L'autorité des psychanalystes

Samuel Lézé (Préface de Richard Rechtman)

Presses Universitaires de France, Paris, 2010, 217 p., chronologie en annexe, 23 €.

 

Faisons le pari qu'au milieu du vacarme insupportable causé par la polémique Onfray, une fois de plus, les véritables événements intellectuels sont discrets, et peut-être silencieux. L'enquête anthropologique qu'a menée Samuel Lézé dans les milieux psychanalytiques parisiens depuis une petite dizaine d'années, interrogeant tout autant patients et praticiens, suivant les uns et les autres dans le déploiement de leur « carrière morale » (en accompagnant même certains dans le passage du divan au fauteuil ), l'observation patiente à laquelle il a soumis un certain nombre d'événements fondamentaux du mouvement psychanalytique français (à partir des Etats-Généraux de la Psychanalyse, convoqués par René Major en juillet 2000), mais aussi des crises successives occasionnées par la parution du Livre noir de la psychanalyse, ou par l'expertise INSERM sur les psychothérapies, et enfin par l'amendement Accoyer sur les psychothérapies, lui donne à cet égard un poids particulier. Quoi qu'on pense de la thèse proprement anthropologique soutenue dans ce travail, sur laquelle je ferais pour finir quelques observations, L'autorité des psychanalystes restera sans doute un des plus jolis morceaux d'histoire réflexive sur les convulsions internes d'un milieu dont l'importance dans la vie intellectuelle française n'est plus à démontrer.

Samuel Lézé a tout d'abord très bien compris après  qui et contre qui doit aujourd'hui s'élaborer, en France, une approche sociologique du milieu psychanalytique : Robert Castel et sa fameuse idée du « psychanalysme » (Robert Castel, Le psychanalysme, Maspéro, 1973). L'autorité des psychanalystes réussit un premier pari en réussissant à échapper à la controverse stérile des deux inconscients : le mien (le sociologique) explique le tien (le psychologique), et vice versa. Samuel Lézé s'abrite à cet égard derrière la profonde remarque de Howard Becker, dénonçant « le vice intellectuel qui consiste à ne concevoir l'explication que comme démystification » (p.28, n.2). Ce parti pris wittgensteinien, clairement mis en avant, qui consiste à décrire l'autorité des psychanalystes sans jamais tenter de la réduire à un artefact culturel, ou à un sous-produit usurpé du prestige de la psychologie comme science, le conduit à décrire une « forme de vie », à l'intérieur de laquelle les concepts psychanalytiques prennent sens en fonction des pratiques sociales sophistiquées qui les mettent en usage. Le paradoxe, c'est que cette attitude en apparence non critique, et qui se démarque à cet égard nettement du fameux travail d'Ernst Gellner,  The Psychoanalytic Movement: The Cunning of Unreason (Granada, Londres), nous fait entrer beaucoup plus intimement dans la fabrique sociale de la psychanalyse. Le paradoxe redouble, par ce que le grain d'analyse très fin conquis par l'auteur passe par une étude beaucoup plus englobante de « l'espace politique de la santé mentale » en France ces dix dernières années, et par une lecture minutieuse des circonstances législatives et institutionnelles de la crise qu'a traversé la psychanalyse dans ce pays. En effet, les prises de position singulières des psychanalystes ordinaires (car ce sont eux que l'enquête a privilégiés, non les ténors médiatiques ni les « exégètes » (p.116n) qui donnent le ton du psychanalytiquement correct dans les grandes associations), leurs attitudes pleines d'angoisse et de sincérité devant les difficultés du métier et la violence des remises en cause, en disent beaucoup plus long sur la signification sociale de la psychanalyse, et sur le sens de l'entrée en analyse et du devenir-psychanalyste, que toutes les études qui se contentent d'interroger les liens entre la théorie freudienne et les pratiques des psychanalystes.

