Philosophie de l’esprit, maladie mentale et subjectivité

(Note de synthèse pour l'habilitation à diriger des recherches, université de Paris 1)

I. « Analyse », philosophie de l’esprit et maladie mentale : vers une psychopathologie non-naturaliste

II. « Analyse » et psychanalyse : la recherche de la différence fine en clinique mentale et ses enjeux épistémologiques

III. Intentionnalité et interprétation : l’apport de Freud, et l’importance du rêve pour une critique de la psychopathologie naturaliste

IV. De la philosophie de l’esprit à l’épistémologie historique de la psychiatrie : l’héritage de Foucault, le probleme du nominalisme et l’auto-représentation de la subjectivité

V. Le contexte contemporain de ces recherches : l’anti-freudisme et la récusation de la dimension subjective en médecine mentale

VI. Vers un autre Freud : suggestion, hystérie et naturalisation de la subjectivité

VII. Le désir comme cause et le désir comme raison : les enjeux de l’intentionnalité chez Freud

VIII. La subjectivité et la norme psychique : l’énigme du transsexualisme et ses enjeux en psychopathologie et dans les sciences de l’homme

IX. Une autre épistémologie de la psychiatrie

X. Projets futurs

XI. Conclusion


I. « Analyse », philosophie de l’esprit et maladie mentale : vers une psychopathologie non-naturaliste

« Les facultés de l’esprit qu’on définit par le terme analytiques sont en elles-mêmes fort peu susceptibles d’analyse. Nous ne les apprécions que par leurs résultats. Ce que nous en savons, entre autres choses, c’est qu’elles sont pour celui qui les possède à un degré extraordinaire une source de jouissances des plus vives. De même que l’homme fort se réjouit dans son aptitude physique, se complaît dans les exercices qui provoquent les muscles à l’action, de même l’analyste prend sa gloire dans cette activité spirituelle dont la fonction est de débrouiller. Il tire du plaisir même des plus triviales occasions qui mettent ses talents en jeu. Il raffole des énigmes, des rébus, des hiéroglyphes ; il déploie dans chacune des solutions une puissance de perspicacité qui, dans l’opinion vulgaire, prend un caractère surnaturel. Les résultats, habilement déduits par l’âme même et l’essence de sa méthode, ont réellement tout l’air d’une intuition ».

Ainsi s’exprime Poe, aux premières lignes d’un recueil qui aurait pu donner son titre à quelques un de mes travaux sur l’hystérie, sur la névrose obsessionnelle, la dépression ou le transsexualisme : Histoires extraordinaires (1). Mais si « extraordinaire » il y a, c’est en un sens particulier. L’anthropologie philosophique sous la bannière de laquelle ils s’inscrivent est en quête de différences fines, celles-là même qui réclament l’esprit analytique, et elle considère que les phénomènes subtils, d’essence morale, voire subjective, rejetés comme accessoires, encore inaccessibles à la raison scientifique, voire purement décoratifs, sont au contraire susceptibles d’études parfois plus significative que la production de catégories homogénéisantes qui, dans la littérature professionnelle de la psychologie philosophique ou de la psychopathologie actuelles, tiennent le haut du pavé. Extraordinaire : le mot désigne donc non ce qui est simplement spectaculaire, mais ce dont l’écart à l’ordinaire (jamais tenu a priori pour pathologique) s’impose à l’attention.

Qu’il y ait toutefois dans ces écarts une dimension pathologique indéniable ne doit pas égarer. Les maladies mentales résultent évidemment de la médicalisation d’une souffrance dont on ne doit pas perdre de vue certaines coordonnées constitutives : a) il est extrêmement rare qu’on en meure (à la différence des pathologies lésionnelles, qui compromettent la vie de l’organisme) ; b) le problème qu’elles posent n’est jamais uniquement sanitaire, mais toujours en même temps culturel, social, voire politique et esthétique, et en tous cas, sans exception, d’ordre moral ; c) la question du seuil entre le normal et le pathologique se pose de la manière la plus aiguë, et il a toujours obligé à imaginer des théories psychologiques, et parfois sociologiques, pour en rendre compte.

Non, bien sûr, que la médecine mentale soit un mythe et que la folie ou les phénomènes de la déraison doivent lui être soustraits ! En revanche, il faut fermement lutter contre la croyance (si facilement institutionnalisable) que les maladies de l’esprit sont du même registre que le cancer ou la variole, qu’elles sont de simples déficits ou des handicaps, et que leur enracinement dans la condition humaine n’est qu’une sorte de parasitage compliqué dont on pourrait rêver d’affranchir notre essence. C’est pourquoi prendre au sérieux la finesse et la multiplicité des attaches de la maladie mentale à la condition de l’homme, mais aussi leur sensibilité à l’histoire, comme à tout ce que nous pouvons produire de plus élevé, dépend en dernière instance de notre capacité à critiquer les catégories dans lesquelles ces maladies sont construites, pensées, envisagées comme les cibles d’une action thérapeutique ou judiciaire, ou encore investie d’une valeur plus ou moins transcendante. En somme, il faut, contre la solution dominante qu’offre aujourd’hui à la médecine mentale le recours aux normes neurobiologiques, rechercher quelles sont les limites mentales de la vie de l’esprit.

Or tout ceci se joue, bien plus qu’on ne le croit, au niveau des détails, des nuances et des implications logiques de nos choix de vie. Chercher les limites mentales de la vie mentale, c’est alors produire une critique anthropologique de la raison, ou (je tiens les deux formules pour équivalentes) une critique de la raison en tant que raison humaine.

C’est pourquoi aussi la raison « analytique » mobilisée dans ces recherches est une étude des nuances des valeurs que prennent les actes en fonction des intentions qu’on leur suppose, des inflexions décelables par l’analyse sémantique des énoncés, des paradoxes de la conduite et de ses justifications logiques, également, qui ne débouchent sur des irrationalités (premier signal de l’enquête psychopathologique) que parce que, tout d’abord, on a reconnu la rationalité des agents. Et la recherche doit aller, à mon avis, jusqu’à examiner les phénomènes de la déraison, dans lesquels il est impossible de dénoncer une simple abolition de l’esprit (ce qu’est la démence, au sens strict), parce que, loin de tout déficit, les facultés pleinement conservées de l’esprit y servent d’inscrutables intuitions.

La philosophie analytique de l’esprit, appliquée à la psychopathologie au sens large (i.e. des neurosciences psychiatriques à la psychanalyse), est donc le moyen général de ces recherches. Qu’elle s’inscrive dans la tradition de la philosophie analytique veut dire qu’elle a égard au langage ordinaire et à sa grammaire logique, ainsi qu’aux sciences. Qu’il s’agisse de philosophie de l’esprit implique un égard particulier pour les neurosciences, qui ont pris en médecine mentale un rôle croissant ces vingt dernières années.

Cependant, d’une manière assurément déviante, je récuse totalement la transformation de la philosophie analytique de l’esprit en « servante des sciences cognitives » - même sous la forme d’une instance critique, ou d’un aiguillon vers leur perfectionnement. Et plus encore, je récuse l’usage d’une version particulière de cette philosophie de l’esprit comme armature logico-conceptuelle exclusive des neurosciences psychiatriques - auxquelles elle apporterait la caution d’arguments permettant de réduire le mental au cérébral, et de contourner peu ou prou les problèmes rationnels qui se posent en surface, dans l’interaction avec autrui, au niveau de la signification et de l’action en société. En médecine mentale, il existe en effet une alternative à la « naturalisation du mental » (et donc à la naturalisation de la maladie mentale) - autrement dit, à l’idéal théorétique qui consiste à adopter les formes nomologiques de l’explication causale en vigueur dans les sciences de la nature pour rendre compte de la vie de l’esprit, ce qui est l’essence du projet cognitiviste. C’est une telle alternative que je m’efforce de construire et de faire valoir.

II. « Analyse » et psychanalyse : la recherche de la différence fine en clinque mentale et ses enjeux épistémologiques

Tout d’abord, cette prise de distance à l’égard du projet cognitiviste contemporain en médecine mentale n’est pas uniquement négative. Il ne s’agit pas seulement, autrement dit, de répéter mot à mot toutes les objections puissantes élevées dans le champ de la philosophie de l’esprit contre le projet de naturalisation du mental et de « l’appliquer », pour ainsi dire, aux sophismes naturalistes supposés de la psychopathologie actuelle. Car l’alternative que je tente de construire est « analytique » en un autre sens encore : celui, préparé par l’allusion de Poe aux rébus et aux hiéroglyphes, de la psychanalyse.

Contre le gauchissement de Freud, qui à force de contresens exégétiques tente de faire de Freud l’ancêtre méconnu de la naturalisation cognitiviste de la vie mentale (en invoquant par exemple l’Entwurf), contre, également, la pente à trouver la psychanalyse suffisamment justifiée par son existence de facto dans le champ de la culture, je me suis efforcé de faire valoir les raisons intrinsèques du projet freudien. Le pilier sur lequel repose cette lecture de la psychanalyse en termes de philosophie de l'esprit, c’est l’exploration chez Freud de la notion la plus controversée des débats actuels : l’intentionnalité. Comme on va voir, je soutiens, contre presque tous les commentateurs, que les concepts fondamentaux de la psychanalyse sont des concepts intentionnels, que l’idée n’est absolument pas incompatible avec, mais bien plutôt requise par la définition freudienne de l’inconscient. Surtout, cette différence de lecture n’est pas purement historique (« Encore une autre interprétation de Freud ! »), mais elle a les plus grandes conséquences sur l’appréciation de ce qu’est un trouble mental, son traitement éventuel, et les impasses de la naturalisation médicale, aujourd’hui systématique, de la souffrance psychiatrique.

De ce point de vue, il n’y a pas lieu d’avoir à l’égard de la psychanalyse une position défensive. Les mêmes arguments qui valent en philosophie de l’esprit (notamment dans la tradition post-wittgensteinienne) contre la naturalisation des concepts mentaux (la croyance, le désir, les intentions, la qualité subjective des vécus, etc.) se retrouvent trait pour trait dans les analyses de Freud. Je n’ignore pas à quel point cette idée peut paraître, de prime abord, extravagante ; pourtant, il ne faut qu’un peu d’attention exégétique pour le vérifier. Freud, en un sens, s’il préfigure donc quelque chose, préfigure avant tout les échecs qui guettent toute tentative de réduire la souffrance psychiatrique comme on réduit à ses bases neurobiologiques un trouble du comportement. Toutefois, l’esprit dans lequel est menée ma contre-attaque n’est nullement celui d’une contestation idéologique. Attaquer le « scientisme » de la médecine mentale contemporaine au nom de la psychanalyse est tout bonnement ridicule : en fait d’anti-scientisme, on a juste l’anti-rationalisme de toujours. Non, c’est précisément au niveau des principes, des définitions, des inférences et des concepts, qu’il paraît possible de reprendre les données de la clinique et leur interprétation en retrouvant les intuitions de Freud ¾ avec pour conséquence inattendue qu’une étude ainsi conduite ouvre même certaines perspectives aux neurosciences psychiatriques, par exemple, en leur proposant des objets peut-être un peu plus fins et mieux circonscrits que les entités pathologiques massives sur quoi elles s’exercent.

Or une défense philosophique de la théorie freudienne, seule, serait insuffisante. Car il y a un autre front de l’anti-freudisme contemporain : la récusation au nom de l’histoire (des sources, des archives) de la validité rationnelle de la psychanalyse et de la plausibilité de ses prétentions. En effet, on ne peut pas se contenter de trouver que la psychanalyse est justifiée de facto par son effet dans le champ culturel, et d’autant moins, que cet effet est carrément labile. De ce côté, la défense de certaines thèses de Freud au nom de l’agencement des concepts qui les sous-tendent s’oppose complètement à la relativisation à une époque donnée, ou à une société donnée, des bases de la psychanalyse. Mais elle ne s’oppose pas moins à une forme de réfutation qui prend désormais appui sur la fragilité des améliorations des patients pris en exemple par Freud (ce qui est devenu une sorte d’industrie culturelle sui generis, même dans les publications psychanalytiques). Je note en passant, de toute façon, que Freud n’a pour ainsi dire jamais publié de cas de psychanalyse réussie. Il a toujours considéré qu’on apprenait plus des échecs que des succès. Plus profondément, si la défense de la consistance conceptuelle de la psychanalyse a des conséquences pour la manière d’en écrire l’histoire, ce ne peut être, me semble-t-il, qu’en excluant les deux objections qu’on ne cesse d’en tirer pour la contredire : a) ce n’est rien d’autre qu’une forme sophistiquée de la suggestion hypnotique, ce qui a en général pour corollaire que toute psychothérapie est en dernière analyse de l’hypnose et qu’il n’y a jamais eu que des effets de suggestion, quelles que soient les théories psychothérapeutiques considérées ; et b) il n’existe aucun moyen sûr de caractériser exactement son « effet », parce que la seule façon de caractériser un effet, c’est de décrire des processus causaux expérimentaux, que le cadre clinique de la psychanalyse (péjorativement qualifié de « subjectif ») exclut par principe. Eh bien, au risque de surprendre, je tiens que ces deux objections échouent. Elles révèlent plutôt chez leurs promoteurs soit un défaut d’analyse de ce en quoi consistent l’hypnose et la suggestion, soit un biais épistémologique tellement énorme en faveur d’une conception naturaliste de la causalité mentale, qu’il n’est pas étonnant que Freud ne réponde en rien à des attentes philosophiques qui ne le concernent pas. Il y va donc de la posture critique de l’historien de la psychanalyse. Sous couvert de « faits » touchant les malades contredisant les thèses de Freud (par exemple, d’échecs thérapeutiques), on en vient à disqualifier a priori le déplacement de perspective qui est le principe même de la psychanalyse, et qui concerne la dimension subjective et morale de la souffrance psychique. Et comme il est tout à fait trivial de poser que le subjectif n’est que le subjectif, et qu’il ne prouve donc rien, on s’économise entièrement l’examen du déplacement de perspective proposé par Freud.

Je vais bien sûr revenir sur ces points, mais je voudrais pour le moment souligner que si l’analyse freudienne du concept d’esprit est philosophiquement recevable (avec, bien sûr, son concept d’inconscient), et que, d’autre part, si elle résiste effectivement aux objections de type historique qu’on mobilise habituellement contre elle, voilà qui limite autant la croyance que les neurosciences psychiatriques incarnent toute la rationalité possible devant la maladie mentale, que la croyance symétrique et inverse selon laquelle une histoire bien faite de nos pratiques devrait relativiser à l’infini toute démarche rationnelle face à ces maladies, en les réduisant à des figures éternellement instables de la suggestion.

La psychanalyse, d’autre part, offre de façon exemplaire le matériel subtil, richement contextualisé, sur lequel s’exerce par prédilection l’esprit « analytique » à la Poe : les « histoires extraordinaires » y abondent. L’insistance mise dans mes travaux à faire sa part à ce matériel plutôt qu’aux exemples scolaires ou aux situations dérivées d’« expériences de pensée » abstraites, qui sont devenues la règle en philosophie de l’esprit, me conduit alors à expliquer le pourquoi de cette quête de la différence fine.

Qu’on me permette à cet égard une parenthèse et un hommage.

Ce sens de la différence fine vient des leçons d’épistémologie qui ont le plus compté dans ma formation, et qui furent celles que dispensaient Antoine Culioli à ses élèves. Sa méthode, mise en œuvre avec chaque corpus examiné, était la suivante. Il est certain qu’il existe de grandes règles opératoires, comme celles qui régissent la transformation d’une phrase à l’actif en phrase au passif, selon le modèle déduit par Chomsky. Pourtant, considérez ces deux énoncés : « Dans cette bibliothèque, quelqu’un au moins a lu tous les livres » et « Dans cette bibliothèque, tous les livres ont été lus au moins par quelqu’un ». Ce qui est intéressant, disait-il, ce n’est pas que ces deux phrases constituent une exception aux règles standards de la passivation (les règles, on les aménage, jusqu’à ce qu’on n’ait plus de soucis avec elles !). C’est le fait que l’application de la règle standard révèle un nouvel ordre de phénomènes : l’interdépendance de la distributivité (quelques uns, tous) et de la voix des verbes (actif, passif). On n’a pas un écart, ni une anomalie, on a un fait spectaculairement parlant. Mais alors, on pourrait imaginer une théorie qui, à partir de cet écart, remonte bien plus haut dans la genèse des voix, et soupçonner quelque chose d’inattendu : par exemple, un rapport entre prendre en masse certains objets, et leur appliquer des verbes actifs ou passifs. Qui y a sérieusement pensé ? Il en ressort qu’il faut se méfier des explications qui prétendent partir du plus général, ou du plus mécanisable, et qui remettent au lendemain l’approche des phénomènes fins - la croyance en un progrès asymptotique de l’analyse. A l’inverse, c’est en partant d’une finesse immédiatement palpable en surface, typiquement, de ce que la plupart des linguistes rangeraient au chapitre des exceptions, qu’on peut poser les bonnes questions, et sélectionner à partir de là quels grands mécanismes sont en cause dans sa production, voire, comme dans l’exemple de Culioli, quel jeu de mécanismes apparemment indépendants (syntaxico-sémantiques, disait-il, et jamais purement syntaxiques) opère en profondeur.

