Bion │Lacan

2ème séance (19 octobre)

 

Je vais faire ce soir trois choses.

Je vais aller directement à ce qui est un des outils de Bion - non pas fondamentalement énigmatique, mais tout à fait particulier -, qui est la grille introduite dans la trilogie Aux sources de l’expérience, Eléments de la psychanalyse et Transformations, en posant la question de savoir en quel sens on peut parler d’un modèle, avec la grille, et d’un modèle de quoi ? Ce sera aussi l’occasion de faire quelques remarques sur ce que Lacan appelle modèle. Ensuite, je commencerai, en espérant le terminer, un commentaire sur les Formulations sur les deux principes de l’advenir psychique, qui est la référence de Bion, et j’essaierai de vous montrer parce que je pense que ça n’est pas du tout apparent dans les commentaires que j’ai lus - mais peut-être que c’est une banalité chez les bioniens -, comment la grille est littéralement déduite de la lecture des Formulations. Je réfléchirai sur la manière dont c’est déduit et construit, et en quel sens vous avez là quelque chose comme une forme d’inventivité particulière en psychanalyse. Ensuite, troisième chose, j’essaierai d’articuler les difficultés que Bion rencontre dans Freud, puisque la construction de la grille oblige Bion à modifier la conception freudienne de l’articulation entre principe de plaisir et principe de réalité, et également à Melanie Klein – mais je crois que je le réserverai la prochaine fois quand je lirai mes notes sur Quelques mécanismes schizoïdes -, car ça l’oblige pour donner toute sa force à ce modèle, à modifier le concept kleinien d’identification projective.

Ce qui m’intéresse à nouveau est un peu ce que je faisais avec Lacan, c’est d’essayer de capter dans tout cela ce que c’est que la créativité à la fois psychique et clinique de Bion. C’est ce qui me paraît tout à fait intéressant : la grille, ce n’est pas un modèle au sens d’un modèle à suivre, c’est une tentative de mettre au jour les conditions de la créativité clinique qui sont en même temps les conditions de la créativité psychique. C’est une modalité particulière de la théorie, qui permet de s’exposer transférentiellement à un certain type de patients, qui suscite la production de nouvelles catégories ou un approfondissement de leurs relations mutuelles, et qui, circulairement, permet d’entrer davantage dans le transfert avec les patients qui ont, comme dit Bion, des « troubles du cours de la pensée », les patients dits « schizoïdes » de la tradition kleinienne.

Tout d’abord, le modèle.

En quel sens la grille est-elle un modèle, surtout chez Bion qui n’hésite pas à utiliser ce type de formulations épistémologiques ? Modèle de quoi ? Modèle de l’appareil de penser, certainement, mais duquel ? Du psychanalyste, du patient ? Ou bien modèle de l’appareil de pensée qu’est le cadre qui assemble le psychanalyste et le patient dans une séance ?

En tout cas, si c’est un modèle de l’appareil de pensée, ce n’est certainement pas un modèle construit pour rendre compte d’une généralité psychologique. C’est un point important : l’appareil bionien est là pour mettre au jour les fonctions psychiques non pas d’un individu ou d’individus en général qui répondent à certaines catégories, mais de Castel, de Bion, avec un nom propre qui est posé là-dessus. C’est extrêmement frappant quand on lit le début des Sources de l’expérience : il pense au mot par lequel en anglais on parle des contrepèteries, c’est spoonerism en anglais, et c’est construit sur le nom propre de Spooner, qui était je crois évêque, et qui semait son propos de contrepèteries. Et le type de fonctions auxquelles il s’attache, ce sont les fonctions qui font que tel patient ne va pas simplement faire un lapsus parce qu’il a l’appareil psychique construit de telle manière, mais les fonctions qui font qu’il va faire un « castelisme » parce qu’il est Castel, car le trait qu’il s’agit d’identifier est dépendant de la singularité, éventuellement nommable par un nom propre, de son appareil psychique. Je crois que c’est important, parce que c’est en clinique un des points les plus étonnants, c’est le fait de faire une théorie par patient. Comment peut-on faire une théorie par patient ? Quel est le degré d’abstraction requis pour théoriser quelque chose qui exprimerait le même type de rapport que de Spooner à spoonerism ?

Ça peut être aussi un modèle, la grille, d’un appareil à penser psychanalytiquement les pensées. Ça veut dire que c’est en fonction de la possibilité de placer sur cette grille ce que je suis en train de penser de mon patient, ou de moi-même, ou de ma relation avec mon patient, que je peux m’assurer que je suis bien en train de combiner des « éléments » de la psychanalyse, et que mon propre discours appartient bien épistémologiquement à ce type de discours particulier qu’est la psychanalyse. Bion mentionne aussi que c’est un moyen de s’assurer que l’outillage auquel on a recours n’est pas un outillage qui aurait vieilli, et qui nécessiterait par exemple d’être complètement remis à jour. Si vous avez commencé à lire Aux sources de l’expérience, je pense que vous avez été frappé par l’idée que les psychanalystes travaillent toujours avec un certain nombre d’articles, de phrases, d’énoncés qui ont pour eux une valeur structurante, et avec lesquelles ils s’attaquent à leur tâche quotidienne et y reviennent constamment. Bion dit que le travail analytique consiste à tenir très régulièrement à jour, à prendre très au sérieux cet outillage auquel on a été sensible – des phrases tirées de sa propre analyse, des phrases tirées de l’analyse de tel ou tel patient, et en ce qui le concerne, ce qu’il a pu tirer des Formulations, des notes sur Quelques mécanismes schizoïdes, des phrases prélevées dans la Traumdeutung -, de les avoir toujours à l’esprit et de savoir où on les situe parmi les outils qui nous permettent de nous rendre attentif à la cure. Avec la possibilité de s’apercevoir que parfois, certains outils ont disparu et qu’il ne s’agit pas là d’une lacune, d’un oubli ou d’une parenthèse, mais de quelque chose qui implique une modification de l’appareil psychique qui fonctionnait avec ce dispositif d’enregistrement de notation et d’investigation. Il y a là une attention à des détails qui donnent l’impression d’être de la cuisine et indignes de considérations si vous faites des mathématiques ou de la philosophie, mais qui en psychanalyse, au contraire, sont les instruments mêmes qui permettent de se rapporter au fonctionnement psychique de l’autre, c’est-à-dire de s’appareiller à lui. Et cet appareil-là, il est carrément à conserver et à noter. Mes notes par exemple, pour quelqu’un comme Bion, ne sont pas un travail de type préparatoire, mais ce avec quoi je pense. Et c’est indexable sur la grille. Si bien que lorsqu’il dit que la grille fonctionne comme un aide-mémoire pour travailler le cas, il faut voir que c’est un aide-mémoire extrêmement structuré, c’est-à-dire que c’est à partir de la grille qu’on peut se rappeler une séance, une cure, un cas, etc. D’un autre côté, il dit que cet aide-mémoire ne fonctionne que si on en a un usage ludique, ce qui permet à Bion de dire que quand on expose un cas, on peut carrément inventer le cas dont on parle, on peut fusionner deux personnes, par exemple à des fins d’anonymisation, dans la mesure où on peut, avec cette grille, s’assurer que le type de communication, en superposant deux cas, continue effectivement à refléter exactement quelle a été la modification de l’attitude subjective de l’analyste devant telle et telle situation qu’il a rencontré dans une cure. On peut également travailler à s’exercer, avec cette grille. En ce sens, c’est plus qu’un aide-mémoire, c’est plus qu’un jeu, un jeu sérieux, un jeu d’exercice. Par exemple pour les gens qui n’ont pas de patients, on peut tout à fait travailler sur les cas des autres en travaillant sur ce que pourrait être les voisinages des cas de la grille en s’habituant mentalement à son propre appareil psychique, à se rendre attentif, à noter, à investiguer ou à agir dans le registre du possible.

Donc c’est aussi un instrument de lecture de la littérature analytique. C’est un point qui est tout à fait frappant, où c’est l’appareil psychique même du psychanalyste qui est mis au travail dans la lecture ou l’écoute de ce que je suis en train de dire.

C’est donc enfin un système de notation des séances, c’est un système de mobilisation de l’attention en séance, c’est un système d’investigation dans la recherche clinique, et tous ces mots que j’emploie sont sur la grille, ils appartiennent à la grille elle-même, et il est donc assez facile de voir que la grille a cette propriété auto-inclusive d’étiqueter dans ses catégories ses propres usages en tant que grille.

On a l’habitude de la notion de « discours » chez Lacan, à la fois comme dispositif et comme développement conceptuel – il y a des gens qui se grattent la tête en se demandant s’ils sont dans le discours analytique ou si celui qui les écoute ne serait pas par hasard dans le discours universitaire, une sorte d’inspection étrange pour savoir dans quelle posture on est. C’est typiquement ça ! Ce n’est pas du tout quelque chose qui s’objective du dehors, c’est quelque chose à l’intérieur de quoi on est pris, et qui permet de situer à leur juste place, chez Lacan par exemple, le sujet barré, l’objet (a), la place de la vérité, etc. L’usage que fait Lacan de la topologie est du même type. Chez les winnicottiens, c’est l’articulation entre l’objet transitionnel et l’espace transitionnel, puisque la notion d’espace transitionnel n’est rien d’autre chez Winnicott, que la façon dont doit être construit le cadre de la cure. C’est à partir de la fonction de l’objet transitionnel chez un patient que se déduit, s’infère la nature du cadre qui lui est appropriée. Il n’y a pas un cadre a priori à l’intérieur duquel l’objet transitionnel apparaît, si et quand on a bien fait les choses. C’est au contraire le cadre lui-même qui est construit par la façon dont l’espace transitionnel y est impliqué. Ce qui fait que les modifications du cadre de la cure chez Winnicott sont fondamentalement réglées. Ce n’est pas par une sorte de fantaisie extravagante qu’il fait durer une séance quatre heures, ou qu’il enveloppe son patient dans une couverture ! C’est véritablement par reconstruction d’un espace transitionnel que les décisions sont prises sur la déformation, de type topologique, du cadre, qui est adapté à cet espace transitionnel. Et bien sûr, chez Bion, chez Lacan ou Winnicott, vous voyez que ça les a toujours mis en difficulté par rapport à certaines formes extrêmement rigides de prescription sur la distance à laquelle il fallait se tenir du patient, la durée et le nombre des séances, des choses de ce genre, puisqu’ils revendiquent de déduire le cadre de l’appareil psychique ou de la structure de l’espace transitionnel, ou de la topologie particulière à ce patient.