            Comme on verra, Samuel Lézé ne dissimule pas le point de départ naïf qui fut le sien. L'ingéniosité de sa démarche a consisté à prendre la manière dont il a été systématiquement reçu (les psychanalystes interprétant ses questions comme une « demande d'analyse » qui ne disait pas son nom), non comme un obstacle, mais comme un ratage constitutif du matériel même qu'il lui fallait comprendre. Encore plus finement, il s'est bien gardé de considérer cette réponse des psychanalystes comme illégitime. Bien au contraire, elle indique un bord social, la construction d'une position d'exception, d'une marginalité militante qui ne saurait transiger avec son radicalisme, d'une expérience incomparable et dont la perpétuation ne cesse de poser les difficultés les plus grandes — et c'est cela à quoi il lui a fallu se confronter.

            Les deux premiers chapitres du livre ne sont rien d'autre que la découverte progressive du sens de cet obstacle, et de la richesse qu’il enveloppait pour l’enquête.

            Les deux suivants sont consacrés à une description originale de la dynamique sociologique de l'histoire récente de la psychanalyse en France. Le rapport très complexe de la psychanalyse aux psychothérapies y est analysé de façon exemplaire. Ce qui s'est joué, selon Samuel Lézé, entre 2000 et 2003, ce n'est rien d'autre que la disparition non pas de la psychanalyse, mais de « l'évidence de sa position » dans le champ psy (p.122). La succession des Etats-Généraux, de la psychanalyse, de la psychothérapie, de la psychiatrie, et enfin de la clinique (prévus en 2008, ils ne se sont pas tenus), montre admirablement comment des compromis intellectuels et institutionnels ont pu être passés entre les acteurs autour de l'idée d'une « clinique du sujet » transformée en instrument politique pour défendre les positions relatives des uns et des autres dans le champ en mutation de la santé mentale. Le problème auquel se heurtent désormais les acteurs n'en est que plus clair (et les polémiques actuelles autour d’Onfray ne nous font pas avancer d'un pouce à cet égard) : revendiquer sur des bases avant tout culturelles et politiques la légitimité de la « juridiction des problèmes personnels » suffira-t-il à répondre aux besoins pratiques et aux contraintes générales du champ de la santé mentale dans nos sociétés ? La « montée en généralité » à laquelle nous assistons en ce moment même, où il s'agit de fédérer autour de grands « représentants » de la psychanalyse (Jacques-Alain Miller, Roland Gori, Elisabeth Roudinesco) les aspirations à une contestation radicale des contraintes de ce champ, et plus généralement, de son contexte politique (le culte de l'évaluation, l’économisme néolibéral, etc.), est-elle une attitude viable à terme ?

            Samuel Lézé ne se prononce pas. Mais il aide en tout cas à comprendre comment les psychanalystes ont été plus ou moins inéluctablement conduits à cette forme d'action.

            Les deux derniers chapitres du livre, les plus aigus, étudient au niveau microscopique le « devenir freudien » (j'ai envie de dire, en détournant Deleuze, le devenir-psychanalyste) dans un contexte instable comme jamais, et qui sollicite les individus qui entreprennent cette carrière morale si étrange comme leurs aînés, jamais, ne l'ont été. Il y manque, pour que l'argument soit complet, une analyse symétrique de la montée en puissance des thérapies alternatives à la psychanalyse, d'inspiration cognitive et comportementale (les TCC). Mais pour le propos de l'auteur, l'analyse détaillée des tentatives de « dégrader la psychanalyse » notamment lors de la parution du Livre noir fait tout à fait l'affaire. Il met à mon avis le doigt sur le point le plus sensible de toute l'affaire, en citant la juste remarque de Marc Augé, que « l'efficacité symbolique a besoin de l'efficacité tout court » (p.165 n.1). Un médecin qui ne guérirait personne, selon les fameux mots de Canguilhem, n'en serait pas moins un médecin, au titre de son savoir ; ce qui rapproche dangereusement le psychanalyste du guérisseur, voire du charlatan, c'est qu'il ne peut pas se dispenser, lui, d'avoir des effets thérapeutiques. Tout est là. On est psychanalyste qu'en effet, sans pouvoir se dérober à question « est-ce que ça marche ? » et sans pouvoir se réfugier dans aucune compétence préalable à la performance. Ce qui débouche sur ce scandale, bien fait pour susciter l'étonnement, que « le psychanalyste est (ou n'est pas), la psychanalyse faite corps » (p.184). Avec chaque psychanalyste, s’il en est vraiment un, c’est tout la psychanalyse qui est en fait jugée socialement.