Dans ces pages, donc, où il est question d’objets très exotiques, comme la logique des suggestions hypnotiques, les revendications juridiques des transsexuels, ou de ce qui se passe quand on donne une signification à des rêves, ce qui m’a retenu est moins le côté simplement spectaculaire, que le passage à la limite qui révèle l’insuffisance des explications réputées robustes. L’exception pèse de tout son poids. Il n’y faut qu’une claire conscience du prix à payer pour l’aborder. Mais partir du complexe, l’accueillir tel que, ne pas tenter d’en ajourner son explication après l’imaginaire résolution de préalables éternellement voués à demeurer des approximations, a, en matière de psychopathologie, une autre conséquence. On le sait : les vraies difficultés ne se situent pas en deçà du seuil le plus élevé de complexité. Car ce qu’il en est subjectivement, moralement, d’être malade et de souffrir psychiquement, est alors sacrifié en faveur de l’élucidation de mécanismes considérés comme plus « simples », mais de façon totalement circulaire : par un repli sur des positions épistémologiques où l’on est sûr que, par définition, on ne rencontrera jamais de questions portant sur l’intentionnalité « complexe », subjective et morale, des actes ou des pensées. C’est sensible avec les neurosciences psychiatriques dans leur récusation de la psychanalyse. Car elles la  considèrent comme le contre-exemple parfait de ce que devrait être une clinique correcte : une clinique aseptisée d’une subjectivité qui n’est, en fait, qu’un biais arbitraire, ou un bruit parasitant la mesure des constantes neurobiologiques, et dans le meilleur des cas, un supplément psychothérapeutique, mais à condition de ne surtout pas interférer avec la liberté de l’individu, lequel souffre de sa pathologie mentale comme on souffre de tuberculose ¾ par malheur ou par erreur. Mais c’est exactement contre ces dernières hypothèses que je me dresse.

III. Intentionnalité et interprétation : l’apport de Freud, et l’importance du rêve pour une critique de la psychopathologie naturaliste

Partir, et de propos délibéré, de ce qui passe d’ordinaire pour « trop » fin ou « trop » complexe, ou « trop » subjectif, ou bien enfin pour relever non pas de l’épistémologie de la médecine mentale, mais de l’éthique (entendez : de l’indécidable), voilà qui fait prospérer mes travaux à l’ombre d’un premier grand arbre du paysage philosophique actuel.

La querelle de la naturalisation de l’intentionnalité est en effet la gigantomachie de la philosophie moderne, depuis Husserl, en passant par Wittgenstein, et dans la vaste postérité de Quine. Est-ce que les concepts intentionnels, qui visent leurs objets, telle que la référence des symboles, ou la raison d’être des actions dans leur but, sont ou non réductibles au moyen d’explications causales ? Socrate demandait déjà si la raison pour laquelle il demeurait assis dans sa prison était sa représentation du bien, ou l’effet du fonctionnement de ses jambes. Notre connaissance du cerveau, mais aussi des contraintes matérielles cachées qui jouent dans nombre de nos normes (apparemment suivies pour ce qu’elles représentent), ont donné de nouvelles force à l’argument des « amis de la terre ». Désormais, non seulement les intentions des actions (celles qui rendent raison de leur teneur) ont de plus en plus l’air de mouvements matériels inchoatifs dans la matière cérébrale, éventuellement visualisables par les prodiges de l’imagerie, mais même les significations attachées aux mots procéderaient de contraintes biologiques, adaptatives (darwiniennes), touchant la catégorisation perceptive, et auraient, en conséquence, un ancrage et un formatage internes objectifs qui seraient tout ce qu’on peut en dire. Parler, pour nombre de linguistes cognitivistes, est ainsi un instinct. J’ignore ce que Socrate aurait répondu à quelqu’un qui explique que l’intention est une partie réelle de l’action intentionnelle, causalement explicative de cette action. Peut-être la même chose que Wittgenstein, qui ironise en soutenant que l’intention de lever le bras, c’est ce qui reste quand on soustrait le fait de lever le bras à « je lève le bras ». En tous cas, toutes les analyses contenues dans les travaux ici présentés soutiennent la thèse de l’irréductibilité de principe de l’intentionnalité à des lois causales.

J’appelle « interprétativiste » ma position, à cet égard. Elle consiste à dire que l’intention qui compte au niveau proprement humain est essentiellement imputée dans une interaction. Je ne nie nullement qu’il existe des nombreuses téléologies naturelles dans les gestes et leurs bases neurobiologiques, qu’on peut, si l’on veut, qualifier d’intentionnelles. Je nie qu’elle rende raison des actes et des pensées en tant que telles, autrement dit, au sens où nous en servons quotidiennement pour nous justifier, nous comprendre les uns les autres, ou faire quantité de choses dont les motifs derniers ne sont pas nécessairement conscients. Mais ce monde de téléologies naturelles, aussi bizarre que cela semble, n’est pas celui où nous vivons. Car notre monde est un monde « moral » dense, où, selon l’heureuse formule de Ruwen Ogienles intentions comptent en tant qu’intentions, où nous n’avons donc pas affaire à des cerveaux mais à des individus socialisés, sans que cela soit en rien une illusion que la science dissipera un jour. La signification de nos paroles et de nos actes dépend avant tout d’institutions complexes, historiques et cependant rationnelles, qui existent non pas dans nos têtes, mais hors de nous. Et souvent, je rappelle que ces institutions ne sont pas uniquement les institutions épistémologiquement très respectables du droit ou du débat scientifique. Car la littérature, l’accumulation des clichés esthétiques dans le langage commun d’une époque, en sont d’autres, et tout aussi puissantes. Sans de telles institutions, nos cerveaux ne sécréteraient pas la moindre signification, mais les vagissements confus requis pour la survie d’un animal dans lequel personne ne pourrait ni subjectivement ni moralement se reconnaître ¾ et sans qu’il s’agisse, encore une fois, d’une régression idéologique anti-scientiste que le progrès des connaissances finira par dissoudre.

Or, voilà pourquoi l’énigme de « l’interprétation du rêve » par la psychanalyse a pris à mes yeux un caractère décisif. Car c’est la situation où l’on voit de manière paradigmatique, ce que serait une approche interprétativiste en philosophie de l’esprit et en psychopathologie.

J’ai expliqué ainsi pourquoi Freud ne se propose absolument pas, contrairement à la vision courante, d’interpréter les rêves, mais d’interpréter l’interprétation que les patients donnent eux-mêmes à leurs rêves, en fonction du contexte de souffrance psychique qui est la leur, et de ce qu’il suppose projectivement chez celui à qui ils en adressent le récit. Ce qui est interprété, donc c’est que le patient donne à interpréter de son rêve, pas le rêve comme un événement psychique nocturne (indépendamment objectivable). Si l’on veut bien commencer à en tirer les conséquences, il ressort que les conditions épistémiques de cette interprétation d’interprétation contredisent la plupart des objections traditionnelles avancées contre Freud.

Ainsi, il est tout à fait farfelu, comme le prétend Adolf Grünbaum, de prétendre réfuter la thèse majeure de la Traumdeutung, selon laquelle le désir refoulé « cause » le rêve, en disant que la levée des refoulements devrait ipso facto faire disparaître le taux de rêves effectivement rêvé la nuit (2). C’est même le prétendu naturalisme de Freud dans le chapitre 7 de la Traumdeutung (où il construit un « appareil psychique » d’allure neurophysiologique), qui change alors de sens. Contrairement à ce qu’avance Grünbaum, les concepts intentionnels de Freud ne sont pas des décorations ou des facilités de plume, tandis que sa méthode relèverait de l’explication causale standard : ils en sont l’âme (3). En tous cas, ce que de telles réfutations font surtout apparaître, c’est une négation de principe touchant l’existence d’une sphère où les intentions comptent en tant qu’intentions, et où les attitudes subjectives sont l’essentiel.

Il en va de même avec la seconde critique majeure adressée à Freud : tout le contenu apparemment probant déduit du matériel est en réalité « suggéré » aux patients, soit de façon directe par le psychanalyste, soit par imprégnation latente de la culture ambiante, qui force insidieusement les gens à se décrire en termes œdipiens, etc. De ce point de vue, il est certain que le contexte culturel dans lequel les individus donnent du sens à leur vie psychique compte énormément. Ce qui échappe cependant aux tenants de cette seconde réfutation de Freud, c’est que les arguments par la suggestion sont en eux-mêmes infalsifiables (au sens précis de l’argument de Popper employé contre Freud). S’il y a suggestion, il y a aussi bien contre-suggestion, auto-suggestion, et auto-contre-suggestion ! Bref, quelle que soit la réaction du patient à une suggestion (il l’adopte, il la rejette, il semble la développer de lui-même, il se donne des motifs pour ne pas y céder, etc.), il existe toujours un moyen d’expliquer sa conduite par l’action d’une forme quelconque de suggestion (4). Mais les dispositions du rêveur (qui s’actualisent également dans ses symptômes, ses mots d’esprit, ses actes manqués, parce que ce ne sont pas des qualités attachés au rêve, mais des qualités attachés au sujet qui rêve), ces dispositions lestent le sujet, en fonction de son histoire passée, de ses habitudes comme de ses projets futurs, dont le sens est constamment modulé en fonction des circonstances. Tous les expérimentateurs de l’hypnose et de la suggestion l’ont fortement soulignés à l’époque, et personne ne les a contredit parmi les chercheurs modernes : on ne peut suggérer à quelqu’un ce qu’il ne ferait pas de lui-même (d’où la difficulté des suggestions criminelles). Cela ne veut pas dire, c’est vrai, qu’on ne peut rien persuader de faire à quelqu’un, qu’il regrette ensuite, et dans quoi il ne se reconnaisse nullement. Mais une suggestion à ce point étendue qu’elle se substitue aux tendances fondamentales de l’existence de quelqu’un, et ne participent en rien à ses désirs ni à ses croyances de base, c’est inconcevable. Il suffit de penser à toute l’assistance volontaire que la prétendue marionnette fournit à son magnétiseur pour accomplir des actions coordonnées extrêmement complexes. C’est pourquoi les phénomènes de music-hall ne sont pas de bons  indicateurs de l’efficacité de la suggestion ou de l’hypnose. On voit plutôt, dans ce cas, combien la supposition d’une influence causale sur l’esprit dépend de la mise en scène dramatique d’une anormalité du comportement, qu’on extrapole ensuite à des situations où les enjeux seraient infiniment plus graves (voler, voire assassiner quelqu’un, etc.), en s’imaginant que les mêmes « causes » produiraient les mêmes « effets », malgré la différence de contexte et de significations morales et subjectives des actes dits « imposés ».

On doit cependant aller plus loin (car ces considérations, on les trouve déjà dans les textes critiques des expériences de suggestion à la fin du 19ème siècle). Je tiens pour assuré que la stratégie freudienne qui consiste à n’interpréter que l’interprétation que le patient donne lui-même de ses propres états mentaux (rêves, traits d’esprit dans leur contexte, actes manqués, et enfin symptômes), décèle quelque chose de plus profond. Cette interprétation, y compris quand elle se présente comme une simple description, et rejette sur celui qui écoute toutre la charge d’une interprétation, trahit avant tout ce que le patient voudrait que ces états mentaux soient. En matière de suggestion, il faut donc (ce que les acteurs de l’époque avait également parfaitement saisi) ne pas se laisser fasciner par l’apparence d’obéissance « mécanique » des sujets sous hypnose. Il faut au contraire comprendre que, non seulement, les sujets ne se laissent suggérer que ce qu’ils veulent bien se laisser suggérer, mais qu’en outre, derrière ce « vouloir bien », en un mot, cette complaisance, se cache une disposition de désir articulée aux manifestations fondamentales de leur personnalité, et notamment à leurs croyances. On doit par conséquent faire l’hypothèse d’une attitude propositionnelle originale, et je considère qu’elle est à la source de tous les concepts intentionnels de Freud : le « désirer croire » (5). A la lumière de ce désir de croire, on peut éclairer selon les paradoxes classiques de l’akrasia, du wishful thinking, voire des « actions essentiellement secondaires » (Jon Elster), les situations compliquées qui forment le texte clinique de Freud. Et à la limite, si cette analyse est correcte, il n’y a pas plus à craindre, en psychanalyse, de l’influence de la suggestion que de la volonté délibérée de mentir au psychanalyste : tout de même qu’on ne se laisse suggérer que ce qu’on ferait aussi bien de soi-même, mentir dévoile encore plus sûrement ce qu’on espère (voire ce qu’on fantasme) que des constats objectifs dont la vérité sert souvent d’abri au sujet menacé.

Faire référence à la philosophie de l’esprit en philosophie de la psychanalyse a donc précisément pour fonction de dissoudre l’illusion tenace que les subtiles nuances des énoncés-clés des malades mentaux seraient en fait intraitables rationnellement en tant que tels. Car on en déduit souvent que le philosophe de l’esprit n’aurait rien à tirer pour sa réflexion des thèses de Freud sur l’interprétation, qu’elles ne sont de toutes façons rien comparé à sa théorie de la causalité des états mentaux, et qu’il n’est donc qu’un naturaliste, qui, en plus, a échoué dans la vérification empirique de ses hypothèses sur le psychisme (tâche où les neurosciences cognitives, elles, réussiraient). Car tout cela est faux, philosophiquement et exégétiquement. Davantage, cet égard renouvelé pour Freud nous aide à déceler ce qui est nié dans le projet de naturalisation du mental et de l’intentionnalité : la consistance logique d’un réseau d’attitudes propositionnelles, fondé notamment sur la moins fouillée aujourd’hui des attitudes, le désir, qui coïncide, chez lui, avec la vie du sujet. Il n’est pas étonnant alors que cette relecture des faits psychopathologiques doive plus aux théories morales de la philosophie analytique, qu’aux applications de la philosophie de l’esprit à la psychologie cognitive. Cependant, il est aussi important que cette relecture de la psychanalyse n’en fasse pas, à rebours, une variété pseudo-thérapeutique de morale (ou une version modernisée du « traitement moral » de la souffrance psychique). L’emprunt aux méthodes de la philosophie morale ne vise cependant pas, dans mes travaux, à fonder une éthique. Il s’agit d’un détour purement méthodologique pour que les concepts corrects soient appliqués à des objets appréhendés dans leur contexte intersubjectif. J’expliquerai plus bas pourquoi la doctrine du « rêve immoral » est à ce point décisive pour Freud, de ce point de vue.

Si la querelle de la naturalisation de l’intentionnalité est le premier massif à l’ombre duquel je travaille (et c’est indispensable, vu le virage cognitivo-naturaliste de la médecine mentale, aujourd’hui), il en est un autre : l’épistémologie historique de la médecine mentale.

IV. De la philosophie de l’esprit à l’épistémologie historique de la psychiatrie : l’héritage de Foucault, le probleme du nominalisme et l’auto-représentation de la subjectivité

L’intérêt, en anthropologie philosophique, pour la folie, les troubles mentaux et leur traitement, est assez typique de l’école française. Il y a ainsi une longue tradition antérieure à Foucault qui remonte au moins jusqu’à Binet et Janet, a occupé certainement Bergson et plus sûrement encore Merleau-Ponty, mais qui, après Foucault, s’est figé dans des positions anti-rationalistes et libertaires (et en pratique, anti-psychiatriques), à l’exception à mes yeux tout à fait décisive des recherches historiques et sociologiques de Marcel Gauchet et Gladys Swain, d’ailleurs très critiques vis-à-vis de Foucault. En somme, dans l’héritage canguilhemien de l’épistémologie historique « à la française » (6), la part avait peu à peu fondu de l’épistémologie, avec ses exigences conceptuelles propres, tandis que les tentations relativistes et esthétisantes se faisaient de plus en plus vives. Il est évidemment difficile de parler contre un auteur à qui on doit l’éveil à toutes sortes de problématiques et de textes cruciaux. Il n’en reste pas moins que la même entreprise de désillusionnement qui a animé en historiens Swain et Gauchet doit être poursuivie du point de vue philosophique et épistémologique, si l’on veut éviter le double écueil qui, je crois, menace aujourd’hui la philosophie des sciences humaines : à droite, le retour à un positivisme explicitement réactionnaire, qui prétend juste décrire des arguments et des écoles, mais s’interdit leur évaluation rationnelle, qui les déconnecte systématiquement de leurs conséquences pratiques et actuelles, et finalement qui nourrit le relativisme ; à gauche, un même relativisme, auquel on arrive en niant la force intrinsèque des arguments échangés dans le contexte savant qu’on examine, soit pour insister uniquement sur les rapports de force, soit pour réduire la spéculation à des percées intellectuelles grandioses sur l’Homme ou la Raison, au contenu finalement sous-déterminé.

Une part de ces dangers, en philosophie des sciences de l’homme, dérive de l’abandon de tâches proprement philosophiques d’élucidation critique à la sociologie des sciences. Ces menaces reflètent le mépris insondable dans lequel sont en réalité tenues les sciences de l’homme par les philosophes professionnels, au point que l’idée d’y acquérir une quelconque expertise technique équivaut à un aveu de déchéance intellectuelle (c’est tout le contraire avec la philosophie des sciences exactes, où il ne viendrait à l’idée de personne de s’improviser épistémologue sans expertise professionnelle dans la spécialité qu’il étudie).

Mais qu’il s’agisse du juste prestige de la sociologie contemporaine des sciences, ou de facteurs plus contingents, l’espace est devenu plus étroit où poursuivre le projet d’une épistémologie historique rigoureuse des sciences de l'homme ¾ en sorte, pour finir, que la philosophie reconnaisse son bien dans des formes de pensée qu’elle s’imagine désormais prises en charge par les sciences positives.

Plus conceptuellement, on pourrait dire ceci.

