Bion │Lacan
Je
vais faire ce soir trois choses.
Je
vais aller directement à ce qui est un des outils de Bion - non pas fondamentalement
énigmatique, mais tout à fait particulier -, qui est la grille introduite
dans la trilogie Aux sources de l’expérience, Eléments de la psychanalyse
et Transformations, en posant la question de savoir en quel sens
on peut parler d’un modèle, avec la grille, et d’un modèle de quoi ?
Ce sera aussi l’occasion de faire quelques remarques sur ce que Lacan appelle
modèle. Ensuite, je commencerai, en espérant le terminer, un commentaire sur
les Formulations sur les deux principes de l’advenir psychique, qui
est la référence de Bion, et j’essaierai de vous montrer parce que
je pense que ça n’est pas du tout apparent dans les commentaires que j’ai
lus - mais peut-être que c’est une banalité chez les bioniens -, comment la grille est littéralement déduite de
la lecture des Formulations. Je réfléchirai sur la manière dont c’est
déduit et construit, et en quel sens vous avez là quelque chose comme une
forme d’inventivité particulière en psychanalyse. Ensuite, troisième chose,
j’essaierai d’articuler les difficultés que Bion rencontre dans Freud, puisque
la construction de la grille oblige Bion à modifier la conception freudienne
de l’articulation entre principe de plaisir et principe de réalité, et également
à Melanie Klein – mais je crois que je le réserverai la prochaine fois quand
je lirai mes notes sur Quelques mécanismes schizoïdes -, car ça l’oblige
pour donner toute sa force à ce modèle, à modifier le concept kleinien d’identification
projective.
Ce
qui m’intéresse à nouveau est un peu ce que je faisais
avec Lacan, c’est d’essayer de capter dans tout cela ce que c’est que la
créativité à la fois psychique et clinique de Bion. C’est ce qui me paraît tout
à fait intéressant : la grille, ce n’est pas un modèle au sens d’un modèle
à suivre, c’est une tentative de mettre au jour les conditions de la créativité
clinique qui sont en même temps les conditions de la créativité psychique.
C’est une modalité particulière de la théorie, qui permet de s’exposer transférentiellement
à un certain type de patients, qui suscite la production de nouvelles
catégories ou un approfondissement de leurs relations mutuelles, et qui,
circulairement, permet d’entrer davantage dans le transfert avec les patients
qui ont, comme dit Bion, des « troubles du cours de la pensée », les
patients dits « schizoïdes » de la tradition kleinienne.
Tout
d’abord, le modèle.
En
quel sens la grille est-elle un modèle, surtout chez Bion qui n’hésite pas à
utiliser ce type de formulations épistémologiques ? Modèle de quoi ?
Modèle de l’appareil de penser, certainement, mais duquel ? Du
psychanalyste, du patient ? Ou bien modèle de l’appareil de pensée qu’est
le cadre qui assemble le psychanalyste et le patient dans une séance ?
En
tout cas, si c’est un modèle de l’appareil de pensée, ce n’est certainement pas
un modèle construit pour rendre compte d’une généralité psychologique. C’est un
point important : l’appareil bionien est là pour
mettre au jour les fonctions psychiques non pas d’un individu ou d’individus en
général qui répondent à certaines catégories, mais de Castel, de Bion, avec un
nom propre qui est posé là-dessus. C’est extrêmement frappant quand on lit le
début des Sources de l’expérience : il pense au mot par lequel en
anglais on parle des contrepèteries, c’est spoonerism
en anglais, et c’est construit sur le nom propre de Spooner,
qui était je crois évêque, et qui semait son propos de contrepèteries. Et le
type de fonctions auxquelles il s’attache, ce sont les fonctions qui font que
tel patient ne va pas simplement faire un lapsus parce qu’il a l’appareil
psychique construit de telle manière, mais les fonctions qui font qu’il va
faire un « castelisme » parce qu’il est
Castel, car le trait qu’il s’agit d’identifier est dépendant de la singularité,
éventuellement nommable par un nom propre, de son appareil psychique. Je crois
que c’est important, parce que c’est en clinique un des points les plus
étonnants, c’est le fait de faire une théorie par patient. Comment
peut-on faire une théorie par patient ? Quel est le degré d’abstraction
requis pour théoriser quelque chose qui exprimerait le même type de rapport que
de Spooner à spoonerism ?
Ça
peut être aussi un modèle, la grille, d’un appareil à penser psychanalytiquement
les pensées. Ça veut dire que c’est en fonction de la possibilité de placer
sur cette grille ce que je suis en train de penser de mon patient, ou de moi-même,
ou de ma relation avec mon patient, que je peux m’assurer que je suis bien
en train de combiner des « éléments » de la psychanalyse, et que
mon propre discours appartient bien épistémologiquement à ce type de discours
particulier qu’est la psychanalyse. Bion mentionne aussi que c’est un moyen
de s’assurer que l’outillage auquel on a recours n’est pas un outillage qui
aurait vieilli, et qui nécessiterait par exemple d’être complètement remis
à jour. Si vous avez commencé à lire Aux sources de l’expérience, je
pense que vous avez été frappé par l’idée que les psychanalystes travaillent
toujours avec un certain nombre d’articles, de phrases, d’énoncés qui ont
pour eux une valeur structurante, et avec lesquelles ils s’attaquent à leur
tâche quotidienne et y reviennent constamment. Bion dit que le travail analytique
consiste à tenir très régulièrement à jour, à prendre très au sérieux cet
outillage auquel on a été sensible – des phrases tirées de sa propre analyse,
des phrases tirées de l’analyse de tel ou tel patient, et en ce qui le concerne,
ce qu’il a pu tirer des Formulations, des notes sur Quelques mécanismes
schizoïdes, des phrases prélevées dans la Traumdeutung
-, de les avoir toujours à l’esprit et de savoir où on les situe parmi les
outils qui nous permettent de nous rendre attentif à la cure. Avec la possibilité
de s’apercevoir que parfois, certains outils ont disparu et qu’il ne s’agit
pas là d’une lacune, d’un oubli ou d’une parenthèse, mais de quelque chose
qui implique une modification de l’appareil psychique qui fonctionnait avec
ce dispositif d’enregistrement de notation et d’investigation. Il y a là une
attention à des détails qui donnent l’impression d’être de la cuisine et indignes
de considérations si vous faites des mathématiques ou de la philosophie, mais
qui en psychanalyse, au contraire, sont les instruments mêmes qui permettent
de se rapporter au fonctionnement psychique de l’autre, c’est-à-dire de s’appareiller
à lui. Et cet appareil-là, il est carrément à conserver et à noter. Mes notes
par exemple, pour quelqu’un comme Bion, ne sont pas un travail de type préparatoire,
mais ce avec quoi je pense. Et c’est indexable sur
la grille. Si bien que lorsqu’il dit que la grille fonctionne comme un aide-mémoire
pour travailler le cas, il faut voir que c’est un aide-mémoire extrêmement
structuré, c’est-à-dire que c’est à partir de la grille qu’on peut se rappeler
une séance, une cure, un cas, etc. D’un autre côté, il dit que cet aide-mémoire
ne fonctionne que si on en a un usage ludique, ce qui permet à Bion de dire
que quand on expose un cas, on peut carrément inventer le cas dont on parle,
on peut fusionner deux personnes, par exemple à des fins d’anonymisation,
dans la mesure où on peut, avec cette grille, s’assurer que le type de communication,
en superposant deux cas, continue effectivement à refléter exactement quelle
a été la modification de l’attitude subjective de l’analyste devant telle
et telle situation qu’il a rencontré dans une cure. On peut également travailler
à s’exercer, avec cette grille. En ce sens, c’est plus qu’un aide-mémoire,
c’est plus qu’un jeu, un jeu sérieux, un jeu d’exercice. Par exemple pour
les gens qui n’ont pas de patients, on peut tout à fait travailler sur les
cas des autres en travaillant sur ce que pourrait être les voisinages des
cas de la grille en s’habituant mentalement à son propre appareil psychique,
à se rendre attentif, à noter, à investiguer ou à agir dans le registre du
possible.
Donc
c’est aussi un instrument de lecture de la littérature analytique. C’est un
point qui est tout à fait frappant, où c’est l’appareil psychique même du
psychanalyste qui est mis au travail dans la lecture ou l’écoute de ce que je
suis en train de dire.
C’est
donc enfin un système de notation des séances, c’est un système de mobilisation
de l’attention en séance, c’est un système d’investigation dans la recherche
clinique, et tous ces mots que j’emploie sont sur la grille, ils appartiennent
à la grille elle-même, et il est donc assez facile de voir que la grille a
cette propriété auto-inclusive d’étiqueter dans
ses catégories ses propres usages en tant que grille.
On
a l’habitude de la notion de « discours » chez Lacan, à la fois comme
dispositif et comme développement conceptuel – il y a des gens qui se grattent
la tête en se demandant s’ils sont dans le discours analytique ou si celui qui
les écoute ne serait pas par hasard dans le discours universitaire, une sorte
d’inspection étrange pour savoir dans quelle posture on est. C’est typiquement
ça ! Ce n’est pas du tout quelque chose qui s’objective du dehors, c’est
quelque chose à l’intérieur de quoi on est pris, et qui permet de situer à leur
juste place, chez Lacan par exemple, le sujet barré, l’objet (a), la place de
la vérité, etc. L’usage que fait Lacan de la topologie est du même type. Chez
les winnicottiens, c’est l’articulation entre l’objet
transitionnel et l’espace transitionnel, puisque la notion d’espace
transitionnel n’est rien d’autre chez Winnicott, que la façon dont doit être
construit le cadre de la cure. C’est à partir de la fonction de l’objet
transitionnel chez un patient que se déduit, s’infère la nature du cadre qui
lui est appropriée. Il n’y a pas un cadre a priori à l’intérieur duquel
l’objet transitionnel apparaît, si et quand on a bien fait les choses. C’est au
contraire le cadre lui-même qui est construit par la façon dont l’espace
transitionnel y est impliqué. Ce qui fait que les modifications du cadre de la
cure chez Winnicott sont fondamentalement réglées. Ce n’est pas par une sorte
de fantaisie extravagante qu’il fait durer une séance quatre heures, ou qu’il
enveloppe son patient dans une couverture ! C’est véritablement par
reconstruction d’un espace transitionnel que les décisions sont prises sur la
déformation, de type topologique, du cadre, qui est adapté à cet espace
transitionnel. Et bien sûr, chez Bion, chez Lacan ou Winnicott, vous voyez que
ça les a toujours mis en difficulté par rapport à certaines formes extrêmement
rigides de prescription sur la distance à laquelle il fallait se tenir du
patient, la durée et le nombre des séances, des choses de ce genre, puisqu’ils
revendiquent de déduire le cadre de l’appareil psychique ou de la structure de
l’espace transitionnel, ou de la topologie particulière à ce patient.
