Amour et sexe
1ère séance (20 septembre)
Je vais
travailler cette année sur des objets un peu différents de l’an dernier. Nous
allons parler d’amour et de sexe. Pourquoi ? J’espère que ça va émerger
progressivement après ce que j’ai raconté la dernière fois sur Bion. Comme
ce que j’essaie de présenter chaque année, c’est une question de situation
de la psychanalyse ou de ce que j’en lis et en entends dire, qui m’amène à
penser que ce n’est jamais inutile de centrer un séminaire de psychanalyse
sur ses raisons, sur les raisons de la psychanalyse, et sur la détermination
de ce qu’on entend par « psychanalyse », en fonction de circonstances
qui de l’avis général sont des circonstances un petit peu inquiétantes, puisque
la plupart d’entre vous sont suffisamment jeunes pour voir les difficultés
qui les attendent pour devenir analyste ou pratiquer l’analyse dans un environnement
qui soit moins hostile que celui qui semble se préparer.
Je vais
donc reprendre ce que j’ai essayé dans ce petit pamphlet, A
quoi résiste la psychanalyse ?, autour de ce que je considère
comme une réponse de la communauté analytique profondément inadaptée aux enjeux
de la situation, à la fois sociaux, intellectuels et culturels, et cela, du
fait des tonnes de généralités psychologiques qu’on a rabâchées sous toutes
les formes, en particulier à l’Université, surtout en psychologie clinique.
Cela devient inéluctablement ce que deviennent toutes les généralités psychologiques :
des généralités normatives. C’est-à-dire que là où il y a une désinsertion
absolument manifeste de la réflexion psychanalytique et psychologique du champ
de la science – ce qui n’empêche pas d’avoir les propos les plus ineptes sur
la science – on entre dans un deuxième registre, on ne peut même plus les
soutenir comme généralités psychologiques. Du coup, on se moque totalement
de ce que pensent les psychologues de la situation de la science ou de la
société. Ils sont réduits à des manœuvres d’opinion, des effets de masse.
On s’installe du coup dans un conflit imaginaire de généralités normatives,
et qui sont, je resserre le propos, l’écho de la dépossession du discours
légitime, du discours ultime sur le sexe et la sexualité. La psychanalyse
en est dépossédée. Complètement. Et en particulier de ce métadiscours sur
le sexe et l’amour, qui a été longtemps sa marque de fabrique et l’index de
sa présence dans la société. Que ce soit dans les propos sur le genre, les
minorités sexuelles ou du point de vue du relativisme post-structuraliste
chic, la psychanalyse devient une sorte de gadget pour décorer les bas de
page, ce qui lui retire absolument tout crédit. La psychanalyse anglophone,
même si peu de gens en France s’y intéressent vraiment, est très profondément
imprégnée par ce mouvement. Des gens comme Benjamin publie sur Gender and
psycho-analysis – c’est un de ses livres principaux –pour rester un peu
sur la crête de la vague : un peu de Foucault, un peu de Butler, avec une
totale liquéfaction de la consistance conceptuelle de la psychanalyse elle-même,
auquel on incorpore une sorte de relativisation historique ou morale de faible
niveau. Par opposition, dans ce conflit imaginaire, se construit un discours
normatif dans lequel l’ordre symbolique devient – ce qui n’est peut-être pas
l’intention de ceux qui le défendent, mais qui est en tout cas dans la réalité
idéologique du débat – une version de l’ordre moral dans le contexte de la
mondialisation, du néolibéralisme, etc., et dans lequel il s’agirait de « sauver
le sujet ». Une des raisons qui guident le travail que j’essaie de faire
sur ce qu’on appelle psychanalyse, c’est de trouver comment sortir de ces
impasses.
Pour
ça, j’ai mis comme question principale du séminaire de cette année, « ce
que la psychanalyse ne nous apprendra jamais du sexe », de façon à essayer
d’attraper quelque chose qui soit un peu plus consistant. A partir des limites
et des restrictions de ce qu’on s’interdira de dire, et de sur quoi on
s’interdira de légiférer a priori et de manière normative, repérer de
manière plus précise ce qu’au fond le peu de choses qu’on peut dire, mais qui
sont vraiment psychanalytiques. Même si ça implique de renoncer à l’utilisation
ordinaire du discours psychanalytique comme explication passe-partout. Si bien
que les deux axes que je vais essayer de coordonner cette année, et vous voyez
pourquoi on se rapproche doucement de la question de l’amour et du sexe, c’est
de savoir ce qu’il convient de penser de cette fameuse « normativité
phallique » que la psychanalyse lacanienne noue à la notion d’ordre
symbolique. Même si les gens reculeraient avec effroi devant le terme de norme,
c’est bien effectivement de cela qu’il s’agit, puisque c’est une question
essentielle, que de savoir si la jouissance est normée par cette référence que
Lacan a, pour des raisons que j’accepte et que je défendrai d’ailleurs,
rapporté à ce qu’il appelle le phallus.
Vous
savez qu’il y a trois types de jouissance, chez Lacan. Il y a cette jouissance
phallique qui est l’horizon de la jouissance des hommes, il y a une jouissance
autre que phallique, qui est dans Encore rapportée à la jouissance
féminine, et puis il y a une jouissance qui est Autre, qui n’est pas considérée
comme autre que phallique, et qui est une des jouissances auxquelles nous avons
affaire d’une manière extrêmement massive et sans qu’elle soit spécifiée
puisqu’elle passe justement par la déspécification pulsionnelle, dans la
jouissance toxique, par exemple. Et ces trois jouissances sont articulées
autour d’une certaine conception du phallus, de la différence sexuelle, et de
ce qui justement dans la jouissance du corps, n’est pas tempérée, encadrée,
normée, par la référence au phallus et à la différence sexuelle. Comme on sait,
les grands délires de transformation corporelle dans les psychoses
schrébériennes, par exemple, s’accompagnent en général d’un déchaînement de
sensations à la fois extrêmement voluptueuses et atrocement douloureuses, qui
parfois inversent complètement ce que nous supposerions être du plaisir ou de
la peine, de la douleur, etc. Je parlerai cette année, puisque c’est une chose
qui m’a été demandée, de cas cliniques, et je vous montrerai que dans certains
cas de transsexualisme, par exemple, il arrive qu’on soit absolument stupéfait
devant le fait que ce qui paraît normalement être de la jouissance agréable
peut se transformer de manière sidérante en quelque chose d’inverse, perturbant
complètement toute attente psychologique, qui fait qu’on a affaire à des corps
qui sont pris dans des coordonnées incroyablement différentes. Cette
jouissance, qui est tout simplement l’intensité de la vie, et qui est vécue par
chacun d’entre nous, rappelle Lacan, comme une fatalité – celle d’être attaché
à ce corps, d’être incarné, aussi bien dans son angoisse que dans son orgasme,
et éventuellement aussi bien dans ces sentiments de transformation transsexuel
que dans son hypocondrie – cette fatalité qui fait qu’il n’y a de jouissance
que du corps, serait vivable, et semble-t-il humaine, à condition d’être normée
phalliquement.
C’est
une thèse majeure de Lacan.
Mais
comme Lacan définit ce phallus comme un signifiant, en tout cas dans les années
60-70, il est facile, et ça a été fait, de retourner l’argument de l’arbitraire
du signifiant contre l’idée que le phallus serait un (le) signifiant normatif.
Rien n’empêche de relativiser cette jouissance, serait-ce à cause de
l’expérience extrême que représente un autre type de jouissance, comme la
jouissance toxique ou d’autres encore, du corps, très troublantes, comme on en
trouve dans certaines formes d’homosexualité, par exemple, et qu’on aurait bien
tort de juger phallique parce qu’il faut le pénis d’un autre pour les
ressentir, ou du moins, des sensations de pénétration. Quoi qu’il en soit, on
pourrait donc s’en passer, on pourrait sortir de cette normation sexuelle de la
jouissance, à volonté, par une sorte de choix. Vous savez qu’il y a toute une
poétique ou une rhétorique de ce genre-là dans la littérature des minorités
sexuelles dans le monde anglophone, mais aussi en France, mais il y a aussi
comme une éthique, c’est-à-dire comme un authentique déplacement, où la
jouissance sadomasochiste, ou un certain nombre de jouissances liées à
l’homosexualité, ou au transsexualisme, ou à l’automutilation ou la
consommation de certains toxiques, deviennent vraiment des alternatives
existentielles vécues, produites socialement, qui revendiquent une certaine
forme d’affranchissement et de transgression à l’égard de cette normativité
sexuelle phallocentrée. Ce serait futile si ça n’était pas la production d’un
certain nombre de personnes dont la dignité morale et l’intelligence sont hors
de question, et qui, surtout, autour de ces pratiques, font lien, sinon lien
social. C’est ça qui est très intéressant dans les travaux que Jean Allouch a
publiés depuis plusieurs années, de ces Américains et Américaines qui vivent
des existences fort invraisemblables selon les canons de la bienséance et du
conformisme sexuel. Quand on les lit, on ne peut être qu’impressionné par le
parcours que ça représente, et par la conscience de la transgression par
rapport à des expériences qui sont très bien repérées dans la psychanalyse, au
niveau de l’identité corporelle, au niveau des limites du corps, de la
variation des plaisirs, etc. « A volonté », c’est-à-dire en se
donnant toujours a priori, et avec une grande générosité dans le
raisonnement, un espace supplémentaire pour la transgression.