En général, toute conception historiciste qui commence par réduire les objets du discours à de purs « énoncés » se prive du moyen de penser comment les classifications ou les concepts se projettent sur les cas nouveaux. Les énoncés à la Foucault, en ce sens, ne relèvent justement d’aucune activité épistémique effective. Ils sont indifférents à la pratique du savoir comme généralisation et comme mise à l’épreuve de la référence des termes-clés des théories. Ils se définissent de façon négative par purification de leur teneur propositionnelle, prédicative, référentielle, performative, ou autre (7) Il n’en reste en somme que l’événement du signe et ses relations aux autres énoncés atomiques, les deux aspects valant comme des « a priori matériels » du sens. On ne peut pas mieux diaboliser la logique. Aussi longtemps qu’on se contente d’examiner des formes débutantes de scientificité, ou des doctrines où le titre de « sciences de l’homme » n’a guère plus de fonction que de situer celui qui la revendique sur l’échiquier des prétentions idéologiques, on peut sans doute se contenter d’une analyse par les énoncés. Mais dès que l’étau historique se resserre sur des auteurs et des théories qu’on ne peut pas indéfiniment contourner, l’impuissance d’une pareille méthode devient patente. Car on ne peut tout simplement pas traiter Cantillon comme Keynes. Ce qui implique de retourner complètement le postulat foucaldien de la neutralisation énonciative des contenus logiques ou rationnels. Toutes les analyses présentées ici partent de ce retournement : loin de vider de leur contenu propositionnel ou performatif, etc., les témoignages, les arguments ou les déclarations des acteurs des sciences humaines (que ce soit les savants ou les êtres humains dont ils ont voulu objectiver le comportement), c’est ce contenu lui-même qui sert de point de départ. On dira : mais c’est absolument incompatible avec le nominalisme de Foucault, c’est une façon masquée de projeter dans le Ciel des Idées des corrélations éternelles entre les « faits », et du coup, c’est anéantir les bases mêmes d’une élucidation historique de la genèse des savoirs, ce qui suppose une certaine construction de ce savoir (avec pour corrélat, le relativisme). Mais cette objection est en réalité un contresens complet, à la fois sur le nominalisme, l’idée d’une construction historique du savoir, et la rationalité.

A cet égard, la lumière est venue du rapprochement opéré par Ian Hacking entre le nominalisme de Nelson Goodman et les procédés foucaldiens de reconstruction d’épistémè. Comme on sait, le point de départ de Goodman est la pratique de l’induction. Comment se peut-il que nous généralisions alors que nous n’avons affaire qu’à des individus ? Comment nos catégories, nos concepts, peuvent-ils être bien formés ? Je n’entrerai pas ici dans l’étude des fameux paradoxes de Goodman, qui sous-tendent ces questions. Mais je voudrais marquer l’importance de ses conclusions. En effet, Goodman soutient de manière convaincante que seul l’usage de nos catégories classificatoires, donc de nos concepts généraux, est de nature à les « fonder ». Goodman ne cite pas Foucault. Mais, à le suivre, il n’y aurait pas de raison intrinsèque pour que l’encyclopédie chinoise de Borgès sur laquelle Foucault ouvre Les mots et les choses ne soit pas une encyclopédie acceptable. En revanche, l’usage, qui est de fait un élément de relativisation historique, n’est jamais n’importe quel usage. Car pour recatégoriser, et donc pour relativiser les concepts généraux, on doit s’appuyer sur ce qui existe déjà ; bien plus, on doit pouvoir montrer que les nouvelles généralités qu’on tente d’implanter trouvent preneurs. Avec certaines, c’est ce qui se passe (et Hacking en a fourni de belles illustrations) ; avec d’autres pas du tout. Or si l’on y fait attention, on voit aussi que la recatégorisation, du fait qu’elle s’appuie sur des catégories présumées stables, est logiquement liée à ce que lui offre ses appuis (qui sont d’authentiques antécédents). Hacking l’a souligné : on a oublié que les pères du constructivisme ne sont autres que les néo-positivistes logiques (Goodman est un disciple de Carnap). Et on ne se rend pas suffisamment compte que la notion de « référence » connaît une grande variété d’acceptions (la dénotation logico-mathématique n’en étant qu’une sorte). C’est pourquoi le nominalisme radical de Goodman conjugue en réalité rationalité et relativisme d’une manière exceptionnelle. Il prouve qu’il est simplement faux que les moyens essentiels d’une analyse rigoureusement historique implique en quoi que ce soit de céder sur la logique des constructions et des déconstructions successives des catégories qui nous servent à mettre le monde en ordre à des fins pratiques. Observation capitale. Car elle illumine le lien étroit qui existe entre la notion de « structure » (récusée d’ailleurs par Foucault) et celle de « monde symbolique » (avancée par Goodman). Elle enveloppe la promesse qu’il est possible d’identifier des lieux historiques précis où les règles de catégorisation des objets en vigueur apparaissent plus clairement, et donnent lieu, bien sûr, à des conflits féconds. Tant dans mes travaux consacrés à l’hystérie que dans ceux sur le transsexualisme, j’ai recherché ces lieux, à la fois datables (plus ou moins) et logiquement articulés.

Tout ceci a cependant un coût, que la démarche foucaldo-goodmanienne de Hacking met en évidence. Puisque l’impératif d’une catégorisation nouvelle (i.e. d’un changement d’épistémè) n’est pas seulement de s’appuyer sur ce qui existe déjà, mais encore de trouver preneur, Hacking doute fortement qu’il existe de véritables « ruptures » dans l’histoire intellectuelle, qui soient autre chose, du moins, que la dramatisation esthétique des transitions. Il faut avant tout tenir compte de la continuité séculaire des pratiques (et au premier chef des pratiques inductives) et pas seulement des discontinuités plus ou moins grandioses qu’on peut librement fictionner (8).

Or, si mes travaux s’inscrivent dans la filiation de l’épistémologie historique « à la française », c’est certainement sur ce point qu’ils se rapprochent in fine le plus de Foucault. Il y a en effet un moyen d’approcher rationnellement de certaines ruptures intellectuelles, qui ne sont au fond rien d’autre que les moments où nous ne savons plus vraiment quoi penser de certains énoncés ou de certains actes, qui semblent portés par la logique propre du contexte auquel ils appartiennent, mais qui, à un moment, le transgressent. La grande difficulté, ici, est de ne pas forger ad hoc une crise des épistémès, pour continuer à employer ce mot. Il faut d’excellentes raisons de croire qu’un certain âge intellectuel est révolu. Des critères littéraires ou esthétiques ne suffisent pas. Mais ils ne sont pas non plus négligeables.

Le moyen que j’ai utilisé dans les deux recherches concernées (sur l’hystérie et sur le transsexualisme) consiste à épuiser une sorte de « combinatoire » des possibilités logiques qui s’offrent à une époque donnée pour penser un phénomène problématique, mais cependant central. De quelque manière qu’on prenne les choses, il semble qu’un reste irréductible s’impose. Les théoriciens de l’hypnose et de la suggestion, à la fin du 19ème siècle, ont été impuissants à se départager sur l’existence ou la non-existence d’un psychisme suggestible (9). Tout cela a eu les plus grandes conséquences sur la naissance de la psychopathologie moderne et sur le rôle exemplaire de l’hystérie. De façon similaire, au 20ème siècle, la revendication transsexuelle semble avoir eu raison de la prétention psychiatrique à y objectiver un délire, au point que ce qui était universellement considéré comme une maladie mentale gravissime il y a à peine cinquante ans est aujourd’hui considéré comme la pointe avancée de l’émancipation libertaire par les magistrats progressistes de la Cour Européenne des Droits de l’Homme.

Qu’il s’agisse, dans les deux cas, de la définition de la « subjectivité », contre toutes les catégorisations dans lesquelles on veut la capter et la réduire, est en soi éloquent. Il me semble ainsi que c’est la bataille pour l’auto-représentation de l’Homme qui occasionne les grands bouleversements du savoir, et qu’il est, en ce sens, à peu près impossible de se pencher sur ce qui en constitue l’identité, le rapport réflexif à soi-même et à son corps, la légitime exception subjective qui est une source de droit, sans que soit mis effectivement en cause la nature même de la Raison. Loin d’accepter la relative trivialisation des grands redécoupages catégoriels que défend Hacking, je suppose au contraire qu’il existe, autour du thème de l’auto-représentation de la subjectivité humaine, des motifs de ruptures radicales - et que la référence foucaldienne à la déraison qui est l’envers nécessaire de notre rationalité normative, reste juste.

Conjuguant ainsi l’idée a) d’une logique interne des moments historiques en histoire des idées, b) celle d’un ancrage philosophique des débats touchant les catégories de base d’une époque intellectuelle, et enfin c) l’idée d’un rapport nécessaire aux limites de la raison quand on en fait l’histoire, je retrouve les trois critères de l’épistémologie historique, et pense pouvoir en revendiquer le titre générique.

 Quant à savoir si cette épistémologie historique et la philosophie analytique de l’esprit sont, elles, compatibles, j’en fais la matière d’une question différente : y a-t-il seulement une alternative, s’il s’agit de la rationalité intrinsèque de la vie subjective (mentale, morale), que de la confronter en tant que telle aux aléas historiques de son incarnation ? Si l’on peut avancer, c’est bien, pour finir, en élucidant ce que peut vouloir dire je, dans les contextes les plus surprenants (« je suis une femme » dans la bouche d’un homme, « si vous croyez que je dis la vérité, alors vous allez guérir » dans la bouche du magnétiseur, etc.), mais surtout, en examinant critiquement les justifications que les gens ont pu donner du bien-fondé de leur attitude comme de leur propos. Avoir égard à ces justifications (d’autant qu’elles constituent le texte même de la psychopathologie, à certains moments) en se privant des moyens de l’analyse philosophique contemporaine serait plutôt absurde. Confronter les résultats de cette analyse à des apories récurrentes, bien documentées historiquement, et à la résistance coriace de certains individus, c’est en revanche hautement stimulant : c’est entrer dans la fabrique des raisons de demain.

V. Le contexte contemporain de ces recherches : l’anti-freudisme et la récusation de la dimension subjective en médecine mentale

 Mais avant d’entrer dans le contenu positif de ces recherches, il me faut dire un mot du paysage culturel et intellectuel dans lequel elles ont été entreprises.

La virulence de l’anti-freudisme contemporain en fait une épreuve difficile. Distinct de l’anti-freudisme des débuts de la psychanalyse, généralement sous-informé (notamment du contenu des cures, sur lesquelles le seul point de vue autorisé était celui du clinicien), et qu’on pouvait renvoyer aux développements récents ou à venir de la théorie et de la clinique, l’anti-freudisme actuel dispose de moyens beaucoup plus redoutables : des enquêtes rétrospectives quasi policières ont détruit les récits de guérison considérés jusqu’alors comme exemplaires, ils ont surtout pointé d’incontestables fraudes de la part de praticiens reconnus (Bettelheim en est l’exemple le plus clair, mais Freud aussi est attaqué depuis qu’on fait avec la psychanalyse de l’histoire normale, pas une pure et simple hagiographie). S’il n’est donc pas plus rare qu’autrefois de voir affirmer en toutes lettres que la psychanalyse n’a jamais, depuis qu’elle existe, guéri ni même amélioré personne, la critique s’est sérieusement consolidée. La chose cocasse est que les affirmations de cette sorte co-existent régulièrement avec une autre, selon laquelle elle n’a jamais été plus efficace que la suggestion - mais que la suggestion, elle, est authentiquement efficace. Du coup, si l’effort pour pratiquer la psychanalyse (ne serait-ce, en adoptant un profil humble, que pour essayer de savoir de quoi on parle) est taxé d’escroquerie ou de complicité d’escroquerie, il faut également voir que les justifications théoriques de la démarche freudienne sont tellement ridiculisées qu’on risque désormais sa réputation à y supposer plus de sens que ce qui est requis pour perpétuer aux yeux des naïfs une imposture foncière.

Les issues du dilemme, escroc ou crétin, s’il y en a, ne sont guère réjouissantes.

En un sens, la dénonciation de la psychanalyse augmente le désespoir des malades, vu l’impuissance des médicaments à mieux faire que domestiquer la souffrance subjective. Car, qu’on ne s’y trompe pas, dans cette ambiance de démystification tous azimuts, rien ne remplace le genre d’attention rigoureuse aux détails intimes et aux enjeux existentiels que la psychanalyse a placé au premier plan, croyant, peut-être à tort, qu’ils étaient le primum movens de toute pathologie mentale. A cet égard, je ne saurais trop souligner la confusion commode qui s’instaure en pratique entre le contrôle « objectif » (i.e. du dehors et par autrui) de l’efficacité d’un traitement, à grand renfort de déclamations publiques sur la nécessaire remédicalisation de la « santé mentale » par des méthodes scientifiques, et l’avantage net de l’entourage (médecins, familles, société) à pacifier des comportements dérangeants. Il est un peu facile de n’admettre pour seul critère de l’amélioration, voire de la guérison, que ce sur quoi les malades, appréhendés à travers le filtre de nos attitudes normatives et de notre propre angoisse, n’ont plus leur mot à dire. C’est éclatant avec les maladies mentales des enfants. Et dire ceci, ce n’est pas soutenir que l’autisme a pour cause déclenchante la « mauvaise mère » des caricatures freudiennes. C’est raison garder devant l’illusion rassurante que les gènes et les anomalies neurobiologiques soupçonnables dispensent de toute attention sérieuse à l’égard des interactions précoces et des co-constructions psychiques dans lesquelles se structurent affectivement les enfants et ceux qui s’en occupent. Quant aux psychothérapies alternatives qui ne doivent effectivement rien à Freud (comportementales et cognitives), on ne sait pas mieux pourquoi elles opèrent. On s’est juste donné les moyens de vérifier qu’elles atteignaient leurs objectifs, mais en recalibrant ces objectifs de façon à ce qu’ils n’incluent en rien des choses comme la créativité personnelle alimentée par les symptômes, ni les expériences humaines qui mettent douloureusement en question normes et limites de l’humain ; tout cela est abandonné au bon vouloir d’un individu censément « guéri », et « libre » désormais de faire ce qui lui plaît. De plus, ces thérapies laissent, de leur propre aveu, bien des pathologies mentales hors de leur champ d’application. Elles concèdent aussi, même si on renonce à leur imputer comme je le fais une trop grande naïveté éthique, une latitude considérable à la quête des individus, une fois atteints leurs buts de réadaptation sociale ponctuelle.

Sous la violence des attaques, on est alors reconduit à la situation originelle de la naissance de la psychanalyse : une frustration intense des individus, qui s’adressent de plus en plus souvent aux psychanalystes en désespoir de cause, ou parce que ni les médicaments ni les hospitalisations ne suffisent (10). Or, c’est peut-être là une chance.

La difficulté, en effet, est de s’adresser à ces demandes, peut-être plus personnelles et pathétiques qu’elles ne l’ont jamais été, en renonçant au triomphalisme imbécile comme à l’exclusivisme thérapeutique qui ont discrédité la psychanalyse ¾ et pour de bonnes raisons. Car l’anti-freudisme actuel (qui a déjà littéralement expulsé la psychanalyse de la psychiatrie institutionnelle, et la réduit de plus en plus à une vaine parade culturelle) se dénonce lui-même dans sa prétention démystifiante. Non seulement il détermine en creux quelque chose d’irréductible (« Mais comment les gens peuvent-ils encore se laisser duper à ce point ? Comment peuvent-ils en redemander ? »), qui échappe à sa prise, mais si l’on y regarde à deux fois, il est extrêmement révélateur de la force étrange du texte freudien : ce dernier, en effet, contraint qui l’attaque à dévoiler sans fard sa conception de la science, de la morale, de la vie mentale, de la souffrance, de l’engagement thérapeutique, etc. Ce qui surgit alors (quand le ridicule ne change pas soudain de camp sans crier gare !), ce n’est rien d’autre que la tension constitutive de notre commune situation anthropologique (freudiens ou pas). C’est pourquoi je refuse systématiquement de contourner le débat, même polémique, avec l’anti-freudisme historique et épistémologique. Car il fait intrinsèquement partie du paysage où nous nous rencontrons les uns les autres, et où la question de savoir si la psychanalyse conserve une pertinence ne se pose plus uniquement dans ses propres termes, ni à la lumière de sa propre histoire auto-validée, mais comme un choix parfaitement actuel du genre de subjectivité qu’on estime (et cette estimation elle-même est irréductiblement subjective) digne d’être défendue au cœur de la maladie mentale comme de la normalité. Que la raison y soit intéressée, et qu’on présente alors des arguments pro et contra, c’est bien le moins. Mais que la passion s’y déchaîne est la trace non moins sûre que la raison en cause est celle d’hommes qui y jouent beaucoup d’eux-mêmes.

C’est sur ces bases, exigeant de celui qui s’intéresse à la psychanalyse une modestie et une sincérité renouvelée, aux antipodes des attitudes dogmatiques et conquérantes des années 60 et 70, que les longs préliminaires érudits, les doutes épistémologiques et la curiosité pour les alternatives psychopathologiques prennent tout leur relief. Car il est essentiel de mesurer quelle demande au juste définit et éventuellement meut aujourd’hui la « subjectivité » dans la plainte où s’exprime la souffrance mentale - si même cette subjectivité existe et n’est pas un artefact ad hoc. Qui ne voit en effet que, quelle que soit la force des évidences invoquées pour nous définir anthropologiquement comme ceci ou cela, un cerveau sélectionné par l’évolution ou le résultat bancal d’un Œdipe mal résolu, nous pouvons chaque fois relativiser toutes ces objectivations, et nous décompter de ces universalités, si bien fondées soient-elles, en mettant en cause notre étrange facilité à nous y reconnaître ? Or c’est déjà cela, la subjectivité : la possibilité réflexive de s’adresser à soi-même en disant « Que veux-tu, quand tu te reconnais dans ceci ou cela ? Qui mets-tu à l’abri, et de quelles angoisses, de quelles impossibilités ? » Le paradoxe, évidemment, est que je suppose que la psychanalyse, y compris dans ses détails techniques (on retrouve sans mal ici la théorie de l’identification, voire de l’hallucination de désir), est à la fois le moyen et la cible d’une pareille mise en cause. Aussi n’a-t-elle rien à craindre mais tout à espérer de la dénudation impitoyable des facilités de l’« explication » psychanalytique, de l’idéalisation des pères fondateurs et de l’équivoque de « cures » qui ne peuvent effectivement se produire qu’à la condition expresse de ne rien garantir d’avance, et de nier l’idéal médical d’une restitutio ad integrum (qui serait, en fait, inacceptable régression au statu quo ante).

