La question de l’objectivité des normes de la folie, en
psychiatrie, peut à bon droit être regardé comme une question ultime. Elle
l’est certainement, en tous cas, pour de meilleures raisons que celle, plus
empirique ou scientifique, des causes dernières de la psychose, et pour une
raison simple : encore faut-il qu’un accord se soit dessiné quant aux
motifs d’inclure tel ou tel comportement dans le champ de la psychose, pour
qu’on puisse ensuite en chercher les déterminants (neurobiologiques, sociétaux,
inconscients, que sais-je ?). Et il ne sert de rien d’invoquer des
principes transcendants pour contourner cette exigence. On peut parfaitement
mentionner les contraintes darwiniennes de l’évolution, ou les exigences de la
vie en commun ou un principe d’inscription « symbolique » de
l’humanité, et prétendre que la folie se mesure à cette aune, mais la question
demeure : pourquoi le choix de tel critère plutôt que de tel autre, et des
critères que je viens de mentionner, plutôt que d’un autre encore, que nous
ignorerions ? Quelle est, en somme, la norme de la « bonne »
norme d’explication ? C’est enfin pourquoi il faut maintenir en vie dans
la discussion philosophique les notions ordinaires de folie et de
déraison — ordinaire s’opposant ici à informel ou préconceptuel —, parce qu’il
n’est pas du tout acquis qu’on dispose d’un quelconque concept formel et
scientifique de la folie, ou que la catégorie médico-psychologique de psychose
capte tout ce qu’elle recouvre, rien de moins ni rien de plus.
Mais pour déblayer le terrain exact d’une telle recherche
philosophique (et l’orienter sur une critique circonstanciée des thèses de
Foucault), voici deux remarques préliminaires.
A la question-titre de ce chapitre, il existe une première
réponse bien connue, et elle est négative. C’est, dirai-je, celle de
l’antipsychiatrie « populaire ». Sa position est en gros la
suivante : il existe bien une psychiatrie, mais cette psychiatrie est
notoirement connue pour les usages abusifs qu’on peut en faire (l’internement
des dissidents politiques dans l’ex-URSS, en ce sens, a été condamné par les
psychiatres eux-mêmes, qui n’y ont jamais vu une remise en cause de la
légitimité intrinsèque de leur discipline). Une bonne partie du mouvement dit
des « fous littéraires »[1],
qui a accompagné comme son ombre le développement de la psychiatrie moderne, a
de même dénoncé dans l’internement asilaire ou plus tard les traitements de
choc et l’injection forcée de neuroleptiques un abus médical, une usurpation à
des fins coercitives de l’autorité soignante, mais fort rarement en mettant en
cause la continuité intrinsèque de ces pratiques médicales et l’application
logique du soin aux troubles dit « mentaux ». Enfin, même si elle est
à l’occasion savante et philosophiquement référencée, l’antipsychiatrie qui se
contenterait de prôner une remise en cause de nos normes de normalité accepte
tout autant que l’anormalité psychique existe véritablement : dire que la
schizophrénie peut être une réaction légitime à un ordre social et familial
lui-même « fou » en un sens ou un autre, c’est une thèse qui déplace
le point d’application du prédicat « fou », mais qui n’en interroge
pas, si subversif soit ce déplacement, la nature, le mode de production social,
ni l’engrenage épistémologique qui lui fait jouer un rôle éminent dans la
genèse d’une institution aussi considérable que la psychiatrie[2].
Voilà pourquoi Foucault s’est régulièrement distancié d’une telle antipsychiatrie
« populaire ». Car jamais n’y est posé la question de principe :
et si l’on n’avait pas affaire au mauvais usage d’une bonne science, mais à une
déviation interne à cette prétendue science, déviation en fait si coextensive à
sa pratique qu’elle ne serait qu’un « dispositif disciplinaire » (i.e.
intrinsèquement normatif et coercitif) ? Si tel est le cas, il n’y a
jamais eu de savoir psychiatrique, mais, soit une rationalisation a
posteriori de son usage essentiel, « discipliner », soit, plus
spéculativement, une imposition de « raison » où c’est la raison
elle-même, en tant que raison, qui surgit dans la lumière comme discipline
originaire, au détriment sensible d’une déraison, ou d’une vie de l’instinct,
ou d’une sexualité excessive (tout dépendant de la phase historique
considérée), qui la subissent. Foucault argumente donc toujours en fonction
d’une antipsychiatrie radicalement critique, nullement banalisable au titre des
mauvais usages de la psychiatrie, ou de l’application à la mauvaise cible du
prédicat « fou » : il vise une critique intrinsèque de la psychiatrie
comme pseudo-science et comme vérité normante — comme une discipline
s’abat du dehors et de haut sur l’objet à discipliner —, et ce pour toute une
famille de comportements erratiques ou déviants plus ou moins apparentés. Il veut
montrer comment la psychiatrie produit le malade mental (et du fou fait
l’aliéné, puis le psychotique, etc.), comme l’objet sur quoi s’exerce son
pouvoir normatif. C’est en ce sens qu’il s’agit du concept de la psychiatrie,
et de la ruine de ce en quoi elle prétend consister, pas de ses abus, qu’on n’a
nul besoin d’être si savant pour identifier.
Second préliminaire : l’analyse des enjeux de la
psychiatrie en termes de normes n’est surtout pas cantonné à la sphère sociale
de l’interaction du « fou » et de son entourage (ni aux normes
médico-juridiques de l’aliénation mentale, qui en sont le paradigme). La
psychiatrie biologique recourt massivement à l’idée de norme, parce qu’elle
est, épistémologiquement parlant, un fonctionnalisme. Autrement dit, elle
étudie les dysfonctions supposées de systèmes cognitifs ou affectifs
implémentés dans un substrat neurobiologique, expérimentalement manipulable, et
elle a donc besoin à chaque pas des normes du « bon » fonctionnement
de ces systèmes. A cet égard, la psychiatrie biologique puise à différentes
sources. Elle est désormais bien loin de se contenter de la norme statistique
(la normalité étant fonction d’une distribution et de moyennes). Aujourd’hui,
une bonne hypothèse en neurobiologie examine le rôle causal des systèmes
suspectés dans tel ou tel déficit du comportement morbide en considérant leur rôle
dans la régulation de l’action : des démences classiques aux
retards cognitifs plus subtils, ceux de l’autisme, par exemple, le tour
épistémologique que prennent les meilleurs travaux est à cet égard sans
ambiguïtés. Il en ressort que si le concept de norme est présupposé par toute
étude fonctionnelle de l’action (et de ses dysfonctions = pathologies), le lien
se resserre entre norme biologique et norme de l’interaction, donc norme
« sociale » — du moins, à ce qu’il semble (l’ensemble des études
précédentes le contestant avec force). Toutefois, le problème de savoir comment
opère la normativité en neurobiologie est un problème difficile, certes, mais
foncièrement différent de celui de savoir comment faire pour mobiliser la
neurobiologie à des fins sociales normatives (pour imposer par exemple telle
méthode d’apprentissage de la lecture à partir d’une hypothèse cognitive). C’est
encore un problème normatif distinct que de comprendre selon quelles règles
s’ajustent la clinique psychopathologique et l’étiologie cérébrale supposée des
maladies mentales. A partir de quand décide-t-on qu’une maladie mentale est « expliquée »
par des anomalies génétiques ou physiologiques ? Inversement, sur
quoi se fonde-t-on pour dire que certains troubles (l’hystérie, bien sûr) sont
psychologiques et « irréductibles » à des lésions du système
nerveux ? Dans les deux cas, il est plausible que la réponse à ces
questions normatives revienne à des choix épistémologiques, touchant la
portée et la qualité du genre d’explication qu’on exige. Rien ici ne doit faire
question culturellement ni politiquement. Par exemple, il se peut qu’on
n’échappe pas à ces apories parce que les concepts descriptifs en psychologie
sont tellement sous-déterminés qu’ils échappent aux stratégies réductionnistes habituelles
aux sciences. On n’aura jamais, pour un degré de tristesse une mesure comme
celle qu’un baromètre fournit au physicien. Or il existe un autre niveau où
cette sous-détermination importe peu. C’est tout simplement celle qui
m’intéressera ici, et qui implique, lui, la culture et un certain nombre de
choix politiques. Quand bien même en effet disposerait-on de la série complète
des causes qui partent d’une anomalie génétique et qui débouchent sur un
comportement morbide sophistiqué, il faudrait encore dire en quoi cette
anomalie est une « maladie ». Il faudrait tenir compte du degré de
tolérance culturel comme personnel des effets individuels de cette anomalie. Or
nous en jugeons à l’aune de nos normes morales, sociales, juridiques, etc.
Intervenir sur un processus naturel en le qualifiant de maladie, ce n’est donc
rien faire d’autre qu’invoquer ces normes, et surtout, de les invoquer dans
leur intrication mutuelle, à leur niveau propre, qui est celui de la vie
sociale, où ces normes jouent souvent contradictoirement (alors que le fait anomal,
lui, était univoque). Or, si tel est le cas, la psychiatrie a-t-elle encore quelques
moyens rationnels internes d’objectiver des normes de la pathologie mentale, ou
bien est-elle condamnée à être uniquement la chambre d’enregistrement
« naturalisante » (et encore, si la psychiatrie est authentiquement fondée
sur la biologie !) de décisions normatives extrinsèques ?
Ces remarques préalables conspirent pour définir l’espace
philosophique du problème : il sera philosophique parce qu’il s’agit bien
de l’essence de la psychiatrie, non des mauvaises pratiques qui peuvent la
grever comme n’importe quelle autre activité humaine ; mais aussi
philosophique, et non purement épistémologique, parce que les normes ultimes
sur lesquelles elle repose ne doivent pas être des normes de simple
scientificité, mais des normes de rang supérieur, qui disent pourquoi il est
correct d’appliquer de telles exigences de scientificité à la psychiatrie — et
pourquoi alors son contenu rationnel (si fragile soit-il) ne consiste pas en de
pures et simples rationalisation a posteriori, masquant de secrets
rapports de pouvoir.
La position d’ensemble de Foucault sur tout cela est bien
connue, et elle a subi en fait moins de variations qu’on ne croit depuis L’histoire
de la folie. Elle repose sur cinq prémisses.
Si séduisantes que soient ces thèses, elles sont fausses
— solidairement fausses, même.