            Ces pages donnent énormément à penser. Contrairement aux théories régnantes, qui font des analysants des « croyants », Samuel Lézé montre admirablement que la part supposée de la croyance est très faible. Pas plus que ceux qui s'adressent aux chamanes n'ont besoin de croire aux chamanes, les candidats à la psychanalyse ne s'intéressent au contenu intellectuel de la psychanalyse, ni aux croyances supposées de celui à qui ils se confient. Dans le matériel recueilli par l'auteur, une autre constante émerge : la confiance placée dans les « qualités » du praticien. Une valeur considérable est attachée à sa présence physique, incarnée. Le corps, la voix, voilà ce que le patient privilégie. Car, quand on entre en psychanalyse, « on recrute un allié », on n'achète pas un service. Nuance décisive.

            La manière dont la psychanalyse peut donc résister à sa dégradation, qui prend souvent la forme d'une contestation du savoir théorique de la psychanalyse, ou de la dignité morale de Freud et des psychanalystes (menteurs, escrocs, plagiaires), se déduit de ces observations.

            Pour ce qui regarde l’efficacité, on ne peut ainsi qu’être sensible au fait que l'apparente énigme des effets thérapeutiques de la psychanalyse, qu'on est bien obligé d'admettre dans les faits, vu le nombre de patients recrutés par le seul bouche à oreille qui continuent à y avoir recours, et qui la recommandent, se résout en fait toute seule — puisque l'on sait aujourd'hui de façon sûre que le facteur crucial de l'efficacité de toutes les psychothérapies est « l'alliance perçue » par le demandeur de soins avec celui qui les lui prodigue. Le fascinant engagement personnel de tous ces psychanalystes ordinaires à l'égard de leur patientèle, le style de vie exigeant qu'il exige, confère à cette alliance une force incroyable — et c’est là à l’évidence le plus sûr fondement de la perpétuation de la psychanalyse. Les psychanalystes sont encore aujourd’hui, dans le paysage de la santé mentale, les alliés indéfectibles de leurs patients, et les praticiens qui travaillent et rencontrent du succès ne doivent à rien d’autre la continuation sociale de leur activité. Il est frappant de voir ainsi confirmée de l'extérieur une intuition qu'ont beaucoup de psychanalystes, sans oser se la formuler dans ces termes, pour les motifs qu’on verra plus bas : il n'y a en réalité aucune crise réelle de la psychanalyse, en tant que réponse pratique aux crises subjectives des individus et à leurs souffrances, mais uniquement une crise de la « représentation » publique de la psychanalyse (et donc de ses représentants attitrés, avec leurs privilèges d'intellectuels à la française, d’universitaires ou de figures médiatiques) — sans négliger ce paradoxe que la psychanalyse a besoin de se représenter constamment en crise, quand bien même elle ne le serait pas vraiment en pratique, et de produire stratégiquement son auto-marginalisation (p.163 n.1) pour sauvegarder le tranchant de son authenticité. Car elle ne subsiste que dans un élément hyper-volatil : la transgression systématique des attentes, y compris celle de ses propres clients à l’égard de la psychanalyse elle-même. Dans le même temps, sans qu’il soit très facile d’y voir un simple mouvement compensateur, elle déploie des règles de sociabilité très particulières, que Samuel Lézé décrit en employant une métaphore physico-chimique, celle de « valence » : il faut sans cesse à la psychanalyse de nouvelles connexions sociales, il lui faut jeter des ponts inattendus entre mondes qui s’ignoraient, sans quoi elle dépérit. Cette dynamique, qui est une des hypothèses les plus intéressantes du livre, est fascinante pour l’historien, car elle est applicable rétroactivement : l’aventure, voire la fuite en avant perpétuelle du « mouvement analytique » est la chose la plus difficile à penser ; et le travail de Samuel Lézé résonne à cet égard de façon excitante avec l’analyse de la production concertée d’une orthodoxie freudienne que proposaient récemment Andreas Mayer et Lydia Marinelli, en se concentrant sur l’entre-deux-guerres.

