre s’être auto-analysés et faire valoir des résultats éventuellement non- ou anti-freudiens avec autant de titre. Indispensable à la standardisation herméneutique, cet acte de Freud le mettait en position de héros (en rupture avec la tradition scientifique classique), instaurait un point anhistorique en amont du mouvement (c’était « la » découverte de l’inconscient sexuel), et vouait à la répétition mimétique tous les successeurs. M. Borch-Jacobsen et S. Shamdasani racontent en détail comment c’est bien des « psycho-analyses » et des « psychanalyses » non-freudiennes qui furent alors testées, chez Forel, chez Bleuler, Vogt, Frank et d’autres, dont on cite des correspondances éloquentes. Mais avec des résultats fort différents de ceux de Freud, et des étiologies incongrues par rapport au dogme sexuel. Ainsi, la grande répudiation de la psychanalyse par les psychiatres allemands en 1913, au Congrès de Breslau (celle de Janet, la même année à Paris, n’intéresse pas tant les auteurs), s’appuyait sur divers travaux de contrôle des hypothèses de Freud. Les Freud Wars, constate-t-on alors (p.128), ne sont pas d’aujourd’hui : même arguments, même scandale.

            Le troisième chapitre (« L’interpréfaction des rêves ») est le cœur de la démonstration. S’y noue « les liens entre la légende et la théorie psychanalytique elle-même » (p.175). A son habitude, M. Borch-Jacobsen y déploie la théorie de l’artefact suggestif qu’il réfère à Delbœuf, et l’applique systématiquement au matériel de Freud. Créditant d’un valeur incontestable les hypothèses constructivistes radicales (Andrew Pickering notamment), il fait alors de Delbœuf celui qui aurait compris avant la lettre l’essence du constructivisme en psychologie : dans la suggestion hypnotique, pour résumer les thèses du philosophe belge, éminent critique de Charcot et de  Bernheim, les sujets se plient nécessairement aux attentes des expérimentateurs. « Impossible par conséquent de savoir quand on s’est trompé, car les hypothèses les plus arbitraires sont instantanément validées : tout marche, anything goes » (p.185). Armé de ces prémisses, même la prétendue « résistance » des patients de Freud, s’opposant à l’hypnose ou refusant de se laisser dicter des contenus interprétatifs qu’ils ne retrouvent pas en eux-mêmes (œdipiens, sexuels, anything goes), devient elle aussi un artefact : on leur suggère de résister à la suggestion (car la résistance fait partie de la théorie) … et ils résistent. Or Freud, qualifié de positiviste à la Mach, qui s’autorise donc à fictionner toutes les théories pourvu qu’elles soient explicatives, auraient donné à la « résistance » une valeur suprême : contre les partisans de la suggestion généralisée, la résistance psychique est en effet le point d’appui de son réalisme épistémologique, autrement dit de son scientisme. Quels que soient les effets de surface qui retiennent les hypnotiseurs, c’est à elle qu’est adossée l’idée que le fantasme inconscient ne se laisse pas ployer au vent de toutes les interpréfactions, et qu’il y a bien quelque chose de réel sur quoi l’action thérapeutique s’exerce. Mais c’est le point culminant de la démonstration, la critique de Freud bien particulière que promeuvent M. Borch-Jacobsen et S. Shamdasani ne se limite pas à la simple dénonciation des « mensonges freudiens » ; leur critique, « au lieu de voir dans l’interpréfaction analytique une production de faux faits, […] y voit une vraie production de vrais artefacts, mais déniée ». Suivent alors des illustrations de ce processus d’interpréfaction, qui reviennent sur le problème théorique de la séduction infantile originaire (est-elle « réelle », est-elle « fantasmatique » ?) ou d’un point de vue pratique et clinique sur le cas d’Anna O. et ce que Breuer en avait observé et non interpréfait. On y gagne d’ailleurs moins en information qu’en clarté conceptuelle, la messe étant dite là-dessus depuis dix ans.

            Le troisième chapitre (« Histoire de malades ») généralise cependant les acquis du cas d’Anna O. relu en termes d’interpréfaction à d’autres cas de Freud — ceux qu’il a lui-même traités, et dont il a défendu que l’abord, vraiment psychanalytique, ne devait plus l’essentiel à la suggestion et ses artefacts. Dora (Ida Bauer), l’homme aux rats (Ernst Lanzer), L’homme aux loups (Sergius Pankejeff) sont ainsi ré-examinés, par petits fragments significatifs. Dans ces pages, l’intérêt de la démarche des auteurs n’est pas de pointer les contradictions entre les comptes rendus de Freud et ce que les patients ou les témoins ont raconté. Le terrain est fort glissant, en effet : on ne voit pas, par exemple, pourquoi l’homme aux loups parlant à Karin Obholzer des décennies après sa cure avec Freud ne produirait pas dans le dialogue critique des interpréfactions anti-freudiennes tout aussi « construites » que celles de Freud à son sujet. Non, leur intérêt est dans la tentative de comprendre comment la narration elle-même de la cure entrelace les points de vue de Freud et de ses patients en un « discours indirect libre » qui trahit à chaque instant la co-construction des « faits » censés corroborer les hypothèses de la psychanalyse, en sorte que « la fameuse "expérience" sur laquelle est supposée reposer la psychanalyse n’est jamais qu’un pur effet stylistique » (p.297). En somme, si je puis oser cette analogie wittgensteinienne, la grammaire logique de l’interpréfaction (comme jeu de langage), c’est celle du style indirect libre. Un développement assez consistant l’illustre en revenant sur le cas de l’homme aux rats, puisque c’est le seul dont on ait conservé les notes manuscrites de Freud, ce qui permet de comparer notes en séance avec le cas ensuite publié. On y observe in vivo, du moins selon les auteurs, comment des « faits cliniques » quasi mythifiés dans les lectures standards en psychanalyse de cette histoire de névrose obsessionnelle [4] , procèdent de petits glissements successifs dont la première ambiguïté résidait dans la notation co-construite d’événements intégrés de force dans le schème d’explication freudien (paternel et sexuel).

            Le quatrième chapitre (« La police du passé ») couronne la démonstration : les auteurs veulent y manifester comment « la critique historique fait tout simplement voler en éclat le pacte herméneutique qui lie Freud à ses lecteurs en rendant son texte définitivement suspect » (p.334). Dès le moment, en effet, où demi-mensonges, équivoques stylistiques et silences intéressés contaminent chaque donnée alléguée par Freud, et qu’il convoque l’inconscient (en revendiquant le privilège du sien, comme premier découvreur) pour invalider toute objection, y compris issue de ses anciens patients, il n’est plus possible de supposer un noyau de vérité dans la psychanalyse qui subsisterait indemne malgré la relativisation historique. La critique historique, en cela, attaque le seuil de réalité minimale des événements que suppose la critique épistémologique. Mais s’il ne s’était tout bonnement jamais rien passé ? Tout défense comme toute étude en termes conceptuels ne serait plus rien qu’une ratiocination a posteriori, en fait dépourvue d’intérêt (i.e. de l’épistémidéologie, selon l’expression des auteurs) ; car ce genre de recherches implique qu’il y a bien de quoi, et sur quoi, parler. Mais voilà : la légende est tout, y compris ses conditions de propagation socio-culturelle et de validation par une pseudo-expérience que chacun pourrait, dans une illusoire indépendance de sa démarche, refaire pour son propre compte. Car celle-ci ne sera véritablement psychanalytique que si elle répète point par point les formes accréditées par la légende — dont on ne cessera donc jamais d’écrire de nouveaux et inutiles chapitres.

            La police du passé, dans l’invention-fabrication de la légende freudienne, passe par le « Kürzungsarbeit » (le travail de raccourcissement) appliqué méthodiquement par la « famille freudienne » (Anna Freud et les membres cooptés, Jones, Ernst Kris, ou Kurt Eissler, des Archives Freud) à la correspondance, et en particulier à celle qui témoigne le plus directement des attitudes et des idées de Freud dans le moment fondateur de la légende psychanalytique, son « auto-analyse » — donc la célèbre correspondance avec Robert Fliess. Son édition non-censurée par Jeffrey Moussaieff Masson, en 1985, avait déjà provoqué la stupéfaction et le scandale [5] . M. Borch-Jacobsen et S. Shamdasani capitalisent à leur tour sur les décalages saisissants entre l’édition officielle et l’original, en ajoutant d’étonnants échanges épistolaires pas ou peu connus jusqu’alors, où la famille freudienne tremble à la fois de voir étalée au grand jour l’appétence de Freud pour les conceptions farfelues de Fliess, mais aussi de voir combien le mythe de « l’immaculée conception » de la psychanalyse par l’auto-analyse de Freud ne tient simplement pas la route. Freud en effet ne découvrait pas tant la sexualité chez ses patients, qu’il les intégrait à un schéma d’explication spéculatif nourri de la biologie de son temps. Le même travail, compliqué des ajouts et rafistolage de Jones, devait présider à la production concertée de la biographie officielle de Freud, clairement conçue pour couper court aux travaux critiques concurrents, et même ni si critiques ni concurrents, comme ceux de sincères partisans de Freud, tel Siegfried Bernfeld, doucement poussé sur la touche par Jones et Anna Freud, ou James Strachey. Enfin l’entreprise de censure devait se parachever par la mise en place fort ingénieuse de l’inaccessibilité des sources originales, troisième temps, après le raccourcissement de la correspondance avec Fliess et la promulgation d’une vérité officielle de la biographie de Freud, de la clôture anti-historique et donc « légendaire » du dispositif freudien. Les notes de bas de page fourmillent en mentions assassines, où le lecteur ébahi apprend que tel passage ne peut être photocopié avant 2013, et que certains documents sont réservés jusqu’en 2113 ! Moins anecdotiquement, les auteurs se concentrent sur certains faits où la réécriture de l’histoire, et donc l’aveu des erreurs ou des acharnements coupables de Freud a causé des problèmes insurmontables. Ils synthétisent en particulier les données qui montrent que Freud, dans son interprétation de Léonard de Vinci, a sciemment adopté une traduction fausse indispensable à son interpréfaction du cas de l’artiste. Si non è vero, è bello ?