Car la psychanalyse a pour elle, me semble-t-il, d’être avec une telle subjectivité dans son élément. La mise en cause de la subjectivité par son propre exercice, à l’occasion bien étonnante, presque incongrue, des symptômes que la médecine mentale a objectivés, voilà son étrange terrain : la supposition exorbitante, en somme, auto-réalisatrice, mais pas sans raison ni fondement, qu’un sujet demande à s’y faire entendre - ou que les symptômes font sens.

Or cette demande exige une clarification historique et sociologique de grande ampleur. Et elle n’exige pas moins une réévaluation radicale de ce qu’on entend par thérapeutique. Car on peut tout à fait soutenir à la fois que la psychanalyse, comme technique thérapeutique aux résultats objectivables, n’apporte par elle-même rien de spécial. Elle est largement dépendante du colloque singulier qui s’établit entre tel praticien et tel patient, et de toutes manières, la façon dont les deux se représentent ce qu’ils font et ce qui arrivent n’est pas nécessairement ce qui a effectivement lieu. Nonobstant, il n’y a là que plus de motifs pour s’interroger sur la différence recherchée dans la cure psychanalytique, serait-elle mince et subtile, « subjective » justement, comme on dit avec mépris - mais qu’elle seule apporte.

Aussi cette clarification indissociablement historique, philosophique et thérapeutique est-elle entièrement suspendue à la fragilité inhérente de son thème : le subjectif pur, ce qu’on n’est, d’un côté, jamais certain de faire plus que supposer, mais qui, d’un autre côté, alimente une revendication forte, spécifiquement humaine, et qui s’impose (ou qui réclame ardemment qu’on suppose un tel sujet). Ceci s’impose d’ailleurs largement au-delà de tout effort pour cantonner à la médecine les problèmes de la souffrance psychique ou de la folie. On le voit transparaître exemplairement dans l’impossibilité d’imaginer Nerval sans sa mélancolie, ou Monet vieillissant chaussé de lunettes. De façon moins romantique, plus proche du quotidien des soins psychiatriques, qui peut nier la pleine appartenance à l’humanité de ces patients qui font corps avec leur maladie, au point de parvenir, dans quelques moments exceptionnels, d’un mot, à en faire l’occasion d’une inoubliable expérience de vérité, en démasquant ce que personne ne tient trop à savoir ? Mais le contexte contemporain est celui d’une médicalisation de la maladie mentale asservie aux idéaux de la normalisation des contenus psychiques, et à l’idée qu’exister et souffrir n’ont rien à voir. La mort est un accident, le sexe, une contingence physiologique et sociale, et sur les deux « survient » (supervenes) rien moins que la culture humaine, la vie érotique, la vie morale dans sa trame subjective et existentielle la plus fine. Aussi en vient-on parfois à soutenir qu’il faut éradiquer les psychoses comme on a éradiqué la variole, en clamant haut et fort que les difficultés philosophiques retardent de façon futile, et même scandaleuse, le progrès objectif vers cette fin enviable.

VI. Vers un autre Freud : suggestion, hystérie et naturalisation de la subjectivité

En déplaçant ainsi l’échelle des problèmes qui concernent l’épistémologie historique de la médecine mentale, et en demandant à la philosophie de l’esprit de fournir les moyens d’une analyse rationnelle des enjeux de la psychopathologie contemporaine, on s’engage dans un projet de longue haleine. Dans les deux sections suivantes, je voudrais expliquer non plus ce qu’ont été les intentions très générales de mes travaux, mais leur matériau empirique, et pourquoi.

La Querelle de l’hystérie et l’Introduction à « L’interprétation du rêve » de Freud sont les deux volets complémentaires d’une enquête historique sur les raisons de Freud, qui tente deux choses. D’une part, je m’efforce de ruiner une vision téléologique absurde, mais encore largement dominante, qui ferait de Freud le seul héritier de la « découverte » des énigmes de l’hystérie par Charcot - voire celui qui les aurait résolues. D’autre part, les fondements de la psychanalyse ayant fait, dans la grande tradition épistémologique viennoise et britannique, l’objet d’un assaut formidable de la part d’Adolf Grünbaum, je voulais montrer comment la prise en compte serrée du contexte historique et des problèmes d’interprétation des données psychopathologiques liées aux névroses permettaient de défendre pied à pied, sinon Freud, du moins la plausibilité générale de son argumentation (au sens où ce n’est pas une matière tout à fait historique, mais une argumentation mobilisable encore aujourd’hui en clinique mentale), la pertinence des altérations substantielles qu’il impose aux descriptions des pathologies qu’il examine, et pour finir, la justesse intrinsèque de sa révision en termes intentionnels et moraux des enjeux subjectifs de la cure psychanalytique. En somme, une présentation conceptuelle correcte de l’émergence du problème de l’hystérie (et donc de l’hypnose et de la suggestion, de la distinction entre signes objectifs et symptômes subjectifs, puis de la disjonction entre neurologie et psychopathologie), thème de La Querelle de l’hystérie, débouche directement sur la Traumdeutung, conçue par Freud comme une solution systématique aux apories de la psychopathologie en 1900. Or ce n’est franchement pas sous cet angle que le maître-ouvrage de Freud est en général abordé. Soit on l’envisage comme une « rupture épistémologique » introduisant tant d’éléments radicalement neufs qu’il périme définitivement ses prédécesseurs, soit on lui reproche de demeurer lui aussi pris dans la confusion qui frappait Charcot et ses élèves. Dans le premier cas, on traite le livre de Freud comme un aérolithe tombé de nulle part, en le lisant rétrospectivement à partir du développement de l’œuvre, et en y renforçant au détriment du reste la part de l’« auto-analyse » de Freud. Dans le second, on l’accuse de reconduire sous une forme plus sophistiquée, plus séduisante intellectuellement, mais dans le fond identique, l’erreur de principe des théoriciens de l’hystérie : avoir négligé le rôle de la suggestion dans la solution des problèmes névrotiques. En somme, s’il y a Œdipe, etc., c’est parce que Freud l’instille, parfois à mots couverts, parfois très fermement, dans l’esprit de ses patients. L’histoire du mouvement psychanalytique n’est que la consternante propagation de cette erreur, voire de cette fraude de départ, élargie aux dimensions d’un cliché culturel, et il n’y a donc aucune raison de prendre au sérieux la rationalité psychanalytique. Au mieux, c’est la rationalisation intéressée d’une impasse (11). Freud analytique, le recueil d’études présentées dans ce dossier complète et précise les deux ouvrages que je viens de mentionner. Il en ouvre également la problématique vers une autre pathologie dont les énigmes ne sont pas moins fascinantes, la névrose obsessionnelle, dont, encore une fois, on ne mesure l’importance (les problèmes qu’elle pose au niveau de l’architecture mentale subjective, de l’intentionnalité comme de la qualité morale intrinsèque de ses symptômes), que si l’on tient compte du très riche contexte historique et institutionnel qui, seul, permet de les caractériser.

La Querelle de l’hystérie : La formation du discours psychopathologique en France (1881-1913), est le plus ancien des trois textes. Avec le recul, les reproches qui lui ont été faits apparaissent de trois ordres. Sur le plan du travail historique, tout d’abord, il est marqué par une grande naïveté méthodologique. Le refus délibéré de tenir compte de la littérature secondaire, pour mieux dégager les lignes de force argumentative de la querelle qui n’avaient jamais été relevés par les commentateurs, aboutit en fait à appauvrir la démonstration, et à biaiser certaines présentations. Sur le plan philosophique et épistémologique, d’autre part, la référence annoncée à la philosophie de l’esprit et à la démarche analytique est plutôt restée lettre morte. C’était pourtant en partant des paradoxes de l’irrationalité touchant la croyance (en particulier le problème de la self-deception, ou duperie de soi-même) que la Querelle de l’hystérie voulait préparer le commentaire de la Traumdeutung, organisé, pour sa part, autour des paradoxes de l’action (en premier lieu, l’akrasia, ou incontinence de la volonté).

Je rappellerai du moins quelle était l’intention du livre sur le plan historiographique, et comment, à mes yeux, s’en déduit effectivement une problématique philosophique impliquant une analyse des faits dans le paradigme de la philosophie de l’esprit.

Le modèle dont ce livre s’inspirait, suite à des conversations extrêmement formatrices pour moi, était La révolution des droits de l’homme, de Marcel Gauchet (12). On sait que dans cet ouvrage, Gauchet tente d’isoler un moment presque purement rationnel dans la Révolution de 1789, où l’on peut en somme neutraliser les intérêts sociaux des acteurs (au sens large), et décrire une sorte de combinatoire des positions philosophiques possibles devant les enjeux intellectuels fondamentaux de la crise politique de l’époque. Dans ce que j’ai nommé « Querelle de l’hystérie », j’ai ainsi fait le pari que devant la nosographie héritée de Charcot, et quels que soient par ailleurs les antagonismes idéologiques, mais aussi socialement déterminés des acteurs, une combinatoire rationnelle des attitudes possibles devant les faits de l’hystérie et de la suggestion hypnotique servait, là aussi, de révélateur à une mutation anthropologique dans l’appréciation de la nature de la subjectivité. Oui, idéologiquement, interpréter ainsi ou autrement ces phénomènes servait ou desservait la cause des spiritualistes ou des matérialistes positivistes ; on ne niera pas davantage, après les travaux de Jacqueline Carroy et Régine Plas, que c’était aussi un enjeu pour l’institutionnalisation de la psychologie en tant que science, y compris dans les situations les plus abracadabrantes de l’hypnose des occultistes, ou dans ses usages parapsychologiques ; il est également exact que le conflit entre la Salpêtrière et Nancy oppose des types de mandarins hospitaliers, avec un arrière-plan politique et sociologique indiscutable ; les questions de carrière et d’institutionnalisation de la neurologie sont tout aussi essentielles, comme la trajectoire de Babinski l’atteste amplement, ainsi que la marginalisation progressive de Janet par Déjerine.

Mais si tout cela est exact, le fait proprement épistémologique que les symptômes et les conduites des hystériques présentaient une difficulté intrinsèque d’interprétation, difficulté indépendante des intérêts objectifs à les interpréter dans un sens ou dans un autre, ce fait reste au premier plan. En réalité, est-ce que l’hystérie est une pathologie psychologique pure (où les symptômes ont une teneur irréductiblement intentionnelle, donc font sens et motivent des actes), comme le soutient Janet ? Est-ce un vice moral parent du mensonge et de la mauvaise foi, lié à l’abus complaisant par l’individu de certaines sensibilités en elles-mêmes non-pathologiques, ce qu’a défendu Babinski ? Est-ce, comme l’ont cru les premiers élèves de Charcot, une maladie du système nerveux, dont les symptômes sont à la fois pleinement réels, du ressort de la seule neurologie, quels que soient les phénomènes surajoutés, iatrogènes et suggestifs ?

La réponse à ces questions ne pouvait pas, pour des raisons que j’explique, se déduire du matériel clinique stricto sensu. Les mêmes énoncés et conduites des patientes sont en effet susceptibles d’interprétations conflictuelles, en fonction de deux ordres d’assomptions. Dans un premier registre, les énoncés litigieux auxquels on se réfère ont un trait logique tout à fait frappant : ils sont indécidables. J’ai ainsi voulu prouver que des phrases parfaitement banales prononcées soit par les hypnotiseurs, soit par les personnes suggestionnées, soit par ceux qui tentaient de s'assurer de la « réalité » des phénomènes d’influence ou de guérison observés par les médecins et les esprits critiques, sont entachées de paradoxes auto-référentiels qui les rendent inutilisables (13). Par exemple, « Il est possible que je mente, mais je souffre », ou encore « Si vous croyez que je dis la vérité, alors vous allez guérir ». Dans un essai qui devait d’abord s’intégrer au livre, mais que j’ai dû retirer faute d’accord sur son contenu et sa visée, puis publier à part, je développe extensivement cette problématique.

En effet, elle débouche sur l’idée que seuls des êtres rationnels peuvent commettre des irrationalités. Autrement dit, il n’est pas vrai qu’il ne puisse y avoir d’anomalies significatives (de l’intentionnalité) des croyances et des actes que sur la base de dysfonctionnements de nos structures internes (et ultimement, des structures neurobiologiques sous-jacentes). Or, il est capital pour un projet philosophique qui rejette la version naturaliste de la philosophie de l’esprit de fournir des cas d’application des paradoxes traditionnels de la self-deception, de l’akrasia ou du wishfull thinking, à des situations connues en psychopathologie. La difficulté est la suivante : nul ne doute que ces irrationalités aient une signification en morale. Mais tout dépend de la frontière qui sépare l’appréhension purement morale d’un fait psychologique, et son appréciation clinique, quand ce même fait, examiné en médecine mentale, révèle comme un aspect subjectif irréductible - autrement dit, des signes inquiétants que le sujet est « pour quelque chose » dans son symptôme, ce qui est le sentiment de tous les cliniciens devant l’hystérie et sa thérapeutique suggestive-hypnotique. Car selon l’endroit où l’on fait passer la limite, l’hystérique est soit une menteuse moralement condamnable, soit une simulatrice, ce qui est peut-être une maladie (la maladie de simuler), mais pas une maladie moralement neutre, soit enfin une authentique affection psychologique, mais l’énigme redouble de savoir comment la traiter en respectant l’intentionnalité des désirs et des croyances dont les malades font preuve au cœur même de leur pathologie. On voit alors la façon dont un symptôme est décrit et interprété, et ce, en fonction des désirs et des attentes réciproques supposées des acteurs, jouer un rôle dans sa manifestation objective. Du moins, jouer un rôle dans ce qu’on imagine être sa manifestation objective, car l’absence de corrélats neurologiques à une paralysie, par exemple, conduit directement à la faire considérer comme une manifestation « volontaire » : un refus ou un quasi refus de bouger le bras.

Mais en étendant à la clinique psychopathologique une analyse de l’acte moral, voire une théorie de la structure de l’action en général, et en soulignant sa fragilité (i.e. la menace d’une irrationalité au cœur de sa rationalité), les choses s’éclairent.

Voyez par exemple le vécu frappant de « division » éprouvé par les patients suggestionnés qui, à la fois, se souviennent de l’ordre qu’on leur a donné, et ne se souviennent pas qu’ils agissent sous influence. Ce vécu semble refléter telle ou telle version de la division de l’esprit mise au jour en philosophie de l’esprit (14). Par là enfin, au lieu de parler d’un trouble de l’intentionnalité dont la racine serait en dehors des systèmes proprement intentionnels, mais dans leurs substructures causales et neurobiologiques, on construit une notion acceptable cliniquement d’intentionnalité morbide. Ce n’est pas l’intentionnalité normale qui est lésée par un trouble neurophysiologique diffus, c’est l’intentionnalité en soi qui comporte la possibilité interne d’une irrationalité, ce qui, à la frontière mouvante entre la souffrance mentale médicalisée, la souffrance morale et la souffrance subjective, rend raison de certains symptômes. Il est important de souligner, à cet égard, que « l’intentionnalité morbide » en question ne rend pas seulement compte de l’aspect subjectif de ces symptômes, ou de l’attribution a posteriori d’une valeur morale ou subjective à l’éprouvé symptomatique. Non, il s’agit bien de la texture de ces symptômes, de leur réalité subjective - laquelle est effectivement cause de certaines conduites et d’actions, sans qu’il s’agisse d’un biais attributif ou d’une simple « façon de voir les choses », causalement inerte.

Sur ces bases, la Querelle de l’hystérie est beaucoup moins l’histoire d’affrontements confus, voire de justifications ad hoc données à des lubies privées dans l’ignorance aveugle des paradoxes de la « suggestion » (mot que je finis par récuser), qu’une fort rigoureuse explication avec la difficulté fondatrice de la psychopathologie : l’objectivation du subjectif. Pour le contenu détaillé de cette explication, je me permets de renvoyer au livre. Je veux ici davantage commenter la stratégie générale de l’argument, et le principe philosophique de son déploiement en cercles de plus en plus larges.

Le cercle le plus étroit de la Querelle, d’ailleurs celui de ses premiers protagonistes, permet de poser les jalons de la distinction au départ si problématique entre la séméiologie neurologique (qui, si elle ne s’invente pas tout à fait, s’autonomise avec Babinski), et la séméiologie psychopathologique. Devant les symptômes hystériques quasi ou pseudo-neurologique (quasi ou pseudo selon nos standards !) : clonus du pied, griffes main-avant-bras, hémicécités frappant le champ visuel sur un axe gauche/droite, hémiparalysies faciales sans ictus, hémiplégies réversibles à l’examen dans le miroir, et bien sûr, les célèbres crises convulsives à résolutions migraineuses, comment faire la part de l’authentique lésion du système nerveux, lésion objective et naturelle, et de ce qui s’alimente à une autre source, aux représentations subjectives de la malade, voire à sa complaisance ? J’ai essayé de montrer que Babinski avait démontré (et à Charcot lui-même quelques jours avant sa mort), que des cas exemplaires d’hystérie pouvaient en réalité superposer deux ordres de symptomatologie. A une symptomatologie lésionnelle, éventuellement fort délicate à mettre en évidence (Babinski a découvert de nombreux signes classiques) pouvait s’en greffer une autre, « subjective ». Bien sûr, le mot n’y est pas, au contraire ! Mais Babinski est le premier à affirmer que le subjectif, c’est le non-objectif pur (ce qu’il appelle, faute de mieux, l’élément « moral »). Là est la véritable raison de sa récusation de toute idée de psychothérapie, mais même de toute psychopathologie : car ceux qui veulent objectiver cette dimension subjective morale sous les espèces d’un « psychisme », et d’un psychisme capable de tomber malade en tant que psychisme (Janet est sa cible), ne se rendent pas compte du caractère inobjectivable de ses manifestations spécifiques.