Ce concept que je propose cette année d’appareil Ψ, c’est tout cela : c’est l’unité qui est visée ici par la possibilité de lire la grille et le dispositif analytique dans toute l’étendue de ce qu’associativement, on peut produire comme possibilité de faire varier en extension et en intension les usages de la grille. L’appareil Ψ est en quelque sorte la saturation des possibilités associatives que donne une exploration logique des possibilités conceptuelles de la grille.

La deuxième chose que je voudrais faire, toujours en introduction, c’est clarifier un peu ce qu’on appelle un modèle.

Parce que vous savez que dans le milieu lacanien, tout le monde déclare que la topologie de Lacan n’est pas un modèle, sauf que comme personne ne dit ce qu’est un modèle, c’est une affirmation qui ne coûte éventuellement pas très cher. Un modèle est un concept épistémologique dont il y a des figures très simples : par exemple le modèle réduit. Lorsque vous voyez des représentations avec le soleil et la terre qui tourne autour, vous avez des modèles réduits du système solaire. Les premiers objets scientifiques qui ont été fabriqués dans des universités italiennes, c’étaient des représentations du système copernicien, ptolémaïque, du système galiléen, qui ont ensuite donné lieu à des mécaniques qui sont des horloges célestes avec des ressorts, des rouages, etc. Vous avez là des modèles réduits du cosmos, qui sont ce par quoi s’est introduite sous la forme d’une machine, d’un mécanisme, l’idée même qu’on pouvait capter le fonctionnement causal de l’univers. J’insiste là-dessus parce qu’une des fonctions du modèle réduit est souvent d’extraire le mécanisme, de le manifester en tant que tel. Il y a un deuxième sens beaucoup plus profond et général de la notion de modèle, qui est le modèle analogique, qui ne vise pas simplement à mettre en évidence le mécanisme, mais qui vise à spécifier le mécanisme même là où il n’est pas particulièrement évident. Là, le but est effectivement de réussir à produire des modèles causaux qui ne se contentent pas d’extraire un mécanisme, mais qui réussissent à simuler l’effet causal.

J’ai fait il y a quelque temps un petit papier, sur un cas de modèle qui est très courant en psychiatrie, qui est celui des modèles animaux de la maladie mentale. Comment est-ce que, quand on injecte telle substance à une souris, on peut supposer que son comportement nous éclaire sur la schizophrénie, étant bien entendu et le psychiatre biologiste le sait aussi bien que nous, que la souris n’est pas un homme, qu’une souris ne parle pas, qu’elle n’a pas notre vie sociale, etc. En quel sens peut-on construire un modèle animal d’une maladie psychiatrique qui n’existe que chez les hommes ? La théorie des modèles est une des pièces fondamentales de l’explication scientifique contemporaine, puisque grosso modo presque tout ce qui s’explique aujourd’hui s’explique à travers la théorie des modèles. En épistémologie, c’est quelque chose d’extrêmement raffiné, avec toute sorte de petits rouages et de niveaux de validité qui s’emboîtent les uns dans les autres, et qui permettent d’avoir une idée raisonnée de la vraisemblance et de la pertinence du modèle que vous proposez. En général, ça fonctionne de la façon suivante : on construit un parallèle entre un schizophrène et une souris à qui on a injecté des amphétamines, et on suppose que dans la production par exemple de tels effets d’agitation, d’incohérence du comportement de la souris sous amphétamines, il y a un certain nombre de relais causaux entre l’injection du produit et le comportement final. Ces relais causaux sont mis entre parallèle avec ce qu’on suppose être des relais causaux chez l’homme dans le fonctionnement de tel ou tel système cérébral, par exemple le système dopaminergique qui aurait tel et tel effet. Si on le suractive, alors on va avoir tel et tel effet dans tel autre système, on compare avec la souris, et par un dialogue on compare ce qui se passe avec le cerveau de la souris tel qu’on peut l’observer et ce qu’on peut observer avec des techniques d’imagerie, et à la fin on regarde si les comportements sont suffisamment homogènes pour savoir si on a obtenu un bon modèle. Evidemment, là je prends un modèle dont il est notoire qu’il est relativement peu satisfaisant, mais il y en a des extrêmement sophistiqués qui ne portent pas sur des amphétamines qui causent un équivalent de la schizophrénie chez la souris, mais comme on fait aujourd’hui sur des modèles de symptôme et non pas de syndrome, où on essaie par exemple de capter des choses comme le retrait social ou l’anxiété, des petits facteurs qu’on compose. Tout l’art de la construction des modèles dans les sciences et en particulier en psychiatrie, c’est de maximiser les niveaux de validité entre les mesures, de façon à ce que les mesures soient congruentes, efficaces, etc., et les variables que sont les expériences que l’on fait. On arrive comme ça à avoir des homologies qui sont relativement intéressantes.

Il y a quelque chose de très important dans toute conception du modèle, c’est la validité de convenance. C’est qu’il faut que vous ayez de bonnes raisons de comparer par exemple le retrait social d’une souris qui est incapable de s’occuper de ses petits, d’un symptôme négatif chez une mère schizophrène. Il faut que vous trouviez que la ressemblance de ce trait, sa durée, ses effets sur la progéniture, ressemble suffisamment au bout de la chaîne, au bout de l’effet produit, et que cette convenance soit attestée par toutes sortes de contre-effets, de contre-mesures. La validité de convenance n’est pas facile à contrôler, mais étant donné que nous sommes tout de même aussi des animaux, on peut supposer qu’un fonctionnement cérébral anormal chez nous va produire des effets anormaux qu’on peut mettre en série chez les mammifères qui sont relativement proches de nous. Par exemple, quand vous prenez des modèles éthologiques qui consistent à stresser les mères singes en leur retirant leur petit, on peut supposer qu’un primate est suffisamment proche de nous pour qu’il y ait une affinité éthologique importante entre ce qui se passe chez un enfant éloigné de sa mère et sa mère, et un bébé bonobo et sa mère. Ça ne suffit pas parce qu’il faut une autre validité de convenance que celle sur les effets induits, et qui est une validité de convenance sur les causes qu’on introduit des variations dans le modèle. Par exemple, pendant très longtemps on a considéré que c’était un moyen intéressant de simuler la folie, la psychose, que d’injecter des amphétamines parce qu’on avait remarqué que lorsque les gens ont des systèmes dopaminergiques hyperexcités, ils produisent de la symptomatologie de type schizophrénique : ils ont des hallucinations par exemple. On ne le considère plus du tout aujourd’hui parce que ce n’est pas ce qui se passe en réalité. Les schizophrènes, ce qui les caractérise, c’est qu’on ne leur a rien injecté du tout, et ils sont comme ça sans qu’on leur injecte quelque chose. Donc en ce qui concerne la validité de convenance dans la cause - ce qu’on fait entrer à l’intérieur du modèle -, le parallèle est mauvais. C’est un bon modèle pour analyser la psychopharmacose, par exemple, on peut faire un modèle animal pour analyser la psychopharmacose humaine, mais cette psychopharmacose ne peut pas être un modèle pour analyser la psychose d’un être humain. En revanche, il y a des modèles sophistiqués, des gens qui invalident chez la souris un gène qui perturbe la cascade de signalisation cellulaire qui déclenche la production de microtubules qui jouent un rôle dans la plasticité synaptique. Rien moins ! Eh bien on s’est aperçu que quand on a des souris dont on a réduit par cette anomalie génétique la plasticité synaptique, on obtient chez elles quelque chose qui est dans le modèle comparable à des phénomènes de retrait social ou des choses comme ça. C’est beaucoup plus intéressant, parce que vous avez ici une détermination génétique tout à fait subtile, d’altération des microtubules qui diminue la plasticité synaptique, et ça, ça n’est pas une injection brutale d’amphétamines comme dans une pharmaco-psychose qui servirait de modèle. Ce raffinement inouï fait l’intérêt de la psychiatrie biologique contemporaine : c’est de jouer sur ces différentes qualités de variables pour produire des explications dont certaines sont extrêmement intéressantes et judicieuses.

Le problème de la notion de modèle en psychanalyse, c’est que justement dans la notion de modèle, les variables qui sont soumises à un critère de validité de convenance, ces variables ne sont pas mesurables. Pour une raison très simple, qui est que la transformation dans le processus analytique est immanente. Le transfert - si c’est bien le cadre de l’expérience analytique - empêche un jugement de surplomb dans lequel je pourrais me dire : « Ce que je suis en train de produire, est-ce que ça ressemble à une psychanalyse ? ».