Dans ses deux derniers chapitres, Samuel Lézé exprime ainsi parfois bien mieux que les psychanalystes eux-mêmes, et surtout que leurs « représentants », ce qui fait la grandeur cachée et la dignité profonde de leur position : cette existence semi-clandestine sur le fil du rasoir, emportée par une radicalisation permanente du discours, et par un militantisme qui ne recrute de militants que sur la brèche où ils sont un à un exposés à subir les assauts les plus rudes. Car la mise en cause de leur légitimité comme analystes n’est pas moins profonde de l’extérieur que l’intérieur, tout au long du processus interminable de la formation, puis de la reconnaissance, non seulement par les pairs, mais aussi par une clientèle dont chaque élément suppose une rencontre exceptionnelle. Il n'est pas tout à fait anodin, à cet égard, même si l'auteur n'en fait pas la remarque, que beaucoup de lacaniens (le gros des praticiens qui ont bien voulu se livrer à « l’homme au magnétophone ») soient passés de l’ultra-gauche maoïste à la psychanalyse. Mais plus généralement, on ne peut qu'applaudir des deux mains à l'idée que « le déclin de la psychanalyse est un retour à ses conditions objectives d'existence » (p.70), formule qui résume très bien la consolation que trouvent nombre de psychanalystes malgré, ou peut-être même grâce à la violence des polémiques anti-freudiennes : plus on les attaque, plus le sens de leur identification à Freud « conquistador », celui de l’invention des débuts, leur devient sensible. On croit leur fermer la porte au nez, on leur ouvre un avenir.

La psychanalyse qui ressort de ces descriptions n’existe ainsi que dans une solitude et une prise de risque permanente. L’ascétisme de ses acteurs semble d’ailleurs avoir touché Samuel Lézé, et, pour le lecteur, habitué aux sarcasmes des essayistes comme aux hypothèses farfelues sur les revenus des psychanalystes, ce tableau sera sans doute une surprise.

 

Cette belle enquête soulève ne même temps de grandes difficultés.

La première à venir à l’esprit est la suivante. Si, comme le soutient l’auteur, la performance du psychanalyste précède sa compétence, une enquête empirique, qui fait parler des gens, se heurte semble-t-il à une difficulté. Lacan disait déjà qu’un psychanalyste, c’est quelqu’un à qui on demande une psychanalyse.  Mais si l’on rencontre quelqu’un qui se dit (ou qui vous est présenté par d’autres comme) « psychanalyste », mais qu’on ne lui demande pas une psychanalyse, est-ce réellement un psychanalyste qu’on aura rencontré ? Ou bien l’enquête, loin d’objectiver ce que sont les psychanalystes en termes anthropologiques (le projet avoué de Samuel Lézé), se contente-elle alors de mettre en évidence les représentations plus ou moins prévisibles qu’un milieu élitiste se fait de lui-même ? La réponse sophistiquée à l’objection prend dans L’autorité des psychanalystes la forme suivante : le propre social des psychanalystes, ou ce qui les inscrit dans la vie sociale, c’est justement leur façon typique de renvoyer toujours au social ce qui est « autour » de la psychanalyse, mais qui n’en est pas l’essence, laquelle essence est la clinique du sujet, de sa singularité, etc. Objectiver la position sociale des psychanalystes, ce n’est surtout pas voir dans ce procédé de construction de leur insaisissabilité une impasse ou un obstacle infranchissable pour les méthodes habituelles des sciences sociales. C’est le constituer en point de contact à la fois premier et impératif entre l’enquêteur et ses objets d’enquête ; c’est partir de là pour en déployer toute la profondeur et les effets sociaux, y compris en interprétant à cette aune l’histoire du mouvement analytique.