Car au
fond, si on peut sortir des limites de cette normativité phallique, c’est parce
qu’on suppose que s’il y a du phallus, c’est nécessairement par le simple fait
de poser du phallus, de l’Autre du phallus. On suppose qu’on peut décaler la
série, et on se donne un espace où écrire du hors-série, du hors-norme, où
penser du dehors par rapport à un dedans qui est toujours limité, circonscrit,
où on s’accorde généreusement – ce que je ne m’accorderai pas, je vous
expliquerai pourquoi – ce dehors. C’est ce qui est extrêmement frappant dans
tous ces raisonnements : l’infini est gratuit. Partout où il y a de la
limite, on suppose qu’il y a de l’autre côté, et on suppose que c’est une
propriété des concepts, que si vous avez une limite, vous avez ce qui la
délimite : elle s’ouvre toujours sur un dehors qui est posé par le simple
fait d’avoir posé la limite. Toute limitation poserait donc en elle-même sa
dé-limitation.
Quand
j’ai fait mon séminaire il y a plusieurs années sur la perversion, je vous
avais dit que ce qui caractérise la perversion et qui la rend si
extraordinairement rare, alors que les comportements pervers sont fréquents,
c’est que la perversion est une contre-éthique. C’est comme ça que j’avais
défini ce qu’est la perversion : elle doit fonctionner comme une éthique,
c’est-à-dire qu’elle doit avoir une logique et un mode de rationalisation
interne qui fait que les comportements ne sont pas réductibles à des attitudes
qu’on peut additionner en les rangeant dans un sac en disant : « il
est pervers parce qu’il fait ceci et cela, etc. ». C’est plutôt qu’il est
pervers parce qu’il fait ceci en raison de ceci, parce qu’il fait en
conséquence cela aussi, que les actions, donc, sont hiérarchisées,
ordonnées, etc. Dans notre civilisation, autant qu’on puisse s’en apercevoir –
j’avais commenté Sade à ce sujet –, tout ceci suppose une organisation
philosophique. Organisation que Sade revendique, sur un mode antithéologique.
D’un autre côté, dans tous les travaux que j’ai pu faire là-dessus, et avec les
patients qui ont bien voulu faire un bout de chemin avec moi dans ce registre
des expériences subjectives et existentielles extrêmes, je me suis aperçu que
ce n’est pas parce que quelqu’un dit qu’il organise sa vie comme une
transgression, qu’il est transgressif. Par beaucoup d’aspects, qu’il y ait
quelques individus d’exception, c’est une réalité, mais il n’y a certainement
pas de règles générales de la transgression à l’égard des grands signifiants qui
sont les piliers de l’ordre symbolique, en tout cas à l’égard du signifiant
phallique.
Vous
savez que cette idée aboutit à cette position un peu problématique, qui me fait
dire que « le » transsexualisme n’existe pas. C’est une catégorie
entièrement imaginaire, qui sert à mettre d’accord certains discours – en
particulier l’idée que le sexe serait quelque chose comme une limite qu’on peut
franchir indifféremment dans un sens ou dans un autre, qu’il y a une « trans »-sexualisation.
Mais à proprement parler, lorsqu’on examine ce qui se passe et les enjeux de ce
qu’on appelle le vœu de « changer de sexe », on arrive à des
constellations extraordinairement différentes, qui posent problème par rapport
à ce qu’on appelle « le » transsexualisme. Ce n’est pas du tout
évident que ça existe.
Vous
entendez sûrement qu’en critiquant l’idée que c’est trop facilement qu’on se
donne cette transgression en matière de sexe, j’ai l’intention de faire baisser
les choses d’un cran. Baisser les choses d’un cran en rappelant, par rapport à
ce que c’est que la normativité sexuelle, ce que dit Lacan, qui est que si une
cure ouvre à un sujet un certain chemin vers sa jouissance – elle débouche,
elle désengorge, je ne sais pas comment dire, mais enfin c’est pulsionnel –
elle ne lui fait pas faire ce chemin. C’est-à-dire que ce qu’une analyse peut
faire, c’est certainement laisser quelqu’un devant un chemin moins encombré
vers la jouissance vers laquelle il ira ou n’ira pas, et d’une manière
extrêmement importante pour penser ce que c’est que la neutralité analytique, à
son gré. « A son gré », mais on peut dire
aussi : « à ses risques et périls » ! Je ne sais pas
si la psychanalyse nous l’apprendra jamais, mais une chose me semble tout à
fait claire, c’est qu’une psychanalyse ne nous apprendra jamais ce qui est bon
pour nous. Elle ne nous l’apprendra pas, et en particulier elle n’accompagne
pas les gens jusqu’à ce point où ils vont se saisir de ce qui est bon pour eux.
Déboucher
le chemin, c’est je vous le rappelle, chez Lacan, le jeu sur la lettre a.
La lettre a qui représente à la fois le petit autre, c’est-à-dire cette
image spéculaire phalliquement investie qui sert de bouchon dans
l’identification oedipienne, et la transformation de ce petit autre dans lequel
l’image s’est aliénée, cette image idéale dans laquelle nous sommes
méthodiquement pris, et qui a sa valeur phallique dans l’Œdipe, qui est
l’indication d’un trou. C’est pour ça d’ailleurs qu’il l’écrit « a »
en italique et « a » en caractère romain : c’est pour
montrer que la même lettre désigne l’accès à la libération d’un chemin, et
l’obstacle qui se tient comme image spéculaire, investie phalliquement, sur le
chemin de cette réalisation. Alors vous me direz : « Mais quand même,
est-ce qu’on peut tenir un propos comme celui-là, très sympathique, qui
consiste à dire qu’on désencombre juste le chemin que chaque sujet parcourt
vers sa jouissance, mais quant à sa jouissance, on la lui laisse à ces risques
et périls ? Est-ce que ça peut être n’importe quelle
jouissance ? Est-ce que, par exemple, on peut à la fois prêcher
l’abstinence à l’égard des fins de la satisfaction subjective de quelqu’un, et
d’un autre côté rester indifférent au fait que la jouissance vers laquelle
quelqu’un se précipite peut être une jouissance folle ou une jouissance
perverse ? »
C’est
là que je voudrais faire intervenir ce que j’ai raconté l’an dernier sur Bion,
avec la question qu’il pose de la cure du psychotique, et de l’articulation
qu’il fait entre l’appareil psychique, l’appareil à penser les pensées, entre
les pensées qui sont pensées et les pensées pensantes. Vous vous rappelez ces
passages que je vous avais commentés – qui sont à mon avis les passages les
plus audacieux et les plus profonds, dans lesquels Bion envisage la possibilité
qu’au lieu de penser des pensées maniaques et d’être détruit par ses pensées
qui disloquent dans la mécanique de l’identification projective le psychisme
projette à l’extérieur, le morcelle, et puis revient de façon persécutive sur
le sujet – qu’on pourrait dans le cas d’un transfert à l’intérieur de
l’analyse, produire un appareil psychotique à penser les pensées. C’est-à-dire
que certaines pensées psychotiques puissent devenir des pensées pensantes. La
question de Bion est celle-ci : que fait-on avec un patient – cette question
se pose à chaque fois qu’on a des patients qui sont des vrais schizophrènes,
comme celui dont je vous ai parlé l’an dernier – qui prennent conscience qu’ils
sont fous ? Comment peut-il avoir la possibilité de penser
schizophréniquement, au lieu d’être attaqué par des pensées
schizophréniques ? Bion pose la question simplement, de savoir si on peut
passer de l’un à l’autre, et comment. Ça
implique la fonction prothétique de l’analyste dans le transfert, puisque c’est
la pensée de l’analyste, c’est la personne de l’analyste qui devient du coup le
réceptacle des pensées pensables. Quand vous avez la grippe, le patient est
hospitalisé, et quand vous mourrez ou prenez votre retraite, le patient se
suicide ou meurt. Car ce sont des articulations définitives, qui se nouent.
Néanmoins, cette possibilité me paraît tout à fait fondamentale, parce que
l’éthique analytique se manifeste chez Bion par le fait qu’en ce sens-là, une
pensée folle peut passer au statut de pensée pensante. C’est pour ça que je
faisais le rapprochement avec Lacan, exactement comme le type de nouage tout à
fait particulier que Joyce fabrique avec son propre rapport au langage, et son
impossibilité totale de s’apercevoir que sa fille est schizophrène et délire
complètement ! C’est une chose qui sidérait les gens qui voyait Joyce et
sa fille, n’est-ce pas : Joyce était parfaitement capable d’avoir les
entretiens les plus intelligents et les plus drôles, mais il était incapable de
percevoir dans l’échange avec sa fille la schizophrénie de son enfant. En tout
cas, cette possibilité d’avoir des pensées pensantes, un rapport au langage,
une invention réussie de la langue – le succès le plus inouï qu’on puisse voir
dans une psychose : inventer une langue ! – maintient les choses à
l’intérieur du cercle de la pensée humaine. C’est-à-dire qu’il y a quelque
chose là, qui reste humain, d’être passé du côté des pensées pensantes. C’est une
pensée qui nous marque comme psychanalyste à la fois à l’intérieur de la
culture, et en opposition à la culture, et notamment à la culture scientifique,
au sens où nous osons défendre que des schizophrénies extraordinairement
déficitaires ne sont pas des déficits. Il y a des modalités des constructions
de l’appareil psychique possible, des choses qui nous donnent l’impression
d’être des délabrements quasiment neurologiques, dont nous disons, en allant
extrêmement loin, que ça fait partie de la condition humaine. Quand évidemment
on nous voit intervenir auprès de nos patients, dans un cadre hospitalier, on
nous considère aussi fou qu’eux. A juste titre d’ailleurs, puisque c’est bien
évidemment nous qui fournissons, dans ce dispositif, tout ce qui permet à
toutes ces pensées d’être des pensées pensantes. Il n’y a donc aucune espèce de
raison que nous nous en exceptions. Lorsqu’une ou deux personnes ont lu le
séminaire de l’an dernier sur la prise en charge de patients schizophrènes que
je suis depuis de longues années, ils étaient effrayés de la nature de mes
interprétations, qui leur paraissaient aussi folles que la folie.