Ce
concept que je propose cette année d’appareil Ψ, c’est tout cela :
c’est l’unité qui est visée ici par la possibilité de lire la grille et le
dispositif analytique dans toute l’étendue de ce qu’associativement, on peut produire comme possibilité de faire
varier en extension et en intension les usages de la grille. L’appareil Ψ
est en quelque sorte la saturation des possibilités associatives que donne
une exploration logique des possibilités conceptuelles de la grille.
La
deuxième chose que je voudrais faire, toujours en introduction, c’est clarifier
un peu ce qu’on appelle un modèle.
Parce
que vous savez que dans le milieu lacanien, tout le monde déclare que la topologie
de Lacan n’est pas un modèle, sauf que comme personne ne dit ce qu’est un
modèle, c’est une affirmation qui ne coûte éventuellement pas très cher. Un
modèle est un concept épistémologique dont il y a des figures très simples :
par exemple le modèle réduit. Lorsque vous voyez des représentations avec
le soleil et la terre qui tourne autour, vous avez des modèles réduits du
système solaire. Les premiers objets scientifiques qui ont été fabriqués dans
des universités italiennes, c’étaient des représentations du système copernicien,
ptolémaïque, du système galiléen, qui ont ensuite donné lieu à des mécaniques
qui sont des horloges célestes avec des ressorts, des rouages, etc. Vous avez
là des modèles réduits du cosmos, qui sont ce par quoi s’est introduite sous
la forme d’une machine, d’un mécanisme, l’idée même qu’on pouvait capter le
fonctionnement causal de l’univers. J’insiste là-dessus parce qu’une des fonctions
du modèle réduit est souvent d’extraire le mécanisme, de le manifester en
tant que tel. Il y a un deuxième sens beaucoup plus profond et général de
la notion de modèle, qui est le modèle analogique, qui ne vise pas simplement
à mettre en évidence le mécanisme, mais qui vise à spécifier le mécanisme
même là où il n’est pas particulièrement évident. Là, le but est effectivement
de réussir à produire des modèles causaux qui ne se contentent pas d’extraire
un mécanisme, mais qui réussissent à simuler l’effet causal.
J’ai
fait il y a quelque temps un petit papier, sur un cas de modèle qui est très
courant en psychiatrie, qui est celui des modèles animaux de la maladie
mentale. Comment est-ce que, quand on injecte telle substance à une souris, on
peut supposer que son comportement nous éclaire sur la schizophrénie, étant
bien entendu et le psychiatre biologiste le sait aussi bien que nous, que la
souris n’est pas un homme, qu’une souris ne parle pas, qu’elle n’a pas notre
vie sociale, etc. En quel sens peut-on construire un modèle animal d’une
maladie psychiatrique qui n’existe que chez les hommes ? La théorie des
modèles est une des pièces fondamentales de l’explication scientifique
contemporaine, puisque grosso modo presque tout ce qui s’explique
aujourd’hui s’explique à travers la théorie des modèles. En épistémologie,
c’est quelque chose d’extrêmement raffiné, avec toute sorte de petits rouages
et de niveaux de validité qui s’emboîtent les uns dans les autres, et qui
permettent d’avoir une idée raisonnée de la vraisemblance et de la pertinence
du modèle que vous proposez. En général, ça fonctionne de la façon suivante :
on construit un parallèle entre un schizophrène et une souris à qui on a
injecté des amphétamines, et on suppose que dans la production par exemple de
tels effets d’agitation, d’incohérence du comportement de la souris sous
amphétamines, il y a un certain nombre de relais causaux entre l’injection du
produit et le comportement final. Ces relais causaux sont mis entre parallèle
avec ce qu’on suppose être des relais causaux chez l’homme dans le
fonctionnement de tel ou tel système cérébral, par exemple le système
dopaminergique qui aurait tel et tel effet. Si on le suractive,
alors on va avoir tel et tel effet dans tel autre système, on compare avec la
souris, et par un dialogue on compare ce qui se passe avec le cerveau de la
souris tel qu’on peut l’observer et ce qu’on peut observer avec des techniques
d’imagerie, et à la fin on regarde si les comportements sont suffisamment
homogènes pour savoir si on a obtenu un bon modèle. Evidemment, là je prends un
modèle dont il est notoire qu’il est relativement peu satisfaisant, mais il y
en a des extrêmement sophistiqués qui ne portent pas sur des amphétamines qui
causent un équivalent de la schizophrénie chez la souris, mais comme on fait
aujourd’hui sur des modèles de symptôme et non pas de syndrome, où on essaie
par exemple de capter des choses comme le retrait social ou l’anxiété, des
petits facteurs qu’on compose. Tout l’art de la construction des modèles dans
les sciences et en particulier en psychiatrie, c’est de maximiser les niveaux
de validité entre les mesures, de façon à ce que les mesures soient
congruentes, efficaces, etc., et les variables que sont les expériences que
l’on fait. On arrive comme ça à avoir des homologies qui sont relativement
intéressantes.
Il
y a quelque chose de très important dans toute conception du modèle, c’est la
validité de convenance. C’est qu’il faut que vous ayez de bonnes raisons de comparer
par exemple le retrait social d’une souris qui est incapable de s’occuper de ses
petits, d’un symptôme négatif chez une mère schizophrène. Il faut que vous
trouviez que la ressemblance de ce trait, sa durée, ses effets sur la
progéniture, ressemble suffisamment au bout de la chaîne, au bout de l’effet
produit, et que cette convenance soit attestée par toutes sortes de contre-effets, de contre-mesures. La validité de convenance
n’est pas facile à contrôler, mais étant donné que nous sommes tout de même aussi
des animaux, on peut supposer qu’un fonctionnement cérébral anormal chez nous
va produire des effets anormaux qu’on peut mettre en série chez les mammifères
qui sont relativement proches de nous. Par exemple, quand vous prenez des
modèles éthologiques qui consistent à stresser les mères singes en leur
retirant leur petit, on peut supposer qu’un primate est suffisamment proche de
nous pour qu’il y ait une affinité éthologique importante entre ce qui se passe
chez un enfant éloigné de sa mère et sa mère, et un bébé bonobo
et sa mère. Ça ne suffit pas parce qu’il faut une autre validité de convenance
que celle sur les effets induits, et qui est une validité de convenance sur les
causes qu’on introduit des variations dans le modèle. Par exemple,
pendant très longtemps on a considéré que c’était un moyen intéressant de
simuler la folie, la psychose, que d’injecter des amphétamines parce qu’on
avait remarqué que lorsque les gens ont des systèmes dopaminergiques hyperexcités, ils produisent de la symptomatologie de type
schizophrénique : ils ont des hallucinations par exemple. On ne le
considère plus du tout aujourd’hui parce que ce n’est pas ce qui se passe en
réalité. Les schizophrènes, ce qui les caractérise, c’est qu’on ne leur a rien
injecté du tout, et ils sont comme ça sans qu’on leur injecte quelque chose.
Donc en ce qui concerne la validité de convenance dans la cause - ce qu’on fait
entrer à l’intérieur du modèle -, le parallèle est mauvais. C’est un bon modèle
pour analyser la psychopharmacose, par exemple, on
peut faire un modèle animal pour analyser la psychopharmacose
humaine, mais cette psychopharmacose ne peut pas être
un modèle pour analyser la psychose d’un être humain. En revanche, il y a des
modèles sophistiqués, des gens qui invalident chez la souris un gène qui
perturbe la cascade de signalisation cellulaire qui déclenche la production de
microtubules qui jouent un rôle dans la plasticité synaptique. Rien
moins ! Eh bien on s’est aperçu que quand on a des souris dont on a réduit
par cette anomalie génétique la plasticité synaptique, on obtient chez elles
quelque chose qui est dans le modèle comparable à des phénomènes de retrait
social ou des choses comme ça. C’est beaucoup plus intéressant, parce que vous
avez ici une détermination génétique tout à fait subtile, d’altération
des microtubules qui diminue la plasticité synaptique, et ça, ça n’est pas une
injection brutale d’amphétamines comme dans une pharmaco-psychose
qui servirait de modèle. Ce raffinement inouï fait l’intérêt de la psychiatrie
biologique contemporaine : c’est de jouer sur ces différentes qualités de
variables pour produire des explications dont certaines sont extrêmement
intéressantes et judicieuses.
Le
problème de la notion de modèle en psychanalyse, c’est que justement dans la
notion de modèle, les variables qui sont soumises à un critère de validité de
convenance, ces variables ne sont pas mesurables. Pour une raison très simple,
qui est que la transformation dans le processus analytique est immanente. Le
transfert - si c’est bien le cadre de l’expérience analytique - empêche un
jugement de surplomb dans lequel je pourrais me dire : « Ce que je
suis en train de produire, est-ce que ça ressemble à une
psychanalyse ? ».
Prenez
le modèle de l’appareil psychique freudien, vous y faites entrer d’un côté de
la pulsion et vous en faites sortir de l’autre du symptôme, vous imaginez des
choses de ce genre avec des représentations, vous pouvez tout à fait faire des
hypothèses étiologiques sur ce qui se passe à l’intérieur du modèle, mais
est-ce que vous avez les moyens de vous demandez si ça « ressemble »
à ce que doit être une psychanalyse ? Est-ce que ce que produit une
analyse, c’est « parallèle » à ce que produit mon modèle de la psychanalyse ?