C’est faire un grand éloge de la perspicacité de Babinski. On lui fait d’ordinaire grief d’avoir redonné vie aux versions les plus réactionnaires du « traitement moral » fin de siècle (Déjerine et Gauckler, André-Thomas, puis Baruk), d’avoir aussi retardé la pénétration du freudisme en niant qu’une psychopathologie soit possible, et pour finir, en laissant assimiler les hystériques à des simulateurs semi-volontaires, d’avoir légitimé sur les traumatisés les cures dites de « torpillage » de la Grande Guerre (i.e. des tortures à l’électricité, pour qu’ils préfèrent le front à une pseudo-maladie invalidante).

Un second cercle, un peu plus large, se dessine alors. Il repose sur une distinction dont malgré le scepticisme qu’elle a soulevé, je maintiens tout à fait l’esprit. On doit en effet, dans la Querelle de l’hystérie, séparer les tenants d’une « psychologie pathologique » traditionnelle (inspirée par Ribot), psychologie qui se sert du cas déviant pour éclairer le cas normal (selon la « méthode pathologique » de Bichat et Comte), et les partisans d’une toute autre manière de faire de la médecine mentale, qui relève, elle, de la « psychopathologie ». Pour ces derniers, il ne s’agit plus de faire de la philosophie, mais de la médecine, non pas d’éclairer le psychisme normal par un recours indistinct aux monstres, aux exceptions statistiques et aux maladies, mais d’établir que la psychisme peut être malade exactement comme le cerveau ou le foie, et pourtant, être malade en tant que psychisme. La coupure épistémologique que j’ai proposée, à cet égard, contrevient à l’interprétation usuelle de cette période de l’histoire de la psychologie. En effet, je ne pense pas qu’elle passe entre Ribot et Janet d’une part, et Freud de l’autre, mais bien, d’une façon ramifiée et complexe, entre Ribot d’un côté, mais aussi Bernheim et Delbœuf d’un autre, Babinski d’un autre encore, et Janet avec Freud enfin.

Janet avec Freud, car sans la certitude qu’un raisonnement purement psychologique sur les symptômes névrotiques était possible, Freud, qui ne cite jamais Janet qu’en lui imputant une caricature de ses théories, ne serait pas retrouvé sur les mêmes bases en passant de la neurologie spéculative à la psychologie des processus inconscients. Non que Janet ait raison contre Freud, ni qu’il le devance ! Mais parce que les mêmes insuffisances foncières de l’explication neurophysiologique, et plus généralement naturaliste des maladies du type de l’hystérie, les arrêtent l’un et l’autre, et pour les mêmes raisons : l’ignorance de la dimension intentionnelle irréductible de la vie psychique du sujet malade.

Pour résumer, disons que la « psychopathologie » au sens où je crois qu’elle émerge alors, va encore plus loin que l’idée selon laquelle il existe un « psychisme morbide » de plein droit : elle implique une pathologie du je. Ce sont les dispositions subjectives à croire et à désirer ceci ou cela qui en constituent l’objet thématique. La « psychologie pathologique », de son côté, en reste et en restera toujours à recenser les formes expressives d’un trouble cérébral diffus, dans l’attente d’une improbable réduction future du psychique au neuronal. Mais Janet s’oppose à Babinski sur ce point précisément : ce qui est malade, c’est un bien un psychisme, pas une sorte d’entité extra-scientifique, extra-objective, dont la teneur serait toute « morale ». La preuve en est que Babinski est forcé à toutes sortes de contorsions pour ne pas dire que les hystériques sont purement et simplement des simulatrices, qui mentent, un point c’est tout. Non, leurs conduites sont semi-volontaires. Mais que veut dire cette « semi »-volonté ? Qu’il y a un aspect moral dans leur thérapeutique ? Sans doute, mais s’il ne fallait que de la bonne volonté pour guérir, les maisons de santé seraient sans doute moins remplies. Et la difficulté est en réalité d’établir les conditions de l’impuissance de leur bonne volonté à guérir les névrosés. La réponse de Janet, on le sait, reste en son fond psychophysiologique (d’où la récusation freudienne). Mais sa question est importante : on ne peut pas se débarrasser de la subjectivité des troubles en mettant entre parenthèses la signification comme la socialisation propres aux manifestations symptomatiques des névroses, ni leur logique (il fait explicitement recours aux syllogisme pratiques pour analyser l’irrationalité des obsessions, et tient compte de la relation à la vérité des énoncés pour évaluer leur portée subjective au-delà de leur impact affectif). En somme, Janet cherche à donner consistance et épaisseur épistémologique à ce pur dehors « moral » que le neurologue ne décrit que négativement comme son hors-champ.

C’est sur ce point enfin que Janet s’oppose à Bernheim et au plus profond penseur de tous ceux qui ont écrit sur l’hystérie, Delbœuf. Car sans aucune référence à la neurologie, ces deux acteurs tiennent pour finir un discours dont la postérité moderne dans l’anti-freudisme a fait également l’objet de mes travaux : ils soutiennent que la puissance de la suggestion est telle, qu’il est impossible de ne pas produire les corrélats « cliniques » de la théorie qu’on défend sur le « psychisme » des patients (névrosés, voire normaux). Du coup, libre à vous de supposer toutes les dispositions que vous voulez (et surtout si elles sont « inconscientes ») ! Il ne fait pas de doute que si vous vous attendez à les rencontrer, vous les susciterez dans l’examen. Il n’y a même pas de moi, à la rigueur : pour Bernheim, à parler rigoureusement de ce qu’on observe, c’est « dans le cerveau » que « l’idéo-dynamisme suggestif » implante ce qu’il veut. Quant à Delbœuf, il démonte avec un bon sens admirable toutes les manœuvres iatrogènes des uns et des autres.

Pénétrante sur le plan de la critique méthodologique, l’explication omet un détail : on ne peut suggérer n’importe quoi à n’importe qui. Janet, et même Babinski le rappellent. Le reste - ce qui se distingue ultimement du semblant d’adhésion imaginaire si impressionnant dans l’influence hypnotico-suggestive -, cependant, nous revient sous un jour nouveau, qui a son rôle dans la refonte de la perception de la subjectivité dont nous sommes tous, je crois, les rejetons. Car ce qui reste, ce n’est nullement un privilège de la conscience (« Je sais que j’agis de mon propre chef ! » : voilà l’illusion typique des suggestionnés). Ce n’est pas non plus une sorte de noyau cognitif dégradé (les suggestionnés gardent leurs capacités, autrement dit, leur présence d’esprit). C’est un désir foncier. Le reste (i.e. le reste subjectif), en somme, c’est qu’on ne peut suggestionner quelqu’un que dans le sens de ce qu’il ferait de lui-même, si ses valeurs conscientes et les interdits sociaux ne l’en retenaient. Les expériences de « suggestion criminelle », les premières théories du rêve avant Freud, toutes pointent dans cette direction. Mais de cela, autrement dit, de cette inertie psychique interne, justement, nous ne savons rien - elle s’éprouve plutôt dans les penchants anciens, les désirs, et bien sûr, dans ce que nous désirons croire, ce que nos croyances, en elles-mêmes, tendent à cacher en nous aveuglant par leur contenu épistémique sur ce que nous y cherchons aussi, et qui concerne nos angoisses ou nos attentes inavouées.

Je reprendrai plus loin cette ouverture, à mon avis capitale, vers Freud. Je veux pour le moment indiquer le troisième et dernier cercle qui donne son intelligibilité à l’ensemble de cet argument historique et conceptuel.

Il ne sert pas à grand chose de soutenir que derrière le motif attesté du « psychisme morbide », se dissimule une mutation anthropologique liée à l’analyse intentionnelle de la vie mentale (et de sa subjectivité intrinsèque), si on ne fournit pas en même temps le contexte à la fois moral et historique à l’intérieur duquel cette analyse est fidèle au projet interprétativiste. Un naturaliste strict contrôle ses conjectures en rapprochant l’explication qu’il donne de nos intentions de ce qu’on connaît par ailleurs dans les sciences naturelles (en neurobiologie, par exemple, si cette science est capable d’offrir un support à une théorie fonctionnaliste, ou bien computationnelle de l’intentionnalité). Au-delà des sciences naturelles, il s’efforcera sinon de rechercher un appui dans des disciplines où l’explication causale nomologique des faits est à peu près comparable à la physique ou à la biologie (l’économie mathématique, par exemple). Or si l’on soutient, ce que je fais, que l’intentionnalité problématique des faits incriminés est irréductible à une explication causale de ce genre, que l’on ne peut donc en aucune manière appliquer les principes de l’individualisme méthodologique pour « atomiser » les motifs et les croyances - en un mot, que nous sommes d’emblée inscrits, et sans que cela fasse problème, dans un monde moral rationnel et dense, formant un tout et ne subsistant que comme un tout - alors il faut en payer le prix. De même que le philosophe de l’esprit naturaliste ne cesse pas d’être philosophe quand il fait de la psychologie cognitive, de même, un interprétativiste cohérent doit aller puiser dans les « sciences morales » (expression au sens renouvelé par Vincent Descombes (15)) les schémas rationnels qui alimentent sa spéculation.

Or, que cela ne reste pas lettre morte ! Il ne suffit pas de pointer l’insuffisance d’une explication causale de l’intentionnalité, pour, eo ipso, établir la validité d’une analyste holiste de la signification et de l’action. Toute la peine prise à rendre crédible qu’il existe un tissu intentionnel d’arrière-plan, contexte pour la signification et de l’action, hiérarchiquement structuré, coordonné rationnellement, aboutit donc à ranimer un ancien projet philosophique - celui esquissé par Hegel avec l’idée, justement, d’une philosophie de l’esprit « subjectif » qui ne se vérifie réellement que lorsque l’esprit devient « objectif », autrement dit, crée des institutions collectives, universelles peut-être, qui donnent tendanciellement du sens et la densité d’une mémoire au simple écoulement du temps, et qui en cela sont donc historiques. Les différences avec Hegel sont assez claires pour qu’on puisse se risquer à la comparaison. Pour une part, elles tiennent à ce que la notion de totalité intentionnelle, ou de « monde », que je mets en œuvre à l’horizon d’analyses épistémologiques de détail, n’impliquent aucun mouvement spirituel de totalisation. Intentionnalité n’est pas prise de conscience. En revanche, à la différence de plusieurs chercheurs engagés dans des voies analogues (dans une perspective wittgensteinienne), il me semble que l’insertion concrète de raisonnements intentionnels dans leur contexte (telle problématique judiciaire, esthétique, matérialisée dans un procès, ou un roman, etc.) est un peu plus qu’un exemple ou une illustration décorative. En fait, ces efforts de contextualisation effective sont tout aussi nécessaires qu’au psychologue cognitiviste la référence au cerveau tel qu’il existe (et non qu’il devrait exister, s’il se pliait aux conceptions courantes de la cognition). Ils sont la chair même de la rationalité.

Par exemple, si bon nombre des paradoxes qui grèvent la théorie physiologiste de l’hystérie n’avaient pas été dans le même temps montés en épingle par Huysmans, ou si les Goncourt n’avaient pas déployé avant la lettre la grille d’interprétation psychologique du destin hystérique, c’est la signification objective de ces paradoxes, ou de ces interprétations, qui seraient en quelque sorte réduite à « une interprétation » (au sens péjoratif) des faits (16). Mais la littérature n’est pas le seul espace où le motif de la subjectivité hystérique prend son essor. Quand on revient sur la polémique entre Tarde et Durkheim, on s’aperçoit également que l’hypnose a servi de paradigme des théories de l’influence inter-individuelle de la pré-sociologie. Tout un imaginaire politique, majoritairement réactionnaire, sinon pré-fasciste, a puisé à cette source. Or, plus finement, semble-t-il, c’est un véritable envers du moi individuel libre, avec tous les idéaux connexes, qui s’en est trouvé subverti. Car le « sujet » que l’hystérie révèle, c’est in fine un sujet assujetti à l’Autre : non plus, comme au début du 19ème siècle, lors de la fabrication du paradigme du « traitement moral » par Pinel et Esquirol, un sujet ou une raison qui échappent à la folie en un point secret du malade, perdu pour lui, mais pas pour le médecin averti, mais une subjectivité ouverte à tous les vents de la suggestion, et tissant avec cela du lien à l’échelle microsociologique d’une relation à laquelle une sorte de « psychothérapie » directive sert de patron. On comprend alors mieux, si l’on accepte le trajet Pinel-Freud proposé par Gladys Swain et Marcel Gauchet, combien remonter la pente de cette lecture du « traitement moral » et des « psychothérapies » suggestives a pu paraître difficile : aussi difficile, en somme que restaurer en lieu et place d’une raison dont le fou aurait perdu la trace en lui, un désir insuggestible qui est le ressort psychanalytique de la subjectivité.

A ce moment, l’intrication de l’épistémologie et de l’histoire devient substantielle. Il est aussi impossible, ai-je parié, de décrire adéquatement les raisonnements des acteurs de la Querelle de l’hystérie sans égard pour l’expansion du schème intentionnel qui les préoccupe dans la culture et les théories de la société qui s’élaborent autour d’eux, que, sans doute, cette même culture et sa production réflexive sur elle-même (politique, sociologique, esthétique) en la détachant de son noyau rationnel - la polémique savante sur l’interprétation des symptômes de l’hystérie et leur traitement par la suggestion. J’en conclus que la Querelle a sonné, à la fin du 19ème siècle, le glas des représentations triomphantes du positivisme, du romantisme et de l’individualisme libéral.

Comme on voit aussi, c’est là une entrée en matière pour la psychanalyse tout à fait différente de la téléologie naïve d’un Charcot tendant la main au jeune Freud, bronze pieux qu’on n’en finit plus de déboulonner. C’est aussi une façon de se démarquer de la tendance inverse, qui suspecte Freud d’avoir tout bonnement pillé Bernheim et Delbœuf, les défigurant quand leurs thèses et leurs résultats ne coïncidaient pas avec ses attentes. Risquant de chercher l’œuvre d’un raisonnement complexe là où il est facile de s’amuser de rapprochements érudits, et de projeter indûment de la contingence, alors qu’il y va de rapports essentiels entre concepts, j’ai donc supposé Freud conscient de toutes ces difficultés. Cela ne veut pas dire qu’il ait tout lu, ni eu connaissance de nombre de résultats-clés. Cela n’implique pas non plus qu’il ait compris Babinski, ni Janet. Mais dès le moment où les attitudes possibles devant la suggestion et l’hystérie peuvent faire l’objet d’une combinatoire - idée centrale de La Querelle de l’hystérie - la place en creux d’une solution intégrative est dessinée. C’est pourquoi ce que j’appelle « un autre Freud » doit bien plus à ces problèmes de la thérapie suggestive qu’à la neuropsychologie de Charcot. Et il doit aussi énormément aux sujets de son temps, au sens anthropologique précis que j’ai dit : à leur imprégnation par la littérature décadentiste, à la crise politique de l’individualité dans la société de masse, à l’éclipse du subjectif pur hors du champ du savoir positif, et à la naturalisation croissante de l’homme par les sciences de l’homme naissantes.

D’un style d’écriture et d’une ambition différentes, L’introduction à « L’interprétation du rêve » de Freud se proposait de mettre ces hypothèses à l’épreuve, et si possible, de les développer.

VII. Le désir comme cause et le désir comme raison : les enjeux de l’intentionnalité chez Freud

Paradoxalement, si on le rapporte du moins à la célébrité de l’ouvrage, il n’existe à ma connaissance aucun commentaire technique complet de la Traumdeutung publié à ce jour. Les raisons sont multiples, mais elles convergent, à mon avis, autour de l’idée que la psychanalyse a une forme textuelle intrinsèquement scientifique, au sens positiviste du mot, et que, par conséquent, on doit pouvoir en présenter les thèses-clés indépendamment du processus de leur élaboration, à peu près comme les théorèmes de la physique vivent sans mention aucune des circonstances de leur invention. Pendant de cette attitude : les données cliniques sont envisagées comme des soutiens empiriques relativement répétables, même si l’on tient un double langage, chez les psychanalystes, qui aboutit à en faire plus ou moins des produits dérivés de la conception de la psychanalyse et surtout du « transfert » propre à tel ou tel. Il est vain, je pense, de tenter d’exonérer de ce vice épistémologique les écoles récentes (comme le mouvement lacanien, dont les lumières sont passées maîtres dans le maniement de cette équivoque). Car, même si l’on y répète que la psychanalyse n’est pas une science, voire, que chaque psychanalyste doit la « réinventer » à partir de son expérience, dans les faits, la doctrine est régulièrement traitée comme un corpus de thèses que l’expérience clinique vient confirmer ou non. Et s’il existe assurément des arguments de haute volée contre l’imputation de vérificationnisme brandie contre les freudiens par Popper, les discours sur la nature extra-scientifique de la théorie n’ont pas le moindre effet sur l’élaboration rationnelle telle qu’elle a lieu. Aussi, la Traumdeutung a-t-elle connu le sort peu enviable des textes fondateurs : servir de réservoir de références, de premier achèvement au-delà duquel les choses intéressantes (les « vrais » problèmes) commencent, et finalement, de monument tellement connu qu’on ne lui consacre pas plus qu’il n’est nécessaire à l’entretien de gardiens somnolents et revêches. C’est tout juste si des psychologues pourtant avertis de philosophie et d’histoire ne conseillent pas de sauter les longs passages consacrés aux analyses de détail des rêves pour aller droit au but : le dernier chapitre, lui-même réduit à ses dernières sections, où Freud serait enfin Freud.