Je
propose, pour le prouver, deux voies complémentaires. Je reconsidérerai d’abord
ce que Foucault propose comme analyse philosophique du rapport
norme/hors-norme ; en second lieu, je montrerai combien les impasses de
cette analyse aboutissent à une distorsion sidérante des données historiques (en
fait, à réécrire l’archive même dont on vante à tout bout de champ la matérialité).
Je chercherai pour conclure à formuler un principe général de réfutation du
mode même, opératoire, de la pensée de Foucault, considérée comme un obstacle magnifique
sur le chemin de ses propres intuitions.
« Foucault est plus
proche de Nietzsche (et de Marx aussi), pour qui le rapport de forces excède
singulièrement la violence, et ne peut se définir par elle. C'est que la
violence porte sur des corps, des objets ou des êtres déterminés dont elle
détruit ou change la forme, tandis que la force n'a pas d'autre objet que
d'autres forces, pas d'autre être que le rapport : c'est "une action
sur l'action, sur des actions éventuelles, ou actuelles, futures ou
présentes", c'est "un ensemble d'actions sur des actions
possibles". On peut donc concevoir une liste, nécessairement ouverte, de
variables exprimant un rapport de forces ou de pouvoir, constituant des actions
sur des actions : inciter, induire, détourner, rendre facile ou difficile,
élargir ou limiter, rendre plus ou moins probable…. Telles sont les catégories
de pouvoir. » Deleuze (1986 : 77)
On a souvent remarqué que si Foucault fait un usage surabondant
du vocabulaire de la norme (normalisation, normativité, normalité,
« normation » même, autrement dit, imposition de norme), il est avare
en définition du concept[3].
Dans ses textes, Foucault passe souvent d’un registre normatif à un autre,
qu’on distinguerait volontiers (par exemple, de normes juridiques s’appliquant
aux travailleurs à des techniques de normalisation pesant sur leurs tâches). Et
il s’efforce au contraire de faire valoir dans cette fusion des pouvoirs
normatifs une dynamique, allant toujours dans le même sens, celui d’un
accroissement acharné de la domination. C’est que Foucault préférerait
mettre entre parenthèses ce que la norme énonce, ce qui la fait norme : il
voudrait subordonner sa signification prescriptive à sa force (qu’il suppose
plus matérielle) de prescription signifiante. On verrait mieux alors ce qui
l’intéresse : non la norme, mais le pur écart entre la norme et
l’anormal, puis, à l’extrême, le hors-norme. Car c’est là, à cette jointure précise,
que, très intuitivement, s’exerce le pouvoir moderne — non plus le pouvoir
archaïque, qui s’inspirait de l’idéal, de l’ancestral ou du Très-Haut, mais le
moderne, oui, ce pouvoir qui se propage entre voisinages infimes,
« capillaires », à homogénéiser, à régulariser, et qui concerne le
Tout-Proche (dans ce que ce terme implique d’écart potentiel). Peu importe,
quand seul cet écart-à-la-norme importe, que la norme soit loi, règlement,
moyenne statistique ou régulation fonctionnelle. Car Foucault n’analyse pas la
Norme, mais l’Ecart. Or bien plus : il suppose constamment que tout ce qui
est pluriel, confus, voire matière à philosophie (en un sens fortement
péjoratif) dans le concept de Norme (soit toutes ces distinctions trop subtiles)
est ramené sur terre et remis d’aplomb par référence au sens d’application
concret de toutes ces normes. Cet unique sens, c’est la « mise aux normes » :
la résorption par principe violente de l’Ecart. C’est l’investissement
de pouvoir sur et contre l’anormalité-limite qui s’esquisse nécessairement à
l’horizon de la norme, anormalité qui en constitue à la fois l’opposé logique
et la cible réelle.
Un tel schéma est fabuleusement puissant, parce que son
abstraction autorise l’analyse historique à s’approprier à peu près tout ce
qu’elle veut en y détectant une « violence » normative que personne
n’avait jamais soupçonnée[4].
Partout où s’observe de la Norme, on peut d’emblée en déduire de l’Ecart, et
focaliser l’enquête sur les procédés dramatiques de sa cruelle résorption. Le
matériel historique le plus plat en ressort rehaussé de couleurs brillantes, et
son peintre tout auréolé de perspicacité morale. Une fois le sol épuisé, on met
en culture le champ voisin, et ainsi de suite, s’assurant ainsi la synthèse
admirable de la profondeur et de la versatilité.
Qu’importe donc la Norme, pense Foucault, pourvu qu’on
ait l’Ecart. Mais les choses ne se passent pas tout à fait ainsi en pratique,
parce que pour arriver au moment-clé de l’écart, il faut tenir compte de la
normalisation déjà effectuée en amont sur les faits précédents, en un mot, de
la mise en série régulière imposée jusqu’ici aux faits par la norme avec
succès. C’est en effet la condition pour que l’écart étudié soit bien écart par
rapport à cette norme, et à nulle autre. Or, même si Foucault ne s’en
soucie pas vraiment, satisfaire une telle condition conduit à une aporie
classique : ce n’est pas parce qu’on dispose d’une régularité qu’on
dispose de la règle qui l’ordonne, et donc de la norme qui commande l’application
correcte ou incorrecte de cette règle. En fait, n’importe quelle régularité
peut « obéir » à un nombre infini de règles, et ce n’est certainement
pas parce qu’on dispose d’une règle (serait-elle celle alléguée par celui qui a
mis en série la série) qu’on dispose de la bonne, ou de la seule. Dans un test
de QI où on demande justement aux sujets de prolonger une série, par exemple
123…, il faut prendre la mesure du fait que la réponse correcte peut être 4
(n+1), 5 (1+2 =3, 2+3=5, si c’est une suite de Fibonacci), 6 (1+2 =3, 1+2+3
=6), etc., sans qu’il existe aucun critère interne à la série du choix
de la « bonne » réponse (i.e. de la réponse « normale »).
Avec un peu de réflexion, on s’aperçoit qu’on peut prolonger une série
quelconque non seulement avec n’importe quel nombre, mais qu’en plus, une
infinité de lois de série justifient chaque réponse qu’on donne.
A
cela, un foucaldien répondra peut-être que c’est justement parce qu’il n’existe
aucun critère interne que tous les critères de la « bonne » réponse sont
externes. Par exemple, on attend d’un enfant « normal » qu’il réponde
4, parce qu’un enfant « normal » (statistiquement) fait une telle
réponse ; et le test est normalisé en fonction de cette réponse attendue.
La norme ici imposée n’est pas rationnelle, elle est sociale (c’est un
calibrage extrinsèque de l’intelligence). L’ennui avec une réponse de ce genre,
c’est qu’elle avoue très clairement combien il faut déjà disposer d’indices sur
la nature exacte de la pression normative extérieure, pour déceler de quelle
façon elle joue dans la mise à l’écart des réponses « anormales » (un
enfant de six ans qui compterait spontanément en séries de Fibonacci !).
Du coup, on ne va pas de la série, quelle qu’elle soit, à la pression normative
qu’elle exerce sur le pas suivant, et qu’on pourrait y déchiffrer en filigrane
(il y en a une infinité), mais bien de la présupposition que toute série
implique a priori une règle contraignant la succession des termes, à la
mise en évidence des effets de cette règle sur la mise en série des termes.
Foucault, dans un texte méconnu sur les problèmes de l’histoire
« sérielle », avoue son extrême embarras à ce sujet[5] :
il n’existe pas de moyens a priori de décider quelle série (une
croissance démographique, une modification des taux de change, etc.) exprime
quoi. Sauf à se donner, ce qui est verbal et vide, une infinité de processus
historiques enchevêtrés (d’où d’ailleurs ne résulte même pas qu’on sache
comment ils se hiérarchisent), les phénomènes de normalisation en jeu dans ces
séries demeurent tout à fait inaccessibles. Du coup, et c’est le point
essentiel, il n’existe pas non plus d’indice sûr qu’on a bien affaire à un
écart : le même écart peut être immédiatement recodé comme une continuité
stricte, mais eu égard à une règle d’extension de la série qui n’était pas
celle qu’on croyait. Ainsi, il est parfaitement faux que la lecture d’un
accroissement sériel (on lit de plus en plus de subdivisions cliniques dans les
registres des asiles au 19ème siècle, le nombre d’internés augmente, ou
diminue, etc.) livre quoi que ce soit comme la preuve d’un processus de
normalisation, d’où se déduirait logiquement le travail à la limite,
« disciplinaire », d’une résorption permanente de l’écart à la norme.
L’existence d’un tel processus est possible, mais il n’est pas démontré, vu que
des facteurs entièrement inattendus peuvent régir l’extension de la série
« normative », et qui n’ont rien d’une entreprise réelle de
classement et de domination. Foucault ne discute à ma connaissance jamais cette
difficulté (banale : les statistiques ne font souvent que refléter
l’activité de ceux qui les collectent, et leurs intérêts obéissent à des règles
indifférentes au statut de ceux et celles qu’ils comptent et classent, etc.).
Mais c’est parce que l’idée-force selon laquelle l’Ecart est la vérité pratique
de la Norme est intenable. L’Ecart est toujours Ecart-à-la-Norme, il enveloppe
dans son concept (même s’il ne la cite pas) la Norme dont il s’écarte, et sans
description soigneuse de la signification de la Norme et de ses raisons
pratiques, on ne peut jamais savoir si l’Ecart est bien un écart, ou plus
exactement, on ne peut pas savoir pourquoi c’en est bien un. La raison
de l’écart n’est donc pas une « rationalisation après coup », ni un
« surcodage normatif » : c’est la condition d’identification de
l’écart en tant que tel. Du coup, pour Foucault, toutes les discontinuités menacent
de s’aligner sur un même plan abstrait. Réciproquement, n’importe quelle continuité
devient une discontinuité potentielle du point de vue d’une Norme jusque-là
inaperçue dont elle s’écarte d’un point de vue ou d’un autre. Il suffit d’avoir
un peu d’imagination !
Or si l’imagination est une vertu, la généralisation de
la quête du hors-norme, du hors-série, de l’anomal et du monstre, ne doit pas
négliger un second facteur conceptuel, touchant encore l’idée de norme. C’est
que bien des choses pourraient être décrites et mêmes vécues de façon
intensément subjective comme des effets normatifs, et ne pas en être du tout.