Ce qui caractérise le transfert, c’est qu’il n’y a pas de critère externe pour
juger du parallélisme ou de la ressemblance - à la différence du modèle que je
viens de vous donner de la ressemblance entre ce qui se passe chez une souris
génétiquement modifiée et tel trait particulier d’un symptôme schizophrénique, où
je peux me mettre à l’extérieur du dispositif et fournir des critères
bons, mauvais, améliorables ou pas, mais en tout cas des critères de
comparaison. En analyse, c’est impossible.
Autrement
dit, vous avez deux manières de prendre les choses comme dans toutes les
situations d’autoréférence. Soit vous dites que le modèle ne peut être rien
d’autre que le fonctionnement de l’analyse elle-même, et c’est donc du dedans
que ce qui se passe dans l’analyse doit se servir de l’analyse comme modèle -
elle produit du dedans son propre modèle -, soit vous dites que ce que je suis
en train de dire est autoréflexif et n’a aucun sens, et qu’il ne faut donc pas
utiliser de modèle pour penser la psychanalyse. Le problème, de fait, c’est que
Freud ne se gêne pas : à la fin du chapitre VII de la Traumdeutung
ou dans les Formulations sur les deux principes, ou dans la partie
théorique que j’ai expliquée l’an dernier dans « L’homme aux rats »,
il ne cesse d’avoir recours à des modèles de fonctionnement.
L’idée
de Bion, évidemment inscrite dans la grille qui se fait autoréflexivement
l’écho de ce que je suis en train de dire, est que toute psychanalyse doit
comporter une réflexion épistémologique interne, c’est-à-dire que toute analyse
dans le fonctionnement analytique de l’analyse, doit produire un modèle qui est
à l’intérieur même de cette analyse. C’est-à-dire qu’il y a un concept d’un
système déductif (éventuellement d’ailleurs un calcul algébrique H rangé dans
la colonne Ψ, la colonne de la dénégation), qui permet au cours de
l’analyse non seulement à l’analyste mais aussi à l’analysant, d’avoir une idée
de la structuration interne de ce que cela même qui est en train de se passer,
et de ce qui est en train de fonctionner et de se mettre en place comme
fonctionnement dans l’analyse : comme fonctionnement de sa propre
machine à penser ses pensées. Autrement dit, thème que j’avais abordé la
dernière fois : l’auto-appréhension scientifique
et la capacité à faire fonctionner sa propre analyse comme un modèle, est un fruit
de l’analyse, est un élément à l’intérieur de l’analyse, et il y a
quelques raisons de penser que c’en est même un critère : il n’y a pas
d’analyse qu’on puisse juger complète et surtout didactique sans ce moment-là.
La
deuxième chose, c’est que comme le modèle est immanent, il ne peut être que
dérivé de l’analyse de la productivité interne des concepts psychanalytiques.
C’est seulement avec les concepts psychanalytiques et leur jeu, et rien
d’extérieur à eux, qu’on peut produire ce modèle interne. Ce qui veut dire
qu’il faut trouver un moyen d’engendrer les éléments du modèle les uns à partir
des autres. Cet engendrement est ce que présente la grille, puisque à partir d’un
certain nombre d’éléments, vous avez par intersection la production des
éléments qui ne sont rien d’autre que les rouages de la machine à penser
psychanalytiquement les pensées, et qui sont donc produits par cette opération
dont nous allons voir que c’est une opération de diagonalisation.
|
hypothèses
de définition
1 |
Ψ
2 |
Notation
3 |
Attention
4 |
Investiga- tion 5 |
Action
6 |
… n |
A éléments
β |
A1 |
A2 |
|
|
|
A6 |
|
B éléments
α |
B1 |
B2 |
B3 |
B4 |
B5 |
B6 |
… Bn |
C
pensées du rêve, rêve, mythe |
C1 |
C2 |
C3 |
C4 |
C5 |
C6 |
… Cn |
D pré-conception |
D1 |
D2 |
D3 |
D4 |
D5 |
D6 |
… Dn |
E
conception |
E1 |
E2 |
E3 |
E4 |
E5 |
E6 |
… En |
F
concept |
F1 |
F2 |
F3 |
F4 |
F5 |
F6 |
… Fn |
G système
déductif |
|
G2 |
|
|
|
|
|
H calcul
algébrique |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
On
l’utilise ce dispositif en arithmétique, en théorie des vecteurs, en
informatique théorique aussi. La question est de savoir justement comment de l’intérieur
s’engendrent les éléments de la psychanalyse qui permettent à blanc, à vide -
même quand il n’y a pas de patients, même quand le patient n’est pas le vôtre,
et même quand vous n’en avez pas ! - de faire fonctionner dans votre tête,
et psychanalytiquement, le dit modèle. Je crois que c’est extrêmement important,
parce qu’on parle de didactique, mais Bion est quelqu’un qui a envisagé l’idée
qu’on pouvait transmettre la psychanalyse en faisant des réflexions
psychanalytiques « à blanc » ! Et on peut donc apprendre à
quelqu’un comment il convient de penser pour être averti, pour être attentif à
ce qui se passe chez quelqu’un qui a un trouble du cours de la pensée, alors
qu’il n’en aurait, à la limite, pas vu empiriquement. Et après tout, quand on
lit les articles cliniques des autres, c’est bien la difficulté. Ça pose toutes
sortes de difficultés, mais je crois que la dimension de « jouer à vide »,
de se placer dans un modèle qui est en réalité le fonctionnement même de
l’appareil à penser psychanalytiquement ses pensées chez l’analyste, est cruciale.
Et
ainsi, le trouble-type pour Bion, ça ne peut être que le trouble qui va vous
révéler réellement, lorsque vous allez vous appareiller au patient – car
l’appareil est un truc pour s’appareiller au patient -, où sont les points, les
rouages, les prises, les lacunes, les trous de votre propre appareil
psychanalytique, y compris les trous de votre appareil psychanalytique que vous
avez hérité de votre propre analyse, et qui vont vous être de manière directe imposés
par un patient qui va vous solliciter là où ça ne répond pas. Le
trouble-type, pour Bion, j’oserais dire, le trouble formateur, ça n’est donc pas
la névrose, mais les troubles du cours de la pensée, qui ne sont pas simplement
ce qu’on appelle en psychiatrie les troubles du cours de la pensée chez les
schizophrènes, ce sera tout trouble pathologique qui met en jeu l’incomplétude
de la grille chez le psychanalyste, qui fait sentir au psychanalyste qu’il lui
manque quelque chose, en somme, pour s’appareiller transférentiellement à son
patient.
Vous
voyez bien ainsi - dans cette notion de modèle telle que la grille peut fonctionner
comme un modèle paradoxal – en quoi chez Bion et Lacan ce ne sont pas des
métaphores. Car il n’y a pas de « sujet de la connaissance »
qui peut comparer si la métaphore est bonne ou pas, si le modèle est bon
ou pas. Il n’y a pas de point extérieur d’où vous pourriez trouver des critères
pour savoir si votre modèle est bon ou pas, s’il produit bien ce que doit
produire une analyse. Le sujet est dedans, et ça veut dire qu’on pense et
qu’on est affecté dans une topologie, chez Lacan. Quelqu’un qui fait un Cotard, par exemple, ce n’est pas la peine d’aller s’imaginer
que votre parole, ou les mouvements qui peuvent être enregistrés par la vue
par exemple, s’insèrent dans le même type d’espace psychique que quelqu’un
qui est maniaque. C’est-à-dire qu’on a à tenir compte de la topologie dans
laquelle les gens vivent. De la même manière, pour employer un autre thème
qui n’est pas une métaphore, lorsqu’il parle de « discours », lorsqu’on
apprécie si quelqu’un qui parle relève du discours psychanalytique, du discours
du maître, de l’hystérique, etc., il va de soi qu’on est dedans. Il n’y a
pas de manière d’être à l’extérieur du discours pour voir si ça correspond
bien à ce qu’on suppose que ça doit être. Ce qui fait que ça fait des « dedans
sans dehors », ça c’est le côté Bion, ou bien des « dehors sans
dedans », et c’est plutôt la version de Lacan, mais on ne peut jamais
s’arranger de ce paradoxe du modèle qui naît de manière immanente dans le
fonctionnement et le développement même d’une analyse.
Un
« dedans sans dehors », c’est le thème bionien
de l’animation, de ce qui « anime » un patient, de ce qui va le faire
progressivement se développer, ou mieux, croître, passer des éléments β aux
éléments α, puis au rêve, à partir de ces rêves obtenir des pré-conceptions, puis des concepts et éventuellement des
concepts déductifs, c’est-à-dire par une amplification et un enrichissement de
sa vie psychique, en pensant cette amplification et cet enrichissement comme
une croissance dont le moteur est une intériorité sans dehors. Il n’y a pas, en
dehors de cette croissance même, un critère de cette croissance. Par là, je
précise bien ce que j’ai dit la dernière fois : lorsque Bion parle de
« growth », il ne parle pas de
développement. Un développement, c’est un telos.
Un enfant, lorsqu’il se développe, une fois devenu adulte, il a terminé son
développement. L’idée de croissance est une manière d’utiliser la notion de
développement et donc tout le vocabulaire de la psychogenèse, mais sans but.
C’est quoi la croissance chez un adulte ? C’est quoi chez un adulte voir
croître ses capacités d’aimer, croître ses capacités créatives ou
intellectuelles ? Il est évident qu’il n’y a pas de telos,
car on ne sait pas ce à quoi doit arriver un artiste, ou à quel degré
d’intimité ou d’exaltation amoureuse ou de profondeur de capacité à supporter
des deuils, qui que ce soit doit accéder.