 

*

 

            Le dossier Freud, de par la radicalité de sa démarche, comme on voit, permet de poser un certain nombre de questions qui dépassent largement son objet spécifique et qui concernent l’histoire des sciences humaine en général. Peut-on toujours séparer la posture de l’historien-qui-décrit et celle de l’acteur engagé, et cela quelles que soient les propriétés intrinsèques de l’objet qu’on étudie ? La critique historique est-elle la même chose que l’histoire critique ? Y a-t-il une histoire des sciences humaines sans prises de positions philosophiques fortes, voire métaphysiques, et en tout cas préalables, sur la nature, sinon carrément l’ontologie des objets des sciences humaines (le mental, le social, le juridique, etc.) ? Peut-on, autrement dit, être modérément constructiviste, ou constructiviste en pratique, sans adopter méthodologiquement l’épistémologie constructiviste et son programme « fort » ? Car l’histoire de l’histoire d’une science humaine, ou ici d’un objet connexe, loin d’apaiser les esprits, peut au contraire, on le mesure à chaque page, constituer une prise de position dans, voire contre cette histoire même, et pour finir contre son objet. Un grand intérêt du Dossier Freud, c’est de mettre en évidence ces lignes de fuite de tout projet d’histoire de l’histoire des sciences humaines, même s’il y a peu de chance de rejoindre de semblables paroxysmes dans les plus chaudes empoignades entre historiens de l’ethnologie ou de la sociologie. Mais qui sait ? M. Borch-Jacobsen et S. Shamdasani leur donneront peut-être des idées.

            Pour mettre au moins en évidence les coordonnées purement méthodologiques et aussi les décisions touchant le matériel historique sélectionné par les auteurs dans leur étude, on peut choisir trois angles : factuel, touchant l’histoire de la médecine mentale dans laquelle la psychanalyse a voulu s’insérer au départ ; herméneutique, touchant la façon dont M. Borch-Jacobsen lisent les textes qu’ils citent et développent ce curieux hyper-soupçon qui relègue au néant le bon vieux soupçon freudien ; méthodologique enfin, concernant la plausibilité de ce constructivisme radical qui fait ici ses preuves sur une psychanalyse-objet.

            D’un point de vue historique, on ne peut que tiquer devant la simplification extrême imposé par les auteurs au problème de la suggestion hypnotique dans le contexte d’émergence de la psychanalyse. Comme il leur faut privilégier pour des raisons théoriques le paradigme maximaliste de la suggestion (celui de Delbœuf , pour qui tout est artefact, y compris les faits de « résistance » à la suggestion, tout aussi suggérés que le reste), leur présentation des motifs des contemporains de rejeter la psychanalyse comme une forme de suggestion parmi d’autres est fortement déséquilibré. En fait, personne n’était d’accord sur la nature de la suggestion, et les adversaires de la psychanalyse eux-mêmes se disputaient là-dessus. Tous se heurtaient au problème exactement formulé par Freud, justement : si tout repose sur la suggestion, sur quoi la suggestion repose-t-elle ? A cet égard, la vaste répudiation du freudisme lors du Congrès de Breslau pouvait aussi, pour un médecin de l’époque, paraître fort peu convaincante, vu que les point d’accord entre les adversaires étaient minimaux, et les alternatives épistémologiques positives nulles. Prétendre que la psychanalyse aurait étouffé le développement de pratiques concurrentes en psychothérapie est alors assez léger. Et cette assertion le devient encore plus, quand on voit les auteurs reprocher à Freud de ne pas avoir tenté de justifier ses assertions par des procédés expérimentaux ou quantitatifs dont tout le monde à l’époque, persuadé des effets perturbateurs de la suggestion, savait les limites.

D’autre part, on ne peut pas reprocher à Freud de taire voire de dissimuler tout ce qu’il doit à la sexologie de son temps, et à l’idée d’un facteur sexuel étiologique dans les névroses comme il en redécoupe le champ, mais, en même temps, remarquer que ces thèses étaient à ce point monnaie courante qu’il n’avait à cet égard aucune originalité (Frank Sulloway commet le même sophisme) ; sinon, chaque fois que Freud en parle, il avoue qu’il plagie, mais chaque fois qu’il n’en parle pas, c’est qu’il dissimule. C’est trop facile. Quant à la question conversée de l’étiologie sexuelle suggérée aux seuls patients des psychanalystes, il semble, au contraire, que Freud comme Janet aient mis la main sur un élément sexuel infiniment plus courant que les cliniciens du temps voulaient reconnaître, mais que Freud, en darwinien convaincu, a seul considéré qu’il y avait une raison fondamentale de considérer que, dans l’espèce humaine, où la sélection est sexuelle, elle primait sur tout autre facteur, devant régir en amont le destin biologique, et donc psychobiologique, de l’individu.

            Plus globalement, la thèse soutenue dans le Dossier Freud est très contre-intuitive : comment peut-il se faire que la psychanalyse, qui niait farouchement devoir le meilleur de ses effets à la suggestion, aurait-elle pu s’imposer simplement par un phénomène de suggestion collective, tandis que les psychothérapies concurrentes, réduites par M. Borch-Jacobsen et S. Shamdasani à la suggestion, et qui le revendiquaient, y ont, elles, entièrement échoué ? Il nous manque à ce sujet une étude comparative soigneuse de la méthode Coué (i.e. de « troisième école de Nancy », après Liébeault et Bernheim), dont on ne sait plus à quel degré elle attirait les foules, et qui suscita l’intérêt du psychanalyste Charles Baudouin [6] . Peut-être pourrait-elle éclaircir ce mystère. De même, on s’étonne que la diffusion du jungisme ne soit pas non plus mise en parallèle avec celle du freudisme, et de même, des écoles dissidentes : l’adlérisme, les disciples de Rank, etc. Ce défaut de comparatisme mine les thèses essentielles du livre ; car il s’en dégage l’impression que la suggestion freudienne marche, et pas celle des autres, thèse qui contredit le « anything goes » qui fait tout le sel de la preuve de la forgerie de Freud. Mais alors, il ne reste plus qu’à juger plus ou moins machiavéliques les procédures d’autovalidation du freudisme, et à traiter le champ de la culture et du débat psychologique comme un champ de force où les raisons ne comptent pas — où l’on persuade, mais où on ne convainc pas.

            C’est d’ailleurs la ligne directrice de tout l’ouvrage : il n’existe pas de raisons de juger que Freud pouvait « avoir raison ». La récusation massive de l’épistémidéologie au profit de l’histoire critique implique une méfiance absolue à l’égard de l’histoire des sciences, et même de l’histoire conceptuelle ou interne. C’est d’ailleurs étrange, car dans ce registre aussi, Freud laisse perplexe. Il s’approprie souvent des motifs théoriques janétiens, en se gardant bien de le citer. Et c’est le même qui fait comme si sa théorie sur le rêve (causé par un désir infantile et sexuel refoulé) était sortie toute armée de sa tête (il félicite un obscur et inoffensif Popper-Lynkeus de l’avoir précédé), tandis que L’interprétation du rêve compile par centaines les entrées bibliographiques d’une littérature qui converge clairement vers cette fameuse thèse. L’ennui, ainsi, c’est qu’avant la publication de la légende officielle sous la forme de la bibliographie de Jones et de la correspondance expurgée avec Fliess, soit au milieu des années 50, ce sont bien ces « raisons » (pour ce qu’elles valaient) qui ont joué un rôle majeur dans la diffusion de la pensée de Freud et dans sa récusation. Mais tenir compte du débat rationnel en tant que débat rationnel est impossible pour M. Borch-Jacobsen et S. Shamdasani : ce serait reconnaître que l’on pouvait ne pas être purement et simplement suggestionné, qu’on pouvait donc trouver un mérite épistémologique aux idées de Freud, et qu’une initiative intellectuelle et critique restait possible (qu’on pense, par exemple, aux attaques de Politzer dès 1928, qui eurent un rôle directeur dans l’histoire de la psychanalyse française). On peut, certes, dire que l’histoire des sciences et la philosophie sont venues rafistoler après coup les trous de l’édifice freudien ; et il serait vain de nier que c’est le rôle qu’elles jouent parfois. Cependant, on ne peut pas nier non plus qu’elles ont joué un rôle capital dans la diffusion du message.