Le recours à la notion de norme est en effet toujours fragile
épistémologiquement parce qu’il n’est jamais exclu que ce qui s’impose
« régulièrement » dépendent en réalité non de règles et de normes,
mais de processus naturels cachés, ou bien encore de propriétés formelles des
concepts que nous utilisons pour en parler, processus ou propriétés que nous
ignorons. Nous interprétons alors à tort la « pression normative »
comme orientée par quelqu’un sur nous, un peu comme un Grec attribue la tempête
à la mauvaise exécution des sacrifices et au mauvais vouloir des dieux. Nous supposons,
par ignorance, qu’elle procède d’une intentionnalité obscure dont l’agent
inconscient ou non-conscient (la société) poursuit des fins. Ou bien encore,
nous nous comportons comme une sorcière qui pense que la réussite d’un
empoisonnement dépend de la combinaison complexe d’incantations rituelles à
prononcer en pensant à Satan, et d’un dosage subtil de poils de brigands
fraîchement dépendus et de vieil arsenic. Toutes les règles à suivre pour arriver
à ses fins sont extrêmement loin de contribuer à parts égales au résultat
final, quoi qu’elle en pense, et quoi qu’en pensent les inquisiteurs qui la
jugent. Le monde de Foucault est donc un monde où il n’existe aucun processus
causal (inapparent), donc aucune véritable contingence, et enfin, nul
« effet pervers ». Dans ce monde, la simple possibilité de pouvoir
documenter historiquement que des gens ont senti le poids de normes
qu’on leur imposait, ou ont cru agir au nom de normes qu’ils décidaient,
suffit à conclure que ces normes étaient pour de bon les facteurs déterminants
de leurs actes ! Les contre-exemples sont pourtant légion. On sait
parfaitement que certaines normes ne sont obéies que parce qu’elles servent des
fins totalement étrangères à ce qu’elles stipulent, mais qu’elles favorisent par
hasard. Ou encore, il est parfaitement vain de croire percer à jour sous la
croissance des dépenses de santé une intentionnalité maligne diffusant la
soumission hygiéniste dans les sociétés modernes : c’est la conséquence logique
du fait que plus les gens sont en bonne santé et soignés, plus, par un
« effet pervers », croît la probabilité qu’ils tombent ou retombent
malades. On prend là pour une cause (l’hygiénisme comme relais du « biopouvoir »)
une lecture possible — assurément utile à certains acteurs sociaux, mais
qu’ils ne contrôlent pas — de faits dépourvus de toute intentionnalité. Enfin,
l’économie contemporaine multiplie les études de cas où ce qui est vu et vécu
comme un choix normatif par les acteurs, en fonction de leur expérience
pratique, pourrait bien dépendre in fine de contraintes de la théorie
des jeux. La théorie évolutionniste de la coopération, par exemple, s’applique
aussi bien aux écosystèmes (plantes incluses) qu’aux marchés. Du coup, les
normes qu’on croyait réellement agissantes ne sont plus que des façons de
parler, remplacées, à certains endroits stratégiques de l’édifice du
savoir, par des lois déterministes. De toutes façons, qu’une norme soit trop
inexorablement contraignante et qu’elle parvienne à réduire toute opposition,
ce ne devrait pas du tout être considéré comme un cas archétypique de pression
normative. Bien au contraire : qu’on se demande plutôt si, en lieu et
place de règles et de normes, on n’a pas affaire à une loi causale, naturelle,
qui n’a rien du tout d’inflexible parce qu’elle est tout simplement
déterministe.
Jamais Foucault ne soulève l’éventualité de tels risques logiques
pesant sur les normes qu’il examine, qui les vide pourtant de leur portée.
On
dira : est-ce si grave ? Il est tentant en effet de prendre acte de
ces critiques (elles sont traditionnelles dans toutes les disciplines
normatives, où l’on dépense énormément de temps à immuniser les arguments
contre cette menace), et de souligner qu’elles n’invalident pas le détail
concret des analyses de Foucault. Qui jugera plausible que les aliénistes
n’aient discipliné les asiles que pour des motifs sans rapport avec le contrôle
social (par exemple, comme un effet marginal de la division du travail et de la
spécialisation médico-universitaire, pour faire une conjecture
pseudo-wéberienne) ? Qui, pour affirmer avec certitude que l’hygiénisme
moderne n’a pas du moins fait ses choux gras du secours providentiel que lui
offrait « l’effet pervers » cité plus haut ? Enfin, quoi qu’on
pense de la théorie évolutionniste de la coopération, décrire en termes de
théorie des jeux des coopérations imposées, donc les naturaliser, c’est une
possibilité, mais certes pas une nécessité. En tout cas, ce n’est pas en
opposant à Foucault une autre manière de décrire l’activité normative
que je réfute stricto sensu la sienne ; car pour arriver à cela, je
devrais offrir une explication alternative aux effets qu’on observe. Toutefois,
même si on défend Foucault ainsi, c’est forcément en dépouillant la force de la
Norme d’un certain nombre de ses privilèges explicatifs. La solution tend alors
les bras à qui veut l’embrasser : il existe en effet un critère de la
domination assez indifférent aux façons diverses dont les gens se la
représente, et qui fait place au fait que les normes sont obéies ou désobéies
en fonction des intérêts matériels des acteurs, dans un monde où il y a une
place pour des processus naturels qui expliquent les régularités observées sans
recours systématique (donc naïf) à la Norme. Ce critère, c’est le critère banal
de la domination sociale et politique : une version ou une autre de la
lutte des classes selon Marx. Si l’on relit alors Foucault avec cet
arrière-plan, sa critique des normes devient un simple raffinement de la bonne
vieille critique des idéologies, moins focalisée sur le droit bourgeois et
davantage sur les procédés « neutres » de la moderne bureaucratie
d’Etat. Et tout rentre alors dans l’ordre[6].
Mais pour un foucaldien rigoureux, pareille solution,
c’est le baiser de la mort.
Car son coût est manifeste : l’expérience
radicalisée de la vie qui donne à son œuvre sa couleur nietzschéenne, en un
mot, la positivité originaire d’un Hors-norme que la Raison, ou l’Histoire, et
même les formes actuellement existante du Corps et du Désir limitent,
une telle positivité transgressive serait perdue sans retour dans cette
annexion marxiste de Foucault. On peut assurément rafistoler par ce moyen
l’argumentaire foucaldien sur les disciplines du corps, quand le corps est
engagé dans le procès « capitaliste » de la production inégalitaire
des biens, autrement dit, quand il y va du corps comme machine productive et
comme incarnation de la force de travail, jusqu’à la définition normative de la
« santé » d’un tel corps. Mais ce serait laisser de côté une
« pression normative » qui dépasse toute borne rationnelle fixée par
l’utile strict : quand le pouvoir se déchaîne sur nous pour le pouvoir,
aux prises avec une contrariété qui est par son existence même le moteur de son
acharnement à dominer.
Comment, dès lors, approfondir notre compréhension de la
Norme selon Foucault, en sorte qu’on y retrouve ces deux dimensions interdépendantes :
l’accent mis systématiquement sur l’Ecart en tant que point d’application
multiple, éclaté, omniprésent du pouvoir ; et cette acharnement qui norme
pour normer, au contact d’un Excès à réduire en permanence, et que la Norme ne
cesse de reconduire pour justifier sa surenchère répressive-coercitive ?
La réponse résiderait dans un certain concept du rapport
de force interne à l’action.
Foucault insiste constamment sur l’idée suivante :
l’émancipation ne peut se satisfaire de contrecarrer la violence directe
de l’oppression (les cadences fordiennes alignée sur des moyennes
physiologiques, ou la psychiatrisation de la sexualité). Comme l’a excellemment
noté Deleuze — voir l’exergue de cette section —, la lutte se joue aussi et
peut-être d’abord à un autre niveau : à celui, indirect, où ces
forces oppressives sont prises elles-mêmes dans un rapport de force différentiel,
et où elles ne peuvent s’imposer aux êtres et aux corps que parce qu’elles
norment d’avance, de haut, l’espace même du rapport de domination. Au sein d’un
tel espace, le pouvoir normatif, comme le conçoit Foucault, a déjà
tranché du vainqueur. En somme, pour Foucault, le vrai lieu du pouvoir (et du
vrai contre-pouvoir), ce n’est pas celui de l’action, ni non plus de la
contre-action (insurrectionnelle, subversive, voire révolutionnaire). Il est là
où l’on agit sur l’action elle-même, en surplomb — où l’on contrôle
l’action possible. La différence que cela fait est considérable. Si Foucault se
gausse de la « révolution sexuelle », ce n’est certes pas parce que
ce serait un combat vain, sans valeur émancipatrice. C’est parce que ce combat
pour plus de « liberté sexuelle » reste captif du « dispositif
de sexualité ». Il peut ainsi exploiter à ses fins la
psychanalyse, ou certaines versions du concept de famille, ou ne pas
mettre radicalement en cause la médicalisation des perversions. Bref, toutes les
actions en quoi cette « révolution » consiste continuent au sein même
de la lutte à valider les référents normatifs qu’on devrait plutôt combattre.
L’horizon ultime de Foucault, à cet égard, est bien connu : c’est de
savoir si nos plaisirs pourraient être délivré un jour de cette référence
absolue, historiquement produite cependant, qu’est le Sexe. C’est sur l’espace
normatif a priori du Sexe (i.e. la sexualisation universelle de
la famille, de la vie sociale, du psychisme, etc.) qu’il faut agir, car cet
espace norme et borne toute action possible. Le Sexe des modernes remplace dans
cette fonction de délimitation a priori des combats
« possibles » la Chair des classiques. Mais ce n’est pas juste en
nous déculpabilisant, par exemple, que nous sortirons de ce genre d’espace
précontraint. C’est en revendiquant la liberté des plaisirs à l’égard de tout
référent normatif de cet ordre. Une solidarité profonde se fait alors jour
entre l’affranchissement à l’égard de la normativité même, et l’idée que le vrai
pouvoir n’est pas dans les actions qui contraignent, mais dans les contraintes
imposables à toute action possible. Car se délivrer des secondes exige un rejet
autrement plus fort à l’égard de la contrainte normative que se délivrer des
premières (geste qui n’aboutit qu’à prolonger la soumission dans une liberté
relative). Le paradigme de la « révolution sexuelle », qui est tout
sauf une révolution, est évidemment généralisable : il sert à Foucault à
exhiber un aspect de sa logique de la Norme qui resterait autrement invisible.