Prenez le modèle de l’appareil psychique freudien, vous y faites entrer d’un côté de la pulsion et vous en faites sortir de l’autre du symptôme, vous imaginez des choses de ce genre avec des représentations, vous pouvez tout à fait faire des hypothèses étiologiques sur ce qui se passe à l’intérieur du modèle, mais est-ce que vous avez les moyens de vous demandez si ça « ressemble » à ce que doit être une psychanalyse ? Est-ce que ce que produit une analyse, c’est « parallèle » à ce que produit mon modèle de la psychanalyse ? Ce qui caractérise le transfert, c’est qu’il n’y a pas de critère externe pour juger du parallélisme ou de la ressemblance - à la différence du modèle que je viens de vous donner de la ressemblance entre ce qui se passe chez une souris génétiquement modifiée et tel trait particulier d’un symptôme schizophrénique, où je peux me mettre à l’extérieur du dispositif et fournir des critères bons, mauvais, améliorables ou pas, mais en tout cas des critères de comparaison. En analyse, c’est impossible.

Autrement dit, vous avez deux manières de prendre les choses comme dans toutes les situations d’autoréférence. Soit vous dites que le modèle ne peut être rien d’autre que le fonctionnement de l’analyse elle-même, et c’est donc du dedans que ce qui se passe dans l’analyse doit se servir de l’analyse comme modèle - elle produit du dedans son propre modèle -, soit vous dites que ce que je suis en train de dire est autoréflexif et n’a aucun sens, et qu’il ne faut donc pas utiliser de modèle pour penser la psychanalyse. Le problème, de fait, c’est que Freud ne se gêne pas : à la fin du chapitre VII de la Traumdeutung ou dans les Formulations sur les deux principes, ou dans la partie théorique que j’ai expliquée l’an dernier dans « L’homme aux rats », il ne cesse d’avoir recours à des modèles de fonctionnement.

L’idée de Bion, évidemment inscrite dans la grille qui se fait autoréflexivement l’écho de ce que je suis en train de dire, est que toute psychanalyse doit comporter une réflexion épistémologique interne, c’est-à-dire que toute analyse dans le fonctionnement analytique de l’analyse, doit produire un modèle qui est à l’intérieur même de cette analyse. C’est-à-dire qu’il y a un concept d’un système déductif (éventuellement d’ailleurs un calcul algébrique H rangé dans la colonne Ψ, la colonne de la dénégation), qui permet au cours de l’analyse non seulement à l’analyste mais aussi à l’analysant, d’avoir une idée de la structuration interne de ce que cela même qui est en train de se passer, et de ce qui est en train de fonctionner et de se mettre en place comme fonctionnement dans l’analyse : comme fonctionnement de sa propre machine à penser ses pensées. Autrement dit, thème que j’avais abordé la dernière fois : l’auto-appréhension scientifique et la capacité à faire fonctionner sa propre analyse comme un modèle, est un fruit de l’analyse, est un élément à l’intérieur de l’analyse, et il y a quelques raisons de penser que c’en est même un critère : il n’y a pas d’analyse qu’on puisse juger complète et surtout didactique sans ce moment-là.

La deuxième chose, c’est que comme le modèle est immanent, il ne peut être que dérivé de l’analyse de la productivité interne des concepts psychanalytiques. C’est seulement avec les concepts psychanalytiques et leur jeu, et rien d’extérieur à eux, qu’on peut produire ce modèle interne. Ce qui veut dire qu’il faut trouver un moyen d’engendrer les éléments du modèle les uns à partir des autres. Cet engendrement est ce que présente la grille, puisque à partir d’un certain nombre d’éléments, vous avez par intersection la production des éléments qui ne sont rien d’autre que les rouages de la machine à penser psychanalytiquement les pensées, et qui sont donc produits par cette opération dont nous allons voir que c’est une opération de diagonalisation.

 

 

hypothèses

de définition 1

Ψ 2

Notation 3

Attention 4

Investiga-

tion 5

Action 6

… n

A

éléments β

A1

A2

 

 

 

A6

 

B

éléments α

B1

B2

B3

B4

B5

B6

Bn

C pensées du rêve,

rêve, mythe

C1

C2

C3

C4

C5

C6

Cn

D

pré-conception

D1

D2

D3

D4

D5

D6

Dn

E conception

E1

E2

E3

E4

E5

E6

… En

F concept

F1

F2

F3

F4

F5

F6

… Fn

G

système déductif

 

G2

 

 

 

 

 

H

calcul algébrique

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On l’utilise ce dispositif en arithmétique, en théorie des vecteurs, en informatique théorique aussi. La question est de savoir justement comment de l’intérieur s’engendrent les éléments de la psychanalyse qui permettent à blanc, à vide - même quand il n’y a pas de patients, même quand le patient n’est pas le vôtre, et même quand vous n’en avez pas ! - de faire fonctionner dans votre tête, et psychanalytiquement, le dit modèle. Je crois que c’est extrêmement important, parce qu’on parle de didactique, mais Bion est quelqu’un qui a envisagé l’idée qu’on pouvait transmettre la psychanalyse en faisant des réflexions psychanalytiques « à blanc » ! Et on peut donc apprendre à quelqu’un comment il convient de penser pour être averti, pour être attentif à ce qui se passe chez quelqu’un qui a un trouble du cours de la pensée, alors qu’il n’en aurait, à la limite, pas vu empiriquement. Et après tout, quand on lit les articles cliniques des autres, c’est bien la difficulté. Ça pose toutes sortes de difficultés, mais je crois que la dimension de « jouer à vide », de se placer dans un modèle qui est en réalité le fonctionnement même de l’appareil à penser psychanalytiquement ses pensées chez l’analyste, est cruciale.

Et ainsi, le trouble-type pour Bion, ça ne peut être que le trouble qui va vous révéler réellement, lorsque vous allez vous appareiller au patient – car l’appareil est un truc pour s’appareiller au patient -, où sont les points, les rouages, les prises, les lacunes, les trous de votre propre appareil psychanalytique, y compris les trous de votre appareil psychanalytique que vous avez hérité de votre propre analyse, et qui vont vous être de manière directe imposés par un patient qui va vous solliciter là où ça ne répond pas. Le trouble-type, pour Bion, j’oserais dire, le trouble formateur, ça n’est donc pas la névrose, mais les troubles du cours de la pensée, qui ne sont pas simplement ce qu’on appelle en psychiatrie les troubles du cours de la pensée chez les schizophrènes, ce sera tout trouble pathologique qui met en jeu l’incomplétude de la grille chez le psychanalyste, qui fait sentir au psychanalyste qu’il lui manque quelque chose, en somme, pour s’appareiller transférentiellement à son patient.

Vous voyez bien ainsi - dans cette notion de modèle telle que la grille peut fonctionner comme un modèle paradoxal – en quoi chez Bion et Lacan ce ne sont pas des métaphores. Car il n’y a pas de « sujet de la connaissance » qui peut comparer si la métaphore est bonne ou pas, si le modèle est bon ou pas. Il n’y a pas de point extérieur d’où vous pourriez trouver des critères pour savoir si votre modèle est bon ou pas, s’il produit bien ce que doit produire une analyse. Le sujet est dedans, et ça veut dire qu’on pense et qu’on est affecté dans une topologie, chez Lacan. Quelqu’un qui fait un Cotard, par exemple, ce n’est pas la peine d’aller s’imaginer que votre parole, ou les mouvements qui peuvent être enregistrés par la vue par exemple, s’insèrent dans le même type d’espace psychique que quelqu’un qui est maniaque. C’est-à-dire qu’on a à tenir compte de la topologie dans laquelle les gens vivent. De la même manière, pour employer un autre thème qui n’est pas une métaphore, lorsqu’il parle de « discours », lorsqu’on apprécie si quelqu’un qui parle relève du discours psychanalytique, du discours du maître, de l’hystérique, etc., il va de soi qu’on est dedans. Il n’y a pas de manière d’être à l’extérieur du discours pour voir si ça correspond bien à ce qu’on suppose que ça doit être. Ce qui fait que ça fait des « dedans sans dehors », ça c’est le côté Bion, ou bien des « dehors sans dedans », et c’est plutôt la version de Lacan, mais on ne peut jamais s’arranger de ce paradoxe du modèle qui naît de manière immanente dans le fonctionnement et le développement même d’une analyse.

Un « dedans sans dehors », c’est le thème bionien de l’animation, de ce qui « anime » un patient, de ce qui va le faire progressivement se développer, ou mieux, croître, passer des éléments β aux éléments α, puis au rêve, à partir de ces rêves obtenir des pré-conceptions, puis des concepts et éventuellement des concepts déductifs, c’est-à-dire par une amplification et un enrichissement de sa vie psychique, en pensant cette amplification et cet enrichissement comme une croissance dont le moteur est une intériorité sans dehors. Il n’y a pas, en dehors de cette croissance même, un critère de cette croissance. Par là, je précise bien ce que j’ai dit la dernière fois : lorsque Bion parle de « growth », il ne parle pas de développement. Un développement, c’est un telos. Un enfant, lorsqu’il se développe, une fois devenu adulte, il a terminé son développement. L’idée de croissance est une manière d’utiliser la notion de développement et donc tout le vocabulaire de la psychogenèse, mais sans but. C’est quoi la croissance chez un adulte ? C’est quoi chez un adulte voir croître ses capacités d’aimer, croître ses capacités créatives ou intellectuelles ? Il est évident qu’il n’y a pas de telos, car on ne sait pas ce à quoi doit arriver un artiste, ou à quel degré d’intimité ou d’exaltation amoureuse ou de profondeur de capacité à supporter des deuils, qui que ce soit doit accéder.