A
l’opposé, la même logique - la topologie n’est pas un modèle du discours, ce
n’est pas une métaphore – aboutit à une problématique d’un « dehors sans
dedans ». Vous avez remarqué que Lacan est absolument réticent, et plus
que réticent, rebelle, à l’idée qu’il y aurait une intériorité psychique. Au
contraire, tout est explicite, tout est étalé. Ce sont des dehors sans
intérieur. Ce qui fait qu’il essaie de reprendre à son compte l’idée qu’il y a
une affinité fondamentale, comme dit Freud, entre le psychique et le spatial,
et que le spatial, par définition, est le partes extra partes, c’est
l’extériorité de la structure à l’intérieur de laquelle on se trouve. Quand les
gens vous disent « ce patient a telle
structure », c’est soit de la psychologie objectiviste de bas étage, soit
c’est un contre-sens psychanalytique. Quand on dit
que quelqu’un a telle ou telle structure, c’est une manière rapide de dire juste
dans quel transfert vous êtes pris par rapport à ses symptômes, et c’est
tout ! Il n’y a bien évidemment aucune espèce de manière de dire que
quelqu’un « a » une structure obsessionnelle ou hystérique, sauf à
faire une psychiatrie objectiviste et à en payer le prix.
*
Ce
à quoi je vais maintenant passer, c’est à la lecture des Formulations sur
les deux principes de l’advenir psychique[1].
Je
crois que ce que je vais vous dire est original, parce que je ne l’ai jamais
lu chez les commentateurs de Bion. Mais en même temps, ça ne me paraît pas
très original, car ça me paraît trivial, évident. Je crois tout simplement
qu’il faut bien partir de quelque chose, et la fidélité freudienne de Bion,
ça consiste à partir du modèle tiré des Formulations…Freud les a publiées
en même temps que le cas de Schreber et n’a paraît-il pas aimé le texte et n’en était
pas content, comme il n’était pas content de l’Entwurf,
ni du chapitre VII de la Traumdeutung même
s’il trouvait que c’était ce qu’il avait fait de plus génial – ce qui l’inquiétait
beaucoup ! – et puis Freud va ensuite laisser ces questions de « construction »
métapsychologique radicale de côté, pourvu qu’on en ait bon usage. Il y a
aussi le Complément métapsychologique à la doctrine du rêve, qui est
en cause dans ce texte, et puis, bien que ce ne soit pas mentionné, ce que
j’ai commenté l’an dernier, c’est-à-dire la théorie du rapport de la pensée
et de l’action, qui est à la fin de « L’homme aux rats », et sur
lequel il est de bon ton dans le milieu lacanien de rigoler en disant que
c’est l’échec psychologisant de Freud, qui a trouvé tellement de choses intéressantes
sur la névrose obsessionnelle, et qui à la fin nous sort des bêtises sur l’agir
contraint, la pensée, etc. Bon, de fait, si ce sont des bêtises, ce sont des
bêtises auxquelles Freud tenait énormément, parce qu’il les recycle in
extenso trois ans après dans les Formulations…
La
question des Formulations, c’est typiquement le type de questions que
Lacan passe pour avoir entièrement liquidées. Pourquoi ?
Parce
que ça commence par une remarque simple : figurez-vous que les psychotiques
n’ont pas le sens de la réalité ! Et ça, c’est quand même dramatique !
Comment peut-il se faire que des gens ignorent des pans entiers de la réalité ?
Pourquoi Lacan passe-t-il pour avoir envoyé cette question de « l’épreuve
de réalité » par-dessus bord ? C’est qu’ici, Lacan s’estime plus
freudien que Freud, en soutenant la thèse selon laquelle il est impossible
de rendre compte du fait que nous cessons d’halluciner. Pour Lacan, la
grande découverte de Freud, c’est que le souhait est hallucinatoire, et le
souhait nous représente comme présent ce que nous avons perdu : si ce
n’est pas là, ce n’est pas grave, on va l’halluciner, et on va même tellement
l’halluciner qu’on peut en crever sur place ! C’est ce qui caractérise
l’expérience psychiatrique dont vient Lacan : un paranoïaque, s’il ne
peut vraiment plus continuer à halluciner, il ne revient pas à la raison,
il change de délire ! Le principe de la conception de la paranoïa (principe
radicalement anti-kraepelinien) de Lacan, c’est que Kraepelin disait toujours
que le délire est fixé, tandis que Lacan affirme qu’il n’y a rien de plus
souple qu’un délire, et que quand on ne peut plus délirer dans une direction,
ce n’est pas grave, on délire dans une autre, mais une chose est certaine,
c’est que jamais la réalité ne sera reconnue en tant que telle.La paranoïa,
c'est un mode de connaissance. Il en va de même bien sûr de ce qu’on appelle
l’expérience ordinaire du traitement des pervers, par exemple : il est
complètement vain d’aller s’imaginer qu’on a guéri un fétichiste. Quand vous
avez guéri un fétichiste, c’est juste que soit il a changé de fétiche sans
vous le dire, soit il est devenu masochiste, soit encore autre chose. Mais
s’il y a une chose dont on est certain dans les mutations qu’on observe dans
la « cure » d’un pervers, c’est que les perversions n’y sont pas
du tout figées. Elles sont mises en jeu d’une certaine manière, elles se modifient,
mais à aucun moment le principe de plaisir ne va se laisser dicter quoi que
ce soit par le principe de réalité. Et Lacan pense qu’il est radicalement
freudien, et plus freudien que Freud, et qu’il s’économise la question psychologique
de savoir comment font les gens pour avoir conscience que la table est une
table, le stylo un stylo, la dame est une dame et le monsieur un monsieur.
Pour lui, ce sont des considérations marginales qui ne peuvent pas avoir un
caractère organisateur de ce qui est véritablement psychanalytique.
Ce
qui est embêtant, c’est que Freud lui, au contraire, a toujours considéré que
c’était une véritable question, de savoir comment, puisque nous sommes à ce
point sous l’empire du principe de plaisir, nous pouvons avoir quand même
affaire à un peu de réalité. Et non seulement à un peu de réalité, mais
à une réalité qui nous permet des apprentissages et des modifications
relativement normées de notre rapport aux choses.
Le
texte commence page 13 par des considérations qui situent bien l’espace dans
lequel Freud pose ces questions. Il les situe par rapport à Janet, et fait
remarquer que Janet a bien vu que dans les psychonévroses, il y a chez les gens
une perte de ce que Janet appelle la « fonction du réel ». La perte
de la fonction du réel, c’est tout simplement leur incapacité par exemple à
croire que les choses qui sont là sont bien les choses, ce qui fait qu’un des
signes majeurs de la psychasthénie, par exemple, c’est le doute. La
psychasthénie, c’est l’entité dans laquelle Janet capte les phénomènes
obsessionnels et phobiques, par exemple. Non seulement les gens ne peuvent pas
croire que les choses sont vraiment les choses qu’elles sont, mais ils ne
peuvent pas agir. Et s’il y a un type d’action qui est impossible par excellence
aux psychasthéniques à cause de ce défaut de la fonction du réel, c’est
l’action sociale. Le modèle qu’en donne Janet, c’est que le pianiste qui peut
jouer tout seul, il suffit qu’on le mette devant les autres pour qu’il ne
puisse plus jouer, comme s’il n’avait plus cette capacité d’accomplir jusqu’au
bout son action, de croire complètement, d’agir jusqu’au bout, et en
particulier de réaliser cette action par excellence qu’est l’action qui a une
validité sociale et qui intègre l’action à l’action des autres. Les modèles de
Janet sont les mêmes que le modèle de Bergson. C’est pragmatisme de William
James, pour qui le vrai réel, c’est celui qui se démontre dans l’agir utile, et
l’agir social est le comble de l’agir utile, là où nous avons véritablement la
vérité et le réel, dans l’utile. Tout ce qui par une dégradation progressive
nous empêche par un affaiblissement de ce que Bergson appelle « l’énergie
spirituelle », de ce que Janet appelle la « tension psychologique »,
tout ce qui nous en éloigne nous fait perdre le sentiment de notre identité, de
notre personnalité, dissocie les éléments de la pensée les uns dans les autres
jusqu’à ce que nous arrivions à un état de rêve, de passivité, de
dépersonnalisation qui est tout le contraire de la concentration active et
résolue de l’homme qui agit, qui est entièrement présent, et qui croit à ce
qu’il fait. Et dont le prototype est bien évidemment le businessman américain...
Le pragmatisme jamesien, c’est cela ! Tout en haut vous avez les hommes
d’affaire protestants anglo-saxons, et en dessous vous avez le catholique
européen du Sud qui fornique, puis ça se dégrade vers les nègres en passant par
les femmes… Les socialistes aussi sont assez bas dans l’échelle ! Je ne
plaisante pas ! Il y en a des versions plus présentables, mais les
versions à l’usage des conférences de James auprès des étudiants sont
extrêmement parlantes, à cet égard. En tout cas, ça vous donne une idée de ce
que c’est que le monde dans lequel la psychanalyse en 1910, essaie de
s’imposer. Ce n’est pas du tout anodin de noter cela.
Si
donc Janet parle de la fonction du réel, s’il sait très bien ce qu’est la
psychologie jamesienne, c’est que ce n’est pas une théorie, mais une pratique
de l’humain. C’est une vraie pratique de l’humain. Ceux d’entre vous qui s’intéressent au développement personnel et à ses ravages
aujourd’hui, ou aux questions des psychothérapies par exemple, peuvent voir que
les motifs du pragmatisme sont littéralement présents sans qu’on ait de thématisation conceptuelle comme celles de William James,
mais elles sont là ! L’idéal de l’agir utile règne. De même pour les gens
qui ne vont pas dire qu’ils sont neurasthéniques, mais la façon dont il nomme
leur déprime est impressionnante : c’est véritablement un relâchement de
la tension psychologique qui devrait leur permettre de croire à ce qu’ils font,
d’agir jusqu’au bout, de se sentir eux-mêmes, etc. Il faut donc toujours faire
attention aux catégories dans lesquelles on les pense. Voilà le contexte
idéologique de la notion de « réel » au moment où Freud rédige les Formulations.