Il ne sert pas juste à parer à la réduction de sa pensée à une version chic de
la critique marxiste des idéologies (la méfiance à l’égard de l’illusion de « révolution »
qui continue la domination sous une autre forme est la bouteille à l’encre de
la critique gauchiste du marxisme, dans les années 1970). Ce paradigme sert
aussi à Foucault à défendre l’horizon de radicalité transgressive qui est le
pivot de sa métaphysique de la vie et de l’excès.
Mais tout repose alors sur l’expression « agir sur
des actions possibles ».
On
comprend avec Deleuze qu’il s’agirait, in abstracto, d’« inciter,
induire, détourner, rendre facile ou difficile, élargir ou limiter, rendre plus
ou moins probable ». Matériellement ou historiquement, on reconnaît en filigrane
les stratégies disciplinaires (inciter, induire, etc.) et celles du biopouvoir,
qui en prend la relève au moyen des nouvelles normalités naturalisées et
statistiques (élargir ou limiter, rendre plus ou moins probable). Mais est-ce
que cela fait sens ? Si l’on suit la grammaire logique de ces thèses, on
note qu’inciter ou rendre probable sont suivis de verbes d’action ou de complétives
qui citent l’action régulée en aval par l’action normative en amont. On incite à
dénoncer l’ouvrier sans livret, on rend probable que le travailleur
dépressif perdra son emploi, on induit les parents à juger que la
sexualité des enfants est un facteur de leurs souffrances morales ou physiques,
etc. Il semble alors qu’une « strate » autonome d’actions sur les
actions se dessine, qui serait l’intégrale de toutes ces incitations,
facilitations, restrictions, etc. Cette strate est le lieu véritable du pouvoir
normatif, à la fois caché aux agents, lesquels n’ont sous les yeux que
ce qu’ils font, et qui pré-articule les forces en présence au sein du
rapport de force qui est leur terrain conscient d’action. On se figure assez
facilement son mode d’opération, du moins en mots : comme une seconde main
à l’intérieur de la main qui agit, comme une ombre muette mène le combat en
influençant tous les combattants qu’elle aveugle diversement, etc. On baigne
dans la rhétorique de la hantise, des doubles immortels et fantomatiques, des conspirations
nocturnes.
Le
nervus probandi de l’argument de Foucault consiste cependant en cette prémisse :
jamais les actions de second rang, ou en aval, ne peuvent avoir aucune
incidence sur les actes normatifs de premier rang, en amont. Qu’elles
réussissent ou qu’elles échouent, que leur absurdité éclate ou que leur succès
soit tel qu’on n’ait même plus l’impression d’agir, tant le cours habituel des
choses a incorporé les pratiques normées, peu importe. Réciproquement, ceux qui
posent les actes normatifs de premier rang (comme individus ou collectivement,
consciemment ou pas, peu importe) ne font rien de ce que font les
acteurs de second rang. Car ces derniers ont toute autonomie en tant qu’agents
de leurs actes immédiats, et en particulier, ils peuvent ne pas agir du tout — car
les actes normatifs du premier rang contraignent, c’est capital, non des actions,
mais des actions simplement possibles.
Eh
bien cela, on peut certainement le dire, l’imaginer aussi avec une profusion
inouïe de métaphores inquiétantes, mais certainement pas le penser. C’est un
concept de l’action tout à fait impossible à défendre.
Si
séduisante que soit l’image d’une « strate » autonome des actions sur
les actions, il est en effet complètement impossible d’en concevoir l’ordre
propre sans tenir compte de ce que les actions de second rang réussissent ou
pas. On ne peut pas avoir des actions normatives qui incitent à p, et d’autres
actions qui interdisent de p, si on n’a pas le contenu matériel concret de ce
en quoi consiste p. Sinon, trivialement, « inciter » à embaucher des ouvriers
au livret en règle est la même chose que « décourager » les ouvriers
de quitter leurs employeurs sans leur permission. On ne peut ni inciter ni
décourager in abstracto. Il ne peut donc pas y avoir de stratégies « incitatives »
en soi, sans qu’elles soient logiquement coordonnées à ce qu’elles incitent à
faire. Je dis bien logiquement : ce n’est en rien un parasitage
coercitif extrinsèque, ni une contrainte souterraine pesant sur l’action et
telle qu’on pourrait concevoir et vouloir l’action sans ce réseau d’incitations
et de défenses. Tout se décide au niveau des actions de second rang, lesquelles
sont en réalité les seules à exister : ce que Foucault veut en détacher
comme des actions « sur » des actions, ce sont leurs contraintes de
structure : leur articulation même sur le plan unique où elles se
déploient. C’est évidemment pourquoi les politiques de normalisation changent
quand les actions qu’on veut normaliser n’aboutissent à rien, échouent, ou
produisent des effets contraires à ceux qu’on avait l’intention d’obtenir —et
qu’on avait l’intention d’obtenir non pas en les normant, mais en les faisant.
Il y a d’abord ce qu’on fait, et ensuite les normes qu’on applique en faisant.
Il est chimérique de croire que ces normes peuvent être des sortes d’actions
« sur » les actions, s’appliquant à elles dans leur dos et malgré
elles, y créant plus d’effet, ou un effet autre, que ce que l’action accomplit
directement. En somme, on ne peut donc pas agir sur des « options »
d’action, mais sur des actions allant à leur dernier terme et qui ont déjà
produit leur effet. Car si l’on ne savait pas ce que produit effectivement
l’action, personne ne pourrait concevoir de stratégie normative efficace, faute
de savoir par quels moyens intermédiaires réels l’action à réussir s’accomplit.
Or si l’on ne sait pas cela, de quoi pourra-t-on jamais faire une règle
normative, que prescrira-t-on de faire pour que l’action ait vraiment lieu et
se réalise ? L’objection revient à ceci : en imaginant une strate
autonome de « l’action sur l’action » (Discipline, Biopouvoir, Sexe,
etc.), Foucault hypostasie de façon idéaliste des contraintes internes à
l’action, qu’il détache ensuite de l’action pour l’y réintroduire comme une
pression spéciale, un biais sur la conscience des intentions, ou une vérité
historique invisible aux acteurs même s’ils se croient libres. Nul n’a jamais
incité à…, rendu probable que…, ou élargit l’espace pour quelque action que ce
soit en soi. Personne n’a jamais eu entre ses mains, dans le dos des
acteurs, ce pouvoir sur le pouvoir. Mais les acteurs, en agissant, et bien sûr
en agissant librement, à leurs risques et périls, ont toujours créé par leur
action même cet espace « normatif » qui reste immanent à leur action
(qui en ouvrant cette option referme celle-là, et en suivant telle règle
interdit telle déviation, etc.). Il n’y a donc pas plus, sauf idéalisation,
d’acteur des acteurs. Nul ne tient les chaînes qui font danser les marionnettes
modernes, qui auraient remplacé les fils d’or grâce auxquels les dieux, pensait
Platon, meuvent nos âmes.
Ce
raisonnement se poursuit ainsi : supposez qu’il y ait une action sur les
actions. Pourquoi n’y aurait-il pas une action sur les actions sur les
actions ? Où s’arrête la régression ? Qui norme les normes, et qui normalise
les normalisateurs ? Toutefois, ce n’est pas ici un truc philosophique pour
montrer qu’en croyant penser quelque chose, ou trouver une solution à un
problème, on ne résout rien, mais qu’on décale la difficulté. La mise en abyme
des actions sur les actions marque une nouvelle fois la production immanente
à l’action publique, sociale, historique, du contrôle et du contre-contrôle
(qui, c’est clair, est un contrôle sur le contrôle). On a souvent ainsi noté le
silence peut-être un peu dédaigneux de Foucault face à l’Ecole de Francfort. C’est
que la naissance des sociétés « disciplinaires » (et je ne nie
nullement que des procédés sociaux de ce genre ait existé) est contemporaine de
l’émergence d’un « espace public », comme dit Habermas, où la
prétention à la surveillance panoptique est corrigée par la mise sous surveillance
des surveillants eux-mêmes. La conscience politique bourgeoise (i.e. « l’opinion
publique ») s’est ainsi forgée comme instance de contrôle des nouveaux
pouvoirs de l’Etat (notamment par les médias)[7].
Pour ce qui regarde la psychiatrie, par exemple, une fois qu’on s’est délivré
de l’illusion (suscitée par Foucault à force d’érudition sélective) que les sources
parlent unilatéralement en faveur des méthodes « disciplinaires » des
aliénistes, on découvre au contraire de vigoureuses protestations contre la tentation
du panoptisme (les gens du 19ème siècle lisaient aussi Bentham). On
se heurte aussi au refus farouche des élus de bâtir des asiles (pour des motifs
de conservatisme provincial, mais aussi parce que le petit peuple chansonnait
les « pinélières », et que la charité chrétienne demeurait la règle pour
la prise en charge des insensés). Bref, non le succès inexorable de la Norme aliéniste
de la Raison s’institutionnalisant, mais sa faillite sous les coups des dénonciations
dans les journaux, des enjeux politiques (seul Paris est progressiste, et le
pouvoir, après l’assassinat du duc de Berry est entièrement hostile aux
Lumières), voire de l’insurrection rhétorique des fous littéraires, dont
l’opinion publique entend étonnamment la voix. Je crois qu’on peut bien
défendre l’idée que l’aliénisme n’a jamais eu lieu : il n’y a jamais eu qu’un
« âge d’or » du projet aliéniste. Car Foucault, souvent,
présente comme un fait historique accompli ce qui n’a commencé à exister que
peut-être un demi-siècle, voire un siècle après la formulation des grands
principes[8].
Mais
laissons les contre-exemples. Il faut concevoir plus généralement l’action-sur
l’action-sur l’action comme l’expression d’un cercle : celui de la
correction-réélaboration des processus normatifs de l’action publique, sociale,
politique, au cours même de l’action. Rien bien sûr n’implique qu’une telle
action aille dans le sens d’une plus grande émancipation, au motif qu’elle
inclurait l’évaluation critique de ses intentions et de son efficacité !