A l’opposé, la même logique - la topologie n’est pas un modèle du discours, ce n’est pas une métaphore – aboutit à une problématique d’un « dehors sans dedans ». Vous avez remarqué que Lacan est absolument réticent, et plus que réticent, rebelle, à l’idée qu’il y aurait une intériorité psychique. Au contraire, tout est explicite, tout est étalé. Ce sont des dehors sans intérieur. Ce qui fait qu’il essaie de reprendre à son compte l’idée qu’il y a une affinité fondamentale, comme dit Freud, entre le psychique et le spatial, et que le spatial, par définition, est le partes extra partes, c’est l’extériorité de la structure à l’intérieur de laquelle on se trouve. Quand les gens vous disent « ce patient a telle structure », c’est soit de la psychologie objectiviste de bas étage, soit c’est un contre-sens psychanalytique. Quand on dit que quelqu’un a telle ou telle structure, c’est une manière rapide de dire juste dans quel transfert vous êtes pris par rapport à ses symptômes, et c’est tout ! Il n’y a bien évidemment aucune espèce de manière de dire que quelqu’un « a » une structure obsessionnelle ou hystérique, sauf à faire une psychiatrie objectiviste et à en payer le prix.

 

*

 

Ce à quoi je vais maintenant passer, c’est à la lecture des Formulations sur les deux principes de l’advenir psychique[1].

Je crois que ce que je vais vous dire est original, parce que je ne l’ai jamais lu chez les commentateurs de Bion. Mais en même temps, ça ne me paraît pas très original, car ça me paraît trivial, évident. Je crois tout simplement qu’il faut bien partir de quelque chose, et la fidélité freudienne de Bion, ça consiste à partir du modèle tiré des Formulations…Freud les a publiées en même temps que le cas de Schreber et n’a paraît-il pas aimé le texte et n’en était pas content, comme il n’était pas content de l’Entwurf, ni du chapitre VII de la Traumdeutung même s’il trouvait que c’était ce qu’il avait fait de plus génial – ce qui l’inquiétait beaucoup ! – et puis Freud va ensuite laisser ces questions de « construction » métapsychologique radicale de côté, pourvu qu’on en ait bon usage. Il y a aussi le Complément métapsychologique à la doctrine du rêve, qui est en cause dans ce texte, et puis, bien que ce ne soit pas mentionné, ce que j’ai commenté l’an dernier, c’est-à-dire la théorie du rapport de la pensée et de l’action, qui est à la fin de « L’homme aux rats », et sur lequel il est de bon ton dans le milieu lacanien de rigoler en disant que c’est l’échec psychologisant de Freud, qui a trouvé tellement de choses intéressantes sur la névrose obsessionnelle, et qui à la fin nous sort des bêtises sur l’agir contraint, la pensée, etc. Bon, de fait, si ce sont des bêtises, ce sont des bêtises auxquelles Freud tenait énormément, parce qu’il les recycle in extenso trois ans après dans les Formulations

La question des Formulations, c’est typiquement le type de questions que Lacan passe pour avoir entièrement liquidées. Pourquoi ?

Parce que ça commence par une remarque simple : figurez-vous que les psychotiques n’ont pas le sens de la réalité ! Et ça, c’est quand même dramatique ! Comment peut-il se faire que des gens ignorent des pans entiers de la réalité ? Pourquoi Lacan passe-t-il pour avoir envoyé cette question de « l’épreuve de réalité » par-dessus bord ? C’est qu’ici, Lacan s’estime plus freudien que Freud, en soutenant la thèse selon laquelle il est impossible de rendre compte du fait que nous cessons d’halluciner. Pour Lacan, la grande découverte de Freud, c’est que le souhait est hallucinatoire, et le souhait nous représente comme présent ce que nous avons perdu : si ce n’est pas là, ce n’est pas grave, on va l’halluciner, et on va même tellement l’halluciner qu’on peut en crever sur place ! C’est ce qui caractérise l’expérience psychiatrique dont vient Lacan : un paranoïaque, s’il ne peut vraiment plus continuer à halluciner, il ne revient pas à la raison, il change de délire ! Le principe de la conception de la paranoïa (principe radicalement anti-kraepelinien) de Lacan, c’est que Kraepelin disait toujours que le délire est fixé, tandis que Lacan affirme qu’il n’y a rien de plus souple qu’un délire, et que quand on ne peut plus délirer dans une direction, ce n’est pas grave, on délire dans une autre, mais une chose est certaine, c’est que jamais la réalité ne sera reconnue en tant que telle.La paranoïa, c'est un mode de connaissance. Il en va de même bien sûr de ce qu’on appelle l’expérience ordinaire du traitement des pervers, par exemple : il est complètement vain d’aller s’imaginer qu’on a guéri un fétichiste. Quand vous avez guéri un fétichiste, c’est juste que soit il a changé de fétiche sans vous le dire, soit il est devenu masochiste, soit encore autre chose. Mais s’il y a une chose dont on est certain dans les mutations qu’on observe dans la « cure » d’un pervers, c’est que les perversions n’y sont pas du tout figées. Elles sont mises en jeu d’une certaine manière, elles se modifient, mais à aucun moment le principe de plaisir ne va se laisser dicter quoi que ce soit par le principe de réalité. Et Lacan pense qu’il est radicalement freudien, et plus freudien que Freud, et qu’il s’économise la question psychologique de savoir comment font les gens pour avoir conscience que la table est une table, le stylo un stylo, la dame est une dame et le monsieur un monsieur. Pour lui, ce sont des considérations marginales qui ne peuvent pas avoir un caractère organisateur de ce qui est véritablement psychanalytique.

Ce qui est embêtant, c’est que Freud lui, au contraire, a toujours considéré que c’était une véritable question, de savoir comment, puisque nous sommes à ce point sous l’empire du principe de plaisir, nous pouvons avoir quand même affaire à un peu de réalité. Et non seulement à un peu de réalité, mais à une réalité qui nous permet des apprentissages et des modifications relativement normées de notre rapport aux choses.

Le texte commence page 13 par des considérations qui situent bien l’espace dans lequel Freud pose ces questions. Il les situe par rapport à Janet, et fait remarquer que Janet a bien vu que dans les psychonévroses, il y a chez les gens une perte de ce que Janet appelle la « fonction du réel ». La perte de la fonction du réel, c’est tout simplement leur incapacité par exemple à croire que les choses qui sont là sont bien les choses, ce qui fait qu’un des signes majeurs de la psychasthénie, par exemple, c’est le doute. La psychasthénie, c’est l’entité dans laquelle Janet capte les phénomènes obsessionnels et phobiques, par exemple. Non seulement les gens ne peuvent pas croire que les choses sont vraiment les choses qu’elles sont, mais ils ne peuvent pas agir. Et s’il y a un type d’action qui est impossible par excellence aux psychasthéniques à cause de ce défaut de la fonction du réel, c’est l’action sociale. Le modèle qu’en donne Janet, c’est que le pianiste qui peut jouer tout seul, il suffit qu’on le mette devant les autres pour qu’il ne puisse plus jouer, comme s’il n’avait plus cette capacité d’accomplir jusqu’au bout son action, de croire complètement, d’agir jusqu’au bout, et en particulier de réaliser cette action par excellence qu’est l’action qui a une validité sociale et qui intègre l’action à l’action des autres. Les modèles de Janet sont les mêmes que le modèle de Bergson. C’est pragmatisme de William James, pour qui le vrai réel, c’est celui qui se démontre dans l’agir utile, et l’agir social est le comble de l’agir utile, là où nous avons véritablement la vérité et le réel, dans l’utile. Tout ce qui par une dégradation progressive nous empêche par un affaiblissement de ce que Bergson appelle « l’énergie spirituelle », de ce que Janet appelle la « tension psychologique », tout ce qui nous en éloigne nous fait perdre le sentiment de notre identité, de notre personnalité, dissocie les éléments de la pensée les uns dans les autres jusqu’à ce que nous arrivions à un état de rêve, de passivité, de dépersonnalisation qui est tout le contraire de la concentration active et résolue de l’homme qui agit, qui est entièrement présent, et qui croit à ce qu’il fait. Et dont le prototype est bien évidemment le businessman américain... Le pragmatisme jamesien, c’est cela ! Tout en haut vous avez les hommes d’affaire protestants anglo-saxons, et en dessous vous avez le catholique européen du Sud qui fornique, puis ça se dégrade vers les nègres en passant par les femmes… Les socialistes aussi sont assez bas dans l’échelle ! Je ne plaisante pas ! Il y en a des versions plus présentables, mais les versions à l’usage des conférences de James auprès des étudiants sont extrêmement parlantes, à cet égard. En tout cas, ça vous donne une idée de ce que c’est que le monde dans lequel la psychanalyse en 1910, essaie de s’imposer. Ce n’est pas du tout anodin de noter cela.

Si donc Janet parle de la fonction du réel, s’il sait très bien ce qu’est la psychologie jamesienne, c’est que ce n’est pas une théorie, mais une pratique de l’humain. C’est une vraie pratique de l’humain. Ceux d’entre vous qui s’intéressent au développement personnel et à ses ravages aujourd’hui, ou aux questions des psychothérapies par exemple, peuvent voir que les motifs du pragmatisme sont littéralement présents sans qu’on ait de thématisation conceptuelle comme celles de William James, mais elles sont là ! L’idéal de l’agir utile règne. De même pour les gens qui ne vont pas dire qu’ils sont neurasthéniques, mais la façon dont il nomme leur déprime est impressionnante : c’est véritablement un relâchement de la tension psychologique qui devrait leur permettre de croire à ce qu’ils font, d’agir jusqu’au bout, de se sentir eux-mêmes, etc. Il faut donc toujours faire attention aux catégories dans lesquelles on les pense. Voilà le contexte idéologique de la notion de « réel » au moment où Freud rédige les Formulations.