A cet égard, la première difficulté est constitutive de l’enquête.

Mais une seconde, plus délicate, vient du soin maniaque avec lequel Samuel Lézé refuse de parler dans le langage théorique de la psychanalyse des pratiques de soi comme de la nature des liens sociaux. Il évite avec adresse de réduire au « transfert » les conditions sociologiques du transfert lui-même, et notamment, le fait d’aller sonner chez Untel à tel moment de son parcours de vie. Mais l’expression qu’il choisit pour parler aussi naïvement que possible de ce qu’on fait dans une cure pose problème : le « travail sur soi ». Une psychanalyse est-elle un travail sur soi ? Il est évident qu’un psychanalyste rusé répondra non en se récriant : de toutes façons, la fuite devant la généralité, ou le refus de proposer des modèles conformistes de ce qu’une psychanalyse « doit être » fait partie de son magistère spécifique. Mais quelque chose comme « mettre le soi au travail » serait quand même plus adéquat. Car c’est de cela qu’il s’agit, et qui caractérise la radicalité psychanalytique, dans sa différence marginale et décisive par rapport à l’engagement psychothérapeutique (lequel peut être sans aucun doute aussi fort). Dans la psychanalyse, on doit aller jusqu’à ne pas savoir jusqu’où le soi sera retravaillé, et peut-être même transformé au-delà de toute attente, y compris l’attente de guérison ; la psychothérapie se définit de rester un cran en-deçà, quitte à paraître plus raisonnable, en reculant face à ce vertige de l’absence absolue de garantie sur les finalités subjectives. C’est d’ailleurs pourquoi elle a le vent en poupe, puisqu’elle cousine le radicalisme freudien, tout en s’abritant dans des offres de normalité plus rassurantes.

Une troisième difficulté est lié à l’emploi, probablement inévitable, dans des situations-limites de l’enquête sociologique comme celle à laquelle se confronte Samuel Lézé, de concepts-limites de la tradition sociologique. Le recours au « charisme psychanalytique » est-il une explication ? Ou au contraire l’aveu, en mots de sociologues, qu’on sort du champ de pertinence de la sociologie, et qu’on bute sur des singularités pures, quasi anhistoriques ? Chez Weber, le mot a des usages controversés. Il est d’origine religieuse, et les protestants l’employaient avec un sens précis. Samuel Lézé s’en sert d’une façon qui redouble les difficultés. Car si le mot désignait certains effets attribuables à des personnalités d’exception, le charisme dont il parle, en décrivant les psychanalystes, semble au contraire incroyablement distribué : ce sont des gens ordinaires qui finissent désormais par faire profession d’exception, dans tous les sens du mot. Devenir psychanalyste, c’est du coup l’intensité la plus haute du charisme, mais rendu accessible à l’homme démocratique, au terme d’un processus complexe de refonte du soi et d’accréditation collective paradoxale.