Commenter paragraphe par paragraphe la Traumdeutung, c’est déjà répéter le geste critique initial de La Querelle de l’hystérie en posant qu’il est faux, complètement faux, que l’on sache ce que dit Freud dans ce texte, et que loin d’en être déjà à faire les rapprochements savants de l’histoire des idées avec tel ou tel contemporain ou auteur passé, il faudrait plutôt comprendre de quoi parle le texte, et pourquoi il en parle ainsi. C’est poser que Freud a un argument, que celui-ci est complexe. Ce livre témoigne, on l’oublie trop souvent, de l’élaboration fondamentale de sa pensée comme système explicatif, et son argument n’a tout simplement jamais été mis en lumière en tant qu’argument. Or c’est capital. Car Freud ne parle pas, en 1900, à des psychanalystes, mais à des gens devant qui les intuitions comme les concepts doivent être patiemment justifiés, sans qu’il dispose à cette date de la communauté de praticiens partageant l’expérience cruciale, et susceptibles de s’en porter garants. Si donc on veut entrer dans la psychanalyse, et non pas la supposer donnée, pour ensuite en chercher le sens et la valeur, c’est la « voie royale » : non seulement parce que le rêve n’est pas un symptôme, mais un fait mental accessible à tous, mais surtout parce la Traumdeutung expose la philosophie de l’esprit qui légitime le recours à la notion d’inconscient.

Voici dix illusions exégétiques qui tiennent lieu de doxa touchant la Traumdeutung, mais qui repose sur des amphibologies, voire sur des contresens :

1.      Freud rompt définitivement avec les théories contemporaines du rêve, mais aussi avec les conceptions du subconscient à la Janet, qui sont réfutées. Les liens épistémologiques de la Traumdeutung avec les problèmes de la psychiatrie de l’époque sont faibles, tellement elle les dépasse.

2.      Freud, dans la Traumdeutung, interprète des rêves, ces événements psychiques nocturnes imagés dont nous faisons tous l’expérience.

3.      On peut isoler les désirs qui causent des rêves et leur donner un contenu individuel propre.

4.      L’association libre de Freud est une application de l’associationnisme de l’époque, et les représentations décisives sont donc liées par contiguïté et ressemblance.

5.      L’Œdipe ne joue pas encore en 1900 de rôle central.

6.      Le symbolisme des rêves est une théorie essentielle pour la psychanalyse.

7.      Sans appareil psychique, pas de rêve possible.

8.      La question éthique posée par les rêves immoraux est tout à fait périphérique, comparée à l’invention quasi neurologique de l’appareil psychique du chapitre 7.

9.      L’explication des lapsus et des actes manqués, comme celle des traits d’esprit complète et confirme la théorie du rêve, qui en est logiquement indépendante.

10.  Freud privilégie l’explication causale sur l’explication intentionnelle des rêves et de la vie mentale.

  J’insiste, ces lieux communs, qu’on retrouve dans la littérature critique anti-freudienne comme dans les travaux historiques qui recherchent des précédents à Freud, sont, ou faux, ou tellement loin du sens qu’on croit, qu’il vaut mieux éviter ces formulations. Comme avec La Querelle de l’hystérie, je renvoie au détail du commentaire pour justifier mes allégations. Va plutôt me retenir le fil conducteur d’une lecture avant tout philosophique du texte (que j’ai voulu rapprocher bien davantage d’un « essai sur l’entendement humain » que des ouvrages contemporains de Mach ou d’Exner), son articulation à mes travaux sur l’hystérie, et l’effet de rectification que j’escomptais dans l’approche des problèmes épistémologiques posés par la psychanalyse.

En effet, par une réaction violente contre ce qu’on appelle d’habitude « philosophie de la psychanalyse » en France, je ne considérais pas qu’il vaille la peine de s’intéresser à la contribution de Freud à la morale, à la théorie de la culture ou à quoi que ce soit de grandiose, si la psychanalyse n’était pas capable de tenir debout en tant qu’argument, réappropriable, en pratique, dans des situations concrètes de soin auprès de malades psychiatriques, ou encore de polémique scientifique en médecine. De façon encore plus incisive, je trouvais franchement inacceptable qu’on puisse se permettre des jugements négatifs ou positifs à l’emporte-pièce sur la psychanalyse, quand on n’en a soi-même jamais fait, quand on n’a pas l’expérience de mener des cures, et même, pour tempérer un peu tout cela, quand on n’a simplement jamais consacré quelques années au traitement de malades mentaux en institution - traitement difficile, ingrat, et pourtant révélateur d’apories radicales, qui tisse d’intuitions en intuitions malaisément partageables la toile de fond du raisonnement psychopathologique. En un mot, pour durcir l’opposition qui m’a guidée, il ne s’agissait pas de sens, mais bien de réel. Et c’est à cette bataille de Freud avec le réel de la folie, de la souffrance psychique, de la souffrance morale et sociale qui lui fait cortège, bataille qui occasionne plus d’un déraillement intime, que je voulais mesurer la force et la valeur de son recours à la raison. Peut-on, oui ou non, changer quelque chose à la condition de tels malades par la psychanalyse, ou par une prise en charge qu’elle éclaire ? Quoi? Jusqu’à quel point ? Pourquoi Freud a-t-il répondu oui, et nommé comme il l’a fait ce qui pouvait évoluer ? Peut-on encore le suivre ? Le fait social et historique de l’existence de la psychanalyse compte pour rien devant ces questions. D’autant plus que les travaux préliminaires que j’avais consacrés à l’hystérie témoignaient amplement que dans ce domaine, on peut avoir l’impression de faire des choses qu’on ne fait pas, et en faire d’autres sans s’en apercevoir.

L’idée au cœur de ces recherches sur la psychanalyse est simple. Dès le moment où l’on y suppose à l’arrière-plan une expérience concrète de la clinique mentale, on ne peut manquer d’être frappé par l’évidence des structures intentionnelles de cette expérience : il n’est en réalité question dans le moindre entretien avec les patients que de motifs d’agir variables selon les descriptions, d’excuses ou d’imputation (où les intentions comptent en tant qu’intentions), de signification, d’actes de langage divers et de référence, bref, d’intentionnalité et d’aspectualité (i.e. de point de vue « subjectif », ou « en première personne »). L’expérience clinique primitive en psychopathologie est donc bien, comme Pinel et Esquirol l’ont construite, d’ordre « moral » accessible à un traitement « moral » - et en forçant un peu plus les choses avec Guillain, en réponse à une souffrance spécifique, qui est également « morale ». Eh bien, la psychanalyse part de ce fait, et propose, du moins dans son point de départ avec la Traumdeutung, une reconstruction extraordinairement riche et féconde de la structure intentionnelle de l’expérience psychopathologique, entendue, et là j’avance un peu plus loin, comme « science morale » (comme l’histoire, le droit, voire l’anthropologie sociale, avec lesquelles elle partage certains traits), bref, d’une science de la téléologie des significations et des actes.

Je ne nie nullement le souci de l’explication causale chez Freud, et même d’un certain degré de généralisation nomologique dans sa conception de la psychanalyse, dont il a soutenu qu’elle devait s’intégrer à la psychologie scientifique et en suivre certains canons naturalistes. Je maintiens cependant fermement contre Adolf Grünbaum que, sauf à faire peser sur Freud des exigences épistémologiques anachroniques, l’explication causale d’ordre nomologique est toujours subordonnée chez lui à l’élucidation préalable des structures intentionnelles immanentes du fait mental problématique (un symptôme, par exemple, mais aussi un rêve ou un trait d’esprit), et que la théorie causale supplémentaire joue surtout un rôle de clôture systématique - ou si l’on veut, de coordination entre dimensions hétérogènes du psychisme, dont le fonctionnement global est par là figuré au moyen de schémas pseudo-neurologiques (dont la réalité naturelle est constamment renvoyée à l’hypothèse). Grünbaum me semble en conséquence errer du tout au tout quand il traite « d’ornements stylistiques » les expressions intentionnelles qui forment l’armature du raisonnement freudien.

Dans l’étude minutieuse du maître-ouvrage de Freud, ce fil conducteur aboutit à mettre en relief plusieurs thèmes méconnus. Pris un à un, ils ont parfois fait l’objet de considérations importantes de la part d’autres chercheurs, historiens, mais aussi cliniciens et théoriciens. En même temps, je crois que leur unité fondamentale n’a pas été saisie comme telle, et surtout, qu’elle n’a pas été articulée à la spécificité du point de vue freudien, comme à sa capacité parfaitement actuelle à inquiéter d’autres modalités théoriques courantes du traitement de l’intentionnalité en médecine mentale (que ce soit la tradition phénoménologique en psychiatrie (17), ou les théories cognitives en vogue (18)). Voici ces thèmes :

1.      La théorie des rêves contemporaine de Freud est entièrement revisée et refondue pour opposer les conceptions neurophysiologiques mécanistes, et les théories intentionnalistes qui font du rêve un état homogène à la conscience. Le cœur du problème, ce sont les rêves immoraux : à la fois ils sont tellement structurés, et structurés autour de leur intention supposée, qu’il est impossible de les traiter comme des phénomènes cérébraux erratiques ; et ils sont si immoraux, qu’il est également impossible de les imputer à la conscience morale responsable, au sens ordinaire, du rêveur.

2.      La teneur morale du rêve conduit à distinguer, dans l’axe des théories hypnotiques que j’avais discutées, le désir, et la contre-volonté. En fait, le critère freudien du désir, c’est d’abord ce que je ne veux surtout pas, dont le désir émerge en moi, et contre quoi ma volonté se dresse. Le désir freudien est « contre-volontaire ».

3.      C’est cette notion de désir contre-volontaire qui, semble-t-il, assure la transition entre mes travaux sur l’hystérie et l’hypnose, et la solution freudienne que je leur suppose. Cette transition n’est nullement artificielle (un héritage historique contingent, un modèle externe projeté sur les données historiques pour les rationaliser, etc.). C’est une véritable réponse à une question de grande ampleur, et c’est pourquoi, et pourquoi seulement, elle donne lieu à de si vastes développements anthropologiques ou éthiques.

4.      Le point de départ de la vie psychique chez Freud est une théorie de l’action (le rêve dit ce qu’il y aurait eu s’il y avait eu action, soutient Freud) ; ce qui implique de prendre en compte aussi bien l’intention dans l’action, que l’effet naturel de l’action dans le cours de la réalité extérieure (laquelle commence dans le corps et le système nerveux). Mais ceci ne signifie rien d’autre qu’une reprise de la thèse d’Aristote (que le rêve est la pensée de l’homme qui dort en tant qu’il dort) sous la forme : le rêve actualise l’intention d’agir du rêveur en tant qu’intention.

5.      Il en ressort également qu’on doit se mettre en quête de dispositions de désir (la structure intentionnelle la plus radicale, pour Freud) qui régissent non seulement les rêves mais aussi les symptômes, les actes manqués (en ce qu’ils ont, justement, de réussis) et les réactions comiques ou humoristiques typiques d’un individu. La notion de « subjectivité » est pensée en termes dispositionnels, chez Freud, beaucoup plus qu’en termes de « point de vue » (en première personne).

6.      La manifestation clinique de la relation « dynamique » entre désir (refoulé) et contre-volonté (refoulante) favorise un mode spécial d’association : l’association par contraste.

7.      La relation entre désir et volonté s’étend à une autre attitude propositionnelle, nettement plus complexe. Car ce que je ne veux pas croire, c’est précisément aussi ce que je désire croire. La conception freudienne du wishful thinking et de l’hallucination de désir est prise dans ce jeu, bien avant que Freud ne lui donne sa justification pseudo-neurologique (avec l’idée d’une recherche de l’identité de perception).

8.      Enfin l’objet de l’interprétation n’est nullement le rêve, mais l’interprétation au second degré de l’interprétation du rêve que livre d’abord le patient (j’ai donné à cela une valeur paradigmatique). Ces dispositions à interpréter ainsi ses manifestations psychiques sont tenues par Freud pour éminemment significatives (et même pour la seule chose qui soit psychanalytiquement significative).

9.      Il en ressort que la déclaration d’intention, cet effort de réappropriation réflexive et consciente de ses dispositions (de désir) à croire, penser, vouloir, interpréter, mais aussi se réjouir ou bien s’angoisser de ceci ou de cela, etc., est d’avance divisée : le psychanalyste peut constamment faire la part, chez son patient, de l’intention qui se déclare et de son intention déclarée, la première étant le cœur de la manifestation inconsciente des dispositions de désir (i.e. ce que je désire croire, et crois malgré moi), la seconde un point de méconnaissance (i.e. ce que je veux croire). C’est ce qui fait du mensonge une manière infaillible de trahir ses espérances, en croyant masquer une vérité gênante.

Voilà pourquoi il y a bien une « philosophie de l’esprit inconscient » chez Freud, et pas franchement triviale.

Je laisse de côté deux choses : la justification de l’adéquation de ma description aux méandres de la Traumdeutung, et ses conséquences sur les débats touchant l’hypnose, la suggestion, l’hystérie avec ses paralysies paradoxales, ou les obsessions et les phobies, ou encore l’hallucination dans les psychoses (19). De toutes façons, Freud ne s’y est pas arrêté définitivement, et elle ne constitue nullement ce qui est proprement psychanalytique dans son œuvre (20). Et bien sûr, cette description, à la supposer correcte et opératoire, n’est pas une preuve de la pertinence de la psychanalyse en tant que telle. En revanche, c’est l’armature de ce que sa démarche a de rationnel - ce qui relève d’une prétention à la vérité discutable par arguments. Or cette philosophie de l’esprit met en tension des objets philosophiques connus : les causes et les raisons, l’idée de disposition, l’explication et la justification, et leurs rôles dans l’explication de l’action et de la croyance.

Dans le commentaire de la Traumdeutung comme dans les essais sur Freud rassemblés à part, je m’efforce de faire valoir la pertinence de cette philosophie de l’esprit, eu égard aux intuitions de base de l’expérience clinique en psychopathologie. A cet égard, mes travaux portent la marque d’une tension non résolue, liée pour une part à l’insuffisance de mes analyses proprement conceptuelles, dont j’ai juste jeté quelques bases, et pour une autre, à l’autonomie que je cherche à conserver, en utilisant des notions empruntées au champ de la philosophie de l’esprit, à l’égard des problématiques internes spécifiques à cette dernière, qui, bien sûr, reposent sur des interactions « naïves » entre les individus, et un usage du langage supposé « ordinaire ». Le cadre hautement formalisé de l’interaction psychanalytique, comme l’attention portée à la rhétorique, voire à l’inventivité poétique ou quasi poétique de certains échanges verbaux, tend à faire de la philosophie de l’esprit, dans mes travaux, une boîte à outils au service d’une entreprise de clarification, et bien moins une contribution positive à ses thèmes propres. J’insiste ainsi sur le fait que l’opposition entre causes et raisons, qui est au cœur de nombreuses polémiques sur la naturalisation de la vie mentale, ne doit pas aboutir à fabriquer un Freud unilatéralement naturaliste, mais pas non plus, à rebours, une sorte de Wittgenstein de l’intentionnalité psychique inconsciente irréductible. En effet, non seulement Wittgenstein a excellemment pointé les difficultés propres à Freud quand il tente de traiter de façon causale des problèmes qui relèvent de l’explication par les raisons, mais en essayant de le « sauver » de ce genre d’impasse, et en réhabilitant contre l’exégèse traditionnelle l’analyse intentionnelle chez Freud, on risque de lui infliger une déformation tout aussi substantielle. On risque en particulier d’en faire un philosophe, au sens où la question thérapeutique mise au premier plan par Freud (il faut obtenir certains « effets » sur des symptômes) se dissoudrait dans la question fort différente d’une thérapeutique de l’esprit en général, laquelle n’est une thérapeutique que par métaphore.

Que Grünbaum ait donc fondamentalement tort, et sur le plan des raisonnements et sur celui de l’exégèse, n’implique en rien que les lecteurs wittgensteiniens de Freud (comme McIntyre, ou même Schafer) aient, eux, raison. C’est uniquement en retournant aux données cliniques sur lesquelles les raisonnements freudiens prennent appui, et en suivant la logique conceptuelle du découpage de la vie mentale qui construit ces données comme « données », qu’on peut éviter le piège d’un choix forcé. En spéculant davantage, il me semble aussi qu’on pourrait peut-être par là retourner à l’origine de la difficulté qui a conduit à la dichotomie causes/raisons et à la querelle de la naturalisation de l’intentionnalité (au moins dans la sphère des « phénomènes mentaux »), qui aura occupé le 20ème siècle.

On dira : quelle différence substantielle l’approche « interprétativiste » fait-elle avec l’herméneutique ?

La réponse est simple. Concevoir la psychopathologie et la psychanalyse dans le cadre des sciences morales, c’est souligner : a) l’importance de l’analyse en termes de raisons et de motifs (ce que la psychopathologie cognitive contemporaine a rejeté) ; b) prendre au sérieux les conséquences éthiques de la psychanalyse, et notamment offrir des réponses ou en tous cas des reformulations de grande ampleur à certains dilemmes moraux traditionnels. En aucun cas il ne s’agit alors de « sens », et nul appui n’est recherché dans les enracinements corporels de ce sens (dans une « chair ») ou dans une théorie des grands « symboles » qui élèvent ce sens à la dimension requise pour qu’il consiste en une religion ou une littérature dotées d’une valeur « existentielle ». Les questions de forme logique et grammaticale, de règles et de normes, mais surtout la contrainte d’objectivité réaliste que la philosophie analytique, au moins au niveau épistémique, fait peser sur l’analyse intentionnelle, extirpent à la racine les velléités de ramener l’intentionnalité à une forme de donation originaire d’essence métaphysique. Ce n’est pas le pathos phénoménologique qui d’ailleurs est ici en cause. C’est l’illusion qu’il répond à des difficultés déterminées à l’intérieur du champ de la psychopathologie.

Au-delà du commentaire de la Traumdeutung, je me suis donc proposé d’explorer ce que Freud avait dit de la morale - étant entendu que c’est là où les intentions comptent en tant qu’intentions (les effets matériels des actions ne suffisant pas à en fixer la teneur morale), et qu’on y rencontre la subjectivité dans la forme canonique du sujet d’imputation.