Ce que Freud raconte dans ce dispositif, c’est cette chose qui est grossière d’une certaine manière : le fou est quelqu’un qui dénie intentionnellement des parties de la réalité. L’idée d’un « déni intentionnel », c’est la formule même de Freud, prête une intentionnalité particulière à la maladie mentale, et le névrosé est celui qui en dénie un peu moins, mais fondamentalement un psychotique est celui qui dénie des parties considérables, et un névrosé dénie ce que Freud appelle des « parcelles de réalité ». Le comble du comble, dans le modèle, c’est la psychose hallucinatoire au sens des Allemands, dont le prototype est une psychose, généralement toxique, qu’on appelle l’amentia de Meynert. L’amentia de Meynert est un état de confusion dans lequel les gens donnent l’impression, en somme, de ne voir que ce qu’ils veulent voir. Ce n’est pas une maladie mentale au sens strict, ce sont des troubles neuropsychiatriques, mais c’est une image à laquelle Freud a souvent recours, et notamment, si je me souviens bien, dans le Complément métapsychologique à la doctrine du rêve. Pourquoi ? Eh bien parce que ce dont il s’agit, si on parle de neuropsychiatrie, c’est du réel de l’appareil psychique, pas de son concept, ou d’un appareil psychique modulable en fonction de la clinique qu’il explique ; non, Freud pense aux contraintes qui s’imposent à nous psychiquement du fait de la construction réelle de notre appareil à penser.

Ce qui est très étonnant dans notre texte, et qui vous montre pourquoi, peut-être, Freud ne l’aimait pas trop, c’est que le meilleur se trouve dans les notes. Vous verrez, c’est extrêmement curieux, on comprend tout quand on lit les notes ! Quand on lit le texte, on se demande ce que c’est que ce montage insensé !

Quelques notes disent en très peu de mots ce qu’il voulait dire. Je vous lis la note 1 page 14 :

« L’état de sommeil peut restituer l’image même de la vie d’âme avant même la reconnaissance de la réalité, parce qu’il prend pour présupposé le déni intentionnel de celle-ci (souhait de dormir) ».

Note 2 maintenant :

« Je vais tenter de compléter la présentation schématique ci-dessus par quelques développements. On objectera à juste titre qu’une telle organisation qui est asservie au principe de plaisir et néglige la réalité du monde extérieur, ne pourrait se maintenir en vie fut-ce pour le temps le plus bref, de sorte qu’elle n’aurait absolument pas pu apparaître. Mais l’utilisation d’une fiction de ce genre se justifie si l’on remarque que le nourrisson, pour peu qu’on y ajoute les soins de la mère, est bien près de réaliser un tel système psychique. Il hallucine vraisemblablement l’accomplissement de ses besoins internes, trahit son déplaisir quand le stimulus croît et que la satisfaction est absente par l’éconduction motrice consistant à crier et à gigoter, et vit alors la satisfaction hallucinée. Plus tard, enfant, il apprend à utiliser intentionnellement ces manifestations d’éconduction comme moyen d’expression. Comme les soins du nourrisson sont le prototype de la façon de s’occuper ultérieurement des enfants, la domination du principe de plaisir ne peut véritablement prendre fin qu’avec le plein détachement psychique d’avec les parents ».

Ensuite, il y a une image extrêmement bizarre :

« Un bel exemple d’un système psychique fermé aux stimuli du monde extérieur et qui peut satisfaire même ses besoins en nourriture même de façon autistique d’après un terme de Bleuler, nous est donné par l’œuf d’oiseau enfermé avec sa provision de nourriture dans sa coquille, pour lequel les besoins maternels se restreignent à l’apport de chaleur ».

C’est une image…

« Je considérerais qu’il n’y a pas rectification mais seulement élargissement du schéma en question, si l’on exige pour le système qui vit selon le principe de plaisir, les dispositifs au moyen desquels il peut se soustraire aux stimuli de la réalité. Ces dispositifs ne sont que le corrélatif du refoulement qui traite les stimuli de déplaisir interne comme s’ils étaient externes, donc les impute au monde extérieur ».

Dans la note, tout le dispositif est là. Tout le dispositif est là, et si vous êtes un bon lacanien, vous dites que ça ne change rien, il peut être là, il est toujours aussi faux qu’avant. On ne voit absolument pas en réalité pourquoi un bébé cesserait d’halluciner. D’ailleurs, il y a des nourrissons qui peuvent se laisser mourir de faim, nous avons aussi les anorexiques… Toute pathologie nous montre justement qu’il n’y a pas d’adaptation à la réalité.

Or c’est un trait darwinien, l’adaptation au milieu extérieur. La quatrième composante de la métapsychologie, on l’oublie en effet, c’est la composante darwinienne. S’il y a un truc qui a totalement disparu de l’enseignement de la psychanalyse et de la tradition psychanalytique française, c’est la référence à l’évolution. Pour quelqu’un comme Freud, il est bien évident qu’on ne peut intégrer l’appareil psychique dans une pensée évolutionnaire que s’il y a adaptation à la réalité. Le problème est de réussir à penser cette adaptation à la réalité sans que ce soit normatif, c’est-à-dire au sens où l’on éduque les enfants pour les adapter au monde dans lequel ils doivent vivre. Il y a une véritable réflexion sur la notion d’adaptation qui a été menée dans le cadre de la psychanalyse, mais qui pose le problème de savoir qui s’adapte : est-ce que c’est l’individu ? Est-ce que c’est l’espèce ? Est-ce que c’est l’appareil psychique ? Comment est-ce que le moi s’adapte au ça ? Comment est-ce que le ça s’adapte à la réalité ? On peut poser la question de bien des manières. Vous savez qu’en France absolument personne ne pose jamais ce type de question depuis au moins 50 ans. La question de la composante darwinienne a été évacuée du freudisme au titre de son scientisme désuet. Ce n’est pas du tout le cas dans d’autres traditions, et en particulier il faut le savoir, ça ne l’est pas chez les britanniques. La question de l’adaptation à la réalité ne peut pas être évacuée dans la mesure même où Freud l’inclut, et déjà dans la construction des Formulations. Les raisons freudiennes vous obligent à penser ce rapport à la réalité.

Une fois ce dispositif mis en place, les formulations tirent huit conséquences qui sont un peu le fondement de ce que doit être la pensée freudienne de l’appareil psychique. Ces conséquences sont numérotées dans le texte, et je vais en faire un petit commentaire.

La première des conséquences, c’est que comme un appareil qui ne fonctionnerait qu’en fonction du principe de plaisir est une fiction, il faut qu’une certaine quantité d’énergie soit, pour que l’appareil puisse simplement survivre, consacrée non seulement à l’enregistrement – notation – de ce qui se passe, mais à une attention active où une partie de l’énergie psychique se porte à la rencontre anticipatrice des stimuli qui pourrait désorganiser ou détruire l’appareil psychique. Non seulement il faut que quelque chose puisse s’imprimer dans l’appareil psychique, mais que, repassant par les frayages de cette première impression, une attention puisse se tourner vers l’extérieur. Et cette attention, pour que l’appareil psychique ne s’écroule pas et ne capitule pas, doit se prolonger en capacité d’investigation, c’est-à-dire en interrogation active de ce qui est à l’extérieur, et que c’est cette capacité d’investigation active qui commande l’action modificatrice de la réalité externe. Autrement dit, la notion de notation est tout simplement ce que Freud appelle Merkmal, la capacité à recevoir des impressions primaires du monde. Cette capacité à avoir des impressions primaires du monde n’est pas simplement quelque chose qui est une empreinte, c’est une empreinte impressionnante, et une impression qui régit, qui commande le type d’attention qu’on va pouvoir avoir à l’extérieur.

Je crois que ceci est essentiel, parce que le trouble schizophrénique tel que Lacan le comprend quand il fait la genèse de l’empreinte, l’empreinte de l’empreinte, le signe du signe qui devient le signifiant, etc., Lacan part de ces « signes de perception » qui correspondent au Merkmal ici des Formulations sur les deux principes, qui ont toujours été les éléments fondamentaux dans l’appréciation ce que c’est qu’un trouble radical du cours de la pensée. Un trouble radical du cours de la pensée, c’est lorsque certaines de ces impressions primitives en un sens matériel, de ces traces originaires, font défaut. Comme elles font défaut, un type d’attention commandé par ces premières impressions va faire défaut, donc va faire défaut une attention, une capacité à investiguer et à agir qui ne sont rien d’autre, le long de cette chaîne, que l’effet du défaut d’impression originaire. Il y en a toutes sortes de versions, même chez des gens qui ne lisent pas Bion - comme Piera Aulagnier qui a fait toute une théorie du « pictogramme » par exemple qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la conception bionienne de cette empreinte primitive. Ces empreintes primitives sont bien sûr des choses qui sont irrattrapables, au sens où l’on a le sentiment que l’usage du langage dans la psychose – c’est extrêmement sensible chez les psychotiques parfaitement normaux qui vous parlent de leurs relations sexuelles, de leur famille, etc. – nous laisse le sentiment que le langage qu’ils manipulent n’est pas un langage qui est incrusté et accolé aux expériences sensorielles primitives, de la même manière que chez un névrosé qui va trahir au niveau de sa référence à un traumatisme tout ce que ça lui fait de parler de telle expérience qu’il est en train de faire.

Vous avez donc dans la première des remarques des Formulations la construction de la première ligne de la grille. Bion y ajoute deux choses très importantes : Ψ, c’est-à-dire, comme je le comprends, l’existence même de l’appareil Ψ dont le sens est la dénégation.