J’interviens
donc avec cette notion de condition humaine, parce que c’est exactement cela
qui peut d’une certaine manière modifier l’intelligence de ce qu’on appelle la
normativité phallique. C’est de considérer ce phallique comme quelque chose qui
finalement est en jeu chaque fois que nous produisons une extension du
concept d’humanité au point d’inclure des gens qui comme les schizophrènes, ou
les grands maniaques, ou les enfants totalement autistes, sont mis aux limites
de ce qui est psychiquement supportable pour chacun d’entre nous. Autrement
dit, c’est parce qu’il y a cette extension potentielle de la condition humaine
grâce à Φ, qu’à l’intérieur de ça peut se dessiner un nouvel espace, une
nouvelle répartition du normal et de l’anormal.
Evidemment,
comme il s’agit ici de sexe, je privilégierai deux objets : l’un est le
transsexualisme, et l’autre, c’est l’érotomanie, notamment l’érotomanie de
transfert, c’est-à-dire ce qui se passe quand les patients déclenchent un
délire érotomaniaque sur l’analyste, avec la fameuse question de savoir si
c’est une faute technique ou pas. En tout cas, c’est embêtant pour l’analyste
dans son quotidien, mais c’est quand même une question de second plan par
rapport à la question de savoir ce qu’on fait, de la question de la cohérence
de l’analyste avec sa position inconsciente, et de son engagement à l’égard de
ses patients. J’ai parlé du fou, j’ai parlé aussi du pervers. Je n’en
discuterai pas beaucoup, mais il me semble qu’il y a quand même un truc qu’il
faut dire sur la perversion, et notamment la perversion des analystes. Il y a
plusieurs années, vous le savez, il y a eu une grave crise dans la société
britannique de psychanalyse, parce que Masud Kahn – le secrétaire de Winnicott,
qui tous les jours s’allongeait sur son divan – s’est révélé être un personnage
pervers, qui avait manipulé des patients de façon atroce, les plongeant dans un
alcoolisme terrible, etc. J’ironise sur cette question, parce que la Société
britannique de psychanalyse n’a rien trouvé de mieux à faire pour lutter contre
cette chose horrible, qu’il puisse y avoir de la perversion dans sa Société,
qu’en créant un comité d’éthique. Ce qui est extraordinaire, du coup, c’est à
quel point un certain souci du conformisme peut nous faire oublier que la perversion
est une domestication du mal, de la mort. La perversion, c’est ce qui permet de
garder le mal à l’intérieur des familles. C’est un succès, une perversion. Ce
qu’on voit toujours, c’est ce qui pourrait être mieux. Mais c’est faute
d’imagination devant ce qui pourrait être pire. Un symptôme pervers, c’est un
symptôme, c’est-à-dire véritablement un moindre mal et le plus de
plaisir par rapport à quelque chose qui peut être beaucoup plus grave.
C’est ce dont nous ne nous apercevons pas souvent, mais j’ai toujours pensé que
les médicaments qu’on donne aux malades ne vous donnent aucune représentation
de ce que peut être une schizophrénie ou une manie non soignée, ou une paranoïa
qu’aucun mur d’asile n’arrête. Devant l’état d’anéantissement psychique que nous
pouvons connaître, on comprend très bien qu’il y ait des aménagements pervers.
C’est une des choses sur lesquelles je reviendrai lorsque je parlerai de
perversion relativement grave, dans le cas de transsexualisme. Il y a des gens
qui sortent de psychoses transsexuelles extraordinairement graves par des
étayages pervers dont il ne vaut mieux pas que la police entende parler, mais
qui sont néanmoins des choses qui sauvent littéralement les sujets.
Lorsque
je parle d’amour et de sexe, c’est donc pour ouvrir cette question du
signifiant phallique, et bien sûr pour soulever la question du nœud phallique
entre l’amour et le sexe. « Sexe » que je prends aussi bien lorsqu’on
dit « le sexe », c’est-à-dire le désir sexuel, les activités sexuelles
– plaisantes ou déplaisantes – et c’est aussi au sens où il y a deux
sexes, ce qui est une chose problématique. Parce que ce n’est pas évident que
l’amour aille avec le fait qu’il y ait deux sexes. Donc ce qui m’importe, c’est
d’articuler le caractère phallique du nœud, entre amour et sexe.
Pourquoi ? Parce que pour Lacan, s’y concentrent quatre choses. La
première, c’est ce qui régule la projection narcissique. Elle est régulée par
le fait que l’image projetée est une image phallique. La deuxième chose est
qu’elle régule une identification sexuelle : on est d’un côté ou de
l’autre d’une certaine mise en fonction du phallus. Troisièmement : c’est
un bornage pulsionnel de la jouissance du corps. C’est parce qu’il y a une
jouissance pulsionnelle distribuée dans les yeux, dans les oreilles, dans les
organes génitaux, dans l’anus, etc., qu’il n’y a pas de jouissance – jouissance
ou douleur – qui se balade partout comme celle qu’on voit dans l’hypocondrie
délirante. Et enfin, parce qu’avec Φ, nous pouvons connecter le discours
de la psychanalyse avec un certain nombre de mythes – Narcisse, Œdipe,
etc. – dont la texture à la fois symbolique et imaginaire imprègne le propos
sexuel.
Amour
et sexe sont noués par Φ sous une deuxième condition, qui est une
condition d’asymétrie, chez Lacan. On ne fait pas de psychologie, on fait de la
psychanalyse, donc tout ce que nous disons ne vaut que par son incidence
transférentielle. Cette asymétrie entre amour et sexe ne peut apparaître nouée
phalliquement, qu’à l’intérieur de l’asymétrie transférentielle, la disparité
des places, la non-réciprocité. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire
un certain nombre de choses tout à fait triviales qui sont les aliments
essentiels du transfert, mais parfois elles sont tellement triviales, qu’on ne
s’en rend pas compte. Il y a ainsi une chose que vous supposez toujours à votre
analyste, c’est qu’il ou elle s’y connaît en amour. Si vous ne supposiez pas
que votre analyste a quand même une idée de ce qui se passe au lit, il vous est
impossible d’évoquer quoi que ce soit. C’est pour ça qu’on ne peut pas être
analyste trop jeune : nous n’ouvrons la bouche que devant quelqu’un dont
nous avons supposé qu’il n’est pas sans en savoir quelque chose. La posture kleinienne
qui consiste à dire qu’à partir du moment où vous ouvrez la porte de votre
cabinet, le patient voit immédiatement et d’emblée la scène primitive –
position assez radicale, vous le voyez, sur le plan du transfert ! – elle
procède de ça. C’est rappeler, immédiatement, qu’il n’est question que de cela.
La deuxième chose qui est un peu moins triviale, c’est de considérer que
l’analyse est un très bon moyen de déclencher une érotomanie. Avec les
psychoses, le pire n’est pas de déclencher quelque chose de persécutif – cela,
on sait s’en débrouiller, il suffit de faire l’imbécile, c’est la règle
essentielle, et ce n’est en général pas compliqué parce qu’on ne sait pas, en
général, en imbécile véritable, pourquoi diable on a déclenché quelque chose de
persécutif –, mais quelque chose d’érotomaniaque, car le patient, là, ne s’en
va pas. Là, les ennuis commencent. Si le transfert, n’est pas une version de
l’hypnose, c’est qu’il se passe quelque chose en analyse qui modifie
irréversiblement un sujet et sa position, et le meilleur exemple qu’on puisse
en donner, c’est l’érotomanie. En bien comme en mal. Parce qu’à partir du
moment où vous acceptez cela comme une des coordonnées structurales du
transfert, il se peut qu’il y ait des occasions où on espère déclencher une
érotomanie, pour éviter pire : un suicide, des actes dangereux, etc.
Encore moins trivial que l’érotomanie, mais plus sophistiqué en particulier
avec les paranoïaques, une analyse, ça peut déclencher une transsexualisation.
D’un coup, le patient sent qu’il y a des seins qui lui poussent ou que quelque
chose est en train de se transformer dans son corps. Ça montre que ces
asymétries transférentielles sont la condition de manifestations de ce que
j’appelle le nœud de l’amour et du sexe.
Un
dernier aspect que je voudrai signaler est un aspect méthodologique qu’on
oublie toujours, parce qu’au fond on n’ose pas le dire. Comme nous ne sommes
pas des psychologues et comme nous ne nous intéressons strictement qu’à
l’inconscient, je vous rappelle que lorsque quelqu’un vient vous voir, s’assoit
et se met sur un divan, ou bien qu’il vient avec sa maman qui lui tient la
main, nous ne savons pas si c’est un homme ou une femme, un garçon ou une fille.