Ce
que Freud raconte dans ce dispositif, c’est cette chose qui est grossière
d’une certaine manière : le fou est quelqu’un qui dénie intentionnellement
des parties de la réalité. L’idée d’un « déni intentionnel », c’est
la formule même de Freud, prête une intentionnalité particulière à la maladie
mentale, et le névrosé est celui qui en dénie un peu moins, mais fondamentalement
un psychotique est celui qui dénie des parties considérables, et un névrosé
dénie ce que Freud appelle des « parcelles de réalité ». Le comble
du comble, dans le modèle, c’est la psychose hallucinatoire au sens des Allemands,
dont le prototype est une psychose, généralement toxique, qu’on appelle l’amentia
de Meynert. L’amentia de
Meynert est un état de confusion dans lequel les
gens donnent l’impression, en somme, de ne voir que ce qu’ils veulent voir.
Ce n’est pas une maladie mentale au sens strict, ce sont des troubles neuropsychiatriques,
mais c’est une image à laquelle Freud a souvent recours, et notamment, si
je me souviens bien, dans le Complément métapsychologique à la doctrine
du rêve. Pourquoi ? Eh bien parce que ce dont il s’agit, si on parle
de neuropsychiatrie, c’est du réel de l’appareil psychique, pas de son concept,
ou d’un appareil psychique modulable en fonction de la clinique qu’il explique ;
non, Freud pense aux contraintes qui s’imposent à nous psychiquement du fait
de la construction réelle de notre appareil à penser.
Ce
qui est très étonnant dans notre texte, et qui vous montre pourquoi, peut-être,
Freud ne l’aimait pas trop, c’est que le meilleur se trouve dans les notes.
Vous verrez, c’est extrêmement curieux, on comprend tout quand on lit les
notes ! Quand on lit le texte, on se demande ce que c’est que ce montage
insensé !
Quelques
notes disent en très peu de mots ce qu’il voulait dire. Je vous lis la note 1
page 14 :
« L’état
de sommeil peut restituer l’image même de la vie d’âme avant même la
reconnaissance de la réalité, parce qu’il prend pour présupposé le déni
intentionnel de celle-ci (souhait de dormir) ».
Note
2 maintenant :
« Je
vais tenter de compléter la présentation schématique ci-dessus par quelques
développements. On objectera à juste titre qu’une telle organisation qui est
asservie au principe de plaisir et néglige la réalité du monde extérieur, ne
pourrait se maintenir en vie fut-ce pour le temps le plus bref, de sorte
qu’elle n’aurait absolument pas pu apparaître. Mais l’utilisation d’une fiction
de ce genre se justifie si l’on remarque que le nourrisson, pour peu qu’on y
ajoute les soins de la mère, est bien près de réaliser un tel système
psychique. Il hallucine vraisemblablement l’accomplissement de ses besoins
internes, trahit son déplaisir quand le stimulus croît et que la satisfaction
est absente par l’éconduction motrice consistant à
crier et à gigoter, et vit alors la satisfaction hallucinée. Plus tard, enfant,
il apprend à utiliser intentionnellement ces manifestations d’éconduction comme moyen d’expression. Comme les soins du
nourrisson sont le prototype de la façon de s’occuper ultérieurement des
enfants, la domination du principe de plaisir ne peut véritablement prendre fin
qu’avec le plein détachement psychique d’avec les parents ».
Ensuite,
il y a une image extrêmement bizarre :
« Un
bel exemple d’un système psychique fermé aux stimuli du monde extérieur et qui
peut satisfaire même ses besoins en nourriture même de façon autistique d’après
un terme de Bleuler, nous est donné par l’œuf d’oiseau enfermé avec sa
provision de nourriture dans sa coquille, pour lequel les besoins maternels se
restreignent à l’apport de chaleur ».
C’est
une image…
« Je
considérerais qu’il n’y a pas rectification mais seulement élargissement du
schéma en question, si l’on exige pour le système qui vit selon le principe de
plaisir, les dispositifs au moyen desquels il peut se soustraire aux stimuli de
la réalité. Ces dispositifs ne sont que le corrélatif du refoulement qui traite
les stimuli de déplaisir interne comme s’ils étaient externes, donc les impute
au monde extérieur ».
Dans
la note, tout le dispositif est là. Tout le dispositif est là, et si vous
êtes un bon lacanien, vous dites que ça ne change rien, il peut être là, il
est toujours aussi faux qu’avant. On ne voit absolument pas en réalité pourquoi
un bébé cesserait d’halluciner. D’ailleurs, il y a des nourrissons qui peuvent
se laisser mourir de faim, nous avons aussi les anorexiques… Toute pathologie
nous montre justement qu’il n’y a pas d’adaptation à la réalité.
Or
c’est un trait darwinien, l’adaptation au milieu extérieur. La quatrième
composante de la métapsychologie, on l’oublie en effet, c’est la composante
darwinienne. S’il y a un truc qui a totalement disparu de l’enseignement de la
psychanalyse et de la tradition psychanalytique française, c’est la référence à
l’évolution. Pour quelqu’un comme Freud, il est bien évident qu’on ne peut
intégrer l’appareil psychique dans une pensée évolutionnaire que s’il y a
adaptation à la réalité. Le problème est de réussir à penser cette adaptation à
la réalité sans que ce soit normatif, c’est-à-dire au sens où l’on éduque les
enfants pour les adapter au monde dans lequel ils doivent vivre. Il y a une
véritable réflexion sur la notion d’adaptation qui a été menée dans le cadre de
la psychanalyse, mais qui pose le problème de savoir qui s’adapte : est-ce
que c’est l’individu ? Est-ce que c’est l’espèce ? Est-ce que c’est
l’appareil psychique ? Comment est-ce que le moi s’adapte au ça ?
Comment est-ce que le ça s’adapte à la réalité ? On peut poser la question
de bien des manières. Vous savez qu’en France absolument personne ne pose
jamais ce type de question depuis au moins 50 ans. La question de la composante
darwinienne a été évacuée du freudisme au titre de son scientisme désuet. Ce
n’est pas du tout le cas dans d’autres traditions, et en particulier il faut le
savoir, ça ne l’est pas chez les britanniques. La question de l’adaptation à la
réalité ne peut pas être évacuée dans la mesure même où Freud l’inclut, et déjà
dans la construction des Formulations. Les raisons freudiennes vous
obligent à penser ce rapport à la réalité.
Une
fois ce dispositif mis en place, les formulations tirent huit conséquences qui
sont un peu le fondement de ce que doit être la pensée freudienne de l’appareil
psychique. Ces conséquences sont numérotées dans le texte, et je vais en faire
un petit commentaire.
La
première des conséquences, c’est que comme un appareil qui ne fonctionnerait
qu’en fonction du principe de plaisir est une fiction, il faut qu’une certaine
quantité d’énergie soit, pour que l’appareil puisse simplement survivre,
consacrée non seulement à l’enregistrement – notation – de ce qui se
passe, mais à une attention active où une partie de l’énergie psychique se
porte à la rencontre anticipatrice des stimuli qui pourrait désorganiser ou détruire
l’appareil psychique. Non seulement il faut que quelque chose puisse s’imprimer
dans l’appareil psychique, mais que, repassant par les frayages de cette
première impression, une attention puisse se tourner vers l’extérieur. Et cette
attention, pour que l’appareil psychique ne s’écroule pas et ne capitule
pas, doit se prolonger en capacité d’investigation, c’est-à-dire en
interrogation active de ce qui est à l’extérieur, et que c’est cette capacité
d’investigation active qui commande l’action modificatrice de la réalité
externe. Autrement dit, la notion de notation est tout simplement ce que Freud
appelle Merkmal, la capacité à recevoir des
impressions primaires du monde. Cette capacité à avoir des impressions
primaires du monde n’est pas simplement quelque chose qui est une empreinte, c’est
une empreinte impressionnante, et une impression qui régit, qui commande le
type d’attention qu’on va pouvoir avoir à l’extérieur.
Je
crois que ceci est essentiel, parce que le trouble schizophrénique tel que
Lacan le comprend quand il fait la genèse de l’empreinte, l’empreinte de
l’empreinte, le signe du signe qui devient le signifiant, etc., Lacan part de
ces « signes de perception » qui correspondent au Merkmal
ici des Formulations sur les deux principes, qui ont toujours été les
éléments fondamentaux dans l’appréciation ce que c’est qu’un trouble radical du
cours de la pensée. Un trouble radical du cours de la pensée, c’est lorsque
certaines de ces impressions primitives en un sens matériel, de ces traces
originaires, font défaut. Comme elles font défaut, un type d’attention commandé
par ces premières impressions va faire défaut, donc va faire défaut une
attention, une capacité à investiguer et à agir qui ne sont rien d’autre, le
long de cette chaîne, que l’effet du défaut d’impression originaire. Il y en a
toutes sortes de versions, même chez des gens qui ne lisent pas Bion - comme Piera Aulagnier qui a fait toute
une théorie du « pictogramme » par exemple qui ressemble comme deux
gouttes d’eau à la conception bionienne de cette
empreinte primitive. Ces empreintes primitives sont bien sûr des choses qui
sont irrattrapables, au sens où l’on a le sentiment que l’usage du langage dans
la psychose – c’est extrêmement sensible chez les psychotiques parfaitement
normaux qui vous parlent de leurs relations sexuelles, de leur famille, etc. – nous
laisse le sentiment que le langage qu’ils manipulent n’est pas un langage qui
est incrusté et accolé aux expériences sensorielles primitives, de la même
manière que chez un névrosé qui va trahir au niveau de sa référence à un
traumatisme tout ce que ça lui fait de parler de telle expérience qu’il est en
train de faire.
Vous
avez donc dans la première des remarques des Formulations la construction
de la première ligne de la grille. Bion y ajoute deux choses très importantes :
Ψ, c’est-à-dire, comme je le comprends, l’existence même de l’appareil
Ψ dont le sens est la dénégation.