Chaque fois que vous lisez Ψ dans la grille, c’est la dénégation. Car pour qu’il puisse y avoir un appareil psychique, il faut qu’il puisse y avoir, minimalement, un : « ce n’est pas ça ». Ce que je ressens n’est pas ce que je ressens, car le « ça n’est pas ça » est l’opération même par laquelle est expulsé ce qui se présente au niveau de « l’hypothèse », d’une simple donnée – ce que Freud appelle ailleurs la Behajung, la donnée originaire – qui est ce qui est rejeté. Et par ce rejet qui d’ailleurs implique dans le kleinisme le recours à la notion de haine – nous ne naissons que de la haine, d’une éjection primaire dont nous sommes nous-mêmes le résultat -, il n’y a pas d’appareil psychique qui ne se conçoive sans ce moment radical de position de la dénégation, c’est-à-dire de la Verneinung, de quelque chose qui est une « hypothèse » absolue. Cette hypothèse absolue, c’est le fait qu’il y a les signifiants en circulation, et non seulement des signifiants, mais des affects et aussi des objets, et dans la conception bionienne, c’est par rapport à ces représentations, affects et objets, que se construit l’appareil psychique, par éjection, et, par rejet, me constituant en retrait.

Et c’est une fois qu’il y a cet appareil que devient possible l’inscription sur la surface de cet appareil, en retour, des signifiants, affects, émotions, qui vont alors être traités comme des éléments β – je vais expliquer ce que c’est.

La deuxième chose que raconte Freud dans les Formulations (pp.16-17) c’est ceci. C’est qu’il y a une dynamique dans laquelle le principe de réalité expose le sujet à une certaine quantité de déplaisir, et que bien évidemment une adaptation totale étant totalement impossible, pour cantonner ce déplaisir sans empêcher la constitution d’un moi-réalité qui va s’adapter, se constitue, tout simplement par clivage, une partie clivée que dans une métaphore célèbre, Freud compare au parc du Yellowstone, comme aux Etats-Unis : comme tout est civilisé, à un moment, il faut qu’il y ait un endroit totalement sauvage dans lequel on met les bêtes, la nature, etc. Et donc l’inconscient est le parc du Yellowstone du psychisme humain.

Evidemment, vous vous rendez compte que c’est un argument ad hoc : il y a autant d’inconscient dont vous avez besoin et autant de réalité que vous avez besoin, puisqu’il n’y a pas de critère indépendant pour les décanter ! Si ça ne me plaît pas, je le mets dans l’inconscient, et si ce n’est pas dans mon inconscient, c’est que je suis adapté à ça ! Donc c’est complètement circulaire ! L’inconscient est aussi grand que vous en avez besoin pour l’argument, et la conscience est aussi efficace que vous en avez besoin pour justifier tout ce qui se passe. Donc la simple observation des phénomènes ne peut jamais vous permettre par exemple de dire à quel point quelque chose doit devenir inconscient, puisque c’est un argument qui est constamment circulaire.

Freud se rend bien compte que la machine qu’il est en train de monter fonctionne de manière complètement circulaire, et il essaie à ce moment-là d’introduire dans la troisième remarque (p.17-18) un critère pour dire qu’il y a quand même quelque chose d’extérieur à son modèle qui permet de le valider. Ce qu’il introduit comme notion, c’est une notion qui est au moins aussi problématique que le modèle lui-même, c’est le développement en deux temps de la sexualité. Nous observons qu’il y a de la sexualité infantile, puis une période de latence, puis une réactivation de la sexualité infantile. Donc, voilà un critère extérieur, observationnel, qui me permet de dire : qu’y a-t-il dans le parc du Yellowstone du psychisme humain ? La sexualité infantile, puisqu’à un moment elle s’arrête et qu’elle est séparée par la période de latence de l’exercice de la sexualité adulte, cette sexualité adulte étant grevée du retour refoulé de cette sexualité infantile. Si la sexualité infantile du névrosé est tout simplement l’infantilisme de sa sexualité - les besoins infantiles qu’il essaie de faire peser quand il demande à sa femme de se comporter comme une mère, à son mari de se comporter comme un père – je prends des exemples triviaux -, le critère de répétition de l’infantile dans la sexualité adulte, qui fait que la sexualité adulte est quelque chose où il y a de l’infantilisme, qui est le retour déplacé de la sexualité de l’enfance, voilà quelque chose qui permet à Freud de dire – ce qui est un critère de bon sens - ce qu’il y a dans la partie clivée, dans le parc du Yellowstone.

C’est pour ça que je crois qu’il n’aimait pas ce texte : il se rend bien compte qu’il est obligé pour justifier le montage incroyable du principe de plaisir et du principe de réalité, de recourir à des arguments extérieurs qui font que le truc commence à être composé de bric et de broc. Le problème du caractère ad hoc de cet argument est de savoir si l’on peut avoir mieux que ça, et c’est ce sur quoi Bion travaillera plus tard.

Freud essaie dans la quatrième remarque (p.18), de donner un autre critère que celui du développement en deux temps de la sexualité et donc du symptôme comme cette sortie du parc de Yellowstone de pulsions qui auraient dues être intégrées autrement. C’est la question du dosage entre plaisir et réalité, et l’idée qu’il y a différentes productions humaines, productions spirituelles de l’humanité, et en particulier la religion et la science qui font une part relative, différente, au plaisir et à la réalité. Plus vous vous enfoncez dans le principe de plaisir vous avez la religion, et plus vous allez du côté du principe de réalité, plus vous avez quelque chose de l’ordre de la science. Or, ici, c’est ce que Bion va tout simplement appelez « conception », c’est-à-dire la capacité à produire à partir des mythes, des symboles et également des abstractions de très haut niveau qui permettent à l’appareil psychique de se confronter non seulement aux effets de sa vision mythique du monde, c’est-à-dire de la religion comme Œdipe s’imposant à l’ordre social et régulant les rapports entre les hommes, mais au-delà de cette religion, de se confronter davantage à la réalité. C’est un autre argument, un argument supplémentaire pour essayer de faire tenir debout ce qui est dangereusement circulaire dans l’argument de l’épreuve de réalité qui surmonte, on ne sait pas pourquoi, le principe de plaisir.

En réalité, il fait jouer à la religion et à la science le même rôle que Kant fait jouer à la morale et à la science. C’est-à-dire qu’il dit que ce sont des faits. C’est un factum rationis, dit Kant : il y a la morale, et la science, et c’est ça que nous devons expliquer. De la même manière, ce que dit Freud, c’est qu’il y a des faits : la religion et la science. Et nous ne pouvons expliquer qu’il n’y ait que la religion et que la science que si nous avons recours à une explication reposant sur des dosages différents du rôle du principe de réalité et du principe de plaisir. C’est une tentative de rafistoler ce qui est essentiellement circulaire et que Lacan n’a jamais cessé de dénoncer : il n’y a aucune raison pour que l’on renonce au principe de plaisir. C’est ce que nous démontre la pathologie ! Alors ce que dit Freud, c’est que si on prend les choses comme ça, c’est sûr, on ne peut pas s’en sortir. Mais si l’on accepte qu’il y a un fait qui est la science, et qu’il y a également la religion, puis un troisième qui va apparaître plus loin, et qui est l’art, qui est un équilibre particulier du plaisir et de la réalité, si on part de ces faits alors on est bien obligé de se rendre compte qu’il y a un rôle structurant à accorder au principe de réalité.

Je passe sur le point cinq (p.18-19) qui sont des recommandations sur l’éducation, où Freud explique qu’on n’éduque bien les enfants que quand on a recours à une certaine dose de principe de plaisir, car il faut aimer les enfants, sinon les punitions et les apprentissages seront totalement inefficaces, et que la seule chose qui fait marcher les enfants, c’est la peur de la privation d’amour.

Sur ces bons principes, il passe au point six (p.19) que je résume rapidement, qui est la question de l’art comme réconciliation spéciale des deux principes.

Sur ces bases générales - on a de l’éducation, on a de l’art, on a de la science, on a de la religion, et très loin, on a le principe de plaisir et le principe de réalité -, on peut penser la symptomatologie. Je vous fais remarquer une chose extrêmement importante : il n’aborde la symptomatologie - c’est-à-dire ce que c’est qu’une névrose, une perversion, une psychose, comme des espèces de relations perturbées entre le principe de plaisir et le principe de réalité, le principe de plaisir continuant à halluciner dans la réalité que ma femme ne me trompe pas, que je suis beau, ou que tel et tel objet de satisfaction est un objet que je n’ai jamais perdu, etc. -, que sur la base de ce qui précède. Je trouve que c’est extrêmement fin, parce que si c’est bien le point sept (p.19), ça veut dire qu’il y a toujours un état de la science, de la religion, de l’art et de l’éducation dont il faut tenir compte, un état donné pour apprécier ce qui est pathologique. La force de ce modèle est que l’appareil psychique n’est pas du tout transhistorique, il est au contraire ce qui permet de penser que c’est toujours historiquement contextualisé. Si vous n’avez pas tenu compte de la nature de ce qui est investi comme plaisir et comme réalité dans la religion, dans l’art, dans l’éducation, etc., il est totalement vain d’essayer de déceler dans l’économie psychique de Dupont ce qui serait symptomatique.

C’est ça la subtilité des constructions freudiennes : en général, un texte de Freud ne tient pas debout logiquement plus de trois phrases, mais son déséquilibre est une sorte de déséquilibre qui fait voir quelque chose qu’on ne verrait pas autrement, et ça prévient, ici plus qu’ailleurs, une sorte d’application anhistorique de la psychanalyse. Au contraire, quelqu’un comme Freud qu’on présente toujours comme un « naturaliste », si vous voyez ce qu’il dit, c’est quelqu’un d’extrêmement sensible aux conditions historiques. Et ainsi, ce sur quoi il conclut dans ce texte fameux, c’est de dire que cette fiction dont j’ai eu besoin pour produire toute l’architecture de l’appareil psychique, du rapport de principe de plaisir et du principe de réalité, cette fiction qui est le principe de plaisir qui ne peut pas exister à l’état pur, comment se fait-il que j’en aie simplement l’idée ? Comment se fait-il que je puisse simplement penser qu’il y a un principe de plaisir ?