Pour cela, j’ai engagé deux types d’études : la première, historico-clinique, porte sur la névrose obsessionnelle, la seconde sur l’idée qu’on ne trouve pas du tout chez Freud une « philosophie morale », mais une psychopathologie de la morale (avec la théorie du surmoi comme instance pathogène).

Dès le moment où l’on accepte de considérer l’opinion des cliniciens qui ont vu dans la névrose obsessionnelle un ensemble cohérent de symptômes où les apories morales sont au premier plan (21), on commence, me semble-t-il, à remonter la pente fatale de la naturalisation de cette pathologie, qui l’aborde aujourd’hui presque exclusivement par le bais d’un démembrement de la vie morale des patients en troubles obsessionnels-compulsifs isolés, sur un fond d’angoisse pour lequel on cherche un déterminisme biologico-génétique. Il est très important alors de comprendre comment la psychanalyse freudienne s’est attachée à cette névrose parfois très grave, dans quel contexte, et dans quel but. En fait, ai-je argumenté, c’est le point où la théorie cardinale du désir contre-volontaire dépasse tout à fait le domaine d’origine de la suggestion hypnotique, pour se changer en un schème explicatif universel. On peut également voit comment Freud s’y est pris pour « intentionnaliser » dans sa clinique les neurasthénies ordinaires, en détectant sous la fatigue, l’angoisse, puis sous l’angoisse, une structure intentionnelle (angoisse de certains objets, angoisse pour certaines personnes), et tout un jeu complexes d’identifications et de conflits qui ont constitué un chemin séparé de celui de l’hystérie (voire une contre-épreuve) pour remonter aux sources œdipiennes de cette névrose. C’est la relation à la loi, à l’impératif, au mal, pour finir, qu’il a mis au centre de la névrose obsessionnelle, en partant pour une nouvelle « généalogie de la morale » dont Totem et Tabou, puis Moïse et le monothéisme sont les principales étapes, par-delà les cas de E. dans la Traumdeutung, et de l’Homme aux rats. Nulle part mieux que dans ces circonstances, on ne mesure le prix à payer pour une théorie psychopathologique qui met l’accent sur l’intention en tant que telle : elle doit effectivement s’étendre jusqu’à reconstituer le contexte institutionnel et social à l’intérieur duquel le holisme de la méthode d’investigation clinique prend sens (22). Que les résultats d’une pareille enquête remettent sérieusement en cause l’analyse des affects moraux qui prévaut aujourd’hui dans la théorie de la « dépression », c’est bien le moins. Car si l’on prend effectivement au sérieux l’idée qu’il y a un raisonnement freudien, c’est pour en mettre à l’épreuve la consistance sur des objets actuels. De ce point de vue, j’ai expliqué pourquoi les mêmes impasses qui guettent l’antique notion de « neurasthénie » guettent aussi la moderne conception naturaliste de la « maladie dépressive ». L’épistémologie historique et la critique épistémologique convergent ici encore une fois.

Quant à savoir si la psychanalyse est une psychopathologie de la morale, ou s’il existe une psychologie morale freudienne, voire une philosophie morale et une éthique consistante déductible de la théorie freudienne, cela engage une élucidation bien difficile de ce que Freud a appelé le « déterminisme psychique », et des relations entre les notions d’intentionnalité des actes et de volonté libre (24). Il me semble que tout tend chez Freud au dégagement d’une forme de responsabilité particulière, au cours et au terme d’une cure psychanalytique, qui serait une sorte de responsabilité du désir. Si cette intuition est juste, on se demande cependant si l’on peut encore parler de morale ou d’éthique, dans la mesure ce dont on est responsable n’est plus de l’ordre habituel de la conscience, ni même de la conscience morale, et que le ressort de la « prise de conscience », capital en éthique, est sérieusement bridé par les contraintes à peu près invincibles que lui impose le noyau inconscient de nos désirs, autrement dit, notre division constitutive (au sens que j’ai élaboré plus haut). Toutefois, Freud a toujours insisté sur la notion de choix. Il a également maintenu que le refoulement n’était qu’un mixte malheureux de l’authentique condamnation morale et de la fuite affolée, où l’on préférerait la seconde à l’exigence plus raisonnable de la première. En somme, Freud semble exemplifier la situation typique où une critique de la morale n’est possible qu’en réinstituant à l’arrière-plan un sujet de cette critique, qui la conduit précisément au nom d’une morale autre - quelle que soit l’apparence d’objectivation et de réductionnisme naturaliste qu’on adopte. La formule qui conclut la Traumdeutung sur notre « morale périmée », n’est pas vraiment programmatique, en ce sens. Mais il est malaisé de ne pas voir dans la critique freudienne de la morale, des exigences du surmoi, ou de la société, contre les pulsions, la critique de ce que aimerions que soient la morale et la société, pour soulager d’autres angoisses, et donner libre cours à des désirs pas moins destructeurs sous le voile de la civilisation. Or cette attitude est en son fond morale, elle aussi. Elle affirme plus ou moins explicitement qu’il y a quelque chose d’irréconciliable dans l’existence humaine en tant que telle - ce qui nous empêche de forger une idée consistante du Bien. Mais si ce pessimisme se présentait comme une thèse d’ordre éthique, il s’auto-détruirait : il transformerait l’exigence de lucidité sur ce qu’on désire, confronté aux interdits moraux, en une jouissance impersonnelle et aveugle de « connaître » d’avance le fin mot de l’existence. Or même cette certitude-là, la lucidité la débusque, dans sa fonction symptomatique (25).

C’est à cause du caractère schématique de ces remarques, que la relecture de Freud en termes d’intentionnalité et de raison morale exige de nouveaux développements (voir plus bas la section X.)

VIII. La subjectivité et la norme psychique : l’énigme du transsexualisme et ses enjeux en psychopathologie et dans les sciences de l’homme

Sans cacher ce qu’un tel découpage a d’artificiel, la référence des travaux que je viens de décrire à la philosophie analytique de l’esprit recouvre en gros les problèmes qu’elle pose touchant la croyance (d’où l’étude de l’hystérie et de la suggestion), puis l’action (d’où celle de l’intentionnalité freudienne du désir). Or il existe en philosophie de l’esprit un troisième domaine de recherches : l’identité personnelle. Sous cet intitulé, on a en réalité affaire à trois problèmes principaux :

1.      L’unité synchronique de la conscience de soi, soit : a) la question de savoir comment « moi » j’unifie les données diverses qui parviennent de mes sens ; b) ce qui me donne une autorité particulière quand je juge de mes propres contenus mentaux, autorité dont autrui est privé ; c) la nature du « point de vue » de la subjectivité tant sur les aspects des choses qui semblent n’exister que pour elle, que sur les significations des mots qu’elle produit en tant que subjectivité, ou qui la concerne comme telle - quand elle dit je, ou encore, quand on l’interpelle en tant que personne.

2.      L’unité diachronique de la vie personnelle (ce qui revient à la question de savoir comment je puis toujours être moi à travers les phases successives de mon existence historique, en un sens, notamment, qui permette d’imputer la responsabilité d’actes commis autrefois à un agent subsistant à travers le temps).

3.      L’unité de l’esprit et du corps, soit : a) la nature de leur communication réciproque dans les expériences sensorielles ou bien dans la motivation volontaire des mouvements ; b) l’énigme de leur conjonction en tant que telle, dont on voudrait savoir si elle est nécessaire ou contingente - si je pourrais exister dans un autre corps, déjà donné, ou après ma mort, ou si la correspondance esprit/corps est nécessairement « un pour un » ; c) s’il existe des parties du corps indispensables à l’individuation de l’esprit, comme le cerveau.

Evidemment, ces sous-problèmes sont, au sens où une réponse à l’un est aussi, par implication, une réponse aux autres. Mais on peut les considérer comme des sortes de grandes avenues pour parcourir les difficultés de l’identité personnelle, avec l’assurance, étayée par une masse considérable de travaux depuis les années 40, qu’en empruntant l’une d’entre elle, on sera justement conduit à croiser toutes les autres.

Curieusement, alors que les anomalies de l’identité personnelle sont au premier plan de la symptomatologie neuropsychiatrique (comme l’amnésie d’identité) ou psychiatrique (les personnalités multiples, et bien sûr les phénomènes productifs du registre schizophrénique), la recherche en philosophie cognitiviste, donc sur des bases explicitement naturalistes, est assez récente sur ces domaines. Elle s’est concentrée sur les troubles de la conscience comme des troubles de la conscience d’agir - avec les effets de dépersonnalisation, ou d’isolement vécu de telle partie du corps soudain autonome, ou bien de « syndrome d’influence », bien recensés dans la clinique traditionnelle des psychoses. Récentes, ces recherches, dont Joëlle Proust et Marc Jeannerod sont les éminents représentants en France, témoignent cependant d’une forme de maturité intellectuelle de la recherche en psychiatrie cognitive, dont il faut bien prendre la mesure. On ne peut pas, en effet, avoir une théorie naturaliste de l’action, une sémantique également naturalisée (en général sur des bases informationnelles et évolutionnistes), et ne pas franchir le pas d’une théorie naturaliste de l’identité personnelle et des relations de l’esprit et du corps, mise à l’épreuve dans le champ pathologique. Tout se tient.

Or le même raisonnement, lié à l’entrelacement constitutif des concepts fondamentaux en philosophie de l’esprit, vaut tout autant pour l’approche opposée (interprétativiste, comme celle que je défends). Tant sur le plan de la méthode (holiste, historique, morale - au sens des « sciences morales ») que sur celui des contenus (l’irréductibilité intrinsèque, ou encore conceptuelle, de l’intentionnalité à des processus causaux), on ne peut à la fois défendre une thèse sur la croyance qui fait une telle place aux paradoxes de l’irrationalité, une autre sur le désir et sur l’action qui les soumet comme je fais à des critères d’interprétation et de contexte de description, et demeurer agnostique sur la nature de l’existence personnelle et subjective. Au contraire : la tendance anti-naturaliste, en philosophie de l’esprit, aboutit inéluctablement à extraire du champ des processus causaux une sphère à part, qui est celle de l’esprit, et surtout, du « point de vue subjectif », qui figure en somme le noyau irréductible de toute l’irréductibilité de l’intentionnalité qu’on allègue ailleurs (dans la sémantique, la psychologie de la croyance, la théorie de l’action, etc.). Selon le mot de Nagel (qui récuserait d’ailleurs le label d’anti-naturaliste), ce point de vue est le point de vue de « nulle part », manière, à ce qu’il semble, de retrouver l’antique débat de la transcendance et de l’immanence.

Qu’il y ait un horizon moral et métaphysique évident dans la plupart des théories non-naturalistes, c’est avéré. La difficulté est encore plus sensible quand on aborde l’identité personnelle, parce qu’on accrédite aussi par là l’idée que les seules déterminations précises et rationnelles qui ne soient pas de l’ordre des principes purs, peuvent alors être abandonnées à une sorte d’empirisme et d’objectivisme scientifiques, qui en fait, peu ou prou, l’objet thématique de la recherche naturaliste. Or il me semble qu’il n’en est rien. S’il y a des raisons philosophique de principe de refuser la réduction naturaliste du point de vue subjectif ou l’application de raisonnements causaux à l’identité personnelle, il y a aussi des raisons de détail, et cela concerne la construction et l’élaboration des intuitions comme des faits primitifs discutés dans la théorie. D’où la triple ambition de mes travaux sur le transsexualisme :

1.      Examiner comment, dans les sciences humaines et sociales, mais à la lisière des sciences biomédicales, l’identité personnelle est traitée et expliquée, en cherchant dans cette zone-frontière un objet propre à soulever les apories de l’identité de la personne et du rapport de l’esprit et du corps.

2.      Montrer combien une analyse des anomalies de l’identité personnelle en psychopathologie rend la définition du normal et du pathologique très dépendante du contexte social et historique de la définition du moi, de la subjectivité, etc.

3.      S’opposer cependant à l’irrationalisme du « constructivisme social », pour qui un recours au contexte historico-social (entendu comme un tout contingent) revient à démembrer l’articulation intentionnelle des catégories et des classifications entre elles et à ignorer les contraintes logiques immanentes liées au concept d’identité.

Le choix du transsexualisme (et de l’hermaphrodisme) pour mettre à plat ces enjeux a suscité des réactions plutôt mitigées. Contre la consternation, il y avait peu à faire. Contre l’effarement, je pouvais tenter quelque chose.

La moindre est assurément de rappeler qu’il a toujours été inconcevable aux sciences humaines de laisser la biologie définir les rôles sexuels. Etre un homme ou une femme n’est évidemment pas la suite mécanique d’une innervation particulière des organismes mâles et femelles, et si dans mes travaux je présente une critique extrêmement étendue de la notion de « genre » (psychosocial) opposé au « sexe » (biologique), ce n’est sûrement pas pour le nier. C’est plutôt pour mettre en cause son traitement usuel d’un point de vue épistémologique, qui consiste à imaginer deux déterminismes concurrents, relevant de deux substances, l’une psychosociale, l’autre biologique - au point qu’on peut imaginer des conflits de préséance entre elles deux. Quand on examine de près le fonctionnement des raisonnements dominants dans l’endocrinologie moderne (la notion de « genre », on l’oublie souvent, fut forgée en 1915 par un spécialiste des intersexuels), mais aussi du « behaviorisme endocrinologique » qui a toujours été l’idéologie dominante dans ce domaine, il est clair que tous les sophismes qui naissent quand on essaie d’articuler ensemble culture et nature comme des entités distinctes se sont déployés sans l’ombre d’une critique. Le scepticisme avec lequel je les considère touche donc la méthode suivie (l’illusion naturaliste d’objectivation du subjectif, le recours à des idées contradictoires de la causalité mentale, des artifices taxinomiques confondus avec des découpages effectifs de la réalité, etc.), et non le fait de base qu’il est impossible de réduire la « différence des sexes », au sens où une telle expression reste opératoire dans toutes sortes de registres (biologiques et sociaux), à la nature ou à la culture exclusivement

Mais le transsexualisme, à la fois comme problème psychopathologique et comme fait psychosocial complexe (car il convient de réserver, pour les raisons que je vais expliquer, tout jugement pathologique a priori) a tout simplement prospéré dans les lacunes et les biais des théories qui se sont multipliées, depuis la fin du 19ème siècle, sur la nature de la différence des sexes. Sans cet environnement théorique, et sans toutes les pratiques qu’elles ont régies, y compris les théories et les pratiques qui se sont constituées dans ce domaine comme apportant la vérité et la critique rationnelle définitive de toutes leurs concurrentes, et Dieu sait s’il y en a eu, le transsexualisme comme problème nosologique, ou encore comme problème de « liberté fondamentale », etc., jamais ne serait né. C’est donc un formidable poste d’observation de la limite exacte où les sciences humaines et sociales pensent s’extraire définitivement du donné naturel de l’homme (corporel au sens large, ou bien physiologique en un sens technique) - du moins, de certaines de ces sciences, qui ont égard aux données qualitatives intrinsèques de l’expérience sociale, et qui ne sont pas toujours les plus connues, mais qui ont joué un rôle essentiel aux points névralgiques de l’évolution des sciences de l’homme au 20ème siècle : la psychanalyse, bien sûr, l’anthropologie sociale, également, mais aussi l’ethnométhodologie, la psychologie médicale et la bioéthique.

Car l’idée qu’on se fait du transsexualisme implique une justification des pratiques, et une responsabilité qui sera effectivement endossée, par les endocrinologues, les chirurgiens, les magistrats (quand il y a atteinte au corps, comme dans le traitement standard actuel), et une autre responsabilité encore, celle des psychothérapeutes ou des psychiatres (notamment d’inspiration psychanalytique), quand ces derniers soit s’opposent directement au traitement canonique, soit le considèrent comme insuffisant. Cette mise en tension des théories sociales ou médico-psychologiques du transsexualisme par un acte irréversible qu’elles légitiment, excusent, interdisent, relativisent ou, à l’opposé, qu’elles érigent en paradigme d’une liberté à défendre absolument, donne aux polémiques savantes comme aux drames intimes vécus par les transsexuels une charge émotionnelle intense. Mais elle permet aussi de dévoiler dans les positions des uns et des autres ce qu’ils veulent vraiment en défendant ce qu’ils défendent. Peu d’endroits, dans le paysage épistémologique contemporain, sont à ce point révélateur de l’acuité éthique des prises de position scientifique ou rationnelle, dont l’arbitre suprême n’est certainement pas la pure « objectivité », mais quantité d’autres normes non-épistémiques - avec pour effet la mise en cause de la volonté d’objectivation scientifique comme pratique, qui appelle un recul et, elle-même, une critique rationnelle de second ordre.

Pourtant, une pareille critique de second ordre, je ne la laisse pas à la sociologie de la science, qui s’en est emparée, de fait, et avec de forts brillants succès, mais sans répondre aux interrogations proprement philosophiques qu’on peut élever dans ce domaine. Certes, nul ne conteste que les théories en circulation ne présentent d’importantes difficultés logiques, et je crois avoir montré qu’un certain nombre sont tout bonnement auto-destructrices, quelle que soit la vigueur militante avec laquelle elles sont défendues. Mais s’il est important de comprendre les intérêts en jeu dans leur défense acharnée (par exemple, les conditions d’institutionnalisation de la sexologie comme science, la réfutation du paradigme freudien en psychiatrie, l’appui que procure une authentique mythologie des hormones à l’endocrinologie moderne, ou encore l’argent et le prestige académique associé en sous-main à un discours théorique apparemment désintéressé sur des cas-limites de la condition humaine), l’élucidation de ces intérêts ne suffit pas. Reste à comprendre, au-delà de l’inertie dans l’erreur, le sophisme, ou le biais tout à fait patent qui émergent à chaque page dans les échanges polémiques sur ces questions, la raison interne de l’erreur. En un mot, non sa cause dans des facteurs extérieurs de type sociologique, mais le pourquoi d’une difficulté touchant l’identité personnelle et le rapport de l’esprit et du corps, difficulté telle, qu’il n’est pas exclu qu’elle enveloppe une aporie définitive, et que cette aporie nous oblige à reconsidérer ce que nous pensons et attendons de nous-mêmes et de notre « nature » présumée.