C’est sur ce point que je voudrais pour finir témoigner d’un désaccord et d’un accord. Il n’est pas tout à fait sûr que « la démocratie fragilise l’autorité », du moins dans le cas de la psychanalyse (p.206). La psychanalyse semble plutôt, si elle existe, rendre perceptible une égalité absolue, et vertigineuse, des individus face à leurs destins singuliers. Car c’est l’égalité ultime de tous devant la condition humaine qui en est le ressort. En ce sens, on pourrait aussi bien dire qu’elle n’existe que là où le travail de la démocratie a profondément fait son œuvre, et rendu cette égalité pensable, même à titre d’idéal lointain, même à titre d’objet d’horreur. Le paradoxe de la cure, qui voudrait, si elle allait à son terme, rendre le sujet libre au point qu’il ne doive plus rien à la psychanalyse elle-même ni au psychanalyste qui a été le moyen de son affranchissement, exprime peut-être à cet égard la contradiction suprême de la liberté démocratique, qui doit être libre même à l’égard de tous les idéaux de liberté (qui sont, pris en eux-mêmes, de menaçants facteurs de conformisme et de déni de la singularité des sujets). En revanche, Samuel Lézé pointe un danger pour la psychanalyse qui n’est pas celui qu’on attendait. Si son analyse est correcte, en effet, et si la psychanalyse n’est justement pas en danger sur le plan de la pratique réelle, quoi qu’en prétende ses « représentants », dont c’est la fonction sociale parfaitement déterminée de la maintenir dans le sentiment d’une crise sans fin en criant « Aux loups ! » sept fois par jour, le danger vient d’ailleurs. Il vient du risque de voir sa radicalité s’émousser à mesure qu’elle décroche de la modernité, et de l’actualité intense qui est l’élément de cette radicalité. La catastrophe qui guette, c’est la psychanalyse devenue défense de l’ordre moral et « symbolique », ou la psychanalyse devenue inutile à la réflexion de pointe en philosophie, dans les arts, les sciences sociales, le droit, etc. Car si les freudiens ne peuvent plus recruter hors de leur milieu présent et exploiter leurs « valences » pour jeter des ponts imprévus vers des espaces sociaux qu’ils entraînent dans leur inquiétude sans fin, s’ils se replient au contraire sur leur propre élitisme, l’effondrement sera rapide. On ne peut pas se permettre de ne pas être excessivement moderne, quand on est psychanalyste. S’allier avec tous les radicalismes qui existent dans l’actualité la plus brûlante est une solution (on le voit aujourd’hui avec « L’appel des appels ») ; mais elle dilue le discours en le généralisant. Si rien n’est fait pour redonner à la pensée psychanalytique le statut d’une pensée d’avant-garde universellement reconnue comme telle, diagnostique Samuel Lézé, elle périra bien plus sûrement que sous les coups débiles du cognitivo-comportementalisme gestionnaire.

S’il a raison, il y a de quoi se faire du souci.