C’est là qu’il y a un développement qui a énormément intéressé Lacan (p.20), c’est le fameux rêve du père qui ne sait pas qu’il est mort.

C’est un texte introduit dans la deuxième édition de la Traumdeutung, celle de 1911, mais dont la première interprétation est donnée dans les Formulations sur les deux principes. C’est que le sujet qui dit « mon père ne savait pas qu’il était mort » n’entend pas « qu’il était mort selon mon vœu », parce que moi, je voulais que mon père soit mort. Ce que fait valoir Freud avec beaucoup de finesse, c’est que c’est à travers ce genre de trou, d’éclipse, que nous voyons fonctionner où est le principe de plaisir à l’état pur, dans les interstices de ce qui nous apparaît comme éventuellement absurde et incompréhensible.

La dernière phrase du texte est une phrase qui a fait je crois très certainement énormément réfléchir Bion. Je vous la lis : « Je veux pourtant espérer que les lecteurs bienveillants ne manqueront pas de saisir où commence, dans ce travail aussi, la domination du principe de réalité ». C’est-à-dire qu’un texte comme ça, ce que je viens de vous raconter, c’est un fantasme, c’est un modèle du fantasme, ou c’est un fantasme de modèle ? C’est quoi, au juste ? Si ce que dit Freud de l’appareil psychique est vrai, ce que vient de produire l’appareil psychique de Freud en s’autoreprésentant de cette manière-là, c’est quoi ? Une décharge de plaisir ? Quelque chose qui tient compte de la réalité de l’appareil psychique, de la réalité du principe de plaisir, de la réalité du principe de réalité ? Vous avez là un effet circulaire : si c’est mon appareil psychique, si c’est ça avec quoi je pense, le texte qui décrit ce avec quoi je pense, il a quel statut ? Comment vous pouvez savoir quelle est la part de plaisir à penser comme ça, et quelle est la part de soumission au principe de réalité ?

C’est ça que je trouve tout à fait fascinant : produire un texte comme les Formulations n’est pas un acte d’objectivation théorique. Produire un modèle de cette sorte n’est pas un acte d’objectivation théorique, c’est quelque chose de tout à fait particulier, c’est produire le fantasme de ce qu’on voudrait être psychiquement. C’est le fantasme de l’appareil Ψ qu’on se souhaite pour être vivant et psychiquement sain. C’est un point sur lequel j’insiste depuis de nombreuses années dans ce séminaire : la théorie n’est pas une manière de comprendre, ici, c’est la manière de s’équiper d’un appareil psychique pour se confronter avec la folie sans y succomber. C’est ça l’articulation des représentations qu’il est en train d’énoncer là, c’est quelque chose qui n’a sa pertinence que lorsque nous nous assurons à travers la production de ce modèle de la solidité de notre propre appareil psychique, dans des conditions qui sont d’ailleurs religieuses, scientifiques, esthétiques, morales, éducatives, déterminées. Ce point est important parce qu’on le voit bien chez Freud, mais qu’on ne le voit plus très bien chez Melanie Klein. Vous savez que quand Melanie Klein a commencé à sortir ses théories pendant la deuxième guerre mondiale, la grande objection contre elle - avec ses espèces de trucs cannibaliques, ses ventres maternels remplis de phallus, d’objets qui se dévorent, ces choses insensées -, la grande objection c’était qu’on ne peut quand même pas expliquer les fantasmes avec des fantasmes.

Il y a un texte remarquable de Darian Leader qui a été traduit en français dans La question du genre [2] , où il cite la justesse de cette observation des annafreudiens : comme Melanie Klein refuse de se servir de modèles psychologisants, et qu’elle ne veut que tout inférer du transfert, les fantasmes projectifs qui sont mis en œuvre dans le transfert lui servent à expliquer ce qui se passe dans les cures. Mais du coup, la production imaginative des enfants, des schizophrènes, des psychoses maniaco-dépressives, sert à expliquer d’autres symptômes. Comment peut-on se servir d’un fantasme pour expliquer un autre fantasme ? Et c’est une question qui fait que comme vous le savez, les kleiniens fonctionnent dans une bulle. Ils peuvent incorporer les théories des autres, mais il est très difficile d’incorporer des théories kleiniennes, parce qu’on peut apprendre à parler et penser en kleinien, mais si vous n’êtes pas dedans, si ça ne vous dit rien du tout – le bon sein par exemple -, vous ne pouvez pas rentrer à l’intérieur de ce dispositif.

Ce que Freud nous fait bien sentir, c’est l’enjeu. L’enjeu, c’est que faire une théorie psychanalytique, produire le modèle en question, ce n’est pas décrire ce qui se passe, c’est s’équiper psychiquement.

C’est ce que je vous avais dit la dernière fois en y allant un petit peu fort. Je vous avais fait remarquer le caractère d’identification projective de la situation contemporaine de la psychanalyse, où revient sur la psychanalyse ce dont elle ne veut pas : les interrogations rationnelles, les interrogations éthiques. Parce que les gens sont incapables d’aligner trois concepts, les concepts reviennent du dehors et attaquent sous la forme de critiques absolument invraisemblables et d’une férocité inouïe, proprement surmoïques, la manière même de penser des psychanalystes: ils ne sont pas réfutés, il sont mis en accusation et se sentent universellement persécuté par cette rationalité même, cette rationalité moderne qui est cependant la leur. Ce que je veux dire par là, c’est que ce que j’essaie de faire là, ce n’est pas simplement de vous dire ce qu’on peut comprendre de ces textes, mais que ça ne devient psychanalytique qu’à partir du moment où vous voyez si ça peut servir votre équipement mental pour votre travail, dans le contexte présent, qui n'est pas favorable à la psychanalyse. C’est enfin ça qui fait le caractère extraordinaire de la radicalité de la position de Bion, c’est d’avoir dit que c’est ça un bon texte : c’est un texte qui m’équipe psychiquement. A ce moment-là, c’est sûr que ça va plus loin que l’objection traditionnelle consistant à se demander comment comprendre les kleiniens, eux qui expliquent les fantasmes avec d’autres fantasmes, ce n’est plus de l’explication ! Là, on a vraiment une prise de conscience de la difficulté et une affirmation de ce que c’est que parler en psychanalyste à d’autres psychanalystes, qui me paraît je crois profonde.

J’avance en vous faisant observer une chose. C’est que nous avons construit la grille.

Puisqu’en réalité, qu’est-ce que la grille ? C’est simplement l’articulation de tous les moments de la constitution de l’appareil psychique dans sa relation à l’extériorité plus la constitution des types de pensées que l’appareil psychique est susceptible de construire. Et donc quels sont les « éléments » de la psychanalyse ? Les éléments de la psychanalyse sont ceux qui sont produits à l’intersection de chacune de ces catégories rangées en lignes et en  colonnes. Qu’est-ce que c’est que l’attention à un rêve ? Qu’est-ce que c’est que se servir d’un rêve comme investigation ? Qu’est-ce que c’est qu’une notation de concept, de rêve, etc. ? Et donc, comment sont déduits littéralement les éléments de la psychanalyse, quels sont les seuls qui peuvent exister – c’est éventuellement ouverts sur la droite parce qu’il y a d’autres possibilités, il pourrait y avoir par exemple l’action sociale dont je parlais tout à l’heure, l’action collective. En revanche, vers le bas ça s’arrête pour Bion au calcul algébrique, c’est-à-dire au moment où on manipule purement et simplement des lettres et où on décrit l’appareil psychique comme quelque chose dont on pourrait calculer les composants.

Par conséquent, la grille n’est rien d’autre que l’expression logico-combinatoire de la générativité des concepts psychanalytiques et l’on ne pense psychanalytiquement que lorsqu’on articule chacune des modalités du rapport de l’appareil psychique à la réalité au niveau de réalité, et à la saturation progressive de l’intensité émotionnelle, de la qualité de l’abstraction, etc., que peut produire l’appareil psychique. Et il n’y a pas d’autres éléments, et c’est pourquoi ils sont notés par des lettres, que ceux qui peuvent être inscrits sur ce dispositif. Voilà, la grille est tout simplement obtenue par un procédé de diagonalisation, sur les deux axes qui sont décrits dans les Formulations sur les deux principes de l’advenir psychique.

 

*

 

Qu’est-ce que j’appelle une diagonalisation ?

C’est une référence à une démonstration célèbre de Cantor dont j’aimerais vous parler, parce que c’est tout à fait le type de questions que Bion se posait. Il y a dans un dispositif de ce genre une démonstration classique qui consiste à dire qu’on a l’impression, quand on compte 0, 1, 2, 3, 4, etc., il y a moins de nombres entiers que de nombres rationnels. Les nombres rationnels, qui sont les quotients de deux entiers, sont ceux qui ont la forme par exemple 2,28852885... ou 23,228228..., avec un développement décimal périodique illimité. Il nous semble qu’il y a beaucoup plus de nombres rationnels que de nombres entiers. En réalité, il y a une démonstration qu’on fait souvent en logique, qui montre qu’il n’y a pas plus d’entiers que de rationnels. La démonstration se fait via une grille. Ça va à l’infini, dans les deux sens. Vous avez tous les nombres rationnels qui sont en  fait des quotients de deux entiers, et ces paires d’entiers, on les numérote une à une :

 

 

 

1

2

3

4

5

6

1

1     1,1

2     1,2

6       1,3

7      1,4

15 1,5

16

2

3        2,1

5    2,2

8 2,3

 14     2,4

 

3

      4     3,1

9      3,2

13    3,3

 

 

4

  10    4,1

 12     4,2

    

 

 

 

5

11 5,1

 

 

 

 

6

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Et ensuite, vous avez un parcours de 1 vers 2, puis de 2 vers 3, etc., et vous voyez qu’il n’y a aucune case qui va échapper à un tel parcours. On construit une chaîne qui à chacune des étapes va associer à un entier un couple d’entier. C’est là ce qu’on appelle un schéma de diagonalisation. Voilà pourquoi il n’y a pas plus d’entiers naturels que de rationnels: cette chaîne-là, c'est justement la série des entiers naturels. L’ensemble des entiers naturels et des rationnels sont en effet, autrement dit, l’un et l’autre dénombrables. Ça, c’est la base de la chose.