            Cela mène évidemment les auteurs à citer en passant, et presque comme des voleurs, la « synthèse hautement originale » (p.162) propre à Freud des intuitions de ses contemporains. Assurément, c’est quantité négligeable, pour M. Borch-Jacobsen et S. Shamdasani. Personne de sensé n’irait voir là une raison positive du succès de la psychanalyse, qui n’est dû qu’au verrouillage des origines et à la manipulation concertée des cas-types…

Toutefois, la même méfiance à l’égard de l’histoire conceptuelle se reproduit à l’égard des autres dimensions qui sont d’habitude mobilisées dans une démonstration historique ordinaire. Croire que tout s’est passé par suggestion est peut-être illusoire. Peut-on ainsi se contenter d’invoquer allusivement et comme en sus les intérêts économiques ? Institutionnels ? Politiques ? Les attentes collectives, l’importance de la guerre, du surréalisme, de la critique des mœurs, le féminisme,  la concurrence du comportementalisme, de la sexologie ? Bien sûr que non. La suggestion implique des sujets informes, sans épaisseur. Mais les psychanalystes et leurs patients étaient-ils (sont-ils) définissables par la seule suggestibilité intéressée ? C’est douteux, si cela doit faire penser que n’importe qui et n’importe quoi peuvent à tout moment passer pour freudien. Or plusieurs fois, c’est la position explicite des auteurs : qu’il y ait des kleiniens britanniques ou des lacaniens français, des narrativistes à la Ricoeur ou des lecteurs de Freud imprégnés de neurosciences, tout cela est entièrement inconsistant, et témoigne de la capacité de la théorie psychanalytique à survivre comme un caméléon sur le fond de l’époque ; cela ne constitue pas un fait historique à comprendre. (J'ai commenté ailleurs cette manière de travailler bien particulière, en critiquant la façon dont M. Borch-Jacobsen se représente la psychanalyse comme une "théorie-zéro": voir mon compte rendu de Constructivisme et psychanalyse). Du coup, on s’étonne de voir dans un ouvrage qui revendique la méthodologie de l’historien se scandaliser du rôle indu qu’aurait eu la psychanalyse dans l’histoire des idées au 20ème siècle ! C’est un grave problème pour une méthode historique, semble-t-il, si elle n’est pas capable d’analyser le rôle d’une conception du monde sans automatiquement, et sans pouvoir s’en empêcher, le juger indu. On retrouve enfin ici à l’arrière-plan les prémisses d’une vision de l’histoire à la Tarde, qui est tout à fait impuissante à stratifier et à intégrer les niveaux distincts de la détermination historique, parce qu’elle les écrase sur des relations interindividuelles qui ont l’air psychologiquement plus palpables. Mais M. Borch-Jacobsen et S. Shamdasani,  trébuchent sur les mêmes apories que Tarde. Car une fois précisément établies ces circonstances non-psychologiques de l’adoption des thèses freudiennes, autrement dit ces circonstances sociologiques ou historiques au sens large, la suggestion ne devient-elle pas un mot vide pour désigner le fait que les gens agissent en fonction des représentations sociales de leur temps et au mieux d’intérêts sociaux ou bien matériels ? Ernst Gellner n’est-il pas plus convaincant, du fait qu’il se dispense justement de fournir une quelconque théorie psychologique à l’appui de sa virulente peinture des rituels de reconnaissance entre psychanalystes ? [7]

            Le second ordre de considération, touchant la stratégie d’ensemble du Dossier Freud, est herméneutique. On est parfois convaincu (et pas juste persuadé) des lectures que M. Borch-Jacobsen et S. Shamdasani font des extraits qu’ils citent. Ils remettent exactement en place des chronologies ; ils révèlent le double-jeu des acteurs pièces en main ; ils démasquent d’authentiques impostures devenues des dogmes. Mais dans bien d’autres occurrences, leur conviction d’avoir affaire à des manipulations ou peu s’en faut leur fait systématiquement manquer au devoir de charité. Quand quelque chose est équivoque, ce n’est pas simplement équivoque, ou équivoque à titre d’excuse ; c’est soit équivoque au sens d’un défaut, d’une tromperie dont on abandonne perversement la faute à celui qui s’y laissera prendre, soit tourné d’emblée aux torts de Freud ou de l’auteur qu’on cite, et compté à sa charge. Les exemples sont, hélas, surabondants. Il faut discrètement repousser en note les arguments qui font des confessions anti-freudiennes de l’homme aux loups un gruyère de récriminations parfaitement compréhensibles contre sa cure, troué d’affirmations fausses et de règlements de compte, « construits », pas plus, mais aussi pas moins, avec Karine Obholzer qu’avec Freud. Même la littéralité est parfois malmenée, pour d’aussi excellents exégètes des approximations psychanalytiques. On sursaute de transitions comme celle-ci : « Là encore, Pankejeff n’en avait aucun souvenir », suivi de la citation : « C’est un souvenir très indistinct. Je ne sais plus exactement ». Dire que ce souvenir est brumeux (et Freud aurait-il nié le caractère émoussé de la réminiscence de telles scènes archaïques ?), ce n’est pas dire que tout a été inventé (p.322). Ailleurs, on s’étonne des lumières stupéfiantes qu’ont les auteurs sur l’état mental véritable des contradicteurs de Freud. Que l’accusation de paranoïa soit banale dans les polémiques du milieu des psychologues et des psychiatres, freudiens ou pas, et que les freudiens l’aient aussi utilisé pour discréditer dissidents ou adversaires, c’est une chose. Cela n’évite pas, hélas, à M. Borch-Jacobsen et S. Shamdasani de s’en servir eux aussi contre Freud, parce que l’aveu que celui-ci fait de ses penchants mégalomanes ne leur suffit pas (p.174). Le plus troublant est la façon dont Fliess, dont il n’y a pas besoin d’être freudien pour diagnostiquer la paranoïa, est lavé de ce soupçon infâme à cause de l’intérêt, parfaitement réel d’ailleurs, que la « famille freudienne » y aurait trouvé. Son propre fils, devenu psychanalyste, l’a-t-il confirmé ? C’est qu’il a été « retourné » par Freud (p.342). A ce compte, les auteurs fonctionnent en miroir de ce qu’ils dénoncent : le soupçon devient certitude, l’embarras devant des conduites difficiles à justifier, une stratégie de falsification de la réalité unilatéralement retorse, bref, on assiste au déploiement systématique de ce qu’on pourrait, en riant, qualifier de « principe d’avarice herméneutique » maximum. Cela conduit M. Borch-Jacobsen et S. Shamdasani à sacrifier des critiques constructivistes naturelles et directes à des imputations exorbitantes. Par exemple, est-il besoin d’entrer dans des détails fort obscurs de la cure de l’homme aux rats pour cerner en quoi Freud l’aurait aiguillé vers ses propres théories, quand on sait sans exégèse et à la simple lecture qu’Ernst Lanzer avait lu la Psychopathologie de la vie quotidienne, et avait consulté Freud frappé de la ressemblance entre ses symptômes et ce que Freud décrivait ?

            Qu’on comprenne bien la nature de ces réticences : par bien des aspects, c’est le regret devant un certain nombre de scories de l’enquête historique, dans un contexte actuel brûlant et polémique. La vue synoptique construite par M. Borch-Jacobsen et S. Shamdasani démontre sans guère de doute une entreprise qui fut à un moment bien précis concertée et systématique de réécriture intéressée de l’histoire du mouvement psychanalytique.

            Il n’en reste pas moins que toute l’entreprise non pas historique, mais philosophico-historique du Dossier Freud est traversé d’une contradiction formelle qui diminue la portée de ses résultats d’érudition, et de son argument historique stricto sensu. Cette contradiction est bien simple : on ne peut pas être à la fois radicalement constructiviste et opposer la vérité des « faits » aux « mensonges » des acteurs. Le constructiviste conséquent ne rencontre jamais de mensonges, pas plus qu’il ne rencontre de faits : il voit des constructions qui se succèdent, dont la finalité immanente, par exemple chez Harold Garfinkel, est de préserver la continuité des échanges sociaux dans lesquels sont entretissées les identités et sauvegardés les intérêts [8] . Mais M. Borch-Jacobsen et S. Shamdasani ne parviennent jamais à convaincre le lecteur qu’il est possible alternativement de s’appuyer sur le dur des faits pour dénoncer une imposture, et quelques paragraphes plus bas, de vaporiser ces faits en interpréfactions pour rendre compte de la façon dont les psychanalystes en retournent infiniment la plasticité à leur avantage et ne jamais en sentir le dur. Le paroxysme de la contradiction est atteint dès qu’il faut expliquer pourquoi Freud évolue, change d’avis, revient sur ses pas. Puisque le principe est qu’il ne peut rien y avoir de « réel » dans la psychanalyse, que l’inconscient, le transfert, la résistance, tout cela qui donne l’illusion d’un processus effectif et même surprenant aux patients, ils y croient parce qu’on leur a dit qu’il convenait de résister et que leur difficulté de perlaboration étaient naturelles, etc., le lecteur, lui, ne comprend pas pourquoi Freud aurait donc changé de théorie. Si « anything goes », la première théorie de la séduction suffisait bien ; et même la théorie de la cure cathartique. On peut se demander, ainsi, dans quelle mesure l’étonnement des auteurs dans une note du milieu du livre ne signe pas la faillite épistémologique de leur doctrine de l’artefact généralisé : « Cela n’en rend que plus énigmatique son abandon de la théorie de la séduction. Des lors qu’il obtenait des "confirmations" de ses patient et pouvait par ailleurs attribuer les cas où il n’en obtenait pas à la résistance, qu’est-ce donc qui l’a poussé à répudier sa théorie ? Certainement pas des "données défavorables" comme le croit encore Grünbaum [….], car il ne pouvait pas y en avoir […] » (p.226-227). Faillite en effet. Car de deux choses l’une. Ou bien Freud avait bien découvert quelque chose de réel en clinique, et sa théorie a bien un « noyau rationnel » dont ses contemporains (moins Janet) ne voulaient pas reconnaître la généralité, auquel cas on ne peut pas faire de la « légende freudienne » l’unique facteur de consistance théorique et historique de la psychanalyse (car le geste freudien pouvait dans une certaine mesure être répété par d’autres sans mimétisme conformiste brutal). Ou bien Freud a des ressources théoriques impossibles à capter dans le cadre de la théorie herméneutique qui lui est appliqué, ce dont on peut certes se dépêtrer en disant qu’il est tellement irrationnel qu’il change sa théorie de la réduction sans raison, mais c’est là une thèse difficilement compatible avec la machiavélisme supposé (et parfois avéré) de ses stratégies argumentatives. Dans un cas comme dans l’autre, le constructivisme radical échoue à donner une description plausible de la psychanalyse et de son développement.

Mais à la fin, qui a vraiment besoin de l’histoire légendaire de la psychanalyse ? Est-ce le psychanalyste, pour, espère-t-on (modérément) le rendre plus modeste ? Ou bien plutôt, est-ce M. Borch-Jacobsen et S. Shamdasani, parce que sinon, ils n’auraient aucun critère pour identifier quoi que ce soit, aucun objet historique, tellement en somme leurs présuppositions constructivistes sont en fait destructivistes ? Il n’y a rien eu que cette histoire légendaire, nous disent-ils. Soit. On comprend alors que tout le reste doive y être référé à titre d’accessoire, de prolongement ou de péripétie, bref que tout dans la psychanalyse se situe par rapport à cette légende, et que rien de véritablement neuf, rien qui, par exemple, soit une redécouverte de Freud par d’autres voies, ne trouve grâce à leurs yeux (pire : soit autre chose qu’une illusion absolument caractéristique des effets mêmes de la légende, même sur ceux qui croient ne pas y croire). Mais on ne peut pas s’empêcher de penser, d’une part, que c’est là un effet induit par la méthode de lecture à la fois hyper-critique et radicalement constructiviste, et non une découverte factuelle ; et d’autre part, on se demande bien à quoi il sert de consacrer infiniment de patience au décorticage d’une argument aussi sophistiqué que celui des auteurs, si ne pas être d’accord avec eux, c’est purement et simplement donner la preuve qu’on pense encore sous influence freudienne. Car c’est ce jeu de miroir qui frappe : tout se passe comme si M. Borch-Jacobsen et S. Shamdasani voulaient faire sentir aux lecteurs ce qu’a pu être pour des générations de lecteurs critiques de Freud l’impression d’être disqualifiés a priori parce que leur prétendues objections n’étaient que des manifestations de « résistance » inconscientes… On retrouve le même dispositif, mais désormais inversé, et poussé par le vent de l’époque.

Au moment où se bousculent les tentatives de révisionnisme en histoire des sciences humaines (Durkheim a indûment triomphé de Tarde, la psychologie expérimentale n’a jamais été qu’une vaste manipulation suggestive se déniant elle-même en vain, l’anthropologie est un ethnocentrisme politisé entre les mains du colonisateur, paradant en science descriptive, etc.), il est assez précieux de disposer d’un repère des extrêmes théoriques et militants possibles. Le Dossier Freud, à cet égard, est exemplaire.



[1] Cf. l’important livre de S. Shamdasani : Jung and the Making of Modern History : The Dream of a Science, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, et son Jung, Stripped Bare by his Biographers, Even, Londres, Karnac Books, 2005. De M. Borch-Jacobsen, on lira Souvenirs d’Anna 0.: Une mystification centenaire, Paris, Aubier, 1995 (cf. l’édition allemande révisée et augmentée : Anna O. zum Gedächtnis : Eine hunderjärhrige Irreführung, Munich, Wilhelm Fink, 1997), ainsi que Folies à plusieurs : De l’hystérie à la dépression, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2002, et son compte rendu : Revue d'histoire des sciences humaines 8 (2002).

[2] Jones E. , La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, trad. franç. A. Berman, Paris, PUF, 3 vol., 1958-1969.

[3] On ne peut que laisser ce constat aux auteurs. Le discrédit de la psychanalyse a été très manifestement d’abord un discrédit épistémologique ; aux Etats-Unis, la décennie 1970-1980 (jusqu’à la parution du DSM 3, le manuel diagnostique et statistique de l’Association Américaine de Psychiatrie) voit un recul massif de son prestige dans l’enseignement médical. Ensuite, elle en disparaît. Ce phénomène est indépendant de la critique historique. C’est depuis partout le cas dans le monde, avec des poches de résistance (par exemple, la pédopsychiatrie en Europe). Mais quand il s’agit de généralités sociologiques, les anti-freudiens font le tri : car pour que leur entreprise ait un intérêt, il ne faut pas qu’ils donnent l’impression de tirer sur un corbillard. Ils s’intéressent donc à la France (à Lacan) ou à la critique philosophico-littéraire, où le freudisme semble avoir encore gardé quelques couleurs.

[4] Il y a au passage de savoureuses piques contre Lacan, qui reprennent en fait des observations critiques déjà faites par Patrick Mahony, mais aussi diverses corrections utiles sur l’édition et la traduction des manuscrits de Freud. En revanche, il y a plusieurs erreurs manifestes sur de prétendues additions de Freud qui n'auraient pas de fondement dans les notes d'analyse. Ainsi, les auteurs croient (p.302) que Freud invente une certaine jeune fille croisée dans l'escalier, ou qu'il n'y aurait pas le moindre fantasme de l'homme aux rats d'être choisi pour gendre par Freud. Mais c'est faux: Elza Ribeiro Hawelka,L'Homme aux rats: Journal d'une analyse, PUF, 1974 (édition révisée), p.221, p.155, p.165 et p.167. De toutes façons, il y a plein de détails dans cette nouvelle exégèse de "L'homme au rats" (la seule que j'ai eu la patience de vérifier ligne à ligne) qui d'un côté renforceraient la thèse des auteurs et auxquels ils ne font cependant pas appel, et de l'autre, où je trouve Freud au contraire fort défendable, y compris dans sa rédaction et sa prise de notes, sauf si on suppose a priori qu'il ment.

[5] Masson J. M. , The Complete Letters of Sigmund Freud to Wilhelm Fliess 1887-1904, éditées et traduites, Harvard University Press, 1985.

[6] Sur Charles Baudouin, la méthode Coué et la vulgarisation de la psychologie des années 20 aux années 60, voir Ohayon A., Charles Baudouin ou l’éternel retour de la suggestion, Psychologie clinique (2000) 9 : 71-83. Il me semble qu’on pourrait assez facilement relativiser la prétendue prévalence du paradigme freudien sur les autres formes de thérapies psychiques en exploitant le même matériel de vulgarisation et les recherches sur des instituts de psychologie aujourd’hui oubliés, à la manière d’A. Ohayon. En fait, l’illusion d’une domination sans partage du freudisme est notre illusion, et elle est rétroactive.

[7] Gellner E., The Psychoanalytic Movement: The Cunning of Unreason, 1985, Granada, Londres

[8] Je cite Garfinkel parce que son nom apparaît dans un article récent de M. Borch-Jacobsen : Simulating the Unconscious, Psychoanalysis and History (2005) 7-1 : 5-20, qui reprend divers thèmes que je critique ici. Le cas exemplaire du refus de la problématique du mensonge est l’étude consacrée par Garfinkel à Agnes, la « fausse » hermaphrodite et le « vrai » transsexuel dans les Studies in Ethnomethodology de 1967. J'y ai consacré des analyses circonstanciées dans La métamorphose impensable: Essai sur le transsexualisme et l'identité personnelle, Gallimard, 2003.


Histoire des aphasies : Une anatomie de l’expression

Denis Forest

Paris, 2006, PUF, coll. « Pratiques théoriques », bibliographie, index nominum, 352 p., 23€

 

            Il existe une longue et prestigieuse tradition française des recherches sur les aphasies, non seulement, bien, sûr en neurologie, et ce depuis la fin du 19ème siècle et l’œuvre inaugurale de Broca, mais de façon beaucoup plus générale en anthropologie, en philosophie et en épistémologie, comme l’attestent les noms de Bergson, de Goldstein ou de Merleau-Ponty. La nouvelle Histoire des aphasies que propose D. Forest non seulement ne dépare pas la succession d’études critiques qui ont été consacrées à cette question extrêmement difficile, mais on peut dire qu’elle en renouvelle profondément la problématique, qu’elle la modernise, en mobilisant une érudition et des moyens conceptuels résolument contemporains, et qu’elle prend enfin à bras le corps les enjeux universels de la question des aphasies, sans se disperser en mises au point locales ou muséographiques. Pour le lecteur, c’est un voyage d’une intensité intellectuelle peu commune par son exigence, où la variété des langages savants que brasse D. Forest, de la naissance de la « science de l’homme » des idéologues jusqu’aux théories les plus pointues de la neurolinguistique actuelle, étourdit parfois, appelle souvent des lectures d’appoint, mais tout du long laisse transparaître une unité d’intention et de facture qui mérite qu’on la salue comme un achèvement remarquable de l’histoire des sciences « à la française », comme on dit désormais — autrement dit, post-canguilhémienne.

            Le centre de gravité de l’ouvrage est une thèse double, à la fois méthodologique (elle implique une réflexion serrée sur la façon dont on peut faire de l’histoire des sciences à la charnière des sciences humaines et des sciences biologiques), et historique (elle se prouve par l’ordre original que la méthode introduit dans les débats scientifiques entre aphasiologues, et elle conduit à comprendre pourquoi l’histoire des aphasies est restée jusqu’à aujourd’hui une histoire ouverte, sinon une aventure). En effet, dans la vaste polémique contemporaine entre ceux qui pensent que les sciences humaines et les objets ont un niveau d’intelligibilité propre, irréductible, et ceux qui, au nom des sciences cognitives, considèrent le cerveau comme un bon niveau d’explication causale, voire l’opérateur de réduction ultime, D. Forest construit un moyen-terme bien concret, ancré dans des pratiques médicales et épistémologiques attestées, qui fait brutalement redescendre sur terre des spéculations qui virent trop souvent à la simple guerre idéologique. Car quel individu vivant, incarné, donc doué d’un cerveau, entre en effet dans ces institutions multiples, sociales, langagières, où son esprit se manifeste, s’exprime ? Comment, en d’autres termes, les deux notions de l’esprit (ce qui « dans la tête » et donc fondé sur le cerveau, et ce qui est « au-dehors », ou entre vous et moi, dans l’intelligibilité que nous attribuons à nos comportements et nos interactions) finissent-ils par se rejoindre ? Cette question de « l’anatomie de l’expression », portée par les lésions cérébrales des aphasiques, est un peu moins répandue que celle des bases neuronales des comportements intentionnels, ou pour faire écho aux formules à la mode, à la « physiologie de l’autonomie » qui soucie une partie grandissante des neurobiologistes [1] . D. Forest démontre qu’elle garde cependant tout son tranchant, en particulier parce qu’elle est bien plus empirique, qu’elle requiert d’avoir égard aux conséquences thérapeutiques (ou du moins rééducatives) des théories qu’on propose, et aussi parce qu’elle a une profondeur historique et anthropologique toute à elle. Jusqu’où peut-on donc aller dans la connaissance de « l’homme total », l’homme à la fois physique et moral de Cabanis à l’aube des sciences humaines, sur la seule base de ce qu’on sait de son corps ? Voilà l’enjeu, et la réponse de D. Forest est qu’on peut aller fort loin, sans que le naturalisme, comme trop souvent, se résume purement et simplement à une entreprise réductionniste anti-sociologique ou anti-psychologique.

            La traduction de cette attitude naturaliste mais non-réductionniste est assez claire dans l’Histoire des aphasies : l’histoire de la neurologie, et même sa préhistoire chez Gall, n’est jamais discréditée au profit des connaissances contemporaines qui en diraient la vérité et en révéleraient les erreurs. Elle est au contraire lue au prisme de la question permanente de D. Forest : que pouvait-on savoir de l’homme à partir de son corps seul (de son cerveau) ? Ainsi, il ne sert à rien de dénoncer chez Gall une théorie erronée, voire farfelue, des localisations cérébrales (les « bosses » sur le crâne), il faut au contraire prendre la mesure des raisons qui étaient les siennes d’émettre de telles hypothèses, et à la lumière de ces raisons, comprendre pourquoi Broca seulement fournira les argument décisifs pour admettre qu’il y a bien quelque chose comme des localisation cérébrales (dont les lésions des aphasiques vont devenir l’index pour toute l’histoire ultérieure de la neurologie). Mais du coup, le périmètre des raisons va en s’élargissant : on ne pouvait pas parler de localisation cérébrale sans une théorie des facultés, c’est-à-dire sans une neuropsychologie embryonnaire, certes, mais aussi sans une conception de l’homme, une anthropologie physique. D. Forest explique ainsi comment l’anthropologie raciale inégalitaire de Broca n’est nullement incompatible avec l’isolement de l’« aphémie » (premier nom savant de l’aphasie) : on ne peut pas faire abstraction du contexte culturel et social dans lequel les différences réelles, donc physiques, entre les hommes, produisent d’un côté une hiérarchie des races, et de l’autre une clinique diférentielle des cerveaux des hommes. Le monogénisme, aux yeux de Broca, est ainsi lourdement chargé d’implications théologiques incompatibles avec la démarche scientifique. Et D. Forest de conclure : « La neurologie est née innocente dans un contexte criminel » (p.67).

            La démarche se répète avec les paradigmes successifs de la « science de l’homme » mobilisés pour rendre compte de ce sont, au juste, l’aphasique est privé : Laycock et Jackson ne prospèrent qu’à l’ombre de l’opposition canonique du volontaire et de l’automatique, ou de l’évolutionnisme de Spencer. Le matérialisme radical induit par la démarche anatomique d’un Meynert et Wernicke, qui, pour ainsi dire, traite la mémoire (verbale) comme des séries de traces inscrites dans la matière nerveuse, suscite immédiatement une réaction spiritualiste : est-ce le cerveau qui comprend ce qu’on dit, ou bien l’esprit qui se sert du cerveau ? Bergson, sous la plume de D. Forest, revit ainsi moins par le contenu métaphysique de  sa doctrine, que par le type de questionnement qu’il a su maintenir devant les théories réductionnistes de ses contemporains, mais aussi bien des nôtres. Car, tout spiritualisme à part, l’énigme subsiste : comment donc se matérialise dans le cerveau la capacité à suivre des règles (linguistiques), à produire des énoncés nouveaux, que personne n’a jamais prononcés, et dont la signification, bien au-delà de la forme verbale brute, dépend souvent des circonstances extérieures ? Et le lecteur méditera là-dessus longuement, car encore au-delà des règles purement linguistiques et du contexte sémantique, c’est évidemment de toute la vie symbolique et sociale des hommes qu’il s’agit : des règles qu’ils suivent en général, et des institutions au sein desquelles ils les suivent en obéissant à des normes. Jackson, lu sous cet angle, devient alors, correctement traduit et compris, le créateur d’une « neuropragmatique » inattendue, qui est un effort crucial pour tenir les deux bouts de la chaîne : la lésion cérébrale interne avec le caractère externe, relationnel, social, du langage dont il y a trouble. Enfin, l’apport de Goldstein est reconsidéré toujours à la charnière des sciences humaines et des sciences biologiques de son temps. C’est encore l’idée d’homme « total », physique et moral, qui sous-tend sa recherche exemplaire sur la réponse active au déficit par toutes sortes de compensations dans les conduites, riches d’une ingéniosité idiosyncrasique étonnante de malades en malades, lesquelles compensations, on le sait désormais grâce à Ramachandran et à l’imagerie, se matérialisent du même pas dans la connectivité neuronale des patients cérébrolésés.

            Cet entrelacement permanent entre grandes questions des sciences humaines (qu’est-ce qu’un individu, l’expression, l’initiative de suivre une règle, l’art d’en sauver les apparences, les stratégies de compensation, le sens et la référence, l’appui pris sur les performances d’autrui pour construire et développer les miennes, etc. ?), avec des théories neurologiques et neurolinguistiques d’une complexité croissante, débouche sur l’idée que l’aphasie est bien un trouble cérébral, mais un trouble « à deux », un trouble « entre » celui qui en souffre et celui qui en enregistre de façon constitutive la manifestation, et qui s’offre tout naturellement à le réparer en cherchant à comprendre celui qui s’exprime. En somme, D. Forest n’adopte pas la position naturaliste classique et réductionniste qui consiste à dire que le « je » est cérébral en dernière instance. Il conçoit ce « je » cérébral en relation avec un « tu » cérébral. Son propos devient alors extrêmement dérangeant, quand il analyse les derniers développements de la neurobiologie cognitive actuelle, dont une découverte majeure est celle des « neurones-miroirs » précisément dans l’aire de Broca, celle lésée dans l’aphasie du même nom. Gallese et Rizollati, dans un article légendaire de 1996 [2] , avait ainsi isolé ces structures étranges, qui, pour ainsi dire, miment dans le cerveau de l’un ce qui commande chez l’autre, son congénère (un singe) la réalisation d’un geste intentionnel. Tout se passe comme si comprendre ce que fait autrui, c’était soi-même, neurologiquement, se mettre dans l’état cérébral correspondant à l’intention d’autrui. L’interprétation banale de cette situation consiste à mettre l’accent sur les neurones : et si la vie de relation, et par extension toute vie sociale, n’était que ce précablâge propre à une espèce qui ajuste neurobiologiquement les intentions des uns aux intentions des autres ? D. Forest, au contraire, met l’accent sur le miroir : à ses yeux, le paradoxe véritable est plutôt que plus il y a de cerveau, plus vivement se pose la question de l’intentionnalité, et même de l’intersubjectivité ; bien loin d’être réduites à des états intra-individuels, ce sont ces états intra-individuels, cérébraux, qui deviennent compréhensibles parce que les congénères sont des êtres sociaux. Cette lecture très originale de l’affaire des neurones-miroirs dans l’aire de Broca se réverbèrent sous cent espèces dans l’Histoire de l’aphasie : partout où l’on a cru enfin ramener à du biologique une qualité sociale ou relationnelle apparente, il s’avère qu’on a simplement enrichi et déplacé le sens du concept neurologique qu’on croyait dissoudre ; partout où l’on a cru isoler des propriétés langagières intrinsèquement relationnelles, comme de celle de sens ou de référence, ou encore celle d’acte de langage, on a aussi découvert des  patients dont les lésions offraient pour ainsi dire la vérification anatomique de la légitimité de distinctions à première vue toutes conceptuelles [3] .