Mais le point-clé n’est pas là : il suffisait de montrer qu’il n’existe aucune
« strate » de l’action intrinsèquement invisible aux acteurs, contrôlant
à distance leur options, planant comme une ombre menaçante sur leur illusoire
liberté. Rien, en conséquence, ne prédétermine l’espace à l’intérieur duquel
les conflits deviennent possibles. Rien qui, en un sens intéressant, les
« contiennent ». C’est une illusion verbale, résultat d’une ignorance
de la grammaire logique des concepts en cause, soutenue par des images
égarantes.
Mais si tout cela est correct, la conséquence pour Foucault
est la suivante : il n’y a plus à imaginer d’insurrection
« radicale » contre la norme « radicale » qui contrôle en
sous-main les actions possibles. Ce qui perd tout sens, c’est l’idée qu’un
acteur pourrait choisir de ne pas se laisser enfermer dans l’espace
faussé du « choix ». C’est l’idée qu’une Déraison puisse s’opposer à
la Raison entendue comme un « choix forcé ». C’est l’idée qu’on
puisse choisir le non-choix dans une posture d’exception d’autant plus
brillante et solaire, qu’elle luit dans une nuit absolue, et comme au-delà de
toute lumière possible.
Il faut ici précisément cerner la cible de la critique.
Le propos n’est absolument pas de nier la cruauté de certains « traitements »
des fous à l’époque des aliénistes. Ce n’est pas plus de réfuter que Foucault
mette au jour des procédés plus indirectement coercitifs, stigmatisants,
répressifs ou manipulateurs au décours des mille preuves d’humanité dont les
« insensés » ont alors été rassasiés. Tout cela, et même une grande
partie des références et des documents dont Foucault l’étaye, acceptons-le. La
philosophie de leur interprétation est seule en cause. Car si ces pratiques
normatives ne sont pas des risques intrinsèques à tout agir à visée
thérapeutique, si elles sont tout ce en quoi consiste ultimement la mise à
la raison de la vie humaine, alors la psychiatrie ne peut plus avoir qu’un
semblant de rationalité. Sa vérité concrète est régie par l’application-limite
de la norme pure, soit de la norme du Normal pour lui-même, autrement
dit fonctionnant à vide : « Contrôlez ces écarts, s’il vous
plaît ! », devient l’unique leitmotiv du discours à l’insensé,
ou sur l’insensé, fut-il psychanalytique, statistique, pharmacologique, neurobiologique,
aussi éclairé et libéral qu’on le souhaite… Pas besoin, soit dit en passant,
d’invoquer van Gogh, Artaud ou Hölderlin, victimes évidentes de cet arbitraire.
Au contraire : le comble de la normalisation est atteint sans bruit, quand
il devient possible, sous couvert de psychanalyse, de soutenir que quelqu’un
est anormal parce qu’il est trop normal. Par ricochet, il va de soi que
c’est aussi l’esprit critique et argumentatif de ces pages qui se révèlerait
alors pour ce qu’il est : une tentative pathétique de supposer de la
rationalité et un espace de jeu pour agir « mieux » là où il ne peut
pas y en avoir. Chacun imagine le visage à la fois souriant et impavide de
Foucault lisant ces lignes…
II. La malade de Leuret et la mise en échec du
traitement moral : l’archive réécrite.
Immense détour par la philosophie foucaldienne des normes
pour en arriver à ce point : la psychiatrie peut-elle déterminer une norme
objective de la folie — autrement dit, désormais, peut-elle fixer en raison le
point où la raison s’évanouit ?
Car
la norme « de raison », c’est la norme la plus haute. Voilà pourquoi
Foucault a mis l’accent, parmi les innombrables pistes ouvertes par
l’aliénisme, sur sa volonté d’hégémonie dans le système judiciaire et a fouillé
les grandes affaires de crimes immotivés (l’assassin sans haine connue, qui ne
dépouille même pas ses victimes, et qui se cache à peine). Car annexer à
« l’aliénation mentale » les actions sans raison, c’est
décider positivement de la Raison. La psychiatrie est donc bien le terme
dernier de la normalisation, pas seulement disciplinaire, mais certainement
aussi, chez Foucault, pour toutes les configurations normatives ultérieures. Elle
puise dans l’aliénisme et le pouvoir qu’elle se serait arrogé de décider de la
déraison, le pouvoir, à l’âge du biopouvoir, de redoubler et d’aggraver la
force ségrégative de la norme de raison, en pesant, en plus, sur les
mille jouissances du Corps qui lui échapperaient (s’agiter « trop »,
commettre l’inceste, passer les bornes des variations acceptables de l’humeur,
etc.). C’est donc par la psychiatrie, sous la forme épistémologiquement fruste
mais historiquement indépassée de l’aliénisme, que la clôture normative s’est esquissée.
Nous avons été plus loin, c’est sûr, que Pinel ou Leuret (avec nos
neuroleptiques ou la cure freudienne), mais du moins avec les aliénistes les
choses ont commencé à être claires : la Norme s’est substituée à l’Idéal divin.
Et cette norme est immanente, en ce qu’elle ne rend raison, justement, qu’à
elle-même.
La
preuve en est textuelle, chez Foucault : elle relève de la vérité
palpable, assumée, d’un raisonnement conspirationniste, comme disent les
logiciens.
Car
on peut bien contester le savoir des aliénistes. Mais si l’on y montre de la raison,
la raison même qu’exige de vous le médecin, c’est la raison folle des
« fous littéraires » qui ne fait que confirmer, par son étalage d’arguties
spécieuses, l’aliénation de son auteur au sens commun ; ou c’est la folie
« lucide » des malades les plus graves (des « paranoïaques »
dira-t-on plus tard), que la logique du traitement moral rencontre
explicitement comme la limite de sa compétence, de Pinel à Lacan. Rien ne peut
plus vous soustraire à ce cercle diabolique, qui se présente en même temps
comme la description la plus proche, ou la plus encerclante, de
l’auto-enfermement de l’aliéné dans sa folie. Conformément donc à la logique du
Hors-norme, les transgressions qui brisent ce cercle de la (mise à la) Raison
ne peuvent prendre qu’un tour extraordinaire — ce sont des créations de langage
et de pensée inouïes. Au mieux cependant, elles ne font que confirmer
l’aliéniste : comme Foucault les lit, elles ne l’inquiètent jamais, encore
qu’il arrive parfois à tel médecin de sentir que la lumière que les malades les
plus fous jettent sur ses propres conceptions, en les confirmant, brille d’un éclat
étrange : la plus grande différence se fond dans l’identité la plus aveuglante.
Eternelle
figure du Sophiste de Platon, que Foucault ranime en ce point...[9]
Voici,
dans le Pouvoir psychiatrique, la citation qu’il propose d’une des plus
célèbres patientes de l’histoire de la psychiatrie[10] :
« Comment
vous portez-vous, madame ? – La personne de moi-même n’est pas une dame,
appelez-moi mademoiselle, s’il vous plaît. – Je ne sais pas votre nom, veuillez
me le dire. – La personne de moi-même n’a pas de nom : elle souhaite que
vous n’écriviez pas. – Je voudrais pourtant bien savoir comment on vous
appelle, ou plutôt comment on vous appelait autrefois. – Je comprends ce que
vous voulez dire. C’était Catherine X, il ne faut plus parler de ce qui avait
lieu. La personne de moi-même a perdu son nom, elle l’a donné en entrant à la
Salpêtrière. – Quel âge avez-vous ? – La personne de moi-même n’a pas
d’âge. - Mais cette Catherine X dont vous venez de parler, quel âge
a-t-elle ? – Je ne sais pas… - Si vous n’êtes pas la personne dont vous
parlez, vous êtes peut-être deux personnes en une seule ? – Non, la
personne de moi-même ne connaît pas celle qui est née en 1779. C’est peut-être
cette dame que vous voyez là-bas… - Qu’avez-vous fait, et que vous est-il
arrivé depuis que vous êtes la personne de vous-même ? – La personne de
moi-même a demeuré dans la maison de santé de… On a fait sur elle et on fait
encore des expériences physiques et métaphysiques… Voilà une invisible qui
descend, elle veut mêler sa voix à la mienne. La personne de moi-même n’en veut
pas, elle la renvoie doucement. – Comment sont les invisibles dont vous
parlez ? – Ils sont petits, impalpables, peu formés. – Comment sont-ils
habillés ? – En blouse. – Quelle langue parlent-ils ? – Ils parlent
français ; s’ils parlaient une autre langue, la personne de moi-même ne
les comprendrait pas. – Est-il bien sûr que vous les voyez ? – Assurément,
la personne de moi-même les voit, mais métaphysiquement, dans
l’invisibilité ; jamais matériellement, car alors ils ne seraient pas
invisibles… - Sentez-vous quelquefois les invisibles sur votre corps ? –
La personne de moi-même les sent, et en est très fâchée ; ils lui ont fait
toutes sortes d’indécences… - Comment vous trouvez-vous à la Salpêtrière ?
– La personne de moi-même s’y trouve très bien ; elle est traitée avec
beaucoup de bonté par M. Pariset. Elle ne demande jamais rien aux filles de
service… - Que pensez-vous des dames qui sont avec vous dans cette salle ?
– La personne de moi-même pense qu’elles ont perdu la raison. »[11]
Pourquoi
Foucault choisit-il cet exemple, outre « la beauté du dialogue » ?
Parce
qu’il sert exactement les objectifs théoriques qui viennent d’être fixés.