Une fois que vous avez un raisonnement de ce type, et surtout un tel schéma, Cantor l’a étendu à une question extrêmement amusante, qui est la question de savoir si le nombre de fonctions qui existent entre deux nombres entiers naturels est, lui, dénombrable ? Est-ce qu’on peut compter une à une le nombre de fonctions qui associent un entier à un autre entier ?

Le raisonnement de Cantor consiste à dire qu’on peut inventer une fonction qu’on ne pourra inscrire nulle part sur le schéma de diagonalisation dont le tableau que je vous ai montré est le prototype. La démonstration est très simple, je vous la mets sous la forme d’un tableau homologue au précédent.

Vous appelez une fonction f(i) qui a pour image 0, une fonction f(i) qui a pour image 1, etc. Puis vous faites la même chose pour f(j), pour f(k), etc., et vous les étendez à l’infini :

 

fi(o)

1

fi(1)

2

fi(2)

6

fi(3) …

fi(4)

fj(0)

3

fj(1)

5

fj(2) …

fj(3)

fj(4)

 

fk(0)

4

fk(1) …

fk(2)

fk(3)

fk(4)

 

 

Vous avez l’impression qu’on peut saturer le tableau, et compter toutes les fonctions qui existent par le même procédé. On va appeler « 1 » fi(0), « 2 » fi(1), « 3 » fj(0), etc., et par un parcours case à case du genre de celui qui montre que les entiers et les rationnels sont « aussi nombreux », on pourra toujours trouver autant de fonctions qui associent un entier à un autre entier qu’il y a d’étapes sur le parcours de cette chaîne qui circule de manière géométrique le long du quadrillage infini que j’ai mis au tableau.

Eh bien voilà, il n’en est rien.

Il suffit, fait observer Cantor, d’inventer une fonction g de n, qui correspond à ça : g(n) = f(n,n) + 1

Or g(n) est bien une fonction, mais une fonction qui, à n’importe quel endroit de ce quadrillage, qui associe une colonne et une rangée, ajoute 1. Sauf qu’à partir du moment où vous ajoutez + 1 (on peut ajouter n’importe quel nombre, pourvu que ça ne soit pas 0), vous avez créé un objet qu’on ne peut pas inscrire sur la grille. Il est par définition en excès de la grille. Voilà la preuve, dit Cantor, que le nombre de fonctions qui associe un entier naturel à un autre entier naturel, lui, n’est pas dénombrable. C’est une très jolie démonstration de Cantor, une de celles qui a assurée sa réputation.

Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça  veut dire qu’à partir du moment où vous disposez d’une construction en forme de grille comme celle-ci, vous pouvez essayer de produire des termes qui ne sont pas diagonalisables. Vous pouvez produire, générer au sens d’une génération logico-mathématique, un élément en surplus des coordonnées que vous avez au départ décidées. Et vous pouvez le générer en indiquant les règles de générativité qui vous permettent d’excéder les capacités de détermination de cet objet, comme par exemple ici en ajoutant + 1.

Qu’est-ce que ça veut dire pour la grille de Bion ? Ça pose le problème de ce qui est en excès, par rapport à la grille. Si vous ne voulez pas avoir une représentation psychologisante de ce qui ne s’intègre pas au système bionien, il faut produire l’élément qui ne s’y diagonalise pas.

Or, l’élément qui ne s’y diagonalise pas (c’est une conjecture que je fais à nouveau mais qui n’est pas dans Bion bien qu’elle me semble suggestive), c’est ce qu’il appelle les éléments β, c’est-à-dire quelque chose qui toujours peut être construit en excès, qui fait qu’un appareil psychique ne peut jamais couvrir la totalité du réel psychique possible. Si j’ai raison, si c’est vraiment construit sur le modèle des Formulations sur les deux principes, alors on peut à partir de la grille produire quelque chose qui ne s’inscrit pas dans la grille.

Et je crois que la tension fondamentale qui est en cause là-dedans, c’est celle qui met en jeu les éléments β. Les éléments β sont ceux qui sont fondamentalement éjectés au départ par dénégation pour constituer l’appareil psychique. Il y a un moins quelque chose, une éjection de quelque chose qui est la condition du bornage d’un intérieur. Et cette condition du bornage implique réciproquement qu’il y ait des éléments, des particules, qui puissent constituer ce qu’on appelle d’un terme magnifiquement contradictoire une « barrière de contact » entre ce qui est éjecté et ce qui est gardé à l’intérieur. Une barrière de contact, c’est-à-dire à la fois quelque chose qui fait obstacle, et qui garde au contact. Une frontière fermée, et qui est par cela même le lieu de passage par excellence.

Dès ce moment, Bion qui a un sens fort de la logique de ce qu’il écrit, fait remarquer que là, il n’est plus freudien. Dès le moment où vous introduisez cette dimension dans l’appareil psychique, lequel se constitue d’exclure le terme qu’il ne peut pas inclure, Bion n’est plus freudien pour une raison simple. C’est que la barrière en question est à définir au cas par cas. On ne peut plus se contenter de ce que Freud avance dans les Formulations, d’une distinction entre le « processus primaire » et le « processus secondaire », comme deux processus, puisqu’il y a une barrière qui sépare l’espace des deux processus et que cette barrière est « transformation » – au sens du titre de l’ouvrage de Bion - de l’un dans l’autre, autrement dit, du β en α, et réciproquement. Cette barrière entre ce qui est primaire et secondaire, elle est, désormais, essentiellement mobile. Ce ne sont pas deux processus qui fonctionnent et qui s’articulent l’un dans l’autre, et qui seraient sur le mode des généralités psychologiques une propriété de l’appareil psychique humain. C’est que dans chaque transfert, et avec chaque patient, la limite qui permet à la barrière de contact de maintenir à l’extérieur et d’expulser les éléments β, et de construire une intériorité psychique - ainsi que les propriétés de cette barrière, ses trous, ses propriétés structurales, ses variations, sa possibilité de bouger -, se décident dans chaque cas. Et la façon dont le transfert et la clinique du transfert se dessinent, c’est de repérer notamment chez ceux qui ont des troubles du cours de la pensée, où la barrière de contact est percée, jusqu’où elle s’étend, de quoi elle est faite, jusqu’où elle peut s’inverser et devenir une peau psychique pouvant devenir extrêmement envahissante parce qu’elle n’est plus faite d’éléments α mais d’éléments β, une espèce d’écran qui se replie de l’intérieur, etc.

Du coup, si cette barrière mouvante est entièrement soumise à l’expérience de la cure, c’est l’expérience de la cure qui va décider de ce qui est conscient et de ce qui est inconscient. La conséquence extrême, ce n’est pas l’idée qu’il y a du conscient et de l’inconscient qui doit servir de grille de lecture. Si on a la grille, ce n’est pas l’idée qu’il y a du conscient et de l’inconscient, ou du principe de plaisir et du principe de réalité, qui doit servir de « grille de lecture à la grille », si j’ose dire : c’est ce qui se passe dans le transfert qui me permet de repérer quels sont les éléments en cause ! Voilà enfin un modèle qui permet d’accéder à un grain de singularité empirique dans l’appréciation de ce dont il s’agit dans un transfert, absolument inouï. C’est une manière paradoxale de débarrasser, en la généralisant, ou plus exactement en allant jusqu’au bout de l’abstraction, la conception freudienne de sa généralité psychologique ou mieux, psychologisante. Tout est réécrit à un tel degré d’abstraction qu’on se donne les moyens de penser qu’une fonction psychique de Castel, un castélisme par exemple (sur le modèle de Spoonerspoonerism au début des Eléments), c’est quelque chose qui n’est pas « un » lapsus, « un » sourire immotivé de schizophrène, autrement dit « un cas de p chez les X », mais quelque chose où même la texture de ce qui est une hallucination chez Castel peut être appréhendée en fonction de la façon unique, singulière, dont est construite la fonction α et la barrière de contact qui maintient avec des éléments α les éléments β en dehors de l’appareil Ψ.

Je m’arrête là parce que j’en ai dit beaucoup et qu’il est onze heures moins le quart. La prochaine fois, je reprendrai tous ces points en revenant sur cette lecture de la grille, sur la fonction de Ψ en essayant de vous montrer qu’à partir de là, on a été extraordinairement freudien, et qu’en réalité on est tellement freudien qu’on est en train de démolir le dispositif freudien d’origine. C’est-à-dire qu’on est en train de changer même le sens de ce que signifient chez Freud principe de réalité et principe de plaisir, et que même ça, ce n’est pas récupérable, même d’un point de vue kleinien. Ce que je suis en train de vous raconter, ça introduit une notion d’identification projective que vous ne trouvez pas chez Melanie Klein.

Je vous raconterai ça la prochaine fois, le 16 novembre.



[1] OC XI, PUF.

[2] Darian Leader, Payot, 2001. C’est la traduction française de Freud’s Footnotes, Faber & Faber, 2000.