Lacan et le christianisme

Jean-Daniel Causse

Campagne première, Paris, 2018

Jean-Daniel Causse, décédé en juin dernier à l'âge de 56 ans, était devenu psychanalyste et professeur d'études psychanalytiques à l'université de Montpellier, après avoir été pasteur de l'église réformée de France, et professeur d'éthique à la faculté de théologie de Montpellier. Il avait publié de très nombreux ouvrages à la charnière de la religion, de la théologie, de l'éthique philosophique et de la psychanalyse. Son dernier ouvrage, Lacan et le christianisme, synthétise tout un ensemble d'articles et de réflexion plus anciennes, dont certaines étaient déjà parues au moins en partie dans des revues de théologie, mais aussi de psychanalyse plus confidentielles.
C'est un exposé pédagogique, clair et relativement exhaustif des emprunts et des discussions de Lacan avec un certain nombre de concepts de la théologie catholique (même si, on s'en doute, la version protestante de ces mêmes notions joue un rôle important dans le développement), écrit avec précision et modestie, assez dans l'esprit du groupe de psychanalystes d'inspiration lacanienne qui œuvrent depuis maintenant bientôt vingt ans à l'université de Montpellier, et dont Henri Rey-Flaud est la figure la plus notoire. À ce titre, cet ouvrage peut tout à fait jouer le rôle d'une introduction aux rapports intellectuels du lacanisme avec le catholicisme, particulièrement denses dans les années 1950, et probablement jusqu'à la fin des années 1960, mais qui semblent encore aujourd'hui, dans certains milieux chrétiens, conserver une réelle puissance d'attraction théorique.
Ceci dit, l'ouvrage en lui-même, précisément parce qu'il ne s'élève jamais au-dessus de sa finalité pédagogique et synthétique, a peu de chance d'intéresser les spécialistes de la question. Il existe en effet toute une littérature psychanalytique sophistiquée et raffinée sur l'amour et la grâce chez Lacan, sa lecture de la Trinité et la fameuse conception finale des nœuds borroméens, saint Thomas, les mystiques, etc., sans oublier que Michel de Certeau avait assisté en personne au séminaire de Lacan, et que ses propres travaux s'en sont fait très directement l'écho, voire, sur divers points, le prolongement. Jean-Daniel Causse qui connaît cette littérature, ne la cite pour ainsi dire jamais, préférant se concentrer sur l'organisation conceptuelle immanente qu'il attribue aux idées de Lacan sur la religion chrétienne et sa théologie.
Mais c'est peut-être ce qui rend la lecture de son livre, au second degré, particulièrement instructive. Voilà un ouvrage qui traite l'organisation conceptuelle et philosophique d'une doctrine qui a exercé une influence et une séduction considérable en son temps comme totalement détachable des conditions politiques, sociales, intellectuelles, voir morales et peut-être anthropologiques qui en ont fait un objet de controverse très largement au-delà des milieux psychanalytiques traditionnels. Bien plus, l'incidence clinique de toutes ces notions reconstruites à partir d'un dialogue soutenu avec les grands métaphysiciens et un certain nombre de grands théologiens de la tradition catholique et réformée est entièrement passée sous silence. Tout se passe comme si Lacan dialoguait avec saint Augustin, Luther ou Kierkegaard comme un professeur de philosophie en chaire. Et tout se passe aussi comme si l'on pouvait tenir pour purement contingent le fait avéré des cures de nombreuses personnalités catholiques qu'il a eu sur son divan (par exemple Marie de la Trinité, sur laquelle on dispose d'un certain nombre de documents), et plus généralement la position qu'il a cherché à occuper dans le monde intellectuel des années 1950 en s'adressant directement aux intellectuels catholiques, voire en cherchant à prendre appui sur la hiérarchie romaine pour promouvoir la psychanalyse, et même se défendre dans les guerres intestines du mouvement psychanalytique. Nul besoin de rappeler, à cet égard, combien Marc-François Lacan, son frère, dom Lacan en religion, a servi de relais auprès des jeunes générations pour la propagation d'une certaine version du lacanisme, avec peut-être d'efficacité encore que les jésuites compagnons des premières heures, comme Louis Beirnaert.
Pour quiconque à la moindre notion de ces enjeux, une présentation aussi abstraite du rapport du Lacan théoricien à la théologie catholique a quelque chose de surnaturel. L'auteur voit bien, ponctuellement, que certaines prises de position spéculatives de Lacan sont adressées à une audience spécifique. Mais plus généralement, la solidarité, chez Lacan entre la réflexion intellectuelle et l'engagement politique et moral, les modalités si particulières d'implantation de la psychanalyse dans un monde intellectuel et artistique, et non plus médical, sont absentes du tableau. Il aurait été très intéressant, par exemple, d'envisager Lacan dans le prolongement intellectuel du jansénisme et de la tradition politico-intellectuelle catholique dont ce mouvement était porteur, et qui ne s'est certainement pas arrêté au XIXe siècle. En tout cas, la référence à Augustin, qui est un fil rouge du livre, ne s'exténue certainement pas dans sa conception du signe et du langage, mais pas non plus dans ses considérations sur la Trinité.