 La philosophie de l’esprit retrouve ici ses droits intellectuels, au rang desquels je place le droit de poser des questions élémentaires.

Pourquoi le sexe est-il cette composante « accessoire » ou régulièrement omise, de l’identité personnelle ? Qu’est-ce qui minore son statut, alors que notre genèse individuelle est intégralement sexuée, et que nous passons une part immense de nos vies dans des relations où l’érotisme nous façonne subjectivement, quand ses effets sociaux et psychologiques n’influent pas directement sur l’éducation des enfants ? Pourquoi le moi est-il finalement asexué, alors que le corps, lui, est si marqué sexuellement ? Est-ce que quelqu’un peut connaître de façon privilégiée, intérieure, son sexe (au sens riche de l’identité sexuelle) ? Et peut-il la connapitre au sens où il peut opposer ce qu’il en sait à l’évidence que les autres croient constater, juste en observant son corps ? Et s’il « change de sexe », avec les moyens chirurgicaux et hormonaux que donne la médecine moderne, peut-il rester lui-même, malgré une métamorphose du corps aussi radicale ? Enfin, si le « genre » est sans nul doute un artefact social, culturellement très variable, peut-on considérer les classifications « homme » ou « femme » comme relatives, contingentes, historiquement mobiles - le reliquat, dans leur apparente fixité, de fixations sociales qui auraient des causes politiques, par exemple, ou bien encore, en un sens à préciser, « symboliques » ? Le grand partage des corps, la seconde summa divisio des légistes (après celle des choses et des gens), est-il alors l’ultime refuge de l’essentialisme métaphysique, aussi peu malléable que l’opposition de la gauche et de la droite, du haut et du bas ?

Il y a certainement un traitement sociologique de la réponse à ces questions. Il y en a certainement un, aussi, de leur formulation philosophique. Par exemple, il est à mes yeux clair que la surprise qu’elles suscitent, quand je soutiens qu’elles appartiennent de droit à la philosophie de l’esprit, est due pour une part au traitement routinier de l’identité personnelle : soit on s’intéresse aux relations, non du corps et de l’esprit, mais du cerveau et de l’esprit (avec à l’horizon les sciences cognitives), soit on étudie le moi tel qu’il apparaît dans la théorie de la connaissance, ou encore dans les théories politiques et économiques (où il est le vécu subjectif de l’individu moderne). Dans tous ces cas, il est évident que la question du sexe est hors-sujet (encore qu’on pourrait y trouver à redire). Les références des philosophes professionnels de l’identité personnelle viennent plus de la neurobiologie que de la psychiatrie ou de l’endocrinologie, ou de l’économie politique et de la théorie du choix rationnel, plus que de la sociologie des rôles ou de la littérature. Il y a là, malheureusement, tout un esprit de sérieux auto-proclamé qui donne à sourire, mais aussi à pleurer, quand on a pris conscience des endroits précis où ce sérieux est ardemment requis, mais où peu de monde se presse, pour ne serait-ce qu’essayer de faire preuve de sens critique.

Mais qu’il y ait un tel traitement sociologique des questions et des réponses n’interdit  pas de les examiner pour elles-mêmes.

La métamorphose impensable est de tous les travaux présentés dans ce dossier celui qui reflète le mieux mes intentions et mes projets. L’ajustement y est plus étroit, plus dense, entre la philosophie de l’esprit « analytique » et l’épistémologie historique « à la française ». La filiation foucaldienne est moins évidente dans la première partie, parce que les sources secondaires sont abondamment discutées, et que la progressive affirmation du fil conducteur de cet essai (il y a une figure moderne de la « déraison ») est dérivée du matériel plus que supposée comme grille de lecture. La seconde partie, presque entièrement analytique (au double sens énoncé plus haut), est également plus libre à l’égard des contraintes de la discussion canonique de l’identité personnelle en philosophie de l’esprit. L’originalité clinique et juridique des situations et des témoignages accumulés dans la première partie permet de remplacer les « expériences de pensée » traditionnelles par des intuitions dont les conditions de production sont explicites (à la différence du recours à une introspection psychologique faussement naïve, dont on trouve l’écho dans la littérature technique). Les notes psychanalytiques conclusives y sont articulées aux élucidations historiques et logiques préparatoires. Du moins, on voit mieux entre quels écueils elles naviguent. La métamorphose impensable radicalise donc ce que les livres précédents cherchaient juste à élaborer.

Pour en rester donc au fil conducteur du livre, je m’efforce d’y atteindre une certaine limite, qui lui donne un tour à la fois extrêmement spéculatif et métaphysique (parce que cette limite, c’est au fond celle d’une déraison qui inverse toutes les figures et tous les moyens de la raison, les mettant au service d’une intuition inscrutable : « mon corps n’est pas le bon corps, je ne suis pas mon corps, je suis d’un autre sexe »), et extrêmement positif, puisque l’analyse porte sur des comptes rendus de psychiatres, les hypothèses biologiques des endocrinologues, les décisions de justice (peut-on élaborer quelque chose comme un « droit au changement de sexe » ?), les théories sociologiques, enfin, de la relativité du « genre », mobilisées pour rendre intelligible ces revendications. Mais toutes mettent concrètement en œuvre des décisions philosophiques - et en un sens, ce sont ces décisions philosophiques (dont la combinatoire, une fois encore, est relativement fermée) qui commandent ce qu’on va tenir pour pertinent, objectif, éthiquement justifié, etc.

La métamorphose impensable est construite comme un cercle dont les extrêmes se touchent : au départ, la position du problème est entièrement psychiatrique (le transsexualisme est une grave maladie mentale, vouloir « changer de sexe », c’est purement et simplement délirer (26)) ; à la fin, cette médicalisation du transsexualisme est interrogée dans son fondement dernier, et rapportée aux critères qui permettraient de séparer la raison de la déraison, avant qu’on ne traite cette dernière comme une folie, ou plus étroitement, comme une psychose - et ces critères sont extraordinairement difficiles à découvrir si l’on ne veut pas s’arrêter à ceux, purement extérieurs, et assurément contingents, qu’impose la normalisation des déviances (27). Entre ces extrêmes, c’est l’évidence de la folie du vœu transsexuel qui est progressivement dissoute. a) Le transsexualisme est d’abord rapproché de l’hermaphrodisme humain : que se passe-t-il lors des erreurs d’assignation de sexe à la naissance ? Comment même savoir qu’il y a erreur ? D’où les critères biologiques puisent-ils leur force ? Qu’est-ce, enfin, que se construire une identité et une subjectivité à l’intérieur d’un corps dont le sexe se modifie ? On dispose en effet de témoignages précis d’intersexuels, et déjà, à leur propos, se met en place une opposition de points de vue qui ne va plus cesser de s’amplifier, entre les endocrinologues comportementalistes, qui considèrent le vécu comme manipulable par conditionnement, et les psychanalystes, qui pensent au contraire que ce vécu, en tant qu’il est celui d’un sujet, est fixé à l’expérience du corps sexué - d’une manière cependant qu’ils ont le plus grand mal à caractériser (28) . b) On progresse encore dans la dépsychiatrisation du transsexualisme, quand on examine les justifications du « changement de sexe » légal (qui est devenu désormais la norme, si la pratique est loin de la respecter). Le transsexualisme est un cas exemplaire, et probablement prémonitoire, de transformation d’une pathologie mentale en déviance sociale, et de déviance en droit de l’individu. Mais ce n’est nullement, comme on le dit parfois, pour des raisons contingentes. En fait, les arguments libertaires (sur la self-ownership et le right of privacy) ainsi que le naturalisme juridique s’emboîtent très exactement en la circonstance. Il y va d’un autre fil rouge de notre condition anthropologique, qui excède largement les questions de bioéthique, et qui est la difficulté à maintenir l’idée de « norme objective » face à la revendication individuelle (29) . c) On en arrive alors, au terme d’une première partie de cet essai, au renversement qui a, semble-t-il, définitivement libéralisé les indications d’hormones et de chirurgie : la métamorphose du transsexualisme en « dysphorie de genre ». Je retrace donc la genèse de l’incorporation de cette notion sociologique du « genre » à l’appareil médical, de la théorie endocrinologique et psychologique de l’intersexualité, jusqu’à la destruction par la sexologie moderne de l’antique édifice psychiatrique des perversions. C’est aussi le moment où le transsexualisme, s’extirpant de l’espace contraint de son objectivation scientifique, s’est métamorphosé en phénomène social et culturel - en paradigme esthétique, notamment, de la « performance » de soi-même comme individu, ou encore de sa « construction ». Ceci a des conséquences de grande portée, non du point de vue social, bien sûr (il y a très peu de transsexuels), mais du point de vue de la sociologie de l’individu contemporain, dans la mesure où se retrouvent poussées à l’extrême, avec une logique implacable, des tendances qui restent ailleurs à l’état d’esquisses. Le statut des « apparences » dans l’interaction sociale, la réindividualisation de styles de vie définis au départ comme des étiquettes nosographiques (comme une resubjectivation, si j’ose dire, des effets d’objectivation scientifique de certains états anthropologiques), le renouvellement du contenu même de ce qu’on appelle liberté par l’extension du champ d’application de la libre disposition de soi et de son corps, voilà ce que le transsexualisme (ou le transgénérisme, pour employer l’expression transformée) promeut de façon radicale (30).

Simplement, cet ébranlement tous azimuts de nos représentations les plus ancrées (on comprend d’autant plus qu’à ce degré de déviance vis-à-vis des normes, c’est le vocabulaire psychiatrique de la folie qui soit immédiatement venu à l’esprit), sur quoi repose-t-il ?

La seconde partie de La métamorphose impensable tente de l’élucider d’une manière avant tout critique. On peut en effet déduire des hypothèses et des pratiques des principaux acteurs du transsexualisme (autant d’ailleurs les transsexuels que les médecins ou les juges, ou les spécialistes de sciences sociales pour qui ils sont devenus des preuves vivantes de telle ou telle conception de la personne), une série bien délimitées d’axiomes touchant, justement, l’identité personnelle, le statut des énoncés en première personne et des énoncés performatifs, le rapport de l’esprit au corps, les conditions d’objectivation du moi, la relativité des catégories classificatoires, ainsi que des arguments en faveur du relativisme, du scepticisme ou de l’historicisme. Ce n’est pas très étonnant : on a difficilement une théorie de l’identité personnelle sans une théorie de l’identité tout court, et c’est pourquoi, de l’étude des usages logico-grammatical de je et moi, on remonte nécessairement aux enjeux derniers du débat éternel entre l’essentialiste et le nominaliste. Que « je » puisse appartenir à un « genre » (et que ce genre ait pour lui la force productrice réelle de la nature qui engendre justement les êtres humains comme des êtres sexués), pousse évidemment l’un et l’autre dans leurs derniers retranchements, à cet égard.

J’ai tenté de résumer ces hypothèses dans la liste suivante :

1.      Il existe, dans le registre du ressenti sexuel et du plaisir, une forme d’expérience privée légitime ; l’éprouvé en question justifie des assertions en première personne relativement à l’identité sexuelle ; et c’est vrai non seulement des transsexuels, mais de chacun dès qu’il parle de son sexe tel qu’il le vit.

2.      On peut élaborer une description objective de la subjectivité qui rectifie les illusions du point de vue de la première personne. Du coup, on pourrait apprendre que ce qu’on pense, même si on se croit une femme, est en fait une pensée d’homme, ou encore objecter à quelqu’un que votre moi n’est pas ce qu’il croit, et l’en convaincre.

3.      La liberté de la volonté peut, au moins en partie, prendre l’identité personnelle pour objet ; cette modification qu’elle lui impose n’est pas une simple redescription, mais a elle des effets réels sur ce qui est redécrit ; elle n’est qu’une extension extrême du pouvoir moral universel qu’a chacun de changer sa vie.

4.      Les énoncés auto-déclaratifs d’identité sexuelle ont une teneur performative irréductible ; et, si pour que la performance soit « heureuse », le contexte doit s’y prêter, l’action sur le corps (chirurgie, hormones) modifie suffisamment ce contexte pour que la performance réussisse.

5.      Il n’existe pas d’invariants, d’a priori métaphysiques, ni de règles symboliques (au sens de l’anthropologie), qui fixent et rendent inaltérables le contexte social de réussite de la déclaration performative d’identité sexuelle.

6.      Le corps sexuel révèle que le corps en général se construit dans l’interaction sociale et qu’il n’est pas donné comme un fait.

7.      Les classifications populaires « hommes » ou « femmes » n’ont aucun privilège par rapport aux catégories artificielles employées en biologie pour en décrire les composants objectifs et causalement pertinents ; elles sont également relativisables.

Une théorie anti-historiciste (ou essentialiste) qui subordonne l’existence de la subjectivité et de l’identité de la personne à un quelconque ordre logique ou symbolique est soit fausse épistémologiquement, soit moralement mauvaise, soit idéologiquement nocive (31).

Que la plupart de ces thèses, explicites ou implicites dans les témoignages de patients, de militants ou des transsexuels qui rejettent avec force la médicalisation de leur condition, posent de nombreux problèmes, on le devine. Elles ne sont cependant pas sans cohérence. Et on les retrouve parfois telles quelles, parfois à peine retouchées, dans les travaux historico-critiques sur le transsexualisme, dans les décisions de justice, les publications scientifiques, les analyses psychosociologiques, voire les questionnaire standardisés employés dans les études rétrospectives sur les traitements chirurgicaux et endocrinologiques.

Plus étonnant, en revanche, est la difficulté d’établir ce qui réfuterait ab ovo la revendication transsexuelle : que les notions de sujet ou de moi, de corps, de genre et de génération naturelle, interdisent par elles-mêmes à cette revendication d’avoir le moindre sens. Il n’en est rien, et si cette revendication n’est pas insensée, il faut distinguer l’insensé et le déraisonnable (je vais y revenir). Je passe donc sur l’élucidation analytique des tentatives de soutenir ces huit propositions, dont je dirai juste qu’elles dépassent largement le cadre du transsexualisme, et qu’on les retrouve aussi bien dans le champ des Gender Studies (beaucoup sont issues, en fait, des théories du féminisme, notamment de Judith Butler). Car la position que je finis par proposer in fine à la discussion est la suivante : rien, en fait, n’interdit de construire sans contradiction interne des classifications de « genre » tout à fait déviantes, à une réserve près, que cette liberté créatrice tellement vantée est sans doute incapable de s’implanter (au sens que Nelson Goodman a donné au mot). Il y a ainsi une illusion profonde dans le « constructivisme social » actuel, qui revendique un nominalisme purement formel, sans se rendre compte : a) des impératifs de la construction elle-même, qui sont en particulier qu’on ne construit qu’avec ce qui existe déjà, ce qui est déjà implanté, et jamais ex nihilo ; et b) que le problème n’est jamais seulement de démontrer qu’il pourrait y avoir autre chose que ce qu’il y a, en matière taxinomique, mais aussi de comprendre pourquoi ce qui existe existe, et ne se laisse justement pas balayer par une simple possibilité de construction alternative.

Il en ressort le fait à la fois simple et refroidissant que les tentations relativistes de la sociologie contructiviste contemporaine prennent souvent des possibilités logiques pour des potentialités historiques, et que la rhétorique hyper-critique qui lui tient lieu d’argument (dans le sillage de Foucault) est tout aussi spectaculaire qu’innocente. Car le nominalisme, comme l’a exemplairement démontré Ian Hacking, peut être à la fois incroyablement inquiétant pour nos « représentations » au sens large, et cependant, sur le plan rationnel, conservateur à l’extrême. En réalité, il est difficile (quoique pas impossible) d’indiquer comment de réelles altérations catégorielles peuvent se mettre en place et exister historiquement. Beaucoup des thèses de départ du constructivisme radical, qui est vampirise aujourd’hui des pans entiers de la recherche en sciences de l’homme, restent ainsi malades d’un mélange de verbalisme et de spontanéisme volontariste qui nuit à ce qu’on peut en tirer de meilleur. Le transsexualisme est un moyen privilégié de mettre cela en évidence, mais bien sûr, la généralité épistémologique de la conclusion m’importe aussi. Elle prépare une lecture bien plus sereine et plus rationnelle de l’héritage de Foucault, lecture qui manque encore.

Cette première idée s’articule à une autre, qui touche cette fois l’identité personnelle. Dans ce domaine d’analyse aussi, il est peu vraisemblable que ce que « je » suis, dans mon corps, y compris mon corps sexué, et ma « chair » (comme vécu subjectif de ce corps), se laisse conventionnaliser, dans un premier temps, puis, en un second temps, relativiser à des circonstances historiques déterminées. Et il n’est même pas sûr, pour reprendre des analyses de Paul Ricœur sur le soi, que de l’engagement subjectif existentiel au potentialités de la chair (opposée au corps objectif), il y ait place pour une authentique et substantielle articulation. Je tâche au contraire de développer l’idée selon laquelle les efforts de Ricœur montrent combien en matière d’identité personnelle, on tend à confondre l’intention qu’on a de défendre un type particulier d’identité du moi et de la personne (pour des raisons morales), l’intentionnalité intrinsèque de ces notions, et le succès de l’intention elle-même, sa réalisation effective dans une personne qui serait la personne « qui existe en fait ».

Contre l’approche post-phénoménologique de Ricœur (32), un passage à mes yeux décisif de La métamorphose impensable ranime des analyses sobre et immanentiste (grammaticale) du second Wittgenstein, centrées sur l’aphorisme énigmatique « Je ne choