La maladie mentale en mutation. Psychiatrie et société

Alain Ehrenberg et Anne M. Lovell (éds.)

Odile Jacob, Paris, 2001

311 pages, ni index ni bibliographie, 27,44 euros

L’originalité de ce collectif est de faire une part considérable (un bon tiers du volume) à la mise en perspective historique, sociologiquement informée, des questions d’actualité en médecine mentale, y compris dans leur dimension philosophique (dans un débat indirect entre Jeannerod et Descombes). En ce sens, c’est un des rares livres à tenter méthodiquement d’articuler l’histoire de la psychopathologie à celles des sciences humaines, et à en tirer des conséquences pour l’évaluation des pratiques actuelles et des perspectives de la psychiatrie.

Son fil conducteur, exposé dans la préface d’Ehrenberg, est la difficulté traditionnelle " d’objectiver le subjectif " à l’occasion de telle ou telle spectaculaire défaillance de notre vie mentale. Car la naturalisation biologique comme la standardisation de la prise en charge des souffrances psychiques par une médecine scientifique qui transporte avec elle ses exigences propres (l’objectivation clinique, les statistiques, le réductionnisme explicatif liés à l’usage des procédés expérimentaux) dessine un paysage beaucoup plus contrasté qu’on ne croit. Le rôle des psychotropes dans les mutations sociales de la souffrance psychique, notamment celui des antidépresseurs (souvent incriminés à coup d’analyses superficielles) n’est que la partie émergée de l’iceberg. Quand on sonde plus avant, on s’aperçoit de l’immense travail de recherche nécessaire pour apprécier son caractère si saillant aujourd’hui. Ehrenberg et Lovell rappellent ainsi la valeur inentamée du point de vue de l’ethnopsychiatrie sur les maladies mentales d’autres cultures, l’importance discrète mais accrue de la psychiatrisation des effets de marginalisation sociale (avec une étude originale de Lovell sur " les délires dans la rue "), mais aussi combien l’analyse sociologique du milieu médical, ce prescripteur autorisé de psychotropes, est révélatrice de tendances qui ont peu à voir avec les légitimations officielles des pratiques de santé (avec une rétrospective de la littérature destinée aux généralistes depuis les années 50, due à Legrand).

Comme toujours dans ce domaine, la visibilité même des " phénomènes " s’altère et se reconstruit à l’abri d’invocations vibrantes à l’objectivité scientifique, comme si la clinique mentale ne concernait que des objets qu’aucun sujet ne voit, ou s’il les voit, du moins est-il immunisé contre ses propres passions, flottant sereinement sur les tempêtes historico-sociales qui se déchaînent alentour. Qu’il s’agisse de l’invention incroyablement politique du " stress post-traumatique " et de sa non moins étonnante interprétation génétique actuelle (Young), ou des études inspirées du manuel de l’Association psychiatrique américaine, le DSM 4, véritable canon de la médecine mentale scientifique aujourd’hui (Gasser et Stigler), ce collectif a le mérite de rappeler chacun à ses responsabilités historiques. Par là, je ne veux pas dire qu’il relativise quoi que ce soit. Ce n’est pas de l’anti-psychiatrie, ni l’anti-rationalisme constructiviste désormais à la mode. mais le rappel que les raisons au ressort des pratiques psychiatriques sont mises en œuvre par des gens qui agissent ici et maintenant, autrement dit, là où ils ont été installés.

Ehrenberg et Lovell utilisent un procédé malheureusement peu courant, qui consiste à faire résonner deux textes en écho : un historien averti des avatars actuels d’une pathologie dialogue avec un expert contemporain, qui sait ce que la prétendue évidence d’une maladie de l’esprit doit à l’histoire de ses procédures d’objectivation. Carroy et Mulhern livrent ainsi une belle étude des " personnalités multiples " au 19ème siècle et dans ses versions américaines les plus farfelues, mais aussi les plus dramatiques. Widlöcher récapitule ses anciennes tentatives d’articuler épistémologiquement les aspects biologiques et psychologiques de la dépression au plus près des recherches cognitives récentes, tandis que Pachet révèle, de Byron à Styron, l’arrière-plan de son auto-appropriation littéraire, soulignant l’irréductibilité existentielle de la tristesse.

Il en ressort très nettement la tendance à l’œuvre dans l’histoire et l’épistémologie de la médecine mentale aujourd’hui : il n’y a aucune opposition à chercher entre le social et le biologique. Car le fait pathologique le mieux établi, le plus objectif, n’entre dans le corpus de la médecine mentale que par la médiation de stratégies de sélection, de description dans un contexte polémique, de légitimation aussi bien institutionnelle que scientifique. L’obstacle épistémologique hérité de l’anti-psychiatrie, qui a tellement accrédité (jusqu’à la caricature) que les maladies mentales n’étaient pas des maladies, et à la limite, rien de réel hors du social dont elles manifestent le dysfonctionnement, est ainsi élégamment levé. Si l’on peut, en effet, faire rigoureusement l’histoire sociale de la construction d’une maladie aussi concrète que la fièvre jaune, il n’y a aucun anti-réalisme facile à craindre dans celle d’entités évidemment plus fuyantes, comme la dépression - et donc aussi plus de motif de retenir son élan.


La question du genre

Darian Leader

Payot, Paris, 2001

Trad. franç. par Anna Feissel-Leibovici

Avec un inédit de Mélanie Klein

275 pages, ni index, ni bibliographie, 145,00F

La question du genre (et autres essais psychanalytiques, lit-on en page intérieure) est la traduction de Freud’s Footnotes (Faber and Faber, Londres, 2000). Même si un des essais ici rassemblés justifie ce biais de présentation, le choix éditorial laisse rêveur : serait-il aujourd’hui tellement audacieux de publier de l’histoire de la psychanalyse, surtout de cette qualité, qu’il faille ainsi appâter le chaland avec de frétillantes " questions d’actualité " ? Mais Darian Leader est probablement habitué. Déjà son titre grinçant, Promises Lovers Make When It Gets Late avait dégénéré, passé à la moulinette du style bucolico-télégraphique, en un insipide Les promesses des amants. Sexe, amour et fidélité (Odile Jacob, Paris, 1999).

L‘ouvrage rassemble six études minutieuses, alimentées de références inédites et d’une riche contextualisation disciplinaire, bien sûr, mais aussi culturelle et scientifique.

La première, " Freud, la musique et la perlaboration ", donne le la : que se passe-t-il quand on démonte jusqu’au bout un mythe forgé par l’historiographie freudienne, celui de l’aversion (ou de l’indifférence) de Freud pour la musique ? Eh bien, montre Leader, on découvre qu’on peut lire autrement les textes, et prendre enfin au sérieux les allusions de Freud au vocabulaire technique de la musique. Dans un premier temps, cela permet de comprendre le bien-fondé de certaines considérations formalistes (structuralistes) sur la notion que Freud s’était forgée de la vie mentale ; dans un second, cela dégonfle l’intérêt un peu vain (surtout quand s’y revendique une portée théorique subversive quelconque), d’une de ces innombrables " psychanalyse de… " dont nous sommes accablés dans les sciences humaines, nommément, la " psychanalyse de la musique ". Cet essai liminaire résonne de ce point de vue en harmonie avec le dernier, " Freud et son arrière-plan scientifique ". Leader en effet y suggère de ne plus se laisser impressionner par les deux façons régnantes de faire de l’histoire de la psychanalyse : celle qui se gargarise de " l’histoire de la vie privée et dissipée de Freud, ses liaisons, ses problèmes de drogues, sa falsification de résultats et même le(s) meurtre(s) qu’il tenta de commettre ", méthode qui conduit à " passer au peigne fin les registres des cliniques d’avortements ou d’hôtels ", et celle qui, au contraire, laboure le " champ de sa recherche scientifique, non libidinal et supposé non sexuel ", et exige de " besogner dans des bibliothèques poussiéreuses ". Car les deux reviennent au même : elles construisent des récits d’origine qui attestent surtout de leur impuissance à cerner l’" x " du désir de Freud, tout en prétendant résoudre cet " x ", et démonter le " mythe " qui s’est élaboré autour (229-230). A cet égard, Leader exécute d’une note bien sentie (252 n.1) les élucubrations prétentieuses de Sulloway, dont on a du mal à comprendre comment elles peuvent à ce point faire autorité dans l’histoire des sciences anglo-saxonne. Ni creux rétrécissement ad hominem de la doctrine, ni indifférence pseudo-objective à ce que la psychanalyse altère dans l’idée même de " source ", de " mémoire ", de " réalité ", en y décelant des désirs à l’œuvre, des fantasmes et des croyances auto-réalisatrices : tel est le mince fil suspendu sur lequel Leader progresse en funambule adroit. " Freud et son arrière-plan scientifique " balaie ainsi, et très efficacement, la naïve volonté de contextualiser les textes neurologiques de Freud, comme on en trouve sous tant de plumes américaines, en ne tenant aucun compte du fait que, bien loin de les admirer sans équivoque, Freud considérait que les conceptions scientifiques dont on voudrait tant le rendre dépendant étaient elles aussi soumises à la contrainte psychique qu’il découvre partout, et qui consiste à prendre ses désirs pour des réalités. Or cela change tout : d’un rapport banal d’influence ou d’inspiration, on passe ici à un rapport activement critique, où si, certes, Freud s’appuie sur ses contemporains, c’est en leur marchant cruellement sur les pieds. Les essais des chapitres intermédiaires, " La question du genre ", " Les fantasmes d’être battu et la sexualité ", " La position dépressive chez Melanie Klein et chez Jacques Lacan " sont moins riches en aperçus de méthode ; c’est que la densité du propos historique proprement dit s’y est substitué. En-dehors des considérations internes aux écoles de psychanalysteq, qui mélangent donc un peu description des problèmes et solution partisane, je ne connais guère d’exposé aussi fouillé des questions épineuses posée par Freud sur la sexualité féminine, le mystérieux fantasme récurrent " on bat un enfant " (où c’est à Anna Freud que Leader évite de stupides arguments ad filliam), ni les relations d’analogie et de contraste entre les deux pensées post-freudiennes majeures de Melanie Klein et Lacan (Leader est plus discret sur Winnicott). En revanche, " Le monde intérieur ", l’avant-dernier essai, éclaire après-coup une des forces de ces analyses. Car Leader y révèle davantage, en faisant explicitement recours à la philosophie, la source de sa pertinence de lecteur : elle évoque en fait cette manière de faire de l’histoire de la philosophie propre à la tradition britannique contemporaine, qui consiste à partir toujours d’un point dissonant dans l’œuvre d’un auteur, à y ajouter des raisonnements qu’on retrouve pourtant souvent chez lui, et à construire ainsi, par amplification, une contradiction interne à sa pensée. On s’attache ensuite à la résorber en renouvelant le sens d’autres concepts, ou en déplaçant des façons traditionnelles d’interpréter dont la justification s’effondre. Le thème de cet essai est la forte réticence de nombreux psychanalystes de l’époque de Ferenczi et Melanie Klein, à admettre l’idée de " monde intérieur ", et ce, pour des raisons identiques à celles élabrées en philosophie avant la psychanalyse ou chez leurs contemporains. Qu’on puisse fantasmer un tel monde, c’est évident, mais cela ne doit surtout pas équivaloir avec sa position dogmatique à l’intérieur de la théorie, comme doté d’une valeur explicative. Les conflits entre kleiniens et anti-kleiniens sont alors rendus clairs comme le jour, et leur postérité dans des théories qui me semblent souvent réclamer plus de mémoire que d’intelligence retrouve alors une cohérence : l’histoire de la psychanalyse cesse d’apparaître comme l’empilement confus d’invectives réciproques et de lubies transitoires qui désespère l’historien normal.

Ce résumé dit tout le bien qu’il faut penser du livre de Leader. Son herméneutique a trois traits. Le premier, je le souligne, c’est qu’elle raisonne avec ses auteurs. La philosophie n’est pas ici un vague appel de l’historien à participer au traitement des " grandes questions ", c’est une tentative de développer des arguments en forme et des objections dont le résultat est de motiver une réponse à la question-clé : " pourquoi a-t-il écrit cela ? " (13). Mais c’est aussi une heureuse combinaison de close-reading et de rationalisme sobre dont l’avantage est qu’on se préserve ainsi de toute relance spéculative, philosophante, de ce qu’on cherche avant tout à rendre clair. Dans tout le champ de l’histoire des sciences humaines, c’est là un modèle de travail acceptable. Le second trait de l’herméneutique de Leader, c’est qu’il accepte d’entrer dans son objet en laissant son objet réagir sur le traitement qu’il lui impose de la manière qui lui est spécifique. Leader se garde d’interpréter psychanalytiquement la psychanalyse, mais il tient compte de ce que la psychanalyse modifie dans l’idée même d’interprétation (et dans l’opposition ailleurs plus stable entre l’actuel et le passé). Enfin, il ne cache pas son intérêt pour la cause qu’il illustre autant qu’il l’expose : faire (de) l’histoire de la psychanalyse doit soutenir sérieusement la pratique de psychanalyste de l’historien, ou bien, c’est qu’on n’a rien expliqué du tout (ce n’est pas envahissant, et la modestie comme l’humour des parenthèses cliniques de Leader sont aussi son mérite). Seuls quelques sociologues critiques offrent des points de vue équivalents.

On trouvera enfin peut-être que Leader est bien lacanien, et que son histoire est sous la dépendance d’une épistémologie terriblement spécifique, dont on aimerait d’abord qu’une histoire précise, justement, soit faite, avant qu’on ne l’utilise comme un instrument analytique pour la psychanalyse en général. On peut aussi prendre les choses autrement, et dire que Leader insère comme personne Lacan dans une histoire raisonnée de la psychanalyse (sauf, à sa façon, Safouan). Assurément, entre les deux, l’écart est ténu. Mais c’est probablement une ressource future des enquêtes de Leader, et l’occasion de décerner à un travail d’historien un genre de compliment paradoxal (je ne sais pas s’il faut s’en réjouir, sur le plan psychologique) en disant qu’il est historique.


The Social Construction of What?

Ian Hacking

Harvard University Press, Cambridge MA et Londres, 1999

x + 259 pages, bibliographie, index nominum et rerum, $30

Le dernier livre de Ian Hacking est en ce moment salué à peu près universellement dans le monde intellectuel anglo-saxon comme un bon exemple de ce que peut la philosophie "analytique" quand elle s'attaque à des objets du débat épistémologique non seulement très contemporains, mais aussi terriblement polémiques, car politiquement brûlants, et pour une part non négligeable, élaborés avec des finalités diamétralement opposées à ses idéaux: la rhétorique de la clarté, les distinctions conceptuelles, la division systématique des problèmes, l'attention à la logique, et la révérence pour la science officielle (notamment les sciences de la nature). C'est certainement le cas avec cette figure des polémiques récentes en histoire des sciences et en épistémologie (les "Science Wars") qui consiste à opposer le constructivisme (social) à l'essentialisme. On doit se rappeler, pour apprécier la contribution de Hacking, du canular de Sokal, qui n'était rien qu'une exagération hautement plausible de l'application des procédures de ce constructivisme à des objets de la physique fondamentale. Les passions se sont déchaînés parce que le réel, le vrai, dur et depuis toujours là solide tel le roc (du coup, à moitié pour rire, Hacking démontre aussi qu'un caillou, la dolomite, est aussi passible d'une analyse constructiviste!), ne peut pas, du moins sérieusement, dépendre de représentations sociales: le "réel" n'est pas un texte, ou quoi que ce soit de ce genre. Or, est-on tellement plus sûr que les concepts employés par les sciences sociales, et que les défenseurs de la pureté anhistorique des sciences dures abandonnent à leur sort, sont évidemment et depuis toujours voués à une intelligibilité constructiviste? Autrement dit, à pas beaucoup d'intelligibilité, si l'on a que mépris pour le relativisme historiciste mâtiné de post-structuralisme français et de féminisme échevelé qui se dénonce Outre-Atlantique comme une escroquerie intellectuelle. Que se passe-t-il ainsi, quand on glisse (ou au contraire, quand on remonte logiquement) d'une critique de quelque chose d'aussi trivialement "construit socialement" qu'une simple minorité politique, vers la construction sociale de la "race", puis de l'homosexualité, puis du genre, puis du sexe, puis du "biologisme" idéologique, vers, maintenant, la construction sociale de la biologie comme "discours", puis celle de la génétique moléculaire, et pourquoi pas, au bout du compte, de la théorie des particules subatomiques, voire de ces particules même? Bref, du sexe de Laqueur aux quanta selon Pickering, y a-t-il un mouvement méthodologiquement homogène? Où se situent, sinon, les ruptures, et quelle est leur statut: contingentes et amendables, ou destructrices pour le projet même du constructivisme social? La crise actuelle du constructivisme, qui est la rançon de son extension infinie, remet-elle alors en selle l'essentialisme, et si la notion d'essence historiquement invariante conserve le moindre crédit, sous quelle forme? L'historien des sciences humaines (quel que soit sa spécialité) est donc ici confronté à l'analyse méticuleuse d'un paradigme souvent explicitement revendiqué, mais qui prend aussi fort souvent l'allure d'un quasi automatisme professionnel de contextualisation, métamorphosé en une machine à produire de la "théorie critique" qui échappe à tout contrôle.

On peut distinguer trois grandes parties dans le livre de Hacking. (I) Les chapitres 1 à 3 situent le problème du constructivisme social avec une attention particulière non seulement à ce que disent ses promoteurs, mais à ce qu'ils font en le disant. Hacking ne se contente donc pas d'évaluer la valeur de vérité des énoncés constructivistes, il intègre leur dimension critique performative: historique, ironique et démasquante, réformiste, rebelle, révolutionnaire (19). D'emblée, le problème est posé de savoir comment dissiper les équivoques et de cerner si l'on a affaire, dans cette littérature aux intérêts proliférants, à la construction sociale d'un concept, d'une pratique, d'un corpus de connaissances, ou des choses elles-mêmes (51). Les cas-types du genre, du soi, de la race, des émotions, mais aussi des termes plus généraux: l'expérience, les faits scientifiques, sont tour à tour examinés. Hacking propose alors sa thèse-clé: "Les manières de classer les êtres humains interagissent avec les êtres humains qui sont classés" (31), en sorte qu'il existe des "effets de boucle" dans les sciences humaines que les sciences naturelles ignorent (leurs classifications ne sont pas "interactives", mais "indifférentes"(105): les quanta ne s'altèrent pas en prenant conscience qu'ils sont classés comme des quanta). Les interactions exigent qu'on définisse des "matrices" (une idée nettement plus diffuse que celle de "niche écologique" dans Mad Travelers) au sein desquelles elles ont lieu, et qui sont leur contexte matériel et intellectuel global. Trois remarques: 1) il existe des contraintes fortes sur tout usage efficace de la métaphore de la construction; 2) sa généalogie philosophique aboutit au positivisme logique, mais encore au-delà au criticisme kantien; 3) il conviendrait de ne pas occulter les finalités morales qu'on poursuit quand on dévoile "la construction sociale de X". Loin de constituer un chapitre hors-sujet pour l'historien des sciences humaines, la section sur le constructivisme social appliqué aux sciences de la nature est au contraire une de celles qui le concerne le plus. En effet, la tentative de Pickering sur la physique fondamentale permet à Hacking de cerner trois difficultés ultimes de la démarche. 1) Le cours des sciences est-il fixé par le réel tel qu'il est, en sorte que quels que soient ceux qui l'explorent (des blancs européens mâles, ou des femmes polynésiennes), les résultats ne peuvent pas être autres que ce qu'ils sont (problème de la contingence)? 2) Quelle métaphysique sous-tend le débat: nominalisme, au plus près des expériences et des interactions effectives, ou réalisme classique (problème du nominalisme)? 3) Comment rendre compte enfin non seulement du changement, mais aussi de la stabilité des savoirs scientifiques, dans le constructivisme: quelle est la part des facteurs sociologiques extérieurs (problème de la stabilité)? (II) Les chapitres 4 et 5 appliquent les premiers résultats de l'analyse à la clarification de deux questions concrètes: la première, c'est la question éternellement controversée de la folie: biologiquement déterminée, ou socialement construite. La seconde, au vif de l'actualité nord-américaine et des travaux de Hacking sur la mémoire et les personnalités multiples, est la question de la maltraitance infantile. Hacking tente de distinguer les effets de boucle qui portent sur les classifications, des interactions entre corps et esprit (nos représentations modifiant notre physiologie), dont le prototype est le yoga. La grande difficulté avec la psychopathologie, c'est que ces deux effets de boucle coexistent parfois, et qu'il faut néanmoins les différencier (109). Mais l'apport peut-être le plus original du livre est une suggestion d'analyse logique de la manière dont une maladie mentale peut être à la fois une espèce "indifférente" (comme l'autisme serait un trouble génétique = X), et une espèce "interactive" (une construction sociale dans une matrice historique donnée). Invoquant la sémantique de Putnam et Kripke, Hacking propose une conciliation qui préserve un certain essentialisme, étayé sur une théorie puissante de la référence, et sur un autre plan, une notion "dynamique", mais suffisante aux fins du constructivisme social, du sens social des termes à analyser (123). Invoquant ensuite Goodman et ses fameux travaux sur les liens entre inférence et classification, Hacking montre la pertinence anthropologique étonnante de ce qui, aux yeux des philosophes anglo-saxons, est surtout perçu comme une théorie purement conceptuelle de la "fabrication de mondes". Mais l'analyse de la maltraitance infantile permet à Hacking (avec quelques cinglants passages jetés en passant à la face de ceux qui croient qu'en jouant les sceptiques, le philosophe se cache derrière son stylo...) d'approfondir la thèse centrale de Goodman: en redécrivant les actions, on finit par les "sentir" aussi autrement (130). (III) Les trois études de cas sur lesquelles s'achèvent l'ouvrage: la construction sociale de la "précision de frappe" des missiles balistiques, la nature des roches des Dolomites, et la question de savoir "ce qui s'est vraiment passé" (210) lorsque les Hawaïens cuisinèrent le capitaine Cook ("cooked Cook"...), prouvent la fécondité de toutes ces clarifications: Hacking construit ainsi une version apparemment tenable d'un concept ordinairement suspecté par les philosophes "analytiques" contemporains après Quine et Davidson, notamment parce que le critiquer est peu ou prou un moyen de rejeter des procédés d'analyse néo-foucaldiens dont Hacking, au contraire, se veut l'héritier rationaliste et lucide: le "schème conceptuel", rebaptisé ici "forme de connaissance" (170-172). Il clarifie enfin un peu mieux dans ces dernières pages sa position à l'égard de l'école d'Edimbourg comme de Kuhn.

La rhétorique hackingienne de la modestie distanciée et de l'empirisme de terrain avare en abstractions ne doit abuser personne. Ce style d'écriture évoque certains traits radicalement non-conformistes d'Austin et de la philosophie britannique des années 50; il dissimule derrière ses protestations de fidélité à la tradition "analytique" en épistémologie une indépendance très frappante à l'égard de ses crispations anti-modernistes. Car The Social Construction of What? ne fait rien d'autre que de proposer un critère de distinction nouveau entre sciences sociales et sciences de la nature: non plus la rengaine usée du comprendre/expliquer, mais de façon plus proche de la pratique effective, celle des classifications: interactives ou indifférentes. Mais sur cette voie, Hacking fait un pas considérable vers les théories post-structuralistes vilipendées par les défenseurs auto-proclamés de la saine rationalité (Sokal, Bricmont, etc.): il construit une idée logiquement acceptable de l'a priori historique à la Foucault, et va même jusqu'à trouver que les notions de "métaphore" et de "métonymie" ne sont pas si mauvaises pour développer les opérations par lesquelles une idée dans sa "matrice" s'altère et provoque des effets sur les êtres humains classés sous elle (152-153)! L'historien des sciences humaines sera peut-être moins sensible à la force de la position de Hacking relativement à Goodman, Kripke et Putnam: en fait, rapprocher le concept goodmanien de "relevant kind" du concept putmanien de "natural kind/species" permet de contourner les principaux écueils sur lesquels se brise la plupart des travaux du constructivisme social (le relativisme, ou l'anti-rationalisme forcené mis paradoxalement au service d'idéaux émancipateurs forgés par les Lumières). Encore faut-il investir ces spéculation dans un débat concret et une matière documentaire politiquement chargée de passions: ce qui est fait ici avec rigueur. En tous cas, l'impossibilité de séparer méthodologiquement histoire des sciences humaines et histoire des sciences naturelles ou (exactes) reçoit encore une fois une confirmation brillante.

Bien sûr, comme le faisait remarquer Chi. W. Huen dans une note de lecture postée sur la page du libraire en ligne Amazon®, Hacking propose une version relativement aseptisée des "Science Wars" actuelles; on risque aujourd'hui, Outre-Atlantique, sa réputation et aussi sa carrière sur les positions qu'on adopte dans le débat. La métaphysique et la politique sont la même chose, de ce point de vue, et la présentation légèrement scolastique du conflit entre le nominalisme et le réalisme que fait Hacking esquive la cruauté des conséquences du choix. Il est difficile, même si c'est vrai, d'en rester à: "That is Internet talk" (163), quand il s'agit de cette violence-là, et les bons arguments ne feront pas forcément taire les bêtises, vue la portée pratique institutionnelle qu'elle prend, en l'espèce. Chi. W. Huen remarque alors que le plus criant résultat du livre de Hacking est celui qu'il ne formule pas: que le constructivisme social lui-même est une espèce interactive. Autrement dit, tous les acteurs du débat, inclus ou exclus dans les classifications que Hacking propose, ne vont pas manquer de les pousser à modifier leur position, et donc la teneur même de ces classifications. Il faudra donc évaluer la valeur de sa contribution moins à son efficacité descriptive, et davantage à l'aune de ses conséquences performatives; on saura alors, comme dit Searle, non pas si ce que dit Hacking est vrai, mais si c'est "heureux" (i.e. suivi d'effet).

A un autre niveau, le statut exemplaire que l'ouvrage accorde à la psychopathologie ne cesse de remettre en jeu une difficulté sur laquelle on aimerait bien voir Hacking s'expliquer en détail. On peut la formuler de la façon suivante: on peut facilement accorder que l'action n'est déterminée comme action que sous une certaine description, et que sans un récit parallèle aux mouvements, on ne peut ni savoir leur destination, ni même ce qui les individue en tant qu'une action, parmi les agitations diverses de la nature aux alentours. On peut assurément aller de là à la mémoire des actions: c'est tout l'argument de Rewriting the Soul, et ce qui, justement, l'a fait considérer comme un classique du constructivisme social. Car ce que j'ai fait il y a des années est changé quand je dispose des moyens de le redécrire, et par exemple, telle caresse peut rétrospectivement se changer en abus sexuel, le passé étant redécrit, donc l'acte modifié. En revanche, ce que je "sens" ou "sentais" peut-il aussi facilement se métamorphoser? Les autistes dont parle Hacking ne sont pas traités de la même manière, et les cas exemplaires de Kanner sont désormais introuvables. En quoi sont-ils autrement autistes? Comment prend effet un changement de description ou de classification, quand il est censé faire une différence (et donc produire un effet causal quelconque) pour celui qui est ainsi classé? Les actions sont évanouissantes: redécrites, elles changent en changeant de signification; les sensations, l'état du sujet, son vécu incarné, sa souffrance mentale, etc., sont-ils pareillement altérables? D'une façon ou d'une autre, il faut préciser comment une redescription de sa condition épistémique peut modifier réellement un être, et si The Social Construction of What? propose assurément une solution aux impasses théoriques du constructivisme social, il ne va peut-être pas au bout de la difficulté et du défi pratique qui l'anime.


L'inconscient des Modernes. Essai sur l'origine métaphysique de la psychanalyse

Jean-Marie Vaysse

NRF Essais, Gallimard, Paris, 1999

535 pages, index nominum, index rerum, 160F.

L'historien et l'épistémologue des sciences humaines sont souvent mal à l'aise devant un traitement exclusivement philosophique de leurs objets, et plus encore lorsqu'ils sont confrontés à ces énormes projets de genèse conceptuelle radicale dont la forme invariable exacerbe leur méfiance: une enfilade d'analyses strictement internes des thèses des "grands auteurs", disposés dans l'ordre de la chronologie, dont le point d'arrivée est la réappropriation de telle ou telle science humaine à la cause d'un mouvement transcendant de l'histoire de la Pensée. De ce point de vue, L'inconscient des Modernes est un cas d'école. Car le problème avec les "grands auteurs" (ici, ceux de la métaphysique après Descartes: Spinoza, Leibniz, Pascal, Hume, Kant, Fichte et Schelling, Schopenhauer, Nietzsche, Husserl et Heidegger), c'est qu'on peut effectivement s'attendre à tout en les lisant de près, y compris à une certaine divination transhistorique des enjeux, qui n'est pas absolument réductible à une illusion a posteriori. Ce qui s'applique bien aux auteurs de second rang ne convient guère aux génies. Spéculant donc sur la timidité de l'historien à traiter comme une simple variante de "sophisme du précurseur" la genèse grandiose d'un concept (la technicité scolaire servant de repoussoir), le philosophe se ménage alors un créneau inexpugnable. Pour juguler la répugnance du praticien bassement positiviste de l'histoire des idées, puis amener ce dernier à goûter à des effluves plus capiteux, plusieurs choses sont toutefois requises: 1) expliciter d'abord quelle philosophie on mobilise dans l'entreprise, et dans quel registre du débat actuel; 2) situer ensuite dans quelle optique a été choisi l'objet (en l'espèce, l'inconscient psychanalytique); 3) enfin, le plus difficile, pour témoigner à la tentative du philosophe la sympathie qui lui est due, articuler ses résultats à ce qu'on obtient par les procédés non-philosophiques de l'histoire des sciences (sociologie de la connaissance, critique des sources, etc.). Je me guiderai là-dessus pour mettre en évidence l'intérêt du travail de J.-M. Vaysse.

Le livre (dans la table des matières) est divisé en 4 parties. (I) A partir de Descartes, et dans le mouvement même où est formulé l'idéal d'une pensée équivalente à la conscience cogitative, une division s'instaure (35), dont J.-M. Vaysse scrute les effets chez Descartes lui-même, entre pensée pure et pensée incarnée (selon l'union de l'âme et du corps). Spinoza, sans céder en rien sur le rationalisme de son devancier, est décrit comme le promoteur rigoureux du désir et du corps, entendus comme les réfutations de la première position cartésienne d'une subjectivité qui se connaîtrait elle-même, et de son cortège d'illusions religieuses: la finalité, l'existence d'une volonté distincte de l'entendement, la piété envers un Dieu personnel. Mais Leibniz, contre le radicalisme anti-théologique de Spinoza, offre un développement alternatif des même motifs, qui le conduit à une synthèse où l'obscurité exclue par Descartes entre en continuité avec la lumière de la raison: le désir (et son inquiétude) est conçu comme une force s'actualisant, la pensée "symbolique" supplée l'intuition sans briser les chaînes déductives dans lesquelles s'exprime la vérité. J.-M. Vaysse, construit ensuite un parallèle entre ces débats techniques de la métaphysique et l'œuvre des moralistes du Grand Siècle. Il reprend la lecture de L'Astrée par Elias, cite Corneille, Racine, Molière, et arrive à Pascal, premier dénonciateur moderne du moi. Pascal est sommé de fournir aux philosophes de la sensibilité et de la passivité irrémédiable du sujet une sorte de caution existentielle d'arrière-plan. La psychologisation progressive du cartésianisme (avec Malebranche) est ainsi articulée aux élans mystico-religieux que J.-M. Vaysse décrit chez Fénelon et François de Salles, puis à l'autonomisation du thème de la "passivité" originaire de la pensée humaine, chez Hume et Rousseau. (II) Les chapitres qui suivent épousent le développement de l'idéalisme allemand, et y mettent en perspective l'émergence de l'inconscient. De Kant, que J.-M. Vaysse comprend en donnant une valeur plus psychologique qu'épistémologique à la subjectivité transcendantale, on retient le primat de la sensibilité et de ses synthèses imaginatives non-conscientes contre la croyance métaphysique en un moi transcendant. Pour soutenir cette lecture, il faut se reporter à divers textes kantiens de morale pratique et d'anthropologie (sur le droit de mentir, l'éducation), et répéter l'opération des successeurs, Fichte et Schelling, qui, à partir de l'esthétique kantienne, s'efforcent de dériver du criticisme une théorie de l'Absolu comme "production originaire". Celle-ci, justement, excède ce que la conscience finie peut penser, et J.-M. Vaysse en fait le prototype de notre inconscient. Prenant le parti de traduire le Trieb fichtéen comme "pulsion", i.e. comme énergie active transcendant les catégories de la représentation, il atteint le point culminant de sa construction, et investit Schelling du rôle du pivot qui justifie de convoquer l'histoire de la métaphysique depuis Descartes pour mieux voir au-delà l'origine de la psychanalyse: "La résorption de la subjectivité absolutisée dans l'inconscient requiert alors", explique-t-il, "une philosophie de la nature, qui accomplit la métaphysique de la subjectivité comme ontologie de la production, en posant un progressif devenir-conscient de la conscience à partir d'un inconscient de la production" (253). J.-M. Vaysse, spécialiste de Schelling, est là aussi brillant que convaincant. La philosophie de la volonté et de l'existence chez Nietzsche et Schopenhauer (deux préfreudiens plus attendus) est ainsi traitée non comme une rupture, mais comme la conséquence de l'idéalisme allemand, entendu comme une pensée de la "vie" inconsciente se révélant peu à peu à elle-même. (III) Husserl, de ce point de vue, ne fait que retrouver les intuitions cartésiennes sur le fond d'une "vie" qui garantit désormais à l'ego son assise, son fond de passivité et d'impressionnabilité charnelle. L'acquis de cette genèse conceptuelle est pourtant plus manifeste chez Heidegger: lui seul donne aux notions affectives de la psychologie classique (que Freud revisite) leur authentique teneur, qui est ontologique, et liée au surgissement, dans le Logos, de l'"être" au sens de la spéculation idéaliste. (IV) Contre les "sciences humaines", qui ignorent de quelle nécessité philosophique elles procèdent, et qui ne sont qu'une dénégation de la métaphysique qui les instaure, J.-M. Vaysse récuse donc la genèse positiviste de la psychanalyse: elle venait répondre à des besoins définis depuis Descartes, bien davantage qu'à des questions médico-psychologiques. L'inconscient freudien n'est pas non plus un résultat inductif obtenu dans le cadre des sciences de la nature, non parce que cette induction serait fausse (un point non discuté), mais parce que tout ce qui ressemble à une telle explication de son origine est l'effet de l'effacement par Freud de ses présupposés métaphysiques et de l'histoire qui s'achève avec lui. Même Lacan, renouant pourtant avec Descartes et la philosophie, ne peut rien faire d'autre que de réitérer ce déni, et il ne voit pas que la sexualité, le corps et le désir qu'il oppose à la conscience ont leur véritable teneur dans la notion de vie élaborée déjà par Schelling, après Kant et Spinoza. C'est pourquoi, de la même façon que cette "donne" métaphysique est elle-même circonscrite, la psychanalyse l'est aussi, et nous devons nous préparer à d'autres formes d'individuation et d'altérité que celles qu'elles conditionnaient.

Comme on le pressent, la lecture de L'inconscient des Modernes exige un emploi du temps dégagé. Il s'agit à l'évidence d'une explication personnelle de l'auteur avec des textes qu'il a pratiqué pendant des années, explication minutieuse, constamment exacte, dont l'unité de ton et la densité impressionnent. Si l'on devait recommander à l'historien des idées un seul ouvrage récent qui ne sente jamais le manuel, et prenne sérieusement et de l'intérieur l'histoire de la métaphysique (et qui peut honnêtement se dispenser d'une telle culture?), ce serait sans hésiter celui-ci, d'autant que son fil conducteur offre au contemporain familier des "sciences humaines"un réservoir d'intuitions ou de représentations semi-savantes, où puiser de quoi le suivre dans ses passages les plus ardus. J.-M. Vaysse sait à qui il faut parler de philosophie.

L'ayant ainsi chaleureusement soutenu, il semble qu'on doive faire des réserves, de fond comme de méthode, non sur l'esprit de l'ouvrage, mais sur ce qu'un historien des sciences humaines, ou un épistémologue de la psychanalyse, appellerait platement les "résultats" de l'enquête. Je les dissocie de la façon la plus tranchée de l'exercice philosophique proposé aux lecteurs, qui a sa légitimité propre, et, en un sens, ne vise pas d'autre but que lui-même.

(1) J.-M. Vaysse tient pour acquis la légitimité de deux grilles de lecture de l'histoire de la philosophie: celle de Heidegger, et celle de Deleuze. Leur synthèse est un vieux rêve; car les auteurs et les traditions philosophiques délibérément exclues par Heidegger au profit d'une histoire de la métaphysique organisée autour de l'émergence d'une "ontothéologie" chez les penseurs idéalistes, sont précisément ceux que Deleuze accueille: pour ceux qui nous concernent ici, Spinoza et Hume. Ajuster ces grilles l'une à l'autre permet d'espérer un tableau plus exhaustif de la philosophie dans son histoire, plus matérialiste aussi, politiquement moins suspect, et décidément ouvert à l'actualité; je veux dire au traitement philosophique des sciences humaines qui s'est autorisé de la critique deleuzienne et foucaldienne depuis les années 80. Mais ces grilles sont-elles le moins du monde compatibles? Heidegger revendique un schème historique radical, dont les motifs sont connus: l'oubli de l'être, la technique, et leur principe, qui est le triomphe ultime du concept de volonté, de Descartes à Nietzsche (à la fin de la métaphysique). Deleuze défend davantage la permanence transhistorique d'un schème immanentiste ou naturaliste comme principe de subversion des métaphysiques officielles et de la théologie. Incorporer au même réseau de finalités intellectuelles historiques la subversion et ce qu'elle subvertit, c'est dire deux choses distinctes en même temps, mais avec cela, semer la confusion. Au total, Deleuze est davantage chez J.-M. Vaysse une caution d'exhaustivité et de naturalisme (il y a du corps, du désir, etc.), mais Heidegger promet davantage; d'autant que le dialogue qui se poursuit tout du long de L'inconscient des Modernes avec Lacan s'appuie sur les hommages explicites du psychanalyste au philosophe allemand. Pour apprécier sa portée, il faut citer celui avec qui J.-M. Vaysse n'entame aucun débat de fond: M. Henry (omis dans l'index), dont la Généalogie de la psychanalyse évite ce grand écart, en travaillant sur les notions de "vie" et de "volonté" chez Schopenhauer et Nietzsche sans référence ni à Lacan ni à Deleuze, qu'il abomine (1). Deux notes ne font pas l'affaire (480, n.10, 511, n.1). Pourquoi cette référence? Parce qu'elle soulève la question de savoir si L'inconscient des modernes n'aurait pas gagné à s'appeler plutôt quelque chose comme Vie et volonté de Descartes à Freud, en rencontrant la psychanalyse comme une figure intellectuelle particulière ressortissant à des agencements de concepts connus ailleurs, plutôt que comme cette pensée que l'auteur se voue à déduire dans sa teneur théorique, en la déshabillant de ses maîtres-concepts, pour les rendre à quelques précurseurs injustement dépouillés. Le plus vif défaut du livre est là: jamais n'est pratiquée la plus élémentaire analyse conceptuelle de ce qu'est l'inconscient chez Freud et Lacan. Du coup, à mesure même que la notion reste floue, les analogies se multiplient avec facilité, et l'histoire des théories philosophiques fournit en abondance des termes dont l'usage évoque, ou plutôt équivoque avec celui de la psychanalyse. Que Freud et Lacan ne disent pas la même chose, ou pas de la même manière, cela n'est jamais discuté. A quoi peut servir de mettre en parallèle le "symbolique" chez Leibniz et Lacan, ou la "pulsion" chez Fichte et Freud, quand les usages en sont si manifestement hétéogènes: que Lacan rejette absolument le projet de panpsychisme synthétique qui anime Leibniz, et au service duquel demeure la pensée "symbolique", et que Fichte n'a rigoureusement rien à dire des perversions sexuelles? (2) Le choix de l'inconscient freudien (et lacanien) comme cible est motivé par un projet plus général de dénonciation des fausses évidences des "sciences humaines", dans l'horizon techniciste de la culture moderne, où la science tient lieu de "vision du monde" dans l'oubli de son projet théorétique spécial, et de toute philosophie. L'exemple, certes, est naturel. Mais il faudrait faire converger d'autres analyses que celles du seul "inconscient" pour établir la plausibilité du projet (on se demande par exemple quel statut donner à l'"individuation" qui émerge à la toute fin, à quelques lignes du nom de M. Gauchet). Il importe ainsi à J.-M. Vaysse de lire Lacan en pointant combien sa façon tant vantée de prendre en compte la philosophie reconduit l'aporie freudienne du déni (ou mieux, de la méconnaissance, ce qui est très différent) de l'origine métaphysique de la psychanalyse. Or, il y a des voies plus simples. On pourrait dire que Lacan nous en apprend extrêmement peu sur Descartes, mais beaucoup sur la réception de l'œuvre de Guéroult dans le public cultivé des années 60. Symétriquement, il est gênant de lire sous la plume de l'auteur (qui en a un pressant besoin pour son analyse philosophique, puisque l'inconscient produit la conscience, et rien d'autre, dans ces analyses) que la psychanalyse viserait le "renforcement du moi" (394), alors que Lacan, justement, n'a cessé de batailler contre cette idée. A tort ou a raison, ce n'est pas le lieu d'en discuter: toujours est-il que la psychanalyse est ajustée à la philosophie qui la détermine sans qu'on prenne le temps de la laisser respirer: "De même que la psychanalyse montre comment les éléments symboliques de l'inconscient se réfèrent à des mouvements libidinaux du corps", écrit l'auteur à propos de Leibniz, "l'inconscient articule ici l'âme et le corps dans un rapport d'expression dont le calcul différentiel est le paradigme" (86). On lacanise à rebours l'histoire de la philosophie, ce qui permet d'invoquer sa commode antériorité dans le projet génétique, et de "rencontrer en route" Freud, qui, miraculeusement, s'adapte sans bavure au plan d'ensemble (celui, forcément, de la lecture lacanienne de Freud). (3) Les superbes analyses que J.-M. Vaysse consacre à Schelling pourraient toutefois recevoir la confirmation autrement plus positive des travaux d'érudition qui ont examiné la formation du naturalisme médical des maîtres romantiques et post-romantiques de Freud. O. Marquard, dans un livre que l'auteur ne cite pas (2), a ainsi reconstitué le rôle effectivement décisif de la philosophie de la nature pour la psychanalyse et son projet épistémologique. Mais ce qu'offre J.-M. Vaysse, c'est l'intelligence conceptuelle de ces options: pourquoi elles ne sont pas la simple inertie d'une culture commune dans un milieu donné, mais une ressource qui est, en particulier, susceptible d'expliquer ce pour quoi elle n'était pas faite. Je pense notamment à la dimension éthique de la psychanalyse, sur laquelle l'auteur attire l'attention, et dont il expose avec précision la connexion logique (pas historique) au projet schellingien.

Il n'est pas courant d'avoir à rendre compte d'une somme d'histoire philosophique de la philosophie qui touche un objet classique de l'histoire des sciences humaines. Ce que fait voir L'inconscient des Modernes, c'est l'énormité du travail de culture requis, dans une dimension que les historiens, par formation, tendent à négliger.

  1. Michel Henry, Généalogie de la psychanalyse, PUF, Paris, 1985.

  2. Odo Marquard, Transzendantaler Idealismus, romantische Naturphilosophie, Psychoanalyse, Jürgen Dinter, Köln, 1986. Pour une recension en ligne de ce texte très important, voire la page de Thierry Simonelli.


Philippe Artières

Clinique de l'écriture. Une histoire du regard médical sur l'écriture

Les empêcheurs de penser en rond, Institut Synthélabo pour le progrès de la connaissance,

Le Plessis-Robinson, 1998

270 pages, pas d'index, 120,00F

La caractéristique de l'ouvrage de P. Artières et le témoignage exemplaire qu'il apporte sur l'émergence d'une orthodoxie méthodologique foucaldienne en histoire. Rarement on peut voir réunis en si peu de pages autant des procédés (bien employés, s'entend!) de l'analyse des "énoncés", du "regard" et des dispositifs du "pouvoir" dans sa version "infra-ordinaire", accumulative et acentrée. Qu'une technique typique du dressage médicalement contrôlé des corps (entre 1870 et 1914, et en France) l'écriture, soit ici l'objet, facilite le déploiement exhaustif de ces figures, avec les mêmes finalités que chez Foucault.

Le découpage revendiqué est celui-ci: 1) Les efforts pour saisir le pathologique dans l'écriture (des conjectures morales des premiers graphologues à la découverte de l'agraphie neurologique). 2) Puis l'application de la méthode expérimentale (en fait, de l'observation quantifiée) à une écriture banale, et non plus pathologique, en vue d'en saisir les mécanismes contrôlables. 3) Enfin les effets sociaux de ces savoirs, sur le dressage scolaire, l'écrit dans un monde industriel et bureaucratique (sténographie, machine à écrire), et les considérations politico-esthétiques farfelues qu'a suscité ce moment singulier. Une riche étude du bordereau attribué à Dreyfus insère la discussion épistémologique dans l'histoire traditionnelle avec bonheur. Et le récit des épreuves auxquelles Binet soumit le graphologue Crépieux-Jamin fait bien sentir à la fois les ambitions d'une science objective de l'individu, dans la période qui voit la naissance des sciences de l'homme, avec les a priori socio-politiques et moraux au travail dans l'isolement d'un tel objet. La fin du "regard clinique sur l'écriture" serait la prise en compte de l'écriture comme "créatrice" (au sens d'un "style") chez les malades mentaux.

Le livre a les faiblesses de ses forces, mais ce ne sont moins celle de l'auteur que de son modèle. L'applatissement des hiérarchies du savoir par la mise en liste (à la Perec plutôt qu'à la Borgès, rare liberté que s'autorise P. Artières), le lien plus verbal que matériel entre le regard et l'éternel panoptique benthamien (l'instituteur déployant les écrits autour de lui), sont de moindres défauts. On est plus gêné par l'usage du terme de "regard" pour englober les raffinements cliniques des neurologues de l'agraphie, et l'entreprise trivialement policière de catégorisation menée sur des bases déjà perçues à l'époque comme illusoires. En fait, l'objet est si parfait pour l'orthodoxie à illustrer, qu'il n'aide ni à critiquer ni à améliorer la méthode. En général, aucune objection fondamentale contre Foucault n'est parée (comme celle de Jon Elster). Mais ce n'était pas le but, à l'évidence, de l'auteur.


Jung, "le Christ aryen". Les secrets d'une vie

Richard Noll

Trad. franç. par P. Delamarre de The Aryan Christ: The Secret Life of Carl Jung, Random House, New York, 1997

Plon, Paris,1999

Ni index, ni bibliographie.

Le scandale causé par R. Noll dans le domaine si particulier de l'érudition jungienne a sans doute motivé la rapide traduction de sa bibliographie de Jung (ici rebaptisé Carl, parfois Karl, alors qu'il s'est toujours appelé Carl-Gustav… mais au fait, est-ce bien le même?). Jung, "le Christ aryen" concentre l'ensemble des thèses et aussi des méthodes historiques invoquées à leur appui qui caractérisent la démarche de R. Noll, et rend son évaluation possible. L'esprit général de cette bibliographie de Jung est le suivant (avec les habituelles nuances, mais quand même): "…je suis parvenu à la conclusion qu'il a exercé une influence aussi importante que l'empereur romain Julien l'Apostat (331-363) sur l'érosion du christianisme institutionnel et la restauration du polythéisme hellénistique dans la civilisation occidentale" (13). A aucun moment R. Noll ne revient sur sa conviction de fond: "il est historiquement prouvé que Jung se considérait comme un prophète religieux doté de pouvoirs extraordinaires" (12). Quant aux réfutations de Shonu Shamdasani (dans Cult Fictions. C.-G. Jung and the Founding of Analytical Psychology, Routledge and Kegan Paul, Londres et New York, 1998), il n'en est pas soufflé mot (316, n.6). Le lecteur est donc renvoyé (299, n.29) aux ravages causés à la religion en Europe par ce qui, chez Jung, préfigurait un événement aussi fondamental que le suicide des adeptes de la secte du Temple Solaire, en 1994.

L'ordre chronologique de la vie de Jung est l'axe directeur de cette bibliographie-thèse. Il n'y faut rien chercher qui lie l'œuvre à l'homme, puisque l'œuvre véritable est l'institution cachée d'un culte personnel, à laquelle tout le reste n'aura servi que de paravent. A la lumière de ce secret, de nombreuses anecdotes, dont d'ailleurs, bizarrement, Jung lui-même est la source, sont reprises sans qu'on n'apprenne rien de vraiment neuf. Jung aurait néanmoins, dit R. Noll, dissimulé ses propres expériences d'hystérique et de spirite, expériences que l'auteur rapproche froidement des syndromes dit de "fausse mémoire" qui ont défrayé la chronique américaine dans des affaires de souvenirs de pédophilie induits sous hypnose. R. Noll invoque d'ailleurs explicitement le patronage de Frederick Crews, mais aussi de Frank Sulloway, pour redécrire objectivement le point de départ pathologique des théories de Jung, victime de "cryptomnésie" (croire retrouver spontanément des "souvenirs" soit complètement construits, soit inexistants), puis entraîné dans une fuite en avant théorique, à des fins d'auto-justification, destructrice pour ses proches. Même la théorie des archétypes serait née d'une cryptomnésie de Schwyzer, le malade à l'origine de leur découverte, dont Jung par un jeu de falsifications délibérées aurait effacé les traces (280). Il est fort possible que Jung ait manipulé sa clinique pour extorquer à Schwyzer la doctrine du "Phallus solaire"; il est aussi évident que bien du monde en Europe connaissait la théosophie, qui offrait un terrain tout préparé à l'idée d'inconscient collectif. Jamais cependant il ne vient à l'idée de l'auteur que c'est reculer l'énigme d'un cran: même si Schwyzer a lu les théosophes, la stabilité d'un trésor de symboles constants dans l'humanité continuerait à poser problème. On rappelle aussi comment il parvint à capter la bienveillance d'amis richissimes (les Mc Cormick, les Rockfeller, les Mellon), fantasmant tous une guérison qui ne vint jamais, ou une expérience spirituelle répétitivement dénigrée par l'auteur. La question controversée des liens de Jung avec le nazisme, et de son antisémitisme, est traitée sur un mode mi-chèvre mi-chou (283), qui la réduit aux banales sympathies d'un penseur völkisch pour un parti s'appropriant les symboles dont Jung faisait la théorie. On glane toutefois, çà et là, quelques historiettes sur Otto Gross et la famille de Max Weber, au cours d'amusantes promenades dans une Suisse un brin moins conformiste que prévue, entreprise où R. Noll déploie au mieux son petit talent de conteur.

Les documents cruciaux (le "livre rouge" de Jung, inaccessible, les transcriptions des conversations avec Aniéla Jaffé qu'on n'a, paraît-il, pas le droit de citer textuellement!) sont l'horizon mystifiant des prétentions historiographiques de l'auteur, qui ne cesse de reconnaître qu'il a travaillé sur les sources secondaires, tant les archives sont préservées des indiscrets ou des sceptiques. Une légère touche de folie du complot agrémente d'ailleurs les notes (dont plusieurs manquent dans l'édition française). Mais R. Noll est loin de fournir les arguments textuels et la minutie analytique qu'on trouve par exemple chez M. Borch-Jacobsen, quand il s'attaque à l'hagiographie freudienne traditionnelle. On ne ferme ce livre que sur un soupir: pauvre histoire de la psychopathologie…


Alfred Binet (1857-1911). Sa vie, son œuvre

Alfred Binet. Oeuvres Complètes, vol. 1., t.1

Textes réunis par Bernard Andrieu

J&S éditeur, Européenne d’édition numérique

Saint-Pierre du Mont, 2001

201 pages, corpus bibliographique de Binet

La société Binet-Simon se décide à publier les œuvres complètes de Binet. Son président, Guy Avanzani devient président du comité éditorial, et Bernard Andrieu se charge de la maîtrise d’œuvre scientifique. A qui s’étonnerait que ce ne soit pas déjà fait, on ne peut que recommander de jeter un œil sur le corpus bibliographique qui occupe les 80 dernières pages de ce volume. Binet, en fait, fut un auteur tellement prolifique (Wundt ne le surpasse que d’assez peu) qu’on comprend que des générations entières d’historiens et d’éditeurs aient reculé devant pareille tâche : le présent projet prévoit 30 volumes. Les premiers seront consacrées aux livres publiés du vivant de Binet. M. Siksou éditera Sensation, Perception et Hallucination (1883-1886), Ed.-A. de la Garanderie, L¹Etude expérimentale de l¹intelligence (1903) et G. Avanzini, Les idées modernes sur les enfants (1909).

En guise d’introduction, le volume 1 rassemble les contributions de Yvan Lourdais, Guy Avanzani, Serge Nicolas, qui présente un abrégé de la vie et de l’œuvre de Binet, et enfin de Bernard Andrieu, dont l’essai, " Binet en mouvement : vers une psychologie synthétique " (29-119) est un exposé de la carrière de Binet exceptionnellement riche épistémologiquement et historiquement. Disons qu’il prend le contrepied de deux positions traditionnelles dans l’historiographie de la psychologie. Il défend d’abord la thèse d’une continuité de l’œuvre de Binet, articulée autour du projet d’une psychologie " synthétique " ; les arguments avancés par Andrieu pour prévenir l’interprétation de cette synthèse comme un éclectisme scientiste chic consiste à refuser d’attacher trop de poids à la division en trois des travaux de Binet, en psychopathologie, en psychologie individuelle et en psychologie de l’enfant. Dans le détail, les travaux lancés dans ces trois directions s’avèrent en réalité des étapes dans un projet dont la cohérence n’apparaît que si l’on en montre les axes directeurs. Andrieu montre ainsi la valeur de transition des articles sur l’image mentale, sur la psychologie autobiographique, l’éducabilité des enfants anormaux. D’autre part, Andrieu situe Binet de façon très judicieuse par rapport au darwinisme contemporain, comme par rapport aux problèmes philosophiques soulevés par la relation entre le cerveau et l’esprit. Ce qui crée l’illusion d’éclectisme, semble-t-il, c’est que l’armature de l’œuvre de Binet n’est pas à proprement parler une psychologie du développement - et que nous sommes presque conditionnés à rechercher ce schème évolutif dans les travaux de l’époque comme leur clé architectonique. L’écart entre Binet et Wallon ou Piaget n’est donc pas la trace d’un déficit conceptuel, mais l’effet d’autres choix de départ. Ensuite, Andrieu montre que la question préalable de l’autonomie de la psychologie vis-à-vis de la neurophysiologie reçoit chez Binet une réponse philosophique. Cette réponse est sobre et efficace, et très originale quand on la compare à son pendant bien connu chez Bergson. Binet, ainsi, n’a pas juste cherché à individualiser et à légitimer une pratique scientifique ; il a voulu donner des bases de type ontologique à l’irréductibilité du psychologique au cérébral pur. Sa modernité frappe à cet égard, puisqu’on perçoit aujourd’hui fort vivement la fragilité d’une autonomie purement disciplinaire (sinon réduite à des conventions académiques !) de la psychologie face aux neurosciences, qui semblent, elles, parler de ce qui existe vraiment, ou du moins, d’objets sur lesquels des hypothèses causales sont possibles (i.e. affranchies du flou herméneutique voire subjectiviste de la " clinique ").

Ce bel essai devrait donc encourager toutes les institutions concernées à soutenir avec force le travail de l’équipe éditoriale, pour que le projet arrive à son terme.


Cult Fictions. C.-G. Jung and the Founding of Analytical Psychology

Sonu Shamdasani

Routledge and Kegan Paul, Londres et New York, 1998,

ix + 121 pages, bibliographie, index nominum, document d'archive transcrit en appendice.

Sonu Shamdasani, le spécialiste britannique de Jung, s'est trouvé pris depuis quelques années dans une tourmente dont les derniers remous sont peut-être encore devant nous. Richard Noll, en effet, dans The Jung Cult: The Origin of a Charismatic Movement (Princeton University Press, Princeton, 1994, réédité par Fontana, Londres, 1996, nouvelle édition révisée en poche, The Free Press, New York, 1997) et The Aryan Christ: The Secret Life of Carl Jung (Random House, New York, 1997), a soutenu une thèse extrêmement provoquante. Au moyen de diverses manipulations psychologiques, ainsi que de falsifications concertées de sa propre doctrine, Jung aurait constitué autour de sa personne, dès 1916, un authentique culte sectaire dont la création du Club Psychologique de Zurich aurait été la façade. L'idée n'est pas neuve: elle se trouvait esquissée par James Webb et Paul Stern il y a plus de vingt-cinq ans, le premier en lien avec le renouveau des traditions occultes à la fin de la première guerre mondiale, et le second sur la base de spéculations sur la "psychose" de Jung. R. Noll prétend qu'un texte retrouvé à la Countway Library de Boston, et qu'il attribue à Jung, en faisant un discours inaugural devant le Club, est la preuve éclatante de cette mystification. R. Noll alimente ainsi la vieille thèse selon laquelle la théorie de Jung aurait un noyau ésotérique caché. S. Shamdasani se propose de réfuter cette idée de la façon la plus catégorique, mais en faisant au passage apparaître la complexité des enjeux. Tout d'abord, regardant Jung, il défend l'idée que les positions de Noll "représentent quelques unes des notions les plus absurdes jamais soutenues à propos [de Jung], et qu'elles trahissent un échec à en comprendre l'œuvre" (12). Ensuite, il s'insurge contre un traitement de la naissance de la "psychologie analytique" et surtout de son institutionnalisation (notamment par le Club de Zurich), qui est absolument impuissant à analyser ce qu'était une association psychologique dans toutes ses dimensions intellectuelles, affectives, sociales, politiques et historiques, sans la rabattre sur des phénomènes anachroniques mais au combien séduisants, comme les sectes messianiques contemporaines. Enfin, il proteste contre les égarements historiographiques qui ont permis à la thèse de Noll de faire scandale, et de donner lieu à des échanges au vitriol dans la London Review of Books, puis sur Internet et dans d'autres lieux encore (Appendice III: "Of Scholarship").

Le démontage de la lecture nollienne est exemplaire. La fondation du Club est resituée dans son contexte théorique et pratique au moment où Jung s'émancipe de Freud. Le texte de la fameuse adresse inaugurale attribuée à Jung est minutieusement décortiqué, les erreurs de transcription de Noll cruellement pointées, et tous les appuis qu'il y cherchait un à un ruinés. Pour finir, le texte est, avec de forts arguments, attribué non pas à Jung, mais à Maria Moltzer, une de ses proches. Plaidant la respectabilité scientifique, S. Shamdasani réfute enfin l'esprit même de la démarche de Noll, qui aboutit à réduire l'histoire des sciences humaines "au sensationnalisme journalistique" (107). La démonstration est accablante, et pourtant, on ne peut complètement partager l'opinion finale et désabusée de S. Shamdasani, que c'est là bien du temps perdu pour des points qui ne valaient pas même la peine d'être soulevés: non, c'est au contraire la manifestation criante du dévoiement qui guette l'histoire des sciences humaines et de la psychologie en particulier, quand elle est instrumentalisée pour servir à des stratégies intéressées de démystification ou de dénonciation qui permettent à bon compte de s'emparer du haut-parleur de la Vérité.


La réception de Freud en France

André Bolzinger

L'Harmattan, Paris, 2000

189 pages, bibliographie, index nominum, 120,00FF

A. Bolzinger ne livre ici que la première partie d'un travail qui en comprendra deux. Il se limite donc dans ce volume à la réception de l'œuvre neurologique de Freud en France. Si l'on préjuge que la suite, consacrée à la réception de sa psychopathologie, sera bien du même tonneau, l'impatience nous gagne… L'auteur en effet rectifie complètement le lieu commun (accrédité par Freud lui-même) qui voudrait qu'il n'ait été lu de personne (136), et après avoir démontré avec force pourquoi sa réputation en neurologie pédiatrique était si solide, il offre quelques hypothèses intéressantes sur l'incidence que cette réputation a pu avoir sur l'accueil (mitigé) qui fut fait à son travail sur les névroses.

Sur la base de plusieurs trouvailles d'érudition (les thèses lyonnaises sur la diplégie cérébrale infantile, ou maladie de Little, spécialité de Freud, qui font resurgir les noms oubliés de Tournier ou Rosenthal), A. Bolzinger situe l'importance épistémologique de cette question de neuropathologie. Sans conteste, celle-ci éclaire le style de rationalité que Freud pratiquait, et dont on peut tout à fait retrouver la trace dans l'œuvre ultérieure (86-87). C'est même, disons-le, avec joie, qu'on pénètre ici, textes en main, en-deçà des généralités sur la causalité selon Freud, et qu'on explore minutieusement ses idées (nourries de Charcot) sur les limites de la méthode anatomoclinique, sur la pathogenèse en neurologie, sur la clé que fournissent les phénomènes moteurs pour penser plus tard l'action dans la vie de relation et les névroses, et sur le rôle crucial des schémas jacksoniens dans l'examen des pathologies accidentelles (et non pas héréditaires) (68). Le débat avec les disciples de Charcot, qui donne un riche contexte technique à tous ces thèmes, fait apparaître le talent freudien pour la systématisation clinique; en même temps, celle-ci indique combien le tranchant théorique de Freud pouvait prévenir contre lui, quand il aborderait l'hystérie, les ennemis des explications trop unitaires (134). Une discussion exacte de la "revanche des aliénistes" dépossédés de l'hystérie et brandissant la notion de "folie hystérique" contre les neurologues clôt le livre, et prépare sans doute la suite du diptyque: elle fait sentir in fine le peu de marge dont Freud bénéficiait pour faire entendre sa voix aux psychiatres.

L'intérêt du travail d'A. Bolzinger est justement dans l'explication rigoureuse de ce que des schèmes jacksoniens ou évolutionnaires, qui sont si souvent métaphoriques et voués à dépérir avec la systématique spencérienne de la période, ont pu apporter dans une des rares, et presque la seule discipline où les faits voulaient bien en respecter la logique (des pathologies neurologiques spéciales). Que Freud ait puisé son assurance dans un certain rationalisme à cet école, et qu'il ait retenu les formes comme exemplaires même dans sa psychopathologie, est assurément frappant. La solution de Freud neurologue aux énigmes cliniques de la maladie de Little prend alors un tour instructif dans l'histoire générale des idées.

Les défauts du livre sont rares. Les sources secondaires sont cependant ignorées, notamment les travaux anglo-saxons sur la neurologie pré-freudienne, et aussi les contextualisations sociologiques de la médecine mentale dans la période. D'où des mots excessifs sur l'antisémitisme potentiel des neurologues du temps. Accepter la doctrine de la dégénérescence n'était pas un motif suffisant pour être anti-dreyfusard (69). Janet, comme toujours, est ridiculisé, sans qu'on prenne la mesure de ce qu'il avait su imposer: la cohésion purement psychologique des symptômes hystériques. Mais l'analyse des enjeux de fond de la neurologie du jeune Freud, servie par un style brillant et la lecture affûtée de sources vraiment neuves, emporte avant tout la conviction.


Folies à plusieurs. De l’hystérie à la dépression

Mikkel Borch-Jacobsen

Les empêcheurs de penser en rond/Seuil, Paris, 2002

393 pages, bibliographie et index, 23,90 euros.

Ce recueil d’articles et de comptes rendus récents, inédits ou peu accessibles, permet de se faire une idée de l’évolution actuelle d’un des polémistes les plus en vue des Freud Wars, Outre-Atlantique, mais aussi de mieux comprendre dans quel contexte épistémologique ont été fabriqués les cocktails Molotov qu’il lance périodiquement contre la psychanalyse. A cet égard, ce livre est une excellente surprise. Bon nombre d’insatisfactions récurrentes à la lecture des textes de Borch-Jacobsen pris un à un s’effacent quand on dispose de l’ensemble. On s’aperçoit qu’il s’agit moins d’attaquer la psychanalyse pour elle-même que de soumettre l’objet psychopathologique dans son ensemble à la critique historique, en partant des moyens employés pour le constituer " objectivement " dans le champ de la psychiatrie, et plus généralement, dans la culture. Si la psychanalyse y occupe une place de choix, la théorie du traumatisme, l’histoire aujourd’hui faussement évidente de la " dépression ", et le retour nécessaire de l’histoire de la psychothérapie à ses sources dans l’hypnotisme de la fin du 19ème siècle, démontrent au moins que les arguments de Borch-Jacobsen ne sont nullement ad hoc. Il leur donne ici une portée plus générale, et ses diatribes anti-freudiennes relèvent du coup d’une sorte de philosophie contructiviste de l’histoire de la médecine mentale.

Ce recueil comprend quatre parties. Quatre articles sur le traumatisme psychique, à partir de Charcot, chez Freud, et dans les controverses sur la personnalité multiple, forment la première partie. Le long exposé sur le cas " Sybil ", dont l’auteur a percé l’anonymat avec Peter Swales, et sur sa fabrication comme cas princeps de la personnalité multiple aux Etats-Unis, est tout à fait fascinant. La seconde partie, plus théorique, ambitionne de découvrir dans l’hypnose et la suggestion une sorte de matrice pour la production de tous ces " artefacts " psychologiques qui, mais dans un second temps, semblent fournir à toute théorie du mental (et notamment à la psychanalyse), l’impression qu’elle dispose d’un objet indépendant, dont elle peut faire la théorie. Borch-Jacobsen explore cette piste dans deux directions. En amont, il revient sur " l’effet Bernheim " et sur ces cas où il a pu sembler que l’hypnotiseur disposait d’une sorte de pouvoir magique d’instiller dans le cerveau de ses patients des idées étrangères. En aval, se rapprochant de Ian Hacking (1), et du concept de " maladie mentale transitoire ", il s’efforce de remplacer la question de la " réalité " de certaines affections mentales au contenu sous-déterminé (comme la fugue hystérique) et historiquement périmé (on n’en verrait plus jamais), par une autre : à quelle condition ces " maladies " se propagent-elles, et qu’est-ce qui les fait exister. Borch-Jacobsen en arrive alors aux polémiques freudiennes. Cette section commence par la question de Frank Cioffi : " Freud était-il un menteur ? ", qui donne le ton. Cependant, à mesure qu’on avance, Borch-Jacobsen, sans doute stimulé par quelques objections pertinentes qu’il avoue avoir parfois lus, tempère peu à peu son propos. Le " bobard " devient un " conte de fées ", et l’on découvre qu’il pourrait y avoir une " construction narrative des données [je souligne ce mot, bien étonné !] psychanalytiques " ; mais c’est parce que ces " données " sont interprétées comme autant de preuves de la thèse majeure de Borch-Jacobsen : que toute psychothérapie s’appuie sur des " artefacts mimétiques ", dont l’hypnose a été la première manifestation " objective ". Dans la dernière partie, avec un compte rendu du livre de Tanya Lurhmann, Of Two Minds (2), qui met en doute le poids qu’elle accorde à la psychanalyse, on lit un bref résumé des travaux de David Healy, Alain Ehrenberg et Philippe Pignarre sur la dépression. (3)Tendancieux sinon franchement erroné sur Ehrenberg, ce texte compte surtout par l’épreuve qu’y tente Borch-Jacobsen : en ne s’appuyant que sur ses propres présupposés épistémologiques (la théorie de l’imitation puisée chez Girard, compliquée des références à la suggestion hypnotique et de la sociologie néo-tardienne qui revient aujourd’hui en force), peut-on dire quelque chose sur la dépression ? Car celle-ci n’est pas une vieille lune, comme l’hystérie de Charcot ou de Freud. C’est " la " réalité psychopathologique de millions de contemporains. Peut-on en dissoudre le fantôme réaliste, et par le biais de l’histoire, montrer ce qui la fait exister à nos yeux comme une chose aussi objective que la maladie d’Alzheimer ?

Evidemment, toutes ces considérations reconduisent en long et en large les apories qui ont rendu le spectacle des Freud Wars aussi consternant. Disons qu’on a remplacé le motif imbécile de l’hagiographie freudienne, selon lequel ceux qui ne sont pas d’accord avec Freud ont un problème avec leur inconscient, par un autre, qui dit que si vous persistez à croire dans les " bobards " de la psychanalyse, c’est que vous avez la tête intoxiquée ou des intérêts cyniques à préserver. Je cherche en vain où est le gain dans cette nouvelle commisération, ou dans ces nouveaux sarcasmes. Borch-Jacobsen feint manifestement de ne pas voir que si ce qu’il dit est vrai, ses conclusions sont intégralement réversibles. Si tout est " artefact mimétique ", alors tout est aussi bien " désir refoulé ". Surtout si l’on soutient que les dits désirs refoulés que Freud a cru voir, et finit, dit-on par inventer, peuvent être redécrits comme des artefacts mimétiques. Car la critique de Borch-Jacobsen est bien obligée de partir de quelque chose : il faut des " données " (hypnotiques, psychanalytiques, cliniques, etc.), pour qu’on dise ensuite que ces données soient sont interprétées de façon biaisées, soit sont, plus ou moins, des effets résultant des interprétations qu’on en donne (comme pour les hystériques de Freud, avoir cru qu’elles avaient été séduites, et le " confirmer " par des aveux lentement extorqués). Malheureusement, l’explication par la suggestion est tout aussi infalsifiable que celle par le refoulement, et c’est pourquoi cette explication suggestive remplace sans douleur toute l’explication freudienne. En outre, quand commence à soupçonner quelqu’un de mentir (Et pourquoi pas ?) on peut toujours trouver dans les faits qu’il avance de quoi entretenir le soupçon. Je trouve stupéfiant que Borch-Jacobsen puisse ainsi nous dire que Freud n’a jamais eu d’hystérie, ni donc n’en a jamais guéri, ni ne s’est même soigné lui-même par son auto-analyse, parce qu’en réalité, il souffrait juste de symptômes coronariens et d’un abus de cocaïne (310). Et si je le trouve stupéfiant, c’est parce que c’est présenter comme un argument quelque chose dont personne ne peut pas prouver que ce soit faux (ni donc vrai). Mais voilà qui arrêtera peut-être davantage le lecteur. Borch-Jacobsen s’en aperçoit. Il faut examiner ligne à ligne le " Post-scriptum de 1998 " à un des textes qui en son temps avait fait hurler la communauté psychanalytique française, " Neurotica ". Car Borch-Jacobsen y devine que si l’on impute à Freud d’avoir tout inventé, on ne comprend pas pourquoi il n’a pas tout inventé d’un coup, mais s’est repris, corrigé, a tenté de sauver le navire en perdition, etc. Il lui fallait donc bien avoir au départ de quoi alimenter sa spéculation. C’est là, pourtant, où le concept de " folie à plusieurs ", où les pseudo-confirmations cliniques des uns alimentent les folles spéculations des autres, qui resuggestionnent les premiers, etc., trouve sa limite. Car il est faux de dire qu’on puisse entrer dans un tel cercle en créant le point de départ, celui où l’on entre dans le cercle (109). Certes, on peut tout à fait, ensuite, à supposer que la suggestion en soit pas un mot explicatif vide, faire tourner le cercle tout seul. Mais il faut qu’il commence. Et il faut bien, en ce sens, que les hystériques de Freud lui ait présenté, pour lui en donner l’idée, quelque chose comme des réminiscences de scènes de séduction infantile. Mais si l’on suivait jusqu’au bout ce raisonnement, on s’apercevrait alors que la solution freudienne, qui était d’ailleurs celle de Bernheim, et selon laquelle on ne se laisse suggérer que ce qu’on désire déjà (et, en un sens, de façon inconsciente), n’est pas aisément contournable. Car le désir, chez Freud, est à la fois une raison explicative et une disposition (Anlage). On verrait aussi qu’il n’y a pas de cure psychanalytique qui puisse se dispenser d’interroger le patient et l’analyste sur ce qu’ils s’auto-suggèrent (l’un à l’autre et chacun pour soi), et que la naïveté ou la malhonnêteté psychanalytiques ne sont pas de structure. Mais les dispositions subsistent, actualisées différemment, quelle que soit la plasticité indéniable des échanges du thérapeute et du patient. Et ce sont ces dispositions qui fournissent régulièrement le point d’entrée dans le cercle enchanté de la suggestion : ce sont elles, en un mot, qui stabilisent le jeu de miroir sans fin dans lequel Borch-Jacobsen voudrait dissoudre l’expérience " psycho -" thérapeutique. Ce qui, paradoxalement, répugne à Borch-Jacobsen, c’est que quelque chose " puisse devenir si souvent vrai […]". Or on pourrait lui retourner cette surprise : comment peut-il se faire qu’à l’âge des psychotropes, de la psychiatrie cognitive et du féminisme émancipateur, tant de gens se " découvrent " quelque chose comme un complexe d’Œdipe ? Se contre-suggestionnent-ils contre les contre-suggestions ambiantes, si violemment anti-freudiennes ? Comment savoir ? Ce qui est sûr, c’est que les formes dans lesquelles ils font ce genre de découvertes sont bien éloignées des scènes que Freud raconte. Quoi qu’il en soit, Borch-Jacobsen tient pour acquise la fausseté intrinsèque de la théorie, et cela paralyse sa lecture. Il ne voit pas que les prétendus objections conceptuelles à la consistance de la théorie relèvent de problèmes philosophiques, où c’est une philosophie de l’esprit, de l’interprétation, du lien de l’esprit au corps, etc., qu’on défend contre la philosophie qu’on prête à Freud (le pire exemple de contresens systématique restant celui de Grünbaum, à cet égard). Ainsi, non seulement on accuse Freud de se laisser séduire par des artefacts, mais on devient incapable de voir quelle réponse rationnelle il donne à ce type d’objection (qui était déjà celle de Fliess). Toute élaboration technique des concepts psychanalytiques tombe sous le coup du soupçon : on peut les lire, oui, mais sans perdre de vue qu’il ne s’agit que de couvrir un mensonge par une fuite en avant dérisoire et ridiculement abstraite. Au total, on n’a donc pas vraiment le sentiment que le retour aux polémiques sur l’hypnose à la fin du 19ème siècle ait éclairci le débat. Non seulement Borch-Jacobsen ne fait que reconduire l’indécidabilité des situations hypnotiques (Les gens étaient-ils conscients ou bien inconscients ? Quelle était la nature de leur éventuelle complaisance ?), mais en plus, en se battant pour que Freud lui aussi soit incapable de s’extraire de ces apories, Borch-Jacobsen rend son propre point de vue ou indécidable ou contradictoire : il doit soutenir à la fois que Freud mentait, et qu’il se rendait bien compte qu’il mentait, et avouer que ce mensonge était producteur de situation originale exactement comme toute situation psychothérapeutique, ce qui abolit le référent (la " vérité " de la situation psychothérapeutique) qui permet de dire que Freud mentait. On se prend alors à rêver : que dirait-on à une patiente post-hystérique qui se présenterait à son psychiatre, et qui se déclarerait malade d’un " artefact mimétique " ?

Cette difficulté n’est nullement localisée dans la seule réfutation des explications que donne Freud sur sa propre théorie et sa genèse. Tout d’abord, elle rejaillit sur la manière dont Borch-Jacobsen raconte, de façon aussi désopilante que judicieuse, " Une visite aux archives Freud ". La description de la conspirationnite aiguë mais futile dont paraissent avoir souffert les conservateurs des précieux documents est un des bons moments du livre. En revanche, il ne suit pas des stratégies de dissimulation des conservateurs que les psychanalystes mentent ni que la psychanalyse soit un " bobard ". En réalité, quand on se tient à l’extérieur des rapports mutuellement construits entre le patient et son thérapeute qui sont censés être l’objet d’étude de Borch-Jacobsen, il est évident que leur contingence aveugle les acteurs, et qu’on peut sans mal la dénoncer. Mais que se passe-t-il pour que cette " construction " (un terme à la mode dont il faudrait rappeler le rôle que Freud, justement, a joué dans sa détermination) marche, et qu’elle s’avère subjectivement satisfaisante - bien plus en tous cas que la méthode Coué, par exemple ? Que la construction en question (la " construction en analyse ", disait Freud) puisse s’imposer sans avoir rien touché ni des structures foncières ni des dispositions de chacun, c’est tout bonnement inintelligible. Mutatis mutandis, c’est comme supposer que n’importe quelle foi religieuse, si farfelue soit-elle, pourrait prétendre à l’universalité, sans tenir compte ni de la logique interne de la croyance ni de sa généralisation éthique potentielle. Ce qu’on est bien forcé de concéder en revanche, c’est que le mythe freudien repose notoirement sur l’idée que seule la psychanalyse rendait raison de la suggestion, de l’hypnose et des effets des autres thérapies (par le transfert). Mais si Borch-Jacobsen martèle ce dernier point, à juste titre, il est loin d’être ce qu’il veut le plus prouver.

Cette tension se répercute ensuite dans la tension plus générale qui anime l’ouvrage : son ambition " constructiviste " (avec les connotations sceptiques, relativistes et historicistes du mot chez Bruno Latour, notamment) et son espoir d’y faire servir une théorie de l’imitation inspirée par Tarde et Girard. Il y a peu à dire du néo-tardisme diffus qui imprègne l’ouvrage (4). Jamais de toutes façons les objections traditionnelles à cette approche ne sont abordées. On y tient l’imitation comme un processus dynamique intrinsèque, qui sert d’explication causale aux paradoxes de la suggestion et à la propagation de proche en proche, individu par individu, dans des généalogies intellectuelles ou médicales, notamment, de dogmes qui suscitent des groupes, puis du social. La confrontation avec Hacking, à cet égard, est féconde. Car Borch-Jacobsen ne paraît pas voir à quel point le nominalisme de Hacking exclut de la façon la plus radicale les explications supplémentaires sur la relation inter-humaine. Un constructiviste nominaliste n’a justement jamais besoin d’expliquer cette dernière, parce que la thèse-clé du nominalisme, c’est de dire que si une classification existe, c’est qu’elle était utile. Une fois qu’elle existe, il n’y a pas à chercher plus loin pourquoi elle existe, ni ce qui la fait exister, et surtout pas entre tels et tels individus. Au contraire : le nominalisme pose qu’il n’y a aucune ressemblance entre les individus (mimétique, analogique, etc.) avant le nom qui les catégorise ensemble. Recourir à Tarde, à cet égard, est égarant. Comment cette incompatibilité entre la théorie mimétique et le constructivisme revendiqué se manifeste-t-elle ? Par deux voies. Tout d’abord, précisément pour maintenir la dimension critique, voire dénonciatrice de son propos, Borch-Jacobsen est obligé de dire que la relation mimétique n’est pas une construction, mais du " réel ", du vrai de vrai: ce qui sert à construire le reste (notamment les fumisteries freudiennes et les impasses de l’hypnotisme). Mais on ne voit pas du tout pourquoi les fameux " artefacts mimétiques " censés expliquer tout ne sont pas eux aussi des constructions. En plus, le procédé est un peu facile. Car Borch-Jacobsen commence par recueillir des problèmes de taxinomie isolés indépendamment (il y a des hystériques, des dépressifs, des personnalités multiples, certains apparaissent, d’autres disparaissent), puis il plaque sur eux une explication psychosociologique (dont j’ai dit qu’elle était infalsifiable), qui leur va bien sûr comme un gant. Or ce qu’on aimerait, c’est un cas où l’autonomie de l’épidémie mimétique n’aurait pas l’air à ce point ad hoc. Autrement dit, un cas où Borch-Jacobsen décrirait la constitution d’une catégorie nosologique en démontrant que l’approche mimétique y décèle des aspects jusque-là ignorés. C’est l’impuissance de Tarde à faire mieux que redécrire dans un lexique explicatif inerte ce qu’on savait déjà par ailleurs qui a sonné le glas de sa pensée en sociologie. C’est par la méthode durkheimienne qu’on apprend du neuf. Il serait dommage que le filon hypnose-psychanalyse-psychothérapie en général, si riche et si convaincant dans ces pages, débouche sur cette impasse. Car la généralisation de la lecture artefactuelle de Borch-Jacobsen demeure, malgré ces réserves, assez excitante.

On referme alors Folies à plusieurs diversement gratifié : par la certitude confirmée que l’histoire de la psychopathologie reste un lieu d’invention méthodologique vivant pour l’histoire des sciences humaines, à cause des paradoxes qui affectent ses objets, et par le plaisir d’une écriture incisive, qui ne laisse ignorer à personne où se tient l’auteur, quelles sont ses valeurs, et quelles conséquences chacun doit en tirer.

  1. I. HACKING, Mad Travelers. Reflections on The Reality of Transient Mental Illnesses, University Press of Virginia, Charlottesville et Londres, 1998
  2. T. LURHMANN, Of Two Minds. The Growing Disorder in American Psychiatry, Knopf, New York, 2000.
  3. D. HEALY, The Antidepressant Era, Harvard University Press, Cambridge, 1998; A. EHRENBERG, La fatigue d'être soi. Dépression et société, Odile Jacob, Paris, 2000. P. PIGNARRE, Comment la dépression est devenue une épidémie, La Découverte, Paris, 2001.
  4. Sur cette vogue, voir L. MUCCHIELLI, " Tardomania ? Réflexion sur les usages contemporains de Tarde ", Revue d'histoire des sciences humaines n°3 (2000) 161-184.

Une version plus détaillée de ce compte rendu est accessible sur le site de la revue Dogma