Or il ne faut certainement pas voir de ce point de vue dans la démarche de Jean-Daniel Causse une lacune. Réussir au contraire à produire un texte de ce genre, aussi lisse, exige un nombre d'opérations de déshistoricisation à la fois considérable et toutes rigoureuses. L'objectif visé est de transformer Lacan en une « autorité » philosophique et éthique, et l'on voit jouer directement tous les processus intellectuels qui permettent d'arriver à cette fin, dont le plus évident est de rendre les arguments de Lacan hautement impersonnels. Mais jusqu'à quel point, s'agissant de psychanalyse, et donc de transfert, s'agissant surtout d'un personnage public dans la capacité d'interpellation personnelle était légendaire (de nombreux patients, assistant à son séminaire, ont rapporté qu'il s'en servait pour leur adresser des interprétations !), une telle attitude est-elle défendable, c'est-à-dire réellement explicative du contenu et de la vérité des « thèses théologiques » (ou parathéologiques, si j'ose dire) attribuées à Lacan ? La connaissance des textes originaux dessert alors grandement le lecteur de ce livre. Le trouble intime que pouvaient susciter certaines formulations de Lacan, l'évidence du risque subjectif pris par quelqu'un dont tout le monde connaissait l'éducation catholique, le paradoxe d'un athéisme qui se revendiquait à certains égards comme plus véritablement catholique que la foi catholique elle-même, s'évanouit totalement dans sa restitution standardisée en généralités philosophiques ou éthiques, où le feu des contradictions tiédit doucement en gestion ingénieuse des paradoxes et des palinodies.
Jean-Daniel Causse se heurte là un paradoxe frappant. On a souvent noté que les grands penseurs du XXe siècle, tel Lacan, mais aussi Wittgenstein ou Heidegger, qui ont le plus insisté sur le caractère radicalement personnel de la position à adopter pour les comprendre, et douté publiquement que leur rapport propre à la philosophie (à la psychanalyse) soit directement transposable à d'autres existences que la leur, sont bizarrement ceux qui ont excité la plus incroyable prolifération de gloses et de commentaires, et de disputes entre disciples sur les plus adéquates à l'esprit authentique du maître. Pas plus que je ne voyais plus haut une lacune dans la déshistoricisation systématique de Lacan, pas davantage je n'imagine qu'il faille éclater de rire devant ce spectacle, ni même adopter une posture purement critique et disqualifiante. En réalité, c'est peut-être le point de départ d'une autre sorte d'enquête à la fois épistémologique et sociologique sur un fait intellectuel comme le lacanisme. Dans l'idéologie individualiste moderne, pour parler comme Louis Dumont, Lacan (ce contemporain de Sartre, lui disputant son audience) aura peut-être été celui qui a poussé le plus loin la question du « subjectif » pur, ce que je pourrais dire autrement en parlant de ce trait d'asocialité de l'individu qui est une valeur suprême de l'individu, la position d'exception qu'il assume en valeur par rapport à toutes les normes sociales, mais qui reçoit une sanction sociale dans les seules sociétés individualistes. Que la psychanalyse ait fourni son lexique, sa pratique, voire sa justification rationnelle à un tel projet, et que, réciproquement, elle en soit ressortie si profondément altérée eu égard au freudisme initial, voilà peut-être une hypothèse à soulever. Ce que Lacan est allé chercher dans le catholicisme, ce serait alors mon un ensemble de ressources intellectuelles et éthiques pour dénaturaliser la psychanalyse psychologisante et médicale de son temps, qu'une autre tradition de l'individuation radicale dans le rapport à l'acte, au verbe incarné, au prochain, à la faute (notamment sexuelle), à la transcendance de l'Autre, etc. Il devrait être permis de penser, sur une telle base, que le plus important n'est donc pas de souligner les ressemblances évidentes, ni les emprunts avoués, mais d'élucider le principe de distorsion, sinon d'annexion du religieux à ce qui est le plus violemment antireligieux. Un tel principe a certainement une expression conceptuelle (pourquoi pas philosophiquement articulée ?) ; mais sans élargissement de la focale sur le contexte social et politique immédiat, et sur les transformations anthropologiques plus générales du statut de l'individu dans les années 1950 à 1980, on ne comprendra rien à la puissance des croyances, aux engagements personnels, aux controverses savantes et aux tentatives d'institutionnalisation de la psychanalyse en France autour de Lacan. De ressource pédagogique, et mis en série avec de nombreux autres travaux du même genre, Lacan et le christianisme pourrait alors devenir un objet pour l'enquête sociologique.