Chaque
fois que vous lisez Ψ dans la grille, c’est la dénégation. Car pour qu’il
puisse y avoir un appareil psychique, il faut qu’il puisse y avoir,
minimalement, un : « ce n’est pas ça ». Ce que je ressens n’est
pas ce que je ressens, car le « ça n’est pas ça » est l’opération
même par laquelle est expulsé ce qui se présente au niveau de « l’hypothèse »,
d’une simple donnée – ce que Freud appelle ailleurs la Behajung,
la donnée originaire – qui est ce qui est rejeté. Et par ce rejet qui
d’ailleurs implique dans le kleinisme le recours à la
notion de haine – nous ne naissons que de la haine, d’une éjection primaire
dont nous sommes nous-mêmes le résultat -, il n’y a pas d’appareil psychique
qui ne se conçoive sans ce moment radical de position de la dénégation,
c’est-à-dire de la Verneinung, de quelque
chose qui est une « hypothèse » absolue. Cette hypothèse absolue,
c’est le fait qu’il y a les signifiants en circulation, et non seulement des
signifiants, mais des affects et aussi des objets, et dans la conception bionienne, c’est par rapport à ces représentations, affects
et objets, que se construit l’appareil psychique, par éjection, et, par rejet,
me constituant en retrait.
Et
c’est une fois qu’il y a cet appareil que devient possible l’inscription sur la
surface de cet appareil, en retour, des signifiants, affects, émotions, qui
vont alors être traités comme des éléments β – je vais expliquer ce que
c’est.
La
deuxième chose que raconte Freud dans les Formulations (pp.16-17) c’est
ceci. C’est qu’il y a une dynamique dans laquelle le principe de réalité expose
le sujet à une certaine quantité de déplaisir, et que bien évidemment une
adaptation totale étant totalement impossible, pour cantonner ce déplaisir sans
empêcher la constitution d’un moi-réalité qui va
s’adapter, se constitue, tout simplement par clivage, une partie clivée que
dans une métaphore célèbre, Freud compare au parc du Yellowstone, comme aux
Etats-Unis : comme tout est civilisé, à un moment, il faut qu’il y ait un
endroit totalement sauvage dans lequel on met les bêtes, la nature, etc. Et
donc l’inconscient est le parc du Yellowstone du psychisme humain.
Evidemment,
vous vous rendez compte que c’est un argument ad hoc : il y a
autant d’inconscient dont vous avez besoin et autant de réalité que vous avez
besoin, puisqu’il n’y a pas de critère indépendant pour les décanter ! Si
ça ne me plaît pas, je le mets dans l’inconscient, et si ce n’est pas dans mon
inconscient, c’est que je suis adapté à ça ! Donc c’est complètement
circulaire ! L’inconscient est aussi grand que vous en avez besoin pour
l’argument, et la conscience est aussi efficace que vous en avez besoin pour
justifier tout ce qui se passe. Donc la simple observation des phénomènes ne
peut jamais vous permettre par exemple de dire à quel point quelque chose doit
devenir inconscient, puisque c’est un argument qui est constamment circulaire.
Freud
se rend bien compte que la machine qu’il est en train de monter fonctionne de
manière complètement circulaire, et il essaie à ce moment-là d’introduire dans
la troisième remarque (p.17-18) un critère pour dire qu’il y a quand même
quelque chose d’extérieur à son modèle qui permet de le valider. Ce qu’il
introduit comme notion, c’est une notion qui est au moins aussi problématique
que le modèle lui-même, c’est le développement en deux temps de la sexualité. Nous
observons qu’il y a de la sexualité infantile, puis une période de latence,
puis une réactivation de la sexualité infantile. Donc, voilà un critère
extérieur, observationnel, qui me permet de dire : qu’y a-t-il dans le
parc du Yellowstone du psychisme humain ? La sexualité infantile, puisqu’à
un moment elle s’arrête et qu’elle est séparée par la période de latence de
l’exercice de la sexualité adulte, cette sexualité adulte étant grevée du
retour refoulé de cette sexualité infantile. Si la sexualité infantile du
névrosé est tout simplement l’infantilisme de sa sexualité - les besoins
infantiles qu’il essaie de faire peser quand il demande à sa femme de se
comporter comme une mère, à son mari de se comporter comme un père – je prends
des exemples triviaux -, le critère de répétition de l’infantile dans la
sexualité adulte, qui fait que la sexualité adulte est quelque chose où il y a
de l’infantilisme, qui est le retour déplacé de la sexualité de l’enfance,
voilà quelque chose qui permet à Freud de dire – ce qui est un critère de bon
sens - ce qu’il y a dans la partie clivée, dans le parc du Yellowstone.
C’est
pour ça que je crois qu’il n’aimait pas ce texte : il se rend bien compte
qu’il est obligé pour justifier le montage incroyable du principe de plaisir et
du principe de réalité, de recourir à des arguments extérieurs qui font que le
truc commence à être composé de bric et de broc. Le problème du caractère ad
hoc de cet argument est de savoir si l’on peut avoir mieux que ça, et c’est
ce sur quoi Bion travaillera plus tard.
Freud
essaie dans la quatrième remarque (p.18), de donner un autre critère que celui du
développement en deux temps de la sexualité et donc du symptôme comme cette
sortie du parc de Yellowstone de pulsions qui auraient dues être intégrées
autrement. C’est la question du dosage entre plaisir et réalité, et l’idée
qu’il y a différentes productions humaines, productions spirituelles de
l’humanité, et en particulier la religion et la science qui font une part
relative, différente, au plaisir et à la réalité. Plus vous vous enfoncez dans le
principe de plaisir vous avez la religion, et plus vous allez du côté du
principe de réalité, plus vous avez quelque chose de l’ordre de la science. Or,
ici, c’est ce que Bion va tout simplement appelez « conception »,
c’est-à-dire la capacité à produire à partir des mythes, des symboles et
également des abstractions de très haut niveau qui permettent à l’appareil
psychique de se confronter non seulement aux effets de sa vision mythique du
monde, c’est-à-dire de la religion comme Œdipe s’imposant à l’ordre social et
régulant les rapports entre les hommes, mais au-delà de cette religion, de se
confronter davantage à la réalité. C’est un autre argument, un argument
supplémentaire pour essayer de faire tenir debout ce qui est dangereusement
circulaire dans l’argument de l’épreuve de réalité qui surmonte, on ne sait
pas pourquoi, le principe de plaisir.
En
réalité, il fait jouer à la religion et à la science le même rôle que Kant fait
jouer à la morale et à la science. C’est-à-dire qu’il dit que ce sont des faits.
C’est un factum rationis, dit Kant : il y
a la morale, et la science, et c’est ça que nous devons expliquer. De la même
manière, ce que dit Freud, c’est qu’il y a des faits : la religion et la
science. Et nous ne pouvons expliquer qu’il n’y ait que la religion et que la
science que si nous avons recours à une explication reposant sur des dosages
différents du rôle du principe de réalité et du principe de plaisir. C’est une
tentative de rafistoler ce qui est essentiellement circulaire et que Lacan n’a jamais
cessé de dénoncer : il n’y a aucune raison pour que l’on renonce au
principe de plaisir. C’est ce que nous démontre la pathologie ! Alors
ce que dit Freud, c’est que si on prend les choses comme ça, c’est sûr, on ne
peut pas s’en sortir. Mais si l’on accepte qu’il y a un fait qui est la
science, et qu’il y a également la religion, puis un troisième qui va
apparaître plus loin, et qui est l’art, qui est un équilibre particulier du
plaisir et de la réalité, si on part de ces faits alors on est bien obligé de
se rendre compte qu’il y a un rôle structurant à accorder au principe de
réalité.
Je
passe sur le point cinq (p.18-19) qui sont des recommandations sur l’éducation,
où Freud explique qu’on n’éduque bien les enfants que quand on a recours à une
certaine dose de principe de plaisir, car il faut aimer les enfants, sinon les
punitions et les apprentissages seront totalement inefficaces, et que la seule
chose qui fait marcher les enfants, c’est la peur de la privation d’amour.
Sur
ces bons principes, il passe au point six (p.19) que je résume rapidement, qui
est la question de l’art comme réconciliation spéciale des deux principes.
Sur
ces bases générales - on a de l’éducation, on a de l’art, on a de la science,
on a de la religion, et très loin, on a le principe de plaisir et le principe
de réalité -, on peut penser la symptomatologie. Je vous fais remarquer une
chose extrêmement importante : il n’aborde la symptomatologie - c’est-à-dire
ce que c’est qu’une névrose, une perversion, une psychose, comme des espèces
de relations perturbées entre le principe de plaisir et le principe de réalité,
le principe de plaisir continuant à halluciner dans la réalité que ma femme
ne me trompe pas, que je suis beau, ou que tel et tel objet de satisfaction
est un objet que je n’ai jamais perdu, etc. -, que sur la base de ce qui précède.
Je trouve que c’est extrêmement fin, parce que si c’est bien le point sept
(p.19), ça veut dire qu’il y a toujours un état de la science, de la religion,
de l’art et de l’éducation dont il faut tenir compte, un état donné pour apprécier
ce qui est pathologique. La force de ce modèle est que l’appareil psychique
n’est pas du tout transhistorique, il est au contraire ce qui permet de
penser que c’est toujours historiquement contextualisé.
Si vous n’avez pas tenu compte de la nature de ce qui est investi comme plaisir
et comme réalité dans la religion, dans l’art, dans l’éducation, etc., il
est totalement vain d’essayer de déceler dans l’économie psychique de Dupont
ce qui serait symptomatique.
C’est
ça la subtilité des constructions freudiennes : en général, un texte de
Freud ne tient pas debout logiquement plus de trois phrases, mais son
déséquilibre est une sorte de déséquilibre qui fait voir quelque chose qu’on ne
verrait pas autrement, et ça prévient, ici plus qu’ailleurs, une sorte
d’application anhistorique de la psychanalyse. Au contraire, quelqu’un comme
Freud qu’on présente toujours comme un « naturaliste », si vous voyez
ce qu’il dit, c’est quelqu’un d’extrêmement sensible aux conditions
historiques. Et ainsi, ce sur quoi il conclut dans ce texte fameux, c’est de
dire que cette fiction dont j’ai eu besoin pour produire toute l’architecture
de l’appareil psychique, du rapport de principe de plaisir et du principe de réalité,
cette fiction qui est le principe de plaisir qui ne peut pas exister à l’état
pur, comment se fait-il que j’en aie simplement l’idée ? Comment se
fait-il que je puisse simplement penser qu’il y a un principe de plaisir ?