Nous ne le savons absolument pas ! C’est une des choses qui m’a le plus
frappé en lisant les psychanalystes qui se sont occupés des transsexuels. Nous
avons affaire à quelqu’un = X qui a un problème avec son corps, avec son nom,
avec son image, avec ce que les autres pensent de lui, avec ses parents, etc.,
dont rien ne vous garantit que, du point de vue psychanalytique, c’est un homme
ou une femme. Autrement dit, et j’insiste sur ce point, lorsque Freud parle de
la bisexualité psychique avec Fliess, il ne faut surtout pas traiter ces
affaires-là en disant que c’est je ne sais quelle résurgence d’une
psychobiologie du 19ème siècle bizarroïde ! C’est en réalité
totalement pratique et immédiat. S’il y a bisexualité psychique, alors vous
avez un X devant vous qui cherche aussi bien en lui-même qu’en son objet des
satisfactions masculines et des satisfactions féminines. Comment il se situe
là-dedans, vous n’en savez fondamentalement rien, et d’ailleurs on peut faire
une analyse sans en savoir grand-chose au bout du compte. C’est la raison pour
laquelle Bion note l’identification projective par les symboles masculin et
féminin : ♂♀. C’est une manière de rappeler qu’il n’y a jamais
de pulsion de satisfaire en soi et d’objet qui ait en lui de quoi satisfaire les
pulsions, que sous le sceau de ce rapport bisexuel du masculin et du féminin.
C’est pour ça qu’il écrit avec le symbole de mars et le symbole de vénus collé,
et cela, c’est tout simplement ce à partir de quoi je propose de lire Φ
chez Lacan. Donc X, et c’est ça l’affaire, dont l’organisme tombe enceinte, par
exemple, ça n’est pas pour ça que ça en fait une femme ! Et ce n’est pas non
plus le contraire parce qu’elle se regarderait dans la glace et que X y verrait
le visage de son père, ou qu’en plus X porte un prénom ambigu, etc. Il suffit
de voir comment les enfants vont s’arranger pour faire ce nœud, d’être X qui
s’appelle Juliette, qui porte des jupes, qui a des tresses blondes, etc., mais
qui en même temps est un garçon. Le sens commun ne s’applique pas à ce qui nous
intéresse du point de vue psychanalytique. C’est bien pourquoi, lorsqu’on se
pose la question de savoir, en lisant Encore chez Lacan, comment il peut
y avoir des sujets inscrits du côté homme alors qu’ils ont des corps féminin,
comment peut-on trouver cela paradoxal ? Ce n’est pas paradoxal, c’est la
condition de la psychanalyse ! Car vous ne savez pas de quel côté celui/celle
qui est en face de vous se range. Ce que nous appelons homme ou femme n’a rien
à voir avec les arrangements que telle ou telle culture propose.
Lacan a
donc parfaitement vu et compris qu’en écrivant Φ comme un signifiant, il
se prêtait immédiatement à la question de la relativisation de Φ. Il y a
un texte stupéfiant sur le « phallus lesbien » de Judith Butler qui
montre comment à partir de cette chose extrêmement simple, presque enfantine, que
si Φ est un signifiant, il est relatif, et que si il est relatif, il n’y a
pas de raison que les gens soient hétérosexuels plutôt qu’homosexuels. Le
fondement de ces choses-là est dérisoire. Mais on voit très bien que Lacan,
lui, y avait pensé. C’est pour ça que dans l’évolution de sa pensée, Φ, au
lieu d’être simplement un signifiant, devient une fonction. La fonction Φ.
C’est d’autant plus drôle qu’il invente la fonction Φ au moment où
Foucault au collège de France travaille sur la « fonction psy » !
Manifestement, il y a là une tentative de montrer que la psychanalyse n’est pas
simplement le dernier avatar de la dite fonction psy. Si c’est une fonction Φ,
ça mobilise les fameux quanteurs de la sexuation, toutes ces écritures logiques
à propos desquelles beaucoup d’encre a coulé, dont la première fonction est de
rendre beaucoup plus cher, beaucoup plus coûteux à celui qui le voudrait, la
relativisation de de Φ. Parce qu’à partir du moment où elle devient
quelque chose d’opératoire, qui permet de produire une combinatoire spécifique,
de distribuer des jouissances, de les articuler entre elles, il est beaucoup
plus difficile de le considérer comme une borne relativisable de la condition
humaine.
Je vais
vous proposer cette année une approche tout à fait différente. Guy Le Gaufey,
qui a écrit un livre profond sur ces questions d’écriture de la sexuation chez
Lacan, viendra causer. Je vais faire un exposé sur son travail qui me paraît,
depuis le livre de Geneviève Morel sur les transsexuels, être ce qu’il y a de
plus intéressant sur ces questions. Je ne laisserai donc pas de côté la
clarification de ce que Lacan a bien pu vouloir dire en employant des machins
aussi étranges.
*
Je vais
cependant prendre les choses d’une autre manière. Je vais les prendre en me demandant
comment se serait construit historiquement ce nœud Φ entre amour et
sexe. Et notamment, d’une façon qui nous intéresse spécialement parce qu’elle
est devenue la norme dominante de notre sexualité et de notre amour, comment
l’amour s’est articulé à la différence des sexes. Ce qui n’est absolument pas
évident, et notamment dans l’Antiquité, puisque vous le savez, il suffit
d’ouvrir Platon, pour se rendre compte que le rapport au pais, à
l’enfant, puer en latin, est une norme classique de l’amour : du rapport
de l’éromène à l’éraste.
Et
c’est pour ça que je m’avancerai cette année dans une lecture assez serrée,
assez soigneuse, d’Ovide. J’ai choisi un Grec et surtout pas Platon et surtout
pas Le banquet, pour une raison simple : les romains sont des gens
comme nous, par beaucoup d’aspects. Il est bien difficile de se représenter
comment les grecs pouvaient vivre, tandis que les Romains, c’est épouvantable
comme ils nous ressemblent ! Pour une raison simple, comme disait
Hegel : c’est que ce sont des individus ! Il y a une
conscience de la vie individuelle chez les Romains, une organisation de la
société autour des intérêts individuels et autour du problème du droit, de la lex,
qui est une chose qu’on ne voit pas dans les sociétés traditionnelles. Et
d’ailleurs, plus on connaît les Grecs, et plus les moyens employés pour les
comprendre sont ceux de l’anthropologie, et plus les Grecs sont comme des Papous,
en réalité : ils sont aussi loin que cela de nous.
Pourquoi
donc Ovide ? Parce qu’il est un pilier de la culture occidentale,
peut-être pour la raison même que c’est lui qui a créé, et d’une manière
extrêmement précise, notamment dans l’Ars amatoria (L’art d’aimer)
dont je commenterai nombre de passages, ce nœud particulier de l’amour et de la
différence des sexes. Il l’a payé très cher, il l’a payé de l’exil et de la
mort en exil. Ses cendres n’ont pas été ramenées à Rome, et l’administration
impériale a peut-être veillé à ce que nous ne sachions même jamais quand il
était mort. Il y a des hypothèses : il serait mort en 17, en 18, mais on
ne sait pas bien. Il a été exilé par Auguste, et après qu’Auguste ait adopté
Tibère, Tibère ne l’a pas rappelé et l’a laissé mourir à Tomès au bord de la
mer Noire. La raison, il la donne dans les Tristes, sous une formule
totalement énigmatique et sur laquelle des livres entiers ont été écrits :
« j’ai vu ce que je ne devais pas voir ». Il aurait vu à la cour
impériale ce qu’il n’aurait pas dû voir, mais je vous donnerai d’autres
raisons. Pourquoi est-ce un pilier de la civilisation occidentale ? Parce
que tout Ovide a nourri, a été recopié, jusqu’à aujourd’hui, comme une broderie
infinie autour de ce thème : l’impureté sexuelle de l’amour. C’est un
thème radicalement anti-platonicien, qui est contre le Banquet, qui est
contre l’interprétation néo-platonisante du Banquet qui fait de l’amour
un moyen d’accéder à l’idéal. Ce qui marque Ovide, de façon absolument
radicale, c’est de marquer que l’amour est impur parce qu’il est sexuel.
Première impureté. Deuxième impureté : l’amour introduit lorsqu’il est
pur, du trouble à l’intérieur du désir sexuel. Tantôt c’est le désir qui
trouble l’amour, tantôt c’est l’amour qui trouble le désir. Ce chiasme
d’impureté, est articulé chez lui à l’élection de l’hétérosexualité comme
paradigme du véritable amour – il le dit explicitement dans l’Ars
amatoria : « Je renonce aux garçons » –, avec une dimension
tout à fait saisissante, c’est l’exigence d’une égalité des jouissances entre
l’homme et la femme, qui se traduit dans les deux premiers chants de l’Ars
amatoria par les moyens qu’a l’homme d’exciter la jouissance de la femme,
puis à la fin, les moyens qu’a la femme d’exciter la jouissance de l’homme, et
qui fait de cette égalité des jouissances un enjeu éthico-poétique. Ouvrez le Satiricon,
par exemple, la réciprocité des jouissances n’est en aucune manière une norme
du véritable amour. Il y a toujours, certes, dialogue avec le Banquet,
avec l’eros grec, à travers le mythe, bien sûr. Mais même lorsque Ovide utilise
les motifs platoniciens, c’est toujours en les tournant de manière à introduire
la dimension chiasmatique de l’impureté. Autant vous avez une tradition claire
de Platon aux néoplatoniciens, puis aux néoplatoniciens de la Renaissance, en
passant par Dante, autant vous avez en contrepoint la tradition d’Ovide, où la
présence charnelle de l’amour sexuel double et infecte comme un second discours,
validé par son ancienneté, etc., le discours régnant sur l’amour dans la
civilisation occidentale. Au point que vous en trouvez au Moyen-âge un nombre
de versions extraordinaires, c’est un exercice fondamental qu’on appelle
l’Ovide moralisé. « Ovide moralisé », c’est réécrire le texte d’Ovide
en sorte de résorber si possible à l’infini cet écart qui fait que l’amour
platonicien (qui donne accès à l’idéal) est un amour pensable sur le mode
théologique, tandis que l’amour d’Ovide est et reste un amour sexuel.
Evidemment, ça se mélange à des références sophistiquées, au Cantique des
cantiques, au problème dans la Bible, de savoir comment le rapport de
l’homme et de la femme a une signification spirituelle. L’Ovide « moralisé »
est donc un travail extrêmement sophistiqué qui a occupé des générations et
pendant des siècles, comme un travail inlassable sur l’appropriation des signifiants
fondamentaux de l’amour.
Quelque
chose est très sensible là-dedans : ces gens connaissent les
Métamorphoses, etc. Discréditer l’amour comme amour sexuel, c’est important
pour eux, parce que le propre de l’amour sexuel serait d’être païen. Ainsi, l’expérience
cruciale ne serait plus l’expérience mystique, c’est-à-dire le rapport de l’âme
à un idéal, mais l’expérience de la métamorphose ! Et la métamorphose,
c’est la présence réelle du dieu dans un corps. Ils sont très conscients
du fait que le problème de la moralisation de l’Ovide est là : allons-nous
vers la jouissance mystique par le biais d’un amour épuré, ou allons-nous vers
la métamorphose de la chair qui est païenne, et qui est, mesurez-le, le
blasphème absolu dans la perspective de l’incarnation ? Voyez ce qui a poussé
toutes ces élaborations.
Cette
année, j’ai donc envie de vous faire lire autre chose que les grands auteurs du
néo-positivisme logique britanniques des années 50. Il y a Montaigne, et en
particulier un moment crucial chez Montaigne, c’est le cinquième essai du livre
3 : « Sur quelques vers de Virgile ». Cet essai est une
réhabilitation d’Ovide, un Ovide dé-moralisé, s’entend. C’est évidemment
ironique, puisque Virgile est l’autre grand poète, et que les Métamorphoses
qui ont la forme imposée d’une consécration d’Auguste et de son accomplissement,
l’établissement de l’empire Romain, se terminent par la métamorphose de César,
de la même manière que le poème de Virgile est le poème augustéen, c’est le
grand poème fondateur de l’Imperium, qui est considéré comme la restitution des
anciennes valeurs de la République – grâce à la bienveillance d’Auguste –
détruites par la guerre civile. Parler « sur quelques vers de Virgile »,
c’est ici complètement ironique, puisqu’en fait il n’est question que de la
façon dont la poésie érotique latine nous indique une sagesse opposée à
l’héritage virgilien, lequel est entièrement au service de l’ordre et du
pouvoir. Les traces s’en trouvent également dans ce qu’on appelle les Héroïdes.
Ce sont des lettres fictives de femmes à des hommes, dont une des
manifestations ultérieures les plus impressionnantes, c’est La religieuse
portugaise de Guilleragues. La religieuse portugaise au 17ème
siècle, c’est une sorte d’extraordinaire travail lyrique et élégiaque sur la lettre
d’amour, sur le modèle des Héroïdes d’Ovide.
Alors,
que s’est-il passé ? Pourquoi la parution de l’Ars amatoria a-t-elle
déclenché l’exil d’Ovide ? Auguste, au moment où il prend le pouvoir,
essaie de rétablir les valeurs de République, qui sont exaltées par Tite-Live –
qui était d’ailleurs républicain et pas du tout partisan d’Auguste. Les
premières lois d’Auguste sont ce qu’on appelle les « lois morales »,
dont la plus célèbre est la loi Julia qui porte sur la répression de
l’adultère. Se crée alors dans le contexte de l’époque, une situation qui est
je crois très parlante et qui nous rend ces gens d’une proximité inouïe, c’est
qu’il y avait deux parties pour la paix. Il y avait ceux qui considéraient que
la paix était le moyen de se livrer enfin au plaisir après les années de guerre
civile, et puis il y avait ceux qui considéraient que la paix et le pouvoir
d’Auguste était le moyen de rétablir l’ordre et la vertu. Il y avait deux
interprétations de la paix. Evidemment l’interprétation de l’ordre est celle de
Virgile, et celle des plaisirs est celle d’Ovide. Le choix des Métamorphoses
contre L’Enéide, par exemple, est interprété dans la politique
impériale – car tous ces gens se connaissent (il n’y a aucun doute que pour
Auguste, Ovide soit le plus grand poète depuis la mort de Tibulle et de Properce).
Qu’est-ce que la paix ? Est-ce que la paix est du côté des plaisirs –
vous reconnaissez là le motif épicurien – ou est-ce l’ordre ?
Ce questionnement
subsistera dans notre civilisation. Un autre moment exemplaire, c’est
l’émergence des « libertins érudits ». Il y a un beau livre de
Jean-Charles Darmon sur La Fontaine et son milieu qui raconte très bien que
tous ces gens-là étaient pour Louis XIV et le pouvoir absolu, car quand il y a
le pouvoir absolu, la guerre civile, la Fronde, s’arrête, et on peut par conséquent, dans son jardin, traduire
Tibulle, Sapho, etc., entre amis, en grec, en latin. Personne ne nous embête,
on couche avec qui on veut, et on va ensuite à l’église sans qu’on vous cherche
noise, etc. La paix civile garantit la possibilité de la vie libre. D’un autre
côté, vous avez ceux qui pensent que le pouvoir monarchique est le moyen
d’établir la vertu. Donc vous avez un épicurisme qui va du côté des libertins,
et qui s’oppose au stoïcisme chrétien qui est l’idéologie normative de
Corneille et de ce type de penseur.
Il faut
se plonger dans cet espace-là (et dans ses prolongements modernes) pour
comprendre comment on a pu exiler celui qui avait dit et écrit pour la première
fois, ces choses inouïes sur l’égalité de la jouissance sexuelle entre homme et
femme, sur le choix de l’hétérosexualité, qui est une autre manière de nommer
l’exigence d’égalité, sur le choix enfin de la liberté comme condition morale des
rapports sexuels, etc., par opposition avec la pédérastie avec les esclaves Il
y a eu à l’époque, à ce qu’on sait, une tentative de supprimer certains textes,
en particulier l’Ars Amatoria, mais il semble que les copies se soient
tellement diffusées que la censure impériale était incapable de tout contrôler.
Et on voit même sur les murs de Pompéi les vers d’Ovide, de l’Ars Amatoria.
C’est dire à quel point ça s’était diffusé culturellement.
Mon
idée, toute excessive qu’elle soit, c’est donc qu’Ovide est le père de cet
espace à la fois culturel et érotique noué par Φ. Et c’est précisément
parce que nous comprenons et parce que nous pouvons nous identifier à ce type
de propos, que nous oublions que ça a pu être, à un certain moment, une rupture
extraordinaire. Comme nous sommes dans l’aval de ce coup d’envoi ovidien, nous
ne voyons plus le coup d’envoi en tant que tel. Nous sommes en fait sous le
coup de cette organisation poétique de « l’art d’aimer » et de « la
métamorphose », de manière telle que lorsque nous voyons très bien ce qui
est en cause dans l’érotisme ovidien, nous oublions qu’il est lui-même une
rupture extraordinaire par ce qu’il révoque. Il tourne la page.
Ça a
deux conséquences majeures.
C’est
d’abord l’interprétation des métamorphoses qui est le motif fondamental de la
poésie ovidienne, puisque même Les fastes ne se justifient esthétiquement
que par les métamorphoses qu’on y lit. Or, qu’est-ce qui déclenche les
métamorphoses ? C’est toujours une histoire d’amour. Que ce soit le dieu
qui s’empare de quelqu’un qui veut échapper à son désir, ou le désir qui se
porte sans savoir vers un dieu, la métamorphose est l’espace à l’intérieur
duquel par l’amour et le sexe noués par Φ de la manière la plus formelle,
la vie pure dans son flux infini prend sa structure dans une alternance et un
trouble particulier, dans une violence particulière liée à l’érotisation du pur
amour, au trouble amour à l’intérieur du désir. Et c’est ce trouble qui
précipite, que ce soit dans le sens de l’amour sur le désir ou du désir sur
l’amour, la transformation qui va toucher non pas des âmes, mais des corps. Je
vous scande les vers du tout début des Métamorphoses d’Ovide :
In noua
fert animus mutatas dicere formas
corpora…
Le mot corpora
est rejeté, qu’annonçait l’épithète nova.
« Mon
intention est de parler de formes métamorphosées / en corps nouveaux ; dieux
qui avez pris part à ces transformations,/ inspirez mon entreprise et
accompagnez ce poème,/ qui des origines du monde jusqu’à nos jours, est
éternel ».
C’est
le flux de la vie absolue qui est pensé, grâce à ce nœud de l’amour et du désir
sexuel, comme produisant les transformations des formes et qui engendre les
nouveaux.
La
deuxième conséquence fondamentale de ce nouage ovidien, et je mentionnai les Héroïdes
à ce sujet, c’est la naissance de la psychologie. Et comme vous le savez, il
n’y a de psychologie que féminine. L’invention de la psychologie, c’est quand
on commence à se demander ce qui se passe dans la tête d’une femme. C’est
quelque chose d’inouï qui est produit dans la forme littéraire des Héroïdes.
Autrefois, la question rhétorique de l’affect dans les écoles de rhéteurs, ce
qu’on appelle les suasoria. Les discours qui sont faits pour dominer,
sont des discours qui sont exclusivement réservés à la question du tribunal.
Comment persuade-t-on quelqu’un de vous donner un droit ? Les suasoria sont
exclusivement réservés à la question du tribunal : comment est-ce qu’on
persuade quelqu’un de vous donner un droit ? Les suasoria ovidiennes,
et c’est une tradition qui n’existe absolument pas avant lui, et qui va exister
après lui, c’est que le cœur de la rhétorique, c’est de persuader une femme de
coucher avec vous. La vraie preuve que la parole porte, c’est la séduction. Les
discours suasoires, ce sont les discours de persuasion, mais totalement
détournés de l’acception romaine, légitime, de la formation des jeunes gens au
tribunal. C’est ici détourné au service de l’érotisme, avec dans les Héroïdes,
un modèle supérieur de discours suasoire qui en est sa forme, qui est le
rapport de Psyché et Eros.
Parmi
les belles choses que vous pouvez lire cette année, achetez L’âne d’or
d’Apulée. C’est incroyable, c’est comme Cervantès et Shakespeare. C’est à peu
près 125 après J.-C. L’âne d’or d’Apulée retravaille sur le thème des
métamorphoses, mais véritablement là, vous voyez dans le mythe de Psyché et
d’amour, quelque chose qui leur pose à tous problème. C’est quoi ?
C’est que ce que j’appelai à l’instant la psychologie féminine, c’est l’idée
que l’homme peut penser ce que la femme pense de l’homme. La chose
invraisemblable, qu’un homme puisse penser ce qu’une femme pense d’un homme,
cette chose farfelue, qui est le cœur du procédé de l’Héroïde – je vous
rappelle que Guilleragues est un homme ! –, c’est que c’est un homme qui
se met dans la peau d’une femme pour penser comment une femme est aimée par un
homme. C’est ce détournement-là qui est inventé, introduit dans la civilisation
occidentale par la poésie d’Ovide. C’est à partir de cela que naît cette autre
idée farfelue que pour faire jouir une femme, il faudrait connaître sa
psychologie. Chose totalement aberrante, si vous y réfléchissez cinq
minutes, mais qui règle, rigoureusement, tous nos comportements. C’est
littéralement introduit comme un mode de dire : la parole efficace est
celle qui est engagée dans ce type de relation. Alors, que Φ devienne ce
nouage de la métamorphose, de l’amour, du désir, de la psychologie féminine, et
le modèle même de Psyché, il y a un roman que vous pouvez lire où
perdure ce motif, c’est un des plus grands romans contemporains, c’est Die
letzte Welt de Christoph von Ransmayr – Le dernier monde –, qui est
un roman sublime, qui raconte une visite à Ovide dans un monde à la fois
moderne et antique, pendant qu’Auguste, qui est représenté comme quelqu’un qui
ne sait ni lire ni écrire, maintient sa sentence d’exil. C’est un roman qui
montre combien nous ne pouvons plus penser que tout cela était naturel, comment
l’espace poétique d’Ovide crée un monde qui était entièrement clos sur lui-même
et fermé par son dispositif de transformation et de métamorphose interne.
Voilà
pourquoi je crois que ce que Ovide a « vu », et qu’il n’aurait pas dû
voir, c’est Φ. C’est ce nœud. Voyant cela, c’est-à-dire en réalité le
créant – puisque c’est une création poétique, au sens le plus fort –, il
introduit une césure dans le monde – sortant de ces guerres civiles absolument
effroyables, puisque entre César et Auguste, c’est 40 ans de massacres insensés
–, et donc au moment où l’ordre se rétablit, il introduit cette césure, césure qui
est parfaitement comprise comme une césure inouïe. Car elle attaque dans son
essence tout l’ordre de la vertu républicaine, tout l’ordre virgilien, etc. :
Ovide pense la paix comme plaisir, comme l’ataraxie épicurienne, mais
divinisant les hommes, et humanisant les dieux.
La
jouissance (et qui pour dire que ce message est mort ?) est du côté de la
paix, et l’ordre n’est qu’une déformation de la paix, c’est sa réduction au pouvoir
d’imposer la paix. La paix pour la paix, c’est la jouissance même de la
paix, et elle nous rend tous égaux dans l’amour, dans le culte de Vénus.
Alors, quel intérêt à rattacher cela à
Bion ? Pourquoi aborder ces questions à partir d’Ovide pour comprendre ces
choses ?
Parce
que je voudrais montrer qu’on ne sort pas à volonté de ce que Lacan a pu
appeler un « ordre symbolique » ordonné autour de Φ, qu’à
l’intérieur de ce monde, il y a possibilité de la folie en tant qu’humaine,
c’est une chose des choses qu’il m’importe beaucoup de marquer avec Bion.
L’histoire
dont je parle, cette histoire qui met en place ce dispositif qui nous importe
tant, de l’amour et du sexe, c’est une histoire complètement enveloppante. Dans
nos mots d’amour, nous sommes précédés par Ovide, même si vous ne l’avez pas
lu. La manière même dont nous pensons le rapport du masculin et du féminin, est
reconduit et reporté au cœur de notre culture par ces interrogations
ovidiennes. Et c’est de lui qui naît cette idée qu’on peut se mettre à la place
de l’autre, qu’on peut, dans l’amour, se métamorphoser en sorte que
nous puissions voir du point de vue de l’autre sexe, ce que nous sommes pour
lui ! Ce n’est pas un motif qu’on peut rattacher à l’idée du moi ou des
choses comme ça. C’est quelque chose de plus profond. C’est par lui que la
rhétorique devient un objet dont la pierre de touche du succès devient la
séduction. L’Ars rhétorique, l’art suprême se mêle alors d’une
dimension de désordre ironique dans la parole, puisque l’ars est à la
fois la technique et le traité. C’est donc construit comme un traité, mais
comme un traité ironique, puisque tout ce qu’on peut énoncer, c’est que la
vraie parole, la vérité du désir, va non pas s’exprimer, mais se trahir. Le
dispositif de construction du discours séducteur, c’est d’arriver à démontrer
sa sincérité, et à séduire l’autre en se trahissant lui-même. Il y a donc une
métamorphose complète des ars rhétoriques qui consistent à jouer sur la
posture, le regard, la voix, la gestuelle qui sont les différentes dimensions
de la rhétorique, qui est subverti à l’intérieur de l’Ars amatoria comme
le calcul du clin d’œil, de la façon d’arranger ses cheveux, de disposer ses
parfums, de s’installer au théâtre devant une femme pour que, quand elle va
s’asseoir, vous sentiez son dos contre vos genoux, etc. Toutes ces
modifications des attitudes du corps réintroduit de l’ironie de façon à ce que
le désir se trahisse, et que la véritable expression soit la trahison du désir
par lui-même et non la maîtrise expressive de son intention.
Et
c’est pourquoi on se demande si l’inconscient ne devient pas là possible !
Une des conditions d’émergence de l’inconscient, c’est un certain nouage de
l’amour et du sexe. Et ce n’est pas pour rien que vous avez ce calamiteux jeu
de mots lacanien, comme quoi l’insuccès de l’une-bévue, c’est l’amour – l’insu-que
sait de l’une-bévue, s’aile à mourre – puisque c’est exactement à partir du
moment où se met en place ce nouage de l’amour et du sexe, que l’insuccès de
l’une-bévue, de l’inconscient, ce en quoi se trahit le désir, c’est l’amour. Et
lorsque vous voyez l’image de Psyché qui voit ce qu’elle n’aurait pas dû
voir, puisque Psyché n’a pas le droit de voir le visage de son mari
invisible, et puis un jour, elle prend une lampe à huile, éclaire le visage du
dieu, voit le dieu amour, à ce moment-là une goutte d’huile lui tombe dessus,
et Psyché voit ce qu’elle n’aurait pas dû voir. Et le dieu s’envole/s’aile-amour.
Ce qui montre l’identité du dieu Amour et de Φ, mais aussi ce qui a
certainement guidé la totalité de l’œuvre d’Ovide, c’est qu’Ovide, entendez
bien cela, s’est identifié à Psyché.
Pour
moi, la clé poétique de ce mot terrible des Tristes : j’ai vu ce
que je ne devais pas voir, c’est qu’en mourant, il se nomme comme ayant
toujours été Psyché.
Je
mettrai à cet égard, chez Ovide, toutes sortes de choses en relation. Mais une
fois que vous mesurez à quel point ce coup d’envoi ovidien est majeur dans
notre culture, je voudrais essayer de vous faire sentir, du coup, pourquoi
Freud et Lacan ont quelque chose à dire là-dessus, pourquoi la psychanalyse a
quelque chose à dire là-dessus. Eh bien, c’est parce que l’amour qui nous
intéresse est un amour impur. C’est que ce à quoi nous avons affaire, et pas
seulement de la névrose, c’est l’effet catastrophique de l’amour sur le désir
sexuel, et l’effet catastrophique du désir sexuel sur l’amour. Catastrophique,
c’est-à-dire producteur de symptômes par « renversement complet au dernier
moment ». De ce point de vue, nous sommes effectivement, en tant
qu’analystes, non pas du côté de Dante et de Platon, mais de Montaigne et des
libertins érudits, n’en déplaise aux grincheux que je ne nommerai pas, aux
nouveaux stoïciens du désir-par-la-castration, et aux thuriféraires de l’ordre
symbolico-moral. Et c’est cet amour-là, cet amour impur, dont on suppose que
l’analyste auquel on s’adresse, sait quelque chose. Là où le Banquet donne
lieu à des élaborations métaphysiciennes du transfert dans la tradition
lacanienne, je voudrai physicaliser Eros à nouveau, pour montrer que le
vrai motif – même si le commentaire que Lacan fait du Banquet est fort
joli –, c’est cette impureté en chiasme du désir dans l’amour et de l’amour
dans le désir. Cette cause de trouble, et cette manifestation justement du
caractère corporel de la jouissance...
Mais
c’est un travail de romain, c’est le cas de le dire !
Qu’on
ne sorte pas à volonté de cet espace de la condition humaine, ce qui norme au
fond notre attitude analytique – on peut considérer que le minimum syndical de
l’éthique analytique, c’est de dire que ce qui arrive aux gens doit être à peu
près cohérent avec la condition humaine — c’est de ne pas prendre le patient
par la main pour le conduire à ce qui serait son bien. Il ira vers le bien
qu’il se veut à l’intérieur des possibilités qui sont celles de la condition
humaine. Et au fond, de mourir en s’étant dit qu’on a eu une vie, « ça
aura été une vie ! », soit le point, au futur antérieur comme dit
Lacan, de ce qui fait sens pour une existence humaine, eh bien, si vous pouvez
amener vos patients vers quelque chose qui aura été une vie, ce n’est peut-être
pas le plus génial de ce qu’on peut rêver, mais c’est le minimum de ce qui est
requis.
Dire
que l’espace dont il s’agit ici est borné par Φ (le Φ des Métamorphoses,
la forme même du flux immanent et divin de la vie, le nœud de l’amour et du
sexe), me donne enfin l’occasion de soulever un point de méthode, qui est très
général, et dont j’ai pris conscience tardivement en travaillant sur Bion.
*
Je vous
ai expliqué l’an dernier que Bion avait un mode de pensée constructiviste,
intuitionniste. On dit souvent que l’intuitionnisme, en mathématique, c’est le
refus du tiers-exclu : on refuse de considérer que si quelque chose est
non-contradictoire, il existe. Ce qu’on exige, c’est une règle explicite de
construction de l’objet existant. On ne peut donc pas se donner par exemple le
continu géométrique par une démarche entièrement axiomatique au motif que les
axiomes ne sont pas contradictoires, ou du moins qu’on n’y a jusqu’ici jamais
démontré de contradictions. La solution standard, c’est la solution de
Hilbert : vous prenez les théorèmes de Cantor, vous leur enlevez leur
contenu métaphysique – il n’est pas vrai que nous pensons l’infini – : nous
pouvons sans contradiction avoir une expression axiomatiques telles que… Et une
fois que vous avez enlevé tous les théorèmes métaphysiques de Cantor, vous les
traitez comme des axiomes et vous vous donnez du continu à bon compte. Ce qui
provoque la réaction de Brouwer, qui refuse de se donner de l’infini
gratuitement, au motif que ça ne coûte rien parce que ce n’est pas
contradictoire. Ce que Brouwer veut, c’est que le continu soit construit de la
même manière que les entiers naturels, et qu’on puisse avoir tous les points
réels comme on a les entiers naturels. C’est le refus de l’axiomatique. Brouwer
lutte contre le verbalisme des axiomes.
Pourquoi
fais-je ce rappel-là ?
Parce
que chez Bion, il y a une pensée intuitionniste extrêmement forte, qui fait qu’il
ne se donne pas de l’infini, du Dehors, ni du grand Autre en général, avec
toujours la possibilité de repousser dans un « au-delà » toujours
disponible les limites de ce qui existe. Il y a un refus, en particulier,
d’utiliser le mot « tout », sans qu’on nous donne une règle de
construction de l’usage légitime de « tout » et de la collection
infinie en quoi il consiste parfois. Pourquoi en effet devrions-nous
considérer, parce qu’on a le mot, qu’on a la chose ? Suffit-il de définir
cette totalité sans contradiction, pour dire qu’elle existe ? Quelqu’un
comme Brouwer considère que nous n’avons pas le droit de dire
« tout » si on ne donne pas la règle de construction de la collection
qu’il dénote. Quelqu’un comme Bion va dire que nous n’avons pas le droit de
supposer toujours une sorte de généralité psychologique, sans à partir du cas
que nous considérons, avoir construit le type de possibilité et d’impossibilité
qui lui est rigoureusement propre.
Ça a
des conséquences importantes : lorsqu’on dit qu’il n’y a pas de clinique
chez les psychanalystes post-kleiniens, c’est n’importe quoi ! Ce n’est
pas par déficience, c’est par hyperexigence, et pour qu’on ne puisse pas
généraliser gratuitement. Si vous n’avez pas produit la règle explicite de
construction de ce que vous pouvez généraliser ou pas, vous n’avez pas le droit
de le faire. Aujourd’hui, peu de psychanalystes britanniques ont conscience de
ce genre de choses, direz-vous. Mais Bion ou Meltzer, eux, le savaient fort
bien.
Vous
allez voir que les choses abstraites que je raconte vont devenir concrètes, à
un moment.
C’est
une exigence redoutable, parce qu’elle met en péril une image classique du
structuralisme français – chez Foucault, Derrida ou Lacan –, qui a un penchant
à se donner de l’Autre, du Dehors, bref, des lieux pour toutes les
transgressions, les dépassements, les excès possibles. C’est-à-dire que dès le
moment où vous pouvez penser un terme en excès sur une série qui est
constituée, le simple fait de pouvoir le penser et d’avoir l’impression que vous
pensez quelque chose, vous suffit ! Chez Foucault, c’est flagrant :
partout où il y a des normes, il y a du hors-norme. Partout où il y a des
régularités, il y a des monstres. Il suffit de chercher, et parfois même
d’arranger un peu les faits, et vous produisez automatiquement quelque chose
qui va Dehors. Une des exigences épistémologiques les plus difficiles pour
nous, ce serait de rendre extrêmement coûteuses ces affirmations, qu’il y a
toujours de l’Autre, qu’il y a toujours du Dehors, qu’il y a toujours de la
transgression possible, parce que c’est une manière ridicule de penser
l’arbitraire. Ce texte scandaleux de Foucault au début de Les mots et les
choses, sur l’encyclopédie chinoise, où il y a des animaux peints avec des
poils de chameaux, qui courent sur trois pattes, etc. On fait une liste comme
ça, qui sert de modèle intellectuel – c’est le seul modèle intellectuel de
Foucault. Son unique argument, c’est l’encyclopédie chinoise. On peut toujours
produire à partir de n’importe quelle série, des éléments qui vont en perturber
le caractère de série. Et par conséquent tout ce qui est organisé comme
classification, comme taxinomie, on peut par un nominalisme naïf en produire la
ruine. Il y a une poétique du nominalisme gratuit, et donc tout ce que vous
imaginez être production d’une série ne vous indique qu’une seule chose, c’est
le type de force, de contrainte extrinsèque qui produit l’impression que la
série est homogène. Mais tout cela, c’est à la condition de disposer de ce Dehors !
A condition que, justement, il puisse y avoir un espace à l’extérieur, où vous
pouvez installer une exception, pour que cette exception « ait lieu ».
Le simple fait de pouvoir ajouter un terme et le penser comme extérieur à la
série, qu’elle soit fictive ou réelle, suffit à produire l’effet de dislocation
de la série.
C’est
pour cela que j’aime l’intuitionnisme comme philosophie, pas seulement comme
technologie mathématique : cet intuitionnisme nous oblige à nous demander
si nous disposons gratuitement, sans plus de justification d’un Dehors, d’un
espace de transgression, etc. Tout le propos contemporain des minorités
sexuelles, par exemple chez Judith Butler, ne fait que recycler ce postulat
selon lequel il y a toujours du Dehors, du réel en excès. Et ceci en général.
Je ne dis pas qu’il n’y a pas d’excès, et qu’il n’y a pas de séries qui ne
peuvent pas être excédées, puisque c’est même le principe de la diagonalisation
comme je l’ai montré l’an dernier avec Bion – la diagonalisation, c’est
une production ordonnée d’un élément qui n’est pas inscrit dans une série,
c’est une règle pour produire à partir des éléments d’une série, un élément qui
n’est pas dans une série. Donc il y a bien « du » Dehors, à
l’occasion, et selon une règle. Mais il n’y a pas du Dehors « en
général ». La mutation que Bion nous impose, telle que je la comprends, ce
serait d’être fidèle à ce type de conception exigeante et restrictive de ce qu’est
la trans-gression.
Est-ce
que je dispose, ainsi, gratuitement, des moyens de tout relativiser ? Ce
n’est pas évident. Ce qui est peut-être très difficile à penser, bien plus
difficile que tout à penser, ce sont les « dedans sans dehors », et
non pas des dehors qui « déterritorialisent » et excèdent tout ce que
vous pensez. Or peut-être que penser des dedans qui pourraient fort bien
exister sans dehors, c’est justement penser du psychique. C’en
est une des figures possibles.
Une des
questions que je vais poser cette année, c’est donc la question de savoir si
justement on peut parler « en général » d’une jouissance Autre que
phallique. Une autre, ce sera de se demander si on peut se donner une catégorie
comme « tous les hommes » ? Evidemment, c’est subtil, chez
Lacan, puisqu’on dit « tous les hommes », mais quand c’est « les
femmes », c’est « pas-toutes ». Je veux bien qu’il y ait tout /
pas-toutes – ce sera mon objection à Le Gaufey, mais déjà il y a
« tout ». Je ne dis pas que c’est complètement absurde, et je vous le
montrerai à partir d’Ovide. Ovide est certainement le premier à faire cette
observation profonde qu’un homme peut parler de « toutes » les femmes
qu’il a eues, ou de toutes celles qu’il n’a pas eues – ce sont parfois les
mêmes ! – mais une femme, elle, va parler « des » hommes
qu’elle a eus. Selon les sexes, nous ne sommes pas nécessairement placés, quant
à la quantification des objets du désir et de l’amour, de la même manière.
C’est très intéressant, vous le verrez, parce que dans la poésie d’Ovide, ça se
marque à un certain mot qui permet de désigner le « tout » de toutes
ces femmes.
Pourquoi
c’est comme ça chez Lacan ? Vous en connaissez sans doute la raison :
c’est la fameuse question de savoir pourquoi le père de la horde primitive
possède « toutes les femmes ». C’est la nature de ce « toutes
les femmes » qui incarne la jouissance sans limite du père de la horde
primitive. Puis on le tue, puis il y a le matriarcat, puis il y a la société
des frères, etc.
Je reviendrai
là-desssus. Mais je trouve utile d’essayer de voir pourquoi un homme peut
parler de « toutes » les femmes qu’il a eu, ou pas, ou qu’il n’aura
jamais, etc., tandis qu’une femme ne va peut-être pas utiliser le même type
quantification lorsqu’elle va parler « des » hommes qu’elle a eu, ou
pas, etc. Peut-être même peut-on repérer le véritable sexe de quelqu’un, s’il
est homme ou femme, à la manière dont il quantifie sur ses objets d’amour et de
désir. Un homme qui parlerait « des » femmes qu’il a eu, mais pas de
« toutes » les femmes qu’il a eu, vous l’entendriez peut-être d’une
manière un peu particulière, quant à sa position virile. De même, une femme qui
parlerait de « toutes les femmes » qu’elle a eu dans sa vie, donnerait
à entendre qu’il y a des dispositifs d’identification phallique (que Lacan a
apporté à l’étude de l’homosexualité féminine) d’une vérité clinique éclatante.
La
manière dont chacun des sexes construit la série de ses partenaires n’est donc pas
du tout évidente. Ça donne lieu à des choses assez amusantes dans Encore.
J’avance
un peu. Pourquoi est-ce que je dis toutes ces choses-là ?
Parce
que l’intuitionnisme, c’est le refus du verbalisme : Vous dites des
choses, mais est-ce que vous les pensez ? Est-ce qu’il y a des pensées
dans vos mots ? Vous parlez de l’infini, mais comment l’avez-vous
construit ? C’est une exigence qui rend la notion de transgression, de
déplacement, d’excès, beaucoup plus rare et éventuellement singulière et
subjective, que lorsqu’on en fait éventuellement un espace de liberté imaginaire
offert à tout le monde. Ça a un effet critique sur la pratique clinique, parce
que ça ruine l’exaltation d’une libération par des jouissances autres, et que
du coup, ruinant cette exaltation d’une libération par des jouissances autres
et autres que phalliques, elle rend tout aussi vaine la normalisation phallique
de la jouissance, puisqu’on n’a pas besoin de normaliser ce qui n’est jamais normal.
Comme disait Lacan, il ne sert à rien de mourir pour l’ordre symbolique, parce
que l’ordre, c’est ce qu’il y a. C’est-à-dire qu’il y a un espace du normal et
de l’anormal qui peut-être n’a rien à voir avec le problème de l’ordre !
L’ordre symbolique, c’est une manière de dire ce qu’il y a, et non pas de dire
« il y avait, mais il n’y a plus d’ordre ! »
Et
donc, c’est aussi une manière de rapporter la question de la perversion, ou de
la psychose au cas.
Qu’est-ce
qui produit dans cet appareil psychique un excès, un débordement par quelque
chose qui est hors-série, ou pas, plutôt que de parler de transgression en
général ?
La
question de la jouissance Autre et autre que phallique, je la discuterai dans cet
esprit-là.
C’est
un peu dans cet esprit que je me servais de Bion dans mon travail un peu
polémique sur la situation de la psychanalyse, parce que tout ce que je suis en
train de vous dire, c’est de demander de quel prix nous payons les généralités
psychologiques. « Les enfants, il faut qu’ils aient un papa et une
maman ! » Voilà le type même d’affirmation de la psychologie
psychanalytique de base, pour laquelle la construction de ce que sont les
enfants, le père, la mère, fait entièrement défaut. Et donc l’on finit par ne
plus comprendre pourquoi il y a de la bisexualité psychique, pourquoi lorsque
nous recevons quelqu’un, on peut vraiment se demander si c’est un homme ou une
femme. Tout le monde ne reçoit pas de transsexuel, mais quand vous en avez reçu
un, votre vie est entièrement transformée comme praticien, parce que tout d’un
coup, vous vous apercevez que ce que vous avez toujours cru n’existe pas. Vous
ne savez pas comment, pour celui qui est en face de vous, s’agencent son
organisme, son image, son nom, etc. Les généralités psychologisantes et
normatives tuent notre perplexité.
J’introduis
une dernière chose, qui porte sur la méthode.
Depuis
plusieurs années, j’essaie de vous familiariser avec une manière de comprendre
ce qu’on appelle le déterminisme, qu’un sujet c’est ce qu’un signifiant
représente pour un autre signifiant, en essayant de vous le faire valoir au
niveau de ce qu’on appelle la grammaire logique des concepts, et notamment des
concepts d’affect. Quelles sont les contraintes qui pèsent sur ce que nous
disons quand nous disons « je t’aime ! ». Quel type d’objet on
peut mettre ? Est-ce qu’on peut construire au passif ? Est-ce qu’on
peut mettre des complétives ? Vous connaissez la question de savoir si
l’on aime quelqu’un pour lui-même ou pour ses propriétés ! Question
pascalienne classique. Je vous rappelle que cette question n’est pas une
question de morale. C’est une question de logique. Ça consiste à savoir si
aimer se construit de re (c’est-à-dire de l’objet) ou de dicto (c’est-à-dire
des propriétés attribuées à l’objet). Et c’est pour ça que c’est une question
pour la grammaire de Port-Royal, car c’est une question de logique. Une telle
façon de poser des questions a des effets moraux, mais nous n’analysons nos
sentiments moraux qu’à partir de savoir comment se construit logiquement le
verbe aimer. De ce côté vient d’être traduit Reasons of Love de Harry
Frankfurt, dont je vais parler dans ce séminaire, qui est un des grands
philosophes moraux américains contemporains. C’est de la philosophie morale
anglo-saxonne : c’est extrêmement gentil ! Il est pour l’amour, il
trouve ça très bien ! Vous ne serez pas du tout remis en cause dans vos
convictions les plus profondes, à cet égard, par la lecture des Raisons de
l’amour ! C’est d’une absence du sens du tragique, qui, quelquefois,
confine au comique ! Mais c’est extrêmement intéressant parce que le
concept d’amour est analysé en termes de grammaire logique. J’essaierai de
raffiner là-dessus, parce que nous ne pouvons pas prétendre que nous sommes
lacaniens et qu’il y a des histoires de signifiants partout, si on ne dit pas
comment on s’en sert, comment on le pratique, comment on l’analyse, ce
signifiant, c’est-à-dire comment on en exhibe en acte la logique contraignante,
pourquoi, en somme, nous ne pouvons pas penser comme nous voulons, mais en
fonction des articulations logico-grammaticales de ce que nous pensons, et des
différents niveaux qui s’en dégagent au niveau du sens, de la possibilité de
substitutions, des indéterminations qui subsistent, des mots qui ont peut-être
la même enveloppe extérieure, mais pas du tout la même signification, etc. Une
des questions que je me poserai en lisant Frankfurt, c’est de savoir s’il y a
un concept de l’amour. Quel est alors le retentissement, pour l’analyse conceptuelle
de l’amour, de nos deux grandes traditions, platonicienne (qui fait de l’amour
un moyen d’aller vers l’idéal) et ovidienne (qui insiste sur le sexe comme
impureté).
Qu’est-ce que, donc, la psychanalyse du sexe ne nous apprendra pas ? C’est vrai qu’elle ne nous apprendra pas les « bonnes » voies de la jouissance. Mais peut-être nous en apprendra-t-elle les conditions signifiantes, et au niveau de cette grammaire logique, la raison de nos dilemmes. Voilà ce que je suggère, sans savoir encore où je vais.