Admirable
preuve en effet de l’action normative ultime : la « personne de
moi-même », radicalement privée du je, est à la fois ce qu’il y a de
plus anormal (de quel retrait impensable, de quel hors-humanité nous
répond-elle ?), et ce qu’il y a de plus normal, de plus normalisé par le
dispositif asilaire. L’anomalie sublime de la « personne de
moi-même » n’a de lieu adéquat qu’en son sein : l’asile est la seule
« réalité » à laquelle elle soit adaptée, c’est pour elle toute la
norme. Mais quand on y regarde de plus près, c’est au cœur de ce succès que se
cache la mise en échec la plus profonde, la plus radicale, du « traitement
moral ». On le voit, la « personne de moi-même » n’entre pas en
rébellion contre l’ordre asilaire, elle n’en conteste rien, et n’a qu’à se
louer de M. Pariset. Mais comme je l’ai expliqué, la subversion la plus extrême
à laquelle elle se livre concerne la fameuse strate des actions sur l’action où
la Norme se déploie : elle met en cause le dialogisme rusé de l’aliénisme,
elle réfute sa tentative de prendre appui sur l’éternelle « partie
saine » du moi que la plus grande folie laisse intacte. Jamais Leuret, à
la différence des autres cas qu’il relate, ne parvient à exploiter son délire
pour qu’il aille contre le délire. La « personne de moi-même » est
inaccessible à ces procédés spectaculaires qui s’étalent dans les pages
voisines, où l’on porte en terre avec cérémonie des fous qui se croient morts,
où on leur montrent de faux morts qui mangent pour les persuader qu’eux aussi,
tout morts qu’ils soient, peuvent manger, etc. La « personne de
moi-même » a bien une logique dans son délire, une raison qui le raisonne
et le défend, mais cette logique ne peut pas être renversée contre elle-même,
ni produire la contradiction thérapeutique. Foucault en voit le fin mot dans de
faire coller le « schéma biographique » à la réalité normale (mais le
propre de la réalité est d’être normale : pour l’aliéniste, c’est la grande
Norme, et la Raison, c’est l’adéquation véritable de la pensée et de la
conduite à la réalité). La « personne de moi-même » n’a pas de schéma
biographique, elle s’est mise hors-je de ce jeu là[13].
Cette
saynète, d’autre part, nous met sous les yeux la jointure fuyante de la Norme
et de l’Ecart. Foucault n’a pas tout à fait la facilité de réduire Leuret à ce
qu’on lit, hélas, dans la plupart des histoires de la psychiatrie. Oui, Leuret
ne manquait pas, « si nécessaire », d’user de la force, et la douceur
aimable de la conversation pinélienne est chez lui souvent remplacée par de
fortes douches glacées dispensées larga manu. Mais on n’oubliera pas que
le bain est alors un des rares sédatifs disponibles, et que dans nombre
d’occurrences, si Leuret baigne les fous, c’est pour installer son fauteuil
près d’eux et leur parler. C’est donc dans la conversation même qu’il faut
détecter l’opération normative pure. Là tout se décide, et contre une question,
en tant que question, personne ne peut se débattre ni fuir : entrer dans
l’échange, c’est déjà se plier à l’échange, c’est se faire mettre à sa place
(je/vous), c’est rendre raison, et en rendant raison, paradoxalement, se la
réapproprier, c’est enfin répondre à et par là devenir responsable,
répondre de. Les aliénistes ont eu une confiance extraordinaire dans ces
moyens, ils étalent à longueur d’écrits les résultats surprenants auxquels ils
arrivaient, ils instituent la « critique du délire » en critère de la
guérison et sont contents, en somme, quand ils ont obtenu de l’insensé qu’il
parle raisonnablement de sa folie. La « personne de moi-même », à
coup sûr, parle raisonnablement de la folie : elle sait bien qui
l’entoure à la Salpêtrière ; mais de sa folie, il n’en est pas
question. On verrait donc Leuret se livrer à la surenchère de la normalisation
à la Foucault, à cet acharnement qui vise à réduire l’Ecart, et qui,
magnifiquement ici, ne fait que repousser plus loin et plus profond l’Ecart
irréductible. Car mieux elle répond et rend raison, et plus loin elle se retire,
en ruinant jusqu'à notre critère « naturel » de la raison. A la fin,
son Corps, sur qui on a fait « et on fait encore des expériences physiques
et métaphysiques », oppose aux manœuvres de Leuret pour la circonvenir son
impénétrable relation à la jouissance (les « indécences »).
Admirable
preuve en effet, si elle avait le moindre commencement de réalité.
Car
Leuret n’a jamais dit tout cela, ni volontairement, ni involontairement, et
encore moins sans le savoir, pris dans une configuration normative dont il
aurait été l’agent aveugle. Pour en persuader le lecteur, et pour créer
l’illusion d’une archive qui viendrait faire taire les objections énumérées
dans ce chapitre, il a fallu déformer gravement la lettre des Fragmens
psychologique sur la folie.
Voici donc l’original avec la typographie de Leuret, si
importante pour cerner son but :
« La
malade qui fait le sujet de l’observation qui va suivre est plus éloignée
d’elle-même et de la connaissance de sa personnalité que ne le sont les deux
précédentes. Elle se trouve placée dans le service de M. Pariset.
Son
âge est de 56 ans environ, elle jouit en apparence au moins, d’une bonne santé
physique ; depuis l’année 1827, elle a perdu la conscience de son
individualité, et se croit une femme tout autre de ce qu’elle était autrefois.
Cette croyance paraît être liée à un changement qui s’est opérée dans sa
manière de sentir, et surtout à des phénomènes d’hallucinations nombreux variés
et incessans. Jamais elle ne parle d’elle qu’à la troisième personne, et en employant
cette phrase : « la personne de moi-même ».
Pourvu
qu’on ne l’approche pas de trop près, qu’on ne touche ni son lit, ni sa chaise,
ni ses vêtemens, ni rien de ce qui lui appartient, on parvient facilement à
converser avec elle. Elle répond à tout avec douceur et politesse.
–
Comment vous portez-vous, madame ?
–
La personne de moi-même n’est pas une dame, appelez-moi mademoiselle, s’il vous
plaît.
–
Je ne sais pas votre nom, veuillez me le dire.
–
La personne de moi-même n’a pas de nom : elle souhaite que vous n’écriviez
pas.
–
Je voudrais pourtant bien savoir comment on vous appelle, ou plutôt comment on
vous appelait autrefois.
–
Je comprends ce que vous voulez dire. C’était Catherine X, il ne faut plus
parler de ce qui avait lieu. La personne de moi-même a perdu son nom, elle l’a
donné en entrant à la Salpêtrière.
–
Quel âge avez-vous ?
–
La personne de moi-même n’a pas d’âge.
–
Mais cette Catherine X dont vous venez de parler, quel âge a-t-elle ?
–
Je ne sais pas ; elle est née en 1779 de Marie ... et de Jacques…,
demeurant …, a été baptisée à Paris, etc., etc.
–
Si vous n’êtes pas la personne dont vous parlez, vous êtes peut-être deux
personnes en une seule ?
–
Non, la personne de moi-même ne connaît pas celle qui est née en 1779[14].
C’est peut-être cette dame que vous voyez là-bas.
–
Vos parents vivent-ils encore ?
–
La personne de moi-même est seule et bien seule. Elle n’a pas de parents, elle
n’en a jamais eu.
–
Les parens de la personne que vous nommiez tout-à-l’heure ?
–
On dit qu’ils vivent toujours, ils se sont dits mon père et ma
mère, et je[15]
l’ai cru jusqu’en 1827 ; j’ai toujours rempli mes devoirs
envers eux jusqu’à cette époque.
–
Vous êtes donc leur enfant ? votre manière de parler prouve que vous le
croyez.
–
La personne de moi-même n’est l’enfant de personne : l’origine de la
personne de moi-même est inconnue : elle n’a aucun souvenir du passé. La
dame dont vous parlez est peut-être celle pour laquelle on a fait cette robe
(elle montre la robe qu’elle porte), elle a été mariée, elle a eu plusieurs
enfans. (Elle raconte alors des détails très circonstanciés et très exacts sur
sa vie, en s’arrêtant toujours à l’année 1827.)
–
Qu’avez-vous fait, et que vous est-il arrivé depuis que vous êtes la personne
de vous-même ? – La personne de moi-même a demeuré dans la maison de santé
de… On a fait sur elle et on fait encore des expériences physiques et
métaphysiques. Ce travail n’était pas connu d’elle avant 1827. Voilà une
invisible qui descend, elle veut mêler sa voix à la mienne. La personne
de moi-même n’en veut pas, elle la renvoie doucement.
–
Comment sont les invisibles dont vous parlez ?
–
Ils sont petits, impalpables, peu formés.
–
Comment habillés ?
–
En blouse.
–
Quelle langue parlent-ils ?
–
Ils parlent français ; s’ils parlaient une autre langue, la personne de
moi-même ne les comprendrait pas.
–
Est-il bien sûr que vous les voyez ?
–
Assurément, la personne de moi-même les voit, mais métaphysiquement, dans
l’invisibilité ; jamais matériellement, car alors ils ne seraient pas
invisibles.
–
Sentez-vous quelquefois des odeurs ?
–
Une composition femme, invisible, m’envoyait des mauvaises odeurs.
–
Sentez-vous quelquefois les invisibles sur votre corps ?
–
La personne de moi-même les sent, et en est très fâchée ; ils lui ont fait
toutes sortes d’indécences.
–
Avez-vous bon appétit ?
–
La personne de moi-même mange ; elle a du pain de l’eau ; le pain est
tel qu’elle peut le souhaiter ; elle ne veut rien de plus. Dans la maison
de santé, il y avait une dame qui faisait manger la personne de moi-même, comme
un enfant ; elle a été battue parce qu’elle ne voulait pas manger les
alimens qui avaient été acheté dans la rue de…
–
Comment vous trouvez-vous à la Salpêtrière ?
–
La personne de moi-même s’y trouve très bien ; elle est traitée avec
beaucoup de bonté par M. Pariset. Elle ne demande jamais rien aux filles de
service
–
Faites-vous quelquefois des prières ?
La
personne de moi-même savait sa religion, avant 1827 ; elle ne la sait plus
maintenant.[16]
–
Que pensez-vous des dames qui sont avec vous dans cette salle ?
–
La personne de moi-même pense qu’elles ont perdu la raison, au moins pour la
plupart. »
Je n’infligerai pas au lecteur la comparaison ligne à
ligne de l’original et de ce que Foucault a altéré et censuré à ses fins. Mais
on peut aisément s’assurer des points suivants :
Foucault
a souvent suscité des froncements de sourcils pour son traitement des sources.
Marcel Gauchet et Gladys Swain avaient tiré des conséquences dommageables de
son erreur (pas plus innocente qu’ici) sur les dates des éditions du Traité de
Pinel[18].
Réécrire l’archive, même si l’on vante à longueur de temps sa matérialité positive,
ce n’est peut-être rien d’autre qu’avouer la force formante et déformante du
regard sur elle ; c’est reconnaître qu’on ne voit pas
« simplement » ce qui est écrit, mais qu’on le lit. Interrogeons donc
cette censure.
Foucault, et c’est l’axiome fondateur de sa philosophie
des normes, pense que le hors-norme a toujours « lieu » — qu’il
suffit, en somme, de poser une règle, un règlement, une loi, une moyenne
statistique, bref, quoi que ce soit qui admette un écart, pour que cet écart
ait lieu. Mais cet écart n’est pas simplement ce que la norme corrige et
normalise : ce faisant, un autre écart se produit, et ainsi de suite. Et
le pouvoir, le véritable pouvoir, opère précisément dans cette surenchère normative,
dans la résorption infiniment différée de l’écart. Absolument tout est soumis à
ce schème de pensée, aucun objet constitutif de la modernité n’y échappe ;
c’est cela, vivre à l’âge du Normal.
S’il n’y a donc aucune série, aucun ensemble sans élément
en excès, le Dehors est le « lieu » général qui permet au hors-norme
d’avoir lieu, d’avoir toujours lieu, quoi qu’on fasse afin de le réduire
et de le normaliser. Je laisserai ici de côté les élucidations
philologiques : il est certain que le voisinage de cette notion avec son répondant
chez Blanchot est significatif, mais il ne dit pas grand-chose de son usage
conceptuel[19]. Or
chez Foucault, qui ne s’intéresse jamais à la signification intrinsèque des
normes, mais uniquement à l’occasion de pouvoir que procure la résorption de
tout écart, penser en termes spatiaux est capital. Si Foucault se privait en
effet de ces images spatiales, il se priverait d’un schème intuitif qui lui est
indispensable. L’extériorité de l’espace
à lui-même (partes extra partes) comme disent les métaphysiciens, est en
effet le support rêvé pour figurer la co-existence des séries les plus
hétérogènes, la relation « en miroir » des opposés, mais surtout,
l’au-delà de toute limite. Quelle que soit donc la détermination qu’on étudie
(et la règle normative qui la régit), l’inscrire sur fond d’espace dessine
immédiatement son Dehors — autrement dit, cela procure un site aux écarts que
son mouvement normatif va réduire.
Chez Foucault, ce schéma est congruent avec la sorte de
nominalisme qu’il affiche. La fameuse énumération de « l’encyclopédie
chinoise » borgésienne sur quoi s’ouvre Les mots et les choses[20]
procède d’un postulat de ce genre : quelle que soit la série
considérée, elle se détache toujours sur le fond d’un excès qui la décomplète.
Un hors-série potentiel la hante. Même les classifications homogènes, les plus
naturelles, sont à cet égard illusoires : ce sont en fait des classifications
borgésienne qui s’ignorent. Dans toute série « bien ordonnée » (i.e.
conforme à la règle qui norme son déploiement) nous ne devrions donc voir
qu’une chose : son potentiel éclatement, sa pulvérisation imminente en
atomes d’énoncés que rien ne relie intrinsèquement les uns aux autres. Il faut bien
prendre la mesure de ceci : pour Foucault, il n’existe pas de concept (ou
alors de façon toute instrumentale). Car si penser par concept exige un critère
pour savoir si l’item qui se présente tombe ou pas sous le concept (comme les
items qui précèdent, et qui constituaient l’extension actuelle du concept),
tout se passe comme si l’occurrence suivante, chez Foucault, n’obéissait pas vraiment
à une règle. Ce n’est pas un « cas » de plus, ce n’est pas non plus
ce qui motive une « extension » du concept, c’est une exception
ramenée à la règle par la force qu’on suppose à la norme. Foucault est donc
kantien : l’entendement est la faculté des concepts, ou, indifféremment, le
pouvoir des règles. Mais kantien à l’envers : puisque toute règle est
arbitraire, il n’y a pas d’entendement, et les concepts sont des énoncés
qu’agrège un pur rapport de force datable. Il en ressort que la logique est
toujours moins puissante, voire plus égarante que la sorte de
« topologie » informelle en quoi consiste l’exhibition permanente de
l’écart-à-la-norme. Il y a là un second avantage : quand on se donne ainsi
a priori le Dehors, c’est qu’on peut déjà jeter un œil par-dessus
l’illusoire clôture des classifications et des catégories. On peut donc s’élever
au-dessus du vulgaire, qui ne pense que ce qu’il pense et n’a jamais conscience
de l’impensé qui s’étend par delà ce qu’il croyait penser. Voir plus loin, c’est
voir de plus haut. La qualité requise du philosophe n’est plus la pénétration,
c’est la vision en surplomb.
Tout
cela a les plus grands effets sur le travail intellectuel, et sur la lecture des
sources : ce à quoi se livre Foucault avec la patiente de Leuret n’est
rien qu’une illustration exemplaire de la procédure. Car que fait-il ? Il
« purifie » le récit de Leuret en sorte que le lecteur ait
l’impression d’observer l’aliéniste en train de se heurter à une contre-raison
qui fait échouer sa puissance et son « droit » à normer la folie, tandis
que cette contre-raison, si parfaitement avertie des ruses de son ennemie, est
justement définie, « surcodée » pourrait-on dire, comme une folie encore
plus grave et plus inaccessible que toutes. Cela, en plus, Leuret ne le voit
pas, mais nous si, par-dessus son épaule, et souriant à la « personne de
moi-même », désormais notre complice. Partant de là, on généralisera le
procédé à toutes les basses manœuvres et autres arguties de la psychiatrie
« scientifique ». On montrera comment chaque fois qu’elle dit gagner
un meilleur accès aux contenus mentaux des malades (i.e. à ceux qu’ils
sont supposés avoir « eux-mêmes », libérés des préjugés de leur
médecin), chaque fois qu’elle aménage leur cadre de vie afin d’augmenter leur
autonomie, eh bien, il ne se passe rien de ce qu’on imagine. C’est tout
simplement le surcodage de l’identité de ces malades qui se modifie. C’est une discipline
de moins en moins immédiatement violente (finis les bains glacés), mais de plus
indirectement coercitive qui s’élabore. Du même pas, apparaissent des
incurables d’un genre nouveau, qui reculent toujours davantage dans la nuit, en
attente de l’innovation thérapeutique suivante, et ainsi de suite. Nous n’avons
plus les fous « lucides », nous avons les paranoïaques, la « chronicité »
est devenue la ligne d’horizon sans cesse reculée de la psychiatrie actuelle,
les « addictions » prolifèrent et s’aggravent, etc. Parfois, des fous
extraordinaires mettent leur existence en avant pour dénoncer cet acharnement
normatif, mais rien ne change. Au contraire, la prétention à la scientificité
de la psychiatrie devient de plus en plus ridicule au regard des autres progrès
de la médecine[21].
C’est peu dire que cette machinerie anti-psychiatrique
« savante » suscite une aversion intense. La passion
anti-foucaldienne au nom d’un rationalisme médical de bon aloi a de l’avenir.
Mais il reste une mince difficulté : quand bien même l’analyse
foucaldienne de la Norme et la logique répétitive de l’Ecart seraient en soi
des sophismes, les excès normatifs et anti-normatif radicaux que Foucault a mis
au jour sont-ils pour autant irréels ou rhétoriques ? Les évaluer
politiquement, est-ce une simple affaire de goût moral ? Loin s’en faut.
Ce n’est pas parce qu’on réfute le schème dont use et abuse Foucault pour spécifier
la fonction de la déraison, des monstres moraux ou de la naturalisation
statistique des déviances, que ce qu’il a rencontré grâce à ce schème cesse d’exister,
ou cesse de poser problème.
Il faut donc, encore une fois, avancer prudemment. Tout
ce que j’ai établi ici, c’est que la tentative de déduire de Foucault une
méthode aboutit nécessairement à des banalités et des redites. On variera les
objets, on raffinera les détails, on ne trouvera jamais au bout du compte que
cette stupéfiante vérité : la société exerce sur tous un contrôle normatif
dont la dimension formelle est invisible. On risque surtout de découvrir des
formes abracadabrantes de contrôle des corps et des jouissances, des pressions
normatives de plus en plus obscures et farfelues, et auxquelles pourtant il ne
manquera jamais de noirs soubassements répressifs ni d’éclatantes exceptions.
Mais enfin Foucault n’est pas comptable de l’utilisation dérisoire de ses
idées, et on ne peut pas fourrer dans le même sac les petites angoisses chics
sur la « normalisation » de ceci ou cela dans le monde actuel, et ses
études sur l’aliénisme, la chair au 17ème siècle ou
l’ordo-libéralisme. Car il y a des raisons indépendantes de celles de Foucault
de trouver à ces moments extraordinaires de l’histoire une valeur
indissolublement intellectuelle et sociale de premier plan. Mais si Foucault
n’avait pas attiré dessus l’attention, il n’est pas sûr qu’on les aurait
notées. Il faut donc une objection plus philosophique au schème
« topologique » de Foucault, à la postulation a priori d’un
Dehors qui est la réserve infinie des écarts-à-la-norme.
Et la véritable objection, à mon avis, la voilà : chez
Foucault, l’infini est gratuit.
En
effet, si on a le mot (ou un équivalent topologico-poétique, Dehors, Déraison,
Monstre, que sais-je encore ?), on a la chose. Elle ne peut même pas manquer,
elle est donnée a priori partout où l’on peut simplement y penser. Il
suffit d’en forger ensuite l’illustration la plus brillante sur la base du
matériel historique. C’est profondément insatisfaisant.
Mais
en formulant ainsi l’objection, on en formule aussi la réponse. Car le
problème, mutatis mutandis, est comparable à celui que se pose l’intuitionnisme :
on cherche un moyen d’atteindre un objet (comme le continu mathématique) en
construisant explicitement la règle qui l’engendre, et on refuse absolument le
verbalisme, autrement dit, l’astuce qui consiste à se le donner « axiomatiquement »
en posant qu’il existe puisqu’il n’y a pas de contradiction dans sa définition.
L’intuitionnisme mathématique, comme on sait, est un constructivisme, et même
un constructivisme intégral : ce qui n’est pas explicitement construit
n’existe pas. Mais avec le Dehors, on a quelque chose de ce genre : en
toute occasion et quelle que soit la régularité considérée (soumise à une règle
normative), il ne coûte rien, que le mot, de poser qu’il existe une
possibilité a priori d’écart à la norme, que le pouvoir, ensuite, etc,
etc. En effet, par définition, l’écart est écart à la norme. C’est vraiment
trop facile. Assurément, ce n’est pas contradictoire : qui va nier qu’il
n’y a pas de règle sans exception, de norme sans hors-norme, et autres vérités
du même acabit ? La difficulté véritable est d’arriver à déterminer
exactement quelles exceptions sont pertinentes, et à calculer le cas hors-norme
susceptible d’inquiéter la norme. Il va de soi qu’aucune généralité sur le
Dehors ou l’Ecart en tant que tels ne servent à rien, à cet égard — si poétique
en soit l’évocation. On peut scruter la notion d’Ecart tant qu’on veut, on n’en
tirera jamais une exception significative concrète à telle ou telle manière
historiquement datée de faire jouer une norme sociale, juridique, etc. La
conséquence en est fort simple : il faut abandonner la
« topologie » du Dehors, ses prestiges et ses mythes, et revenir à
l’élucidation immanente, norme par norme, règle par règle, de ce que livrent
les données historiques. Cela ne veut absolument pas dire qu’il n’existe rien
comme du Dehors. Au contraire : il existe tout à fait des monstres moraux,
de la déraison, de réelles anomalies du psychisme. Mais ils ne sont pas donnés a
priori ; ils doivent être, s’ils existent, explicitement construits
comme des cas-limites qu’on atteint en suivant une règle rationnelle.
D’où
plusieurs conséquences, qui nous acheminent progressivement vers la réponse à
la question-titre de ce chapitre :
Touchant
au but, je crois donc qu’il ne suffit pas tout à fait de montrer comment une
analyse de la notion de norme profondément déficiente rejaillit, dans le détail
de ses impasses, sur les sources historiques dont on prétend qu’elles
l’appuient. Car la réécriture de l’archive est moins chez Foucault sa falsification
que sa mise en conformité avec une « topologie » du Dehors et une sorte
de poétique « nominaliste » qui ont leur droit propre. La volonté de
beauté ressaisit à la fin ce que la démonstration laissait échapper, pour le
plus grand profit d’objets autrement peu visibles. Qu’il soit par conséquent
bien clair que si je conteste, non seulement les réponses de Foucault, mais
même la grammaire logique de son questionnement, je reste admiratif devant tout
ce qu’il a pu, par ce biais, mettre ou remettre en question.
Pourtant,
ces réfutations demeurent sans force si elles ne changent que la direction du
regard sur les objets, et non la manière de faire avec les objets que nous
considérons — ceux de la médecine mentale, tenus ici pour exemplaires. A quoi
ressemblerait une véritable pensée de la folie sans Dehors ? Sans
doute, renoncerait-elle déjà à regarder « par-dessus l’épaule » du médecin,
vers ce qu’il ne sait pas qu’il fait, vers l’au-delà dérobé à ses procédures de
normalisation. Elle chercherait plutôt à se placer sur le même plan d’immanence,
à examiner comme son action produit en suivant sa règle la variété de normes
qui la contrôlent, en sorte que les moments précis où le clinicien est débordé
suivent directement, et pour ainsi dire de façon interne, des prémisses
de son action. Et quel meilleur terrain trouver pour semblable essai que
l’expertise psychiatrique par excellence problématique : celle de
l’acte criminel fou, celle du meurtre « immotivé » ?
[1]
Rigoli (2001) et l’analyse in Castel
(2004a).
[2] Les noms de Laing et
Cooper suffisent. Le traitement par Foucault de Basaglia est autrement plus
subtil : Basaglia (1979-2000/2007) et Di Vittorio (1999).
[3] Je dois signe ici ma dette à l’égard de Stéphane Legrand, qui a bien mis ces points en valeur : Legrand (2007).
[4] En même temps, cette abstraction fait qu’entre foucaldiens, il n’y a aucun critère d’accord sur ce qu’il serait vraiment pertinent d’étudier, ni sur la hiérarchie éventuelle des dominations. A la limite, ce qui aux yeux de l’un est une « pratique normative » tout à fait banale ou accessoire peut sembler à l’autre un dispositif disciplinaire fort original. Legrand, sensible à la difficulté, prend pour exemple dérisoire ce qu’on pourrait imaginer de disciplinaire (de normalisateur, de coercitif) dans un agencement scolaire comme l’apprentissage de l’écriture régi par un complexe « corps-stylo » : Legrand (2007 : 52-53) Las ! Un autre foucaldien a précisément choisi cet agencement pour en tirer des conclusions parfaitement conformes à la théorie, y détectant comme il se doit une nouvelle version « capillaire » du pouvoir : Artières (1998) et l’analyse in Castel (2001).
[5] Foucault (1994-II : 277). Il s’agit d’une lecture du travail des Chaunu sur le port de Séville.
[6] C’est la solution adoptée par Legrand (2007).
[7] Parmi les foucaldiens justement embarrassés, citons Arlette Farge : elle a corrigé l’accent mis par Habermas sur le rôle principal des élites bourgeoises en montrant que le petit peuple lui aussi accédait à la même époque à une certaine discussion des nouvelles normativités : Farge (1992). Quoi qu’il en soit, c’est ruiner le principe d’une action de surplomb sur les actions possibles, en faisant des pratiques de normalisation elles-mêmes la cible de ceux à qui elles étaient censées s’appliquer.
[8] Castel (2004b). Robert Castel est infiniment plus nuancé, et voit bien que seul succès public des aliénistes, c’est la loi de 1838. Mais de ce que leur seul vrai succès soit une norme juridique, il ne suit pas que l’essentiel de leur pratique se soit réduit à cette activité normative : R. Castel (1977).
[9] Platon (1950 : 240c-241b).
[10] Foucault (2003 : 159-160).
[12] Foucault (1972²).
[13] C’est pourquoi la patiente de Leuret exemplifie le motif blanchotien de « la pensée du dehors ». Car l’absence de je illustre ce que Foucault en comprend : le langage n’offre aucun support au « je parle », s’il ne l’expulse pas. C’est pourquoi « je parle », comme le conçoit Blanchot, est toujours un acte de violence fait au langage. Observez les tautologies qui meublent l’échange entre Leuret et sa patiente, le commentaire des propriétés purement analytiques des énoncés (« – Quelle langue parlent-ils ? – Ils parlent français ; s’ils parlaient une autre langue, la personne de moi-même ne les comprendrait pas », etc.) : ce propos force « la personne de moi-même » au silence, mais en même temps, pourrait-on spéculer, il abrite dans ce silence l’éclat d’un « je parle » qui ne s’est pas encore manifesté et qui excède tout langage convenu — tout langage, peut-être. Le dehors, c’est la présence de cet autre je possible au-delà du langage, et la ressource inouïe que Foucault y suppose : Foucault (1966b).
[14] Remarquez que si la patiente à 56 ans, elle ne peut pas, effectivement, être née en 1779.
[15] Les italiques sont de
Leuret.
[16] Sans tiret. On ne sait
pas bien s’il s’agit d’un commentaire de Leuret résumant la réponse de la
patiente ou d’une erreur typographique.
[18] Gauchet & Swain (1980).
[19] Peut-être contribue-t-il à la découpe d’ensemble des propos de la patiente de Leuret. Voir note 13.
[20] Foucault (1966a).
[21] Foucault ne manque jamais une occasion de souligner l’écart à ses yeux incroyables, et en soi problématique, entre la naïveté et l’inefficacité manifestes des procédés des aliénistes et la « naissance de la clinique » à la même époque, qui mettrait la médecine sur la voie sûre de la science : Foucault (1963). Historiquement comme épistémologiquement, c’est un argument bien faible. Comment les contemporains auraient-ils pu créditer les cliniciens du début du 19ème siècle d’une efficacité thérapeutique ou même d’une scientificité capable de ridiculiser l’aliénisme ? En fait, il est probable qu’avant l’asepsie et les antibiotiques, l’aliéniste « guérissait » au moins aussi bien que son confrère physicien ! Mais les travaux d’Othmar Keel sur la médecine clinique ont encore aggravé le cas de Foucault : Keel (2001) et l’analyse in Fouré (2004). Là encore, il apparaît que Foucault, pour faire coïncider des chronologies disjointes, a littéralement inventé des coupures tranchées là où ce sont plutôt de longs processus qui s’étalent. Le vis-à-vis aliénisme/médecine clinique, censé servir de pierre de touche au règne nouveau de la Norme, est entièrement artificiel.
[22] C’est le problème de tous les « révisionnismes » : si pour démontrer que telle ou telle conception régnante en histoire est fausse, il faut supposer vrais, et en nombre, des événements encore plus mal établis que ceux dont on conteste l’authenticité, on sort vite du champ de la discussion rationnelle.
[23] Ces cinq points constituent un plaidoyer pro domo pour la méthode générale adoptée dans ce recueil, et mise en œuvre dans La métamorphose impensable : Castel (2003).
Car le transsexualisme, comme je l’élabore, est un tel cas de déraison, aussi puissamment subversif que ceux que Foucault invoquait. Or, pour l’établir, il me semble que je respecte les contraintes suivantes : 1. Je montre où, au sein de l’endocrinologie, de la psychiatrie, de la sexologie naissante, du droit de la personne, de la psychanalyse, un certain nombre d’indécidables conceptuels attendaient les transsexuels, touchant l’opposition homme/femme. 2. Au lieu de postuler une transgression globale, une « sortie du Sexe » (ou du moins du binarisme sexuel) comme Foucault en pensait la possibilité générale, je montre comment l’idée de « genre » prend en enfilade les indécidables du point 1., et produit des contre-évidences plausibles (elles proviennent non de la psychiatrie des transsexuels, mais de la psychologie médicale des intersexuels). 3. Je prends au sérieux la mise en cause radicale de la normalisation sexuelle tantôt espérée et tantôt honnie par les individus qui veulent « changer de sexe », en considérant non leurs revendications (du point de vue d’un simple droit subjectif), mais leurs raisons objectives de revendiquer ce qu’ils exigent. 4. La nosologie du « syndrome transsexuel » est passée au crible de l’histoire ; j’examine l’appoint normatif que la psychiatrie dépassée a réclamé à la psychanalyse pour maintenir le vœu de « changer de sexe » dans la pathologie. 5. J’en conclus qu’il n’existe pas de « transsexualisme », à proprement parler, mais que le vœu de « changer de sexe » masque des enjeux disparates. Voilà pourquoi le transsexualisme n’est pas une maladie mentale, en aucune façon. Il remet profondément en cause les normes mêmes de l’objectivité psychiatrique moderne, et au-delà, ce que nous appelons être « soi », « avoir un corps », etc.