C’est
là qu’il y a un développement qui a énormément intéressé Lacan (p.20), c’est le
fameux rêve du père qui ne sait pas qu’il est mort.
C’est
un texte introduit dans la deuxième édition de la Traumdeutung,
celle de 1911, mais dont la première interprétation est donnée dans les Formulations
sur les deux principes. C’est que le sujet qui dit « mon père ne
savait pas qu’il était mort » n’entend pas « qu’il était mort selon
mon vœu », parce que moi, je voulais que mon père soit mort. Ce que
fait valoir Freud avec beaucoup de finesse, c’est que c’est à travers ce genre
de trou, d’éclipse, que nous voyons fonctionner où est le principe de plaisir à
l’état pur, dans les interstices de ce qui nous apparaît comme éventuellement
absurde et incompréhensible.
La
dernière phrase du texte est une phrase qui a fait je crois très certainement
énormément réfléchir Bion. Je vous la lis : « Je veux pourtant
espérer que les lecteurs bienveillants ne manqueront pas de saisir où commence,
dans ce travail aussi, la domination du principe de réalité ». C’est-à-dire
qu’un texte comme ça, ce que je viens de vous raconter, c’est un fantasme, c’est
un modèle du fantasme, ou c’est un fantasme de modèle ? C’est quoi, au
juste ? Si ce que dit Freud de l’appareil psychique est vrai, ce que vient
de produire l’appareil psychique de Freud en s’autoreprésentant
de cette manière-là, c’est quoi ? Une décharge de plaisir ? Quelque
chose qui tient compte de la réalité de l’appareil psychique, de la réalité du
principe de plaisir, de la réalité du principe de réalité ? Vous avez là
un effet circulaire : si c’est mon appareil psychique, si c’est ça avec
quoi je pense, le texte qui décrit ce avec quoi je pense, il a quel
statut ? Comment vous pouvez savoir quelle est la part de plaisir à penser
comme ça, et quelle est la part de soumission au principe de réalité ?
C’est
ça que je trouve tout à fait fascinant : produire un texte comme les Formulations
n’est pas un acte d’objectivation théorique. Produire un modèle de cette sorte
n’est pas un acte d’objectivation théorique, c’est quelque chose de tout à fait
particulier, c’est produire le fantasme de ce qu’on voudrait être
psychiquement. C’est le fantasme de l’appareil Ψ qu’on se souhaite pour
être vivant et psychiquement sain. C’est un point sur lequel j’insiste depuis
de nombreuses années dans ce séminaire : la théorie n’est pas une manière
de comprendre, ici, c’est la manière de s’équiper d’un appareil psychique pour
se confronter avec la folie sans y succomber. C’est ça l’articulation des
représentations qu’il est en train d’énoncer là, c’est quelque chose qui n’a sa
pertinence que lorsque nous nous assurons à travers la production de ce modèle
de la solidité de notre propre appareil psychique, dans des conditions qui sont
d’ailleurs religieuses, scientifiques, esthétiques, morales, éducatives,
déterminées. Ce point est important parce qu’on le voit bien chez Freud, mais
qu’on ne le voit plus très bien chez Melanie Klein. Vous savez que quand Melanie
Klein a commencé à sortir ses théories pendant la deuxième guerre mondiale, la
grande objection contre elle - avec ses espèces de trucs cannibaliques, ses
ventres maternels remplis de phallus, d’objets qui se dévorent, ces choses
insensées -, la grande objection c’était qu’on ne peut quand même pas expliquer
les fantasmes avec des fantasmes.
Il
y a un texte remarquable de Darian Leader qui a
été traduit en français dans
La question du genre
[2]
, où il cite la justesse de cette observation des annafreudiens :
comme Melanie Klein refuse de se servir de modèles psychologisants, et qu’elle
ne veut que tout inférer du transfert, les fantasmes projectifs qui sont mis
en œuvre dans le transfert lui servent à expliquer ce qui se passe dans les
cures. Mais du coup, la production imaginative des enfants, des schizophrènes,
des psychoses maniaco-dépressives, sert à expliquer d’autres symptômes. Comment
peut-on se servir d’un fantasme pour expliquer un autre fantasme ? Et
c’est une question qui fait que comme vous le savez, les kleiniens fonctionnent
dans une bulle. Ils peuvent incorporer les théories des autres, mais il est
très difficile d’incorporer des théories kleiniennes, parce qu’on peut apprendre
à parler et penser en kleinien, mais si vous n’êtes pas dedans, si ça ne vous
dit rien du tout – le bon sein par exemple -, vous ne pouvez pas rentrer à
l’intérieur de ce dispositif.
Ce que Freud nous fait bien sentir, c’est l’enjeu. L’enjeu, c’est que faire une théorie psychanalytique, produire le modèle en question, ce n’est pas décrire ce qui se passe, c’est s’équiper psychiquement.
C’est
ce que je vous avais dit la dernière fois en y allant un petit peu fort. Je
vous avais fait remarquer le caractère d’identification projective de la situation
contemporaine de la psychanalyse, où revient sur la psychanalyse ce dont elle
ne veut pas : les interrogations rationnelles, les interrogations éthiques.
Parce que les gens sont incapables d’aligner trois concepts, les concepts
reviennent du dehors et attaquent sous la forme de critiques absolument invraisemblables
et d’une férocité inouïe, proprement surmoïques, la manière même de penser
des psychanalystes: ils ne sont pas réfutés, il sont mis en
accusation et se sentent universellement persécuté par cette
rationalité même, cette rationalité moderne qui est cependant
la leur. Ce que je veux dire par là, c’est que ce que j’essaie de faire là,
ce n’est pas simplement de vous dire ce qu’on peut comprendre de ces textes,
mais que ça ne devient psychanalytique qu’à partir du moment où vous voyez
si ça peut servir votre équipement mental pour votre travail, dans le contexte
présent, qui n'est pas favorable à la psychanalyse. C’est enfin
ça qui fait le caractère extraordinaire de la radicalité de la position de
Bion, c’est d’avoir dit que c’est ça un bon texte : c’est un texte qui
m’équipe psychiquement. A ce moment-là, c’est sûr que ça va plus loin que
l’objection traditionnelle consistant à se demander comment comprendre les
kleiniens, eux qui expliquent les fantasmes avec d’autres fantasmes, ce n’est
plus de l’explication ! Là, on a vraiment une prise de conscience de
la difficulté et une affirmation de ce que c’est que parler en psychanalyste
à d’autres psychanalystes, qui me paraît je crois profonde.
J’avance
en vous faisant observer une chose. C’est que nous avons construit la grille.
Puisqu’en
réalité, qu’est-ce que la grille ? C’est simplement l’articulation de tous
les moments de la constitution de l’appareil psychique dans sa relation à
l’extériorité plus la constitution des types de pensées que l’appareil
psychique est susceptible de construire. Et donc quels sont les « éléments »
de la psychanalyse ? Les éléments de la psychanalyse sont ceux qui sont
produits à l’intersection de chacune de ces catégories rangées en lignes
et en colonnes. Qu’est-ce que c’est que
l’attention à un rêve ? Qu’est-ce que c’est que se servir d’un rêve comme
investigation ? Qu’est-ce que c’est qu’une notation de concept, de rêve,
etc. ? Et donc, comment sont déduits littéralement les éléments de
la psychanalyse, quels sont les seuls qui peuvent exister – c’est
éventuellement ouverts sur la droite parce qu’il y a d’autres possibilités, il
pourrait y avoir par exemple l’action sociale dont je parlais tout à l’heure,
l’action collective. En revanche, vers le bas ça s’arrête pour Bion au calcul
algébrique, c’est-à-dire au moment où on manipule purement et simplement des
lettres et où on décrit l’appareil psychique comme quelque chose dont on
pourrait calculer les composants.
Par
conséquent, la grille n’est rien d’autre que l’expression logico-combinatoire
de la générativité des concepts psychanalytiques et l’on ne pense psychanalytiquement
que lorsqu’on articule chacune des modalités du rapport de l’appareil psychique
à la réalité au niveau de réalité, et à la saturation progressive de l’intensité
émotionnelle, de la qualité de l’abstraction, etc., que peut produire l’appareil
psychique. Et il n’y a pas d’autres éléments, et c’est pourquoi ils sont notés
par des lettres, que ceux qui peuvent être inscrits sur ce dispositif. Voilà,
la grille est tout simplement obtenue par un procédé de diagonalisation, sur
les deux axes qui sont décrits dans les Formulations sur les deux principes
de l’advenir psychique.
*
Qu’est-ce
que j’appelle une diagonalisation ?
C’est
une référence à une démonstration célèbre de Cantor dont j’aimerais vous parler,
parce que c’est tout à fait le type de questions que Bion se posait. Il y
a dans un dispositif de ce genre une démonstration classique qui consiste
à dire qu’on a l’impression, quand on compte 0, 1, 2, 3, 4, etc., il y a moins
de nombres entiers que de nombres rationnels. Les nombres rationnels, qui
sont les quotients de deux entiers, sont ceux qui ont la forme par exemple
2,28852885... ou 23,228228..., avec un développement décimal
périodique illimité. Il nous semble qu’il y a beaucoup plus
de nombres rationnels que de nombres entiers. En réalité, il y a une démonstration
qu’on fait souvent en logique, qui montre qu’il n’y a pas plus d’entiers que
de rationnels. La démonstration se fait via une grille. Ça va à l’infini,
dans les deux sens. Vous avez tous les nombres rationnels qui sont en fait des quotients de deux entiers, et ces paires
d’entiers, on les numérote une à une :
|
1 |
2 |
3 |
4 |
5 |
6 |
1 |
1 1,1 |
2 1,2 |
6 1,3 |
7 1,4 |
15 1,5 |
16 … |
2 |
3 2,1 |
5 2,2 |
8 2,3 |
14 2,4 |
… |
|
3 |
4 3,1 |
9 3,2 |
13 3,3 |
… |
|
|
4 |
10 4,1 |
12 4,2 |
… |
|
|
|
5 |
11 5,1 |
… |
|
|
|
|
6 |
… |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Et ensuite, vous avez
un parcours de 1 vers 2, puis de 2 vers 3, etc.,
et vous voyez qu’il n’y a aucune case qui va échapper à un tel parcours. On
construit une chaîne qui à chacune des étapes va associer à un entier un couple
d’entier. C’est là ce qu’on appelle un schéma de diagonalisation. Voilà pourquoi
il n’y a pas plus d’entiers naturels que de rationnels: cette chaîne-là,
c'est justement la série des entiers naturels. L’ensemble des entiers
naturels et des rationnels sont en effet, autrement dit, l’un et l’autre dénombrables.