            Soutenant avec subtilité cet entre-deux du cérébral et du social, D. Forest éclaire à nouveau frais des rapprochements bien connus, mais souvent techniquement mal compris entre histoire des sciences humaines et histoire de la neurologie. On connaît ainsi bien la série Pierre Marie, Head, Goldstein. Mais on a bien moins réfléchi aux relations croisées de Head avec Mauss, et de Goldstein avec Cassirer. Or il s’agit de rien moins que de l’anthropologie qui sous-tend des conceptions du « symbolique » qui rejaillissent ensuite sur la clinique des conduites verbales et non-verbales des patients, et sur leur thérapie, en fonction de ce qu’on estime « humainement » leur être accessible, et en rapport étroit, donc, avec les tentatives de rééducation qu’on osera leur proposer.

            L’aphasie en somme, témoigne des différents procédés par lesquels on a pu idéaliser une pathologie (car les aphasies ne sont jamais « pures »), pour, chaque fois, accéder à une normalité qui soit vraiment normative (source de règles, conforme aux institutions légitimes). Mais elle démontre aussi, dans la finesse de ses articulations soigneusement exhumées par la tradition neurologique, à quel point les actes supérieurs, sociaux, « interactifs », s’enracinent de la façon la plus surprenante et la plus profonde dans des gestes et des actions régis par notre constitution cérébrale spécifique, et dont les maladies ou les blessures révèlent le fond biologique. Simplement, au lieu de faire servir ce constat aux conflits idéologiques du temps (la grande querelle de la naturalisation de l’intentionnalité), D. Forest en fait le ressort d’une surprise perpétuelle —comme si la machine à parler qui nous habite, le « logographe », était fait de pièces et de morceaux qui n’avaient peut-être pas pour destination de former un tel logographe, mais en auraient bricolé un quand même. Tout cela remet en cause le périmètre de la normalité du langage (car, est-ce même si normal que cela, de parler ?), et ruine empiriquement les suggestions grandioses qui font de notre langage-intelligence-rationalité, en bloc, un pur produit de l’évolution. Car bien des aphasiques communiquent mieux qu’ils ne parlent ; d’autres ont la « chance » de parler une langue où certaines formes d’aphasie invalidantes n’ont aucune chance de se produire, tout simplement parce que les marques linguistiques frappées y sont tout bonnement inexistantes, etc. Bref : le langage et la vie de relation sont sans doute bien plus malléables naturellement qu’on ne soupçonnait, tandis que le cerveau témoigne de plus d’intelligence et de sensibilité aux conditions sociales de la vie que ce que le réductionnisme neuroscientifique actuel craignait, dans ses pires cauchemars. L’aphasie, appréhendée historiquement, donne à enfin à penser qu’une grande masse de préjugés sur la disjonction absolue, ou métaphysique, entre sciences naturelles et sciences humaines, repose sur des opérations pseudo-conceptuelles d’épuration, voire de déni, que perturbent gravement la pratique médicale de la rééducation des malades comme l’histoire savante des troubles du langage. Que la distinction existe, c’est sûr, mais le tracé de la limite et ce qu’au juste on croyait y investir, voilà ce que l’Histoire des aphasies remet assez magistralement en question.



[1] Par ex. Joëlle Proust, La nature de la volonté, Paris, 2005, Gallimard.

[2] Gallese V. et alii, « Action recognition in the premotor cortex », Brain (1996), n°119, pp.593-609.

[3] Un exemple étonnant : certains patients semblent ainsi capables de répondre à des actes de langage directs (« Fermez la fenêtre ! »), mais pas indirects (« C’est fou ce qu’il fait froid, ici,  non ? »).


Understanding Dissidence and Controversy in the History of Psychoanalysis

Martin S. Bergmann (dir.)

The Other Press, New York, 2004

Références bibliographiques, index rerum et nominum, xvi + 396 pages.

 

            En février 2003, se tenait à New York, à l’instigation de Martin Bergmann, qui fêtait son 90ème anniversaire, un colloque rassemblant plusieurs sommités de l’IPA autour de ce qui la hante depuis quelques années : devant le fait du « pluralisme » théorique et pratique, qu’est-ce qui fait encore l’unité de la psychanalyse ?

Grave question, en effet.

            Mais l’intérêt de l’ouvrage, divisé en deux parties où les exposés successifs des invités sont suivis d’une retranscription des débats auxquels ils ont donné lieu, tient à mon avis bien davantage aux termes dans lesquels la question du « pluralisme » théorique et pratique est ici posée, qu’à l’absence manifeste de réponse qui ressort des échanges. Ces termes, en effet, ont cet air dangereux de « bien connu », tout spécialement pour un lecteur français profondément imprégné de Freud et de Lacan, qui appelle un peu de prudence avant d’y vérifier trop vite ses préjugés.

            Dans l’accueil qui a été fait au livre Outre-Atlantique, l’exposé inaugural de Bergmann a emporté une adhésion quasi-universelle. Assurément, Bergmann n’est pas n’importe qui : ami de Gershom Scholem, il a connu personnellement Karen Horney, Fromm et Reich, et ne cache pas dans sa jeunesse avoir suivi les séminaires d’Eranos en Suisse. C’est le dernier grand représentant historique de la psychanalyse hartmanienne aujourd’hui [1] , et l’ampleur de son recul historique donne une couleur personnelle attachante au tableau qu’il dresse d’une évolution dont il a été autant le témoin que l’acteur progressivement dépassé. Pourtant, on sursaute très vite ; car il est évident que la solution au problème de l’unité de la psychanalyse est loin d’être la seule chose qui divise les intervenants, leur culture intellectuelle et leur intelligence inégale du champ de forces sociales et culturelles contemporain n’élevant pas moins entre eux (pour ne pas parler tout de suite des lecteurs) une barrière insurmontable. Pour une part, on reconnaît l’attitude universitaire anglo-saxonne typique, avec sa quête du consensus, et son souci de pacifier toute « véhémence » (mot qui revient sans cesse). Mais Bergmann tient aussi que la sociologie de la psychanalyse n’a d’intérêt que pour ses historiens, et que le débat rationnel ne résout rien en psychanalyse, tout comme, on le sait bien, en matière de religion et de philosophie… (2). De fait, on ne saura pas grand-chose des différences proprement conceptuelles que font les auteurs entre s’opposer à Freud, le contredire, différer de lui ou le modifier. Avec de semblables prémisses, on craint le pire, et l’on est donc rassuré par le fil conducteur vraiment problématique qui s’esquisse ensuite, et dont la formule est à peu près la suivante : en interprétant systématiquement les dissidences comme des formes de résistance, au sens psychanalytique du terme, Freud, d’une part, a encouragé la formation d’une orthodoxie stérilisante [2] , et d’autre part, Bergmann en déduit qu’il existe une différence fondamentale entre les dissidents du vivant de Freud — le seul à inventer la psychanalyse, mais aussi à détenir un droit absolu à cela, répète-t-il (98, 261), et ceux qui apparurent après sa mort : « Les psychanalystes ont-ils attendu que Freud meure, pour laisser toutes ces questions controversées apparaître au grand jour ? », se demande ainsi Bergmann au sujet de Melanie Klein (56). L’idée surprendra les amis de Ferenczi et Tausk, que Bergmann n’oublie cependant pas : « Ferenczi fut le plus important dissident de Freud » (33). Mais elle tient compte, comme il se doit, de ce qu’on sait depuis la publication des Rundbriefe de Fenichel [3]  : le rejet de la pulsion de mort dessinait sous l’apparente orthodoxie des plus fidèles propagandistes une ligne de partage soigneusement dissimulée, au-delà de laquelle les freudiens les plus à gauche masquaient une dissidence radicale, mais clandestine. C’est d’ailleurs une question redoutable : peut-on « résister » à la notion de pulsion de mort (et donc se mettre en dehors du mouvement analytique) comme on résiste à l’idée de sexualité infantile, à l’Œdipe dans l’inconscient, ou aux autres propositions essentielles défendues par Freud dans ses conflits successifs avec Adler, Jung ou Rank ?

Bergmann enchaîne alors une série de suggestions dont je ne retiendrai que celles qui m’ont paru les plus originales. Cohérent avec sa problématique, Bergmann identifie chez Karen Horney la première dissidente « nouvelle » (i.e. post-freudienne). Il lui rend d’ailleurs justice à peu près sur le même mode qu’aux autres grands hérétiques du mouvement [4]  : il est clair que ce qui fut pour tel ou tel cause d’exclusion fut par la suite, et parfois par Freud lui-même, réintégré au corpus orthodoxe de la psychanalyse, d’autant plus que la progressive reconnaissance du « pré-oedipien » offrait un déversoir aux concepts autrement intraitables. Bergmann identifie d’autre part, d’une façon assez intéressante, l’origine de bien des dissidences dans la supériorité de l’auto-analyse du dissident sur sa propre cure. Pour Jung, j’avoue rester sceptique (que fut la cure standard de Jung ?) ; pour Kohut, la proposition est plus convaincante (77). Mais c’est au risque d’une véritable « hubris » auto-analytique (90), dit aussitôt Bergmann. Plutôt que de relever sa prévisible incompréhension de Lacan, qu’il ne sert à rien de commenter, on se prend à rêver d’un questionnement sur la relation que Lacan a plus d’une fois laissée soupçonner, entre son enseignement public, sa position « d’analysant », et ce en quoi, par un tour joycien, le commentaire infini auquel il a voué ses disciples offrait à la traditionnelle auto-analyse post-analytique du praticien une alternative originale : mesurer sur autrui, « psychanalyste suscité », l’effet en retour de ses propres impasses ou avancées. Mais c’est une autre histoire. Enfin, Bergmann cerne admirablement dans quel piège Anna Freud s’était elle-même prise, en limitant aux cas de névrose le recouvrement paradigmatique de la méthode d’enquête et de la méthode psychothérapeutique : assurément, mais alors, si les patients ne sont pas névrosés, on ouvre un boulevard aux dissidents, qui ont « leurs » patients, lesquels ne sont pas névrosés, justement, et passibles d’une autre théorisation comme d’une autre prise en charge (58). En poussant un peu plus loin le bouchon, nul ne contestera que les patients mis en avant par l’école britannique, kleinienne et post-kleinienne, les fameux borderlines, ne sont pas des névrosés, et que cette différence entre patients, comme souligne Green dans sa contribution, ne peut pas être négligées dans l’appréciation des prétendues dissidences (288, 306). Mais du coup, la multiplicité des acceptions du terme de bordeline reflète au moins autant une difficulté clinique, qu’un désir d’invention chez certains praticiens bridé par la contrainte d’orthodoxie imposée dans le rapport standard aux névrosés ordinaires. Enfin, Bergmann, en bon ego-psychologist, relit Fairbairn (et plus loin, Guntrip, Sutherland, etc.), en termes de dissidence (80) : la relation d’objet, donc la two-person psychology, donc l’approche relationnelle dans l’esprit pourtant parfaitement officiel de Contemporary Psychoanalysis, donc la self-psychology et les ambitions réparatrices kohutiennes, et donc enfin les boues de l’intersubjectivisme à la Renik, voilà l’enfilade. Je force le trait, mais Bergmann n’a pas que de mauvaises raisons, il s’en faut : il explique fort bien, en effet, combien dès le moment où c’est le plaisir dérivé des bons objets qui fraye la voie au principe de plaisir, et non plus, comme au bon vieux temps, la frustration qui réveille de l’hallucination et introduit à la réalité, la technique ne peut plus reposer sur la pure et simple abstinence. C’était donc effectivement une boîte de Pandore qu’ouvrait Fairbairn. Et fort paradoxalement, les kleiniens ont le même genre d’ennui : le poids qu’ils accordent à la pulsion de mort peut éventuellement se traduire dans la cure par un recours massif à l’interprétation comme, de fait, un quasi-bon objet. De là à sympathiser avec les attitudes ouvertement réparatrices du narcissisme (le selfobject kohutien comme remède au déficit primaire du patient), on voit que la distance est mince. Elle fond encore depuis que les kleiniens renoncent peu à peu au style cannibale cauchemardesque de leurs interventions, et, semble-t-il, du moins chez les Anglo-saxons, concentrent leurs moyens sur les interprétations précocissimes du transfert et toute l’attention sur le hic et nunc de la séance. Je me demande en effet ce que deviennent alors le temps pour demander comme toute forme d’ailleurs de mise en tension évoquant peu ou prou l’expérience canonique de la régression. On ne pouvait évidemment pas attendre d’un ego-psychologist une présentation absolument élogieuse du père de la relation d’objet, mais en filigrane, Bergmann prépare là ce qui est à mon sens le véritable enjeu actuel des conflits au sein de l’IPA : de la manière même dont tous les protagonistes conçoivent aujourd’hui ce qu’est un objet et un sujet, on peut augurer qu’ils n’arriveront jamais à réconcilier ce qui est « intrapsychique » (et donc le point de vue des pulsions, du processus primaire, du rêve, etc.), et ce qui est « intersubjectif » (le transfert, les identifications, etc.). Qu’on ait affaire à une one-person-psychology ou a une two-person-psychology, ou même, allons-y, à une three-person-psychology (à la Ogden, dans un effort de synthèse post-bionien), qu’on soit du côté de la neuropsychanalyse ou de l’intersubjectivisme, ou pour l’ego ou pour le self, cela pèse finalement peu, parce que la vraie décision est conceptuelle, et dépend ultimement de la clarté avec laquelle on pense solidairement tel « objet » pour tel « sujet ».

Mais clarté y a-t-il ?

Les intervenants à cette réunion de New York avaient eu communication de l’exposé de Bergmann, et c’est en somme à leurs réponses qu’est consacré le reste de l’ouvrage. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elles souffrent d’un défaut dont la raison psychologique n’est probablement pas difficile à découvrir. Ce défaut, c’est l’idée qu’on pourrait procéder sans consentir à ce qu’une conception théorique, quelle qu’elle soit, ait un coût, et ce, dans le moment même où elle apporte un gain. Repérer ce coût, y consentir, voire en faire un moyen concerté de mieux délimiter la portée du gain corrélatif, c’est même, je trouve, le premier pas de la discussion rationnelle. Même en pensée, on n’a rien pour rien. Ce qui est d’évidence, pourtant, dans la tradition du débat argumentatif, et pas seulement en philosophie, se teinte d’une couleur déplaisante quand on peine à y satisfaire entre psychanalystes. Le souci de ne jamais rien perdre de ce qui pourrait être bon, voire le meilleur, dans les idées et conceptions des écoles concurrentes, débouche sur un résultat assez navrant. Comme l’énonce Green : « le pluralisme est devenu un masque de l’éclectisme » (307). Je n’ai pas vu, en presque 400 pages, qu’on l’ait démenti. Un pas au-delà de ce constat de pure méthode, c’est évidemment ce que veulent tous ces gens qui interpellent : il est manifeste que le modèle de l’échange est universitaire, Kernberg l’assume d’ailleurs explicitement, avec, comme je l’ai signalé plus haut, ce supplément particulier à la tradition académique libérale qu’il faut viser le consensus pour le consensus (264). Hélas, l’expérience de la cure aurait pu rappeler que des désirs ne sont pas nécessairement congruents, ni même compatibles, y compris ce qu’on désire croire ou ce qu’on désire penser. Le dissensus, en somme, est jugé par tous comme un obstacle, il n’est pas intégré dans l’échange entre psychanalystes comme il pourrait l’être au titre de la manifestation réelle d’une faille que ne capte pas le discours analytique, ou qu’il ne referme pas en la circonscrivant, mais d’où, plutôt, il procède. Il faut peser à sa valeur d’énonciation, ainsi, une remarque d’Anton Kris : « Une théorie dissidente, c’en est une qui exclut [tel ou tel aspect de « la » pensée de Freud] » (289). Certes, mais alors le critère d’une conception orthodoxe, c’est d’inclure jusqu’où ? Plusieurs participants sentent bien ainsi deviner que le souci louable de prévenir la véhémence dans les échanges est un peu autre chose que le soin à préserver les formes de la politesse, ou à ne pas se montrer aussi « fous » que les hérétiques : Wallerstein, dans une réponse adressée après le colloque auquel il n’avait pas pu participer, le marque (362). Car mis à part de fugitifs éclats, on aperçoit assez peu dans les échanges entre ces sommités quoi que ce soit qui ressemble à de la passion causée par la vérité. Au-delà donc de l’étrange modalité d’une discussion qui déroge au principe de l’appréciation systématique du rapport coût/bénéfices des gestes intellectuels, c’est la perte même à quoi nous expose penser l’inconscient avec sérieux qui risque de faire les frais de la discussion, et avec la perte de cette perte, il me semble, sa teneur psychanalytique [5] .

Trois réponses, donc, à Bergmann, se détachent nettement. Celles de Green, celle de Kernberg, celle enfin de Wallerstein. Il y a bien sûr d’autres belles choses dans ce collectif, et pleines de bon sens, mais je préfère en faire une publicité plus indirecte.

Si Green formule exactement l’enjeu ultime de toutes ces querelles, l’irréconciliable opposition de l’intrapsychique et de l’intersubjectif, j’ai trouvé frappant que Kernberg, dont les sympathies bioniennes ne sont quand même pas évidentes, mais aussi Jill Scharff, du côté de la relation d’objet, trébuchent au moins deux fois sur des solutions à mon avis décisives formulées depuis des lustres par Bion. Mais justement, ils trébuchent : tout se passe comme si l’opposition opaque, non-psychanalytique, de sens commun (au sens péjoratif), entre le sujet et l’objet paralysait totalement leur pensée. En effet, lit-on : « Soit dit en passant, l’étude par Bion des relations de groupe, qui a été extrêmement utile pour démontrer l’expression interpersonnelle des relations d’objet internes, n’a pas reçu l’approbation de Klein » (178). Laissons de côté ce que Melanie Klein pensait de Bion. Pourquoi parler d’« expression » ? C’est tout à fait un contresens : l’apport essentiel de Bion, c’est d’indiquer de façon décisive pourquoi et comment l’intrasubjectif se produit en même temps que l’interpersonnel ! Il n’y a pas d’abord l’intrapsychique, et ensuite son expression dans l’interpersonnel. C’est bien ce en quoi une étude des groupes n’est pas une juxtaposition d’analyses individuelles. C’est le point de départ fondamental de ses conceptions : le transfert n’est pas quelque chose qui part d’un individu et qui va vers un autre. Bion le comprend comme une relation de « couplage » dans un contexte qui est toujours relation à un groupe ouvert. On ne va pas, en d’autres termes, du 1 vers le 2, mais on revient du plusieurs-autres vers le 2. Kernberg passe aussi, à mon avis, très près des modifications importantes de point de vue qu’une intelligence en termes de groupes des conflits autour de Freud aurait pu apporter. Et elle se connecte étroitement avec cet aparté si intéressant de Jill Scharff. Sa suggestion la plus remarquable est en effet qu’au-delà de la réduction de la dissidence à une résistance opérée par Freud, le poids de la faute retombe sur le poids des « passants innocents » (innocent bystanders) : en se choisissant un champion pour exprimer ouvertement leurs doutes secrets, quitte à le répudier et à en faire le bouc émissaire garant de leur orthodoxie « réflexion faite », si j’ose dire, ils ont consolidé silencieusement la méconnaissance des opérations d’autodestruction internes de la créativité des psychanalystes [6] . Or c’est là, une fois encore, quelque chose qui ne se passe pas davantage « dans la tête » qu’« entre les gens » ; voilà au contraire ce qui articule spécifiquement la première dimension à la seconde, l’intra à l’inter, et c’est aussi une façon psychanalytique de concevoir la dissidence comme quelque chose qu’il faut un peu plus qu’un dissident pour accomplir : mais toutes sortes de gens autour de lui, et pas uniquement contre lui. Or je crois qu’on touche là à des évidences tellement pénibles par leurs conséquences, vu qu’elles ne laissent plus personne innocent, qu’on peut passer au point suivant.

Je le réserve à Green, qui ne peut que constater les effets étonnants de l’éducation actuelle des candidats-analystes de l’IPA : pour ainsi dire, on ne lit plus Freud dans les instituts hors de France (291, 348). Blum s’en lamente, mais Green saisit plutôt l’occasion pour raconter avec beaucoup de clarté comment il est passé de Lacan aux Britanniques, à la recherche d’une adresse clinique et psychothérapeutique que Lacan n’encourageait pas, et parce que le choc déterminant de sa rupture avec Lacan a justement été son refus, comprend-on, d’une intégration-dissolution de l’intrapsychique dans l’intersubjectif. C’est la doctrine du rêve qui est en cause : autrement dit, ce dans quoi Lacan a soigneusement excisé ce qui seul pouvait servir ses conceptions, laissant (en toute conscience d’ailleurs) énormément de côté dans la Traumdeutung, sans manifester aucun intérêt pour ce que d’autres, comme Bion, allait au contraire en retenir, comme la figurabilité ou le symbolisme : en un mot, l’intrapsychique brut, « ce qui » entre dans la relation de transfert, mais que le transfert ne crée pas. Moyennant quoi, Green, qui est franchement le seul dans ces pages à penser en termes de coût/bénéfices les avancées théoriques, formule posément qu’on ne sait tout simplement plus aujourd’hui, hors lacanisme, conceptualiser le « sujet » (280, 325), c’est-à-dire moins ce qui sert à penser l’intersubjectivité, que Green abomine avec une franchise qui détonne, que l’assujettissement. Moyennant quoi aussi Green récuse complètement la posture de Bergmann : les dissidences du passé ne nous apprennent rien sur les dissidences du présent (127). Car à chaque fois, c’est le tout de la psychanalyse qui est en cause, vu qu’on ne peut pas comprendre les concepts du passé sans mobiliser le sens qu’ils ont aujourd’hui pour nous, par exemple, notre idée de ce qu’est une « pulsion » pour lire ce que Freud a nommé pulsion. Mais s’il en est ainsi, l’effet de vérité d’une conception authentiquement psychanalytique suit l’usage qu’on en fait, et ne peut pas être déduite d’un savoir accumulé. Bref : nous ne sommes pas mieux lotis que ceux qui nous ont précédés pour juger de la dissidence ou de la « simple modification » féconde.

Ces pages font apparaître la psychanalyse française comme toujours très profondément marquée par Lacan, aux yeux des Américains et des Britanniques. Les Français (Green en tout cas) sont bien seuls. Et ce n’est pas sans inquiétude qu’on voit qu’il ne s’agit pas juste là de concepts, mais d’attitude subjective à l’égard des concepts, ce qui est plus grave. Car les positions de Green, lentement, qui, en un mot, demande qu’on sache « de quoi on parle » là où ses principaux contradicteurs, Wallerstein, Kernberg et Jill Scharff préfèrent « la recherche du consensus » (259-260), aboutissent à ce que le dit consensus se déshabille complètement pour dévoiler toute sa pauvre anatomie : il est extra-psychanalytique, et dépend pour finir soit d’une psychologie généraliste molle, celle de la motivation, ou encore de l’attachement, sur quoi on lira quelques dialogues effarants de bêtise tentants de sauver Bowlby (348-349), soit enfin de neurosciences dont on espère que les résultats ou les spéculations ne seront pas trop incompatibles avec Freud. Wallerstein a eu sur ces questions un débat public avec Green, il y a plusieurs années [7] . On constate avec plaisir que les meilleurs esprits ne profitent que d’eux-mêmes. Malheureusement pour ceux qui n’émargent pas à leur corporation, ce sont les pires moments du livre. Il est inconcevable combien ce que les psychanalystes disent de la science et de la scientificité s’enlise dans l’épistémologie d’une autre époque, dans la platitude et parfois dans le contresens. Dans un éclair de lucidité vite étouffé, Ostow s’écrie soudain : « Nos théories nous aide à reconnaître (recognize), pas à prédire ! » (312). Mais après cette étonnante découverte, tout revient à la nostalgie de l’époque perdue où l’on pouvait parler de « déterminisme psychique » en un sens qui ne faisait pas mourir de rire les physiciens. De la question des sciences sociales, de l’explication ou de la justification, des autres fonctions de la science que la prédiction, rien. Ce que provoque la pressante injonction de Green à expliciter ce qu’est le noyau dur de la psychanalyse, c’est la fascinante réponse suivante : il faut croire à l’inconscient, et au déterminisme psychique, autrement dit, sans le moindre rire dans la salle, « que ce qui vient avant nous aide à déterminer ce qui vient après » (363).

Il était temps, après avoir remercié les sponsors, d’aller déguster le « goulash à la hongroise », cette éternelle assurance que l’éclectisme a bon goût.



[1] Martin S. Bergmann (dir.), The Hartmann Era, The Other Press, New York, 2000. Voir le résumé de ses thèses sur la spécificité de l’ego-psychology dans le corps de son exposé (58-59).

[2] Bergmann le prouve avec force en revenant sur la vie de Charles Rycroft (254).

[3] Otto Fenichel, Hundertneunzehn Rundbriefe, éditées par Elke Mühlleitner et Johannes Reichmayr, Stromfeld, Francfort, 1998.

[4] « Dissident » en anglais a justement cette nuance, quand on l’emploie dans un contexte théologique.

[5] [5] Impression subjective tenace : d’une certaine façon, l’IPA ne s’est toujours pas remise du miracle qu’a été le maintien des kleiniens au sein de la Société britannique, tout était là en place pour une scission et l’invention d’une nouvelle hérésie, et rien n’est arrivé. Aurait-on réussi là ce qui a été manqué avec les culturalistes ? Ou avec Kohut ? Ou avec Lacan ? J’ai le sentiment que cette non-dissidence continue à fasciner et à interroger.

[6] Je rappelle en effet que Kernberg, qui offre régulièrement des cartographies fouillées du paysage actuel de la théorie dans l’IPA, est aussi l’auteur du terrible « Thirty methods to destroy the creativity of psychoanalytic candidates », International Journal of Psychoanalysis, 1996, n°77, pp.1031-1040, qui vaut bien les sarcasmes de Lacan sur le gradus psychanalytique de son temps.

[7] Green, André & Wallerstein, Robert S., “What kind of research for psychoanalysis?” et “Psychoanalytic research: Where do we disagree? Response to Robert Wallerstein”, Newsletter of the International Psychoanalytic Association 5, n°1, pp.10-21.