Ça, c’est la base de la chose.
Une
fois que vous avez un raisonnement de ce type, et surtout un tel schéma, Cantor
l’a étendu à une question extrêmement amusante, qui est la question de savoir si
le nombre de fonctions qui existent entre deux nombres entiers naturels est,
lui, dénombrable ? Est-ce qu’on peut compter une à une le nombre de
fonctions qui associent un entier à un autre entier ?
Le
raisonnement de Cantor consiste à dire qu’on peut inventer une fonction qu’on
ne pourra inscrire nulle part sur le schéma de diagonalisation dont le tableau
que je vous ai montré est le prototype. La démonstration est très simple, je
vous la mets sous la forme d’un tableau homologue au précédent.
Vous
appelez une fonction f(i) qui a pour image 0, une
fonction f(i) qui a pour image 1, etc. Puis vous faites la même chose pour f(j), pour f(k), etc., et vous les étendez à l’infini :
fi(o) 1 |
fi(1) 2 |
fi(2) 6 |
fi(3)
… |
fi(4)
|
… |
fj(0) 3 |
fj(1) 5 |
fj(2)
… |
fj(3) |
fj(4) |
|
fk(0) 4 |
fk(1)
… |
fk(2) |
fk(3) |
fk(4) |
|
Vous
avez l’impression qu’on peut saturer le tableau, et compter toutes les
fonctions qui existent par le même procédé. On va appeler « 1 »
fi(0), « 2 » fi(1), « 3 » fj(0),
etc., et par un parcours case à case du genre de celui qui montre que les
entiers et les rationnels sont « aussi nombreux », on pourra toujours
trouver autant de fonctions qui associent un entier à un autre entier qu’il y a
d’étapes sur le parcours de cette chaîne qui circule de manière géométrique le
long du quadrillage infini que j’ai mis au tableau.
Eh
bien voilà, il n’en est rien.
Il
suffit, fait observer Cantor, d’inventer une fonction g de n, qui correspond à ça :
g(n) = f(n,n) + 1
Or
g(n) est bien une fonction, mais une fonction qui,
à n’importe quel endroit de ce quadrillage, qui associe une colonne et une
rangée, ajoute 1. Sauf qu’à partir du moment où vous ajoutez + 1 (on peut
ajouter n’importe quel nombre, pourvu que ça ne soit pas 0), vous avez créé
un objet qu’on ne peut pas inscrire sur la grille. Il est par définition en
excès de la grille. Voilà la preuve, dit Cantor, que le nombre de fonctions
qui associe un entier naturel à un autre entier naturel, lui, n’est pas dénombrable.
C’est une très jolie démonstration de Cantor, une de celles qui a assurée
sa réputation.
Qu’est-ce
que ça veut dire ? Ça veut dire qu’à partir du moment où vous disposez
d’une construction en forme de grille comme celle-ci, vous pouvez essayer
de produire des termes qui ne sont pas diagonalisables. Vous pouvez produire,
générer au sens d’une génération logico-mathématique,
un élément en surplus des coordonnées que vous avez au départ décidées. Et
vous pouvez le générer en indiquant les règles de générativité qui vous permettent
d’excéder les capacités de détermination de cet objet, comme par exemple ici
en ajoutant + 1.
Qu’est-ce
que ça veut dire pour la grille de Bion ? Ça pose le problème de ce qui
est en excès, par rapport à la grille. Si vous ne voulez pas avoir une
représentation psychologisante de ce qui ne s’intègre pas au système bionien, il faut produire l’élément qui ne s’y diagonalise
pas.
Or,
l’élément qui ne s’y diagonalise pas (c’est une conjecture que je fais à nouveau
mais qui n’est pas dans Bion bien qu’elle me semble suggestive), c’est ce
qu’il appelle les éléments β, c’est-à-dire quelque chose qui toujours
peut être construit en excès, qui fait qu’un appareil psychique ne peut jamais
couvrir la totalité du réel psychique possible. Si j’ai raison, si
c’est vraiment construit sur le modèle des Formulations sur les deux principes,
alors on peut à partir de la grille produire quelque chose qui ne s’inscrit
pas dans la grille.
Et
je crois que la tension fondamentale qui est en cause là-dedans, c’est celle
qui met en jeu les éléments β. Les éléments β sont ceux qui sont
fondamentalement éjectés au départ par dénégation pour constituer l’appareil
psychique. Il y a un moins quelque chose, une éjection de quelque chose qui
est la condition du bornage d’un intérieur. Et cette condition du bornage
implique réciproquement qu’il y ait des éléments, des particules, qui puissent
constituer ce qu’on appelle d’un terme magnifiquement contradictoire une « barrière
de contact » entre ce qui est éjecté et ce qui est gardé à l’intérieur.
Une barrière de contact, c’est-à-dire à la fois quelque chose qui fait obstacle,
et qui garde au contact. Une frontière fermée, et qui est par cela
même le lieu de passage par excellence.
Dès
ce moment, Bion qui a un sens fort de la logique de ce qu’il écrit, fait
remarquer que là, il n’est plus freudien. Dès le moment où vous introduisez
cette dimension dans l’appareil psychique, lequel se constitue d’exclure le
terme qu’il ne peut pas inclure, Bion n’est plus freudien pour une raison
simple. C’est que la barrière en question est à définir au cas par cas. On ne
peut plus se contenter de ce que Freud avance dans les Formulations,
d’une distinction entre le « processus primaire » et le « processus
secondaire », comme deux processus, puisqu’il y a une barrière qui
sépare l’espace des deux processus et que cette barrière est « transformation »
– au sens du titre de l’ouvrage de Bion - de l’un dans l’autre, autrement dit,
du β en α, et réciproquement. Cette barrière entre ce qui est
primaire et secondaire, elle est, désormais, essentiellement mobile. Ce ne sont
pas deux processus qui fonctionnent et qui s’articulent l’un dans l’autre, et
qui seraient sur le mode des généralités psychologiques une propriété de
l’appareil psychique humain. C’est que dans chaque transfert, et avec chaque patient,
la limite qui permet à la barrière de contact de maintenir à l’extérieur et
d’expulser les éléments β, et de construire une intériorité psychique -
ainsi que les propriétés de cette barrière, ses trous, ses propriétés
structurales, ses variations, sa possibilité de bouger -, se décident dans
chaque cas. Et la façon dont le transfert et la clinique du transfert se
dessinent, c’est de repérer notamment chez ceux qui ont des troubles du cours
de la pensée, où la barrière de contact est percée, jusqu’où elle s’étend, de
quoi elle est faite, jusqu’où elle peut s’inverser et devenir une peau
psychique pouvant devenir extrêmement envahissante parce qu’elle n’est plus
faite d’éléments α mais d’éléments β, une espèce d’écran qui se
replie de l’intérieur, etc.
Du
coup, si cette barrière mouvante est entièrement soumise à l’expérience de la
cure, c’est l’expérience de la cure qui va décider de ce qui est conscient et
de ce qui est inconscient. La conséquence extrême, ce n’est pas l’idée qu’il y
a du conscient et de l’inconscient qui doit servir de grille de lecture. Si on
a la grille, ce n’est pas l’idée qu’il y a du conscient et de l’inconscient, ou
du principe de plaisir et du principe de réalité, qui doit servir de « grille
de lecture à la grille », si j’ose dire : c’est ce qui se passe dans
le transfert qui me permet de repérer quels sont les éléments en cause ! Voilà
enfin un modèle qui permet d’accéder à un grain de singularité empirique dans
l’appréciation de ce dont il s’agit dans un transfert, absolument inouï. C’est
une manière paradoxale de débarrasser, en la généralisant, ou plus exactement
en allant jusqu’au bout de l’abstraction, la conception
freudienne de sa généralité psychologique ou mieux, psychologisante. Tout est réécrit
à un tel degré d’abstraction qu’on se donne les moyens de penser qu’une
fonction psychique de Castel, un castélisme par
exemple (sur le modèle de Spooner – spoonerism au début des Eléments), c’est
quelque chose qui n’est pas « un » lapsus, « un » sourire
immotivé de schizophrène, autrement dit « un cas de p chez les X », mais
quelque chose où même la texture de ce qui est une hallucination chez Castel
peut être appréhendée en fonction de la façon unique, singulière, dont est
construite la fonction α et la barrière de contact qui maintient avec des
éléments α les éléments β en dehors de l’appareil Ψ.
Je m’arrête là parce que j’en ai dit beaucoup et qu’il est onze heures moins le quart. La prochaine fois, je reprendrai tous ces points en revenant sur cette lecture de la grille, sur la fonction de Ψ en essayant de vous montrer qu’à partir de là, on a été extraordinairement freudien, et qu’en réalité on est tellement freudien qu’on est en train de démolir le dispositif freudien d’origine. C’est-à-dire qu’on est en train de changer même le sens de ce que signifient chez Freud principe de réalité et principe de plaisir, et que même ça, ce n’est pas récupérable, même d’un point de vue kleinien. Ce que je suis en train de vous raconter, ça introduit une notion d’identification projective que vous ne trouvez pas chez Melanie Klein.
Je
vous raconterai ça la prochaine fois, le 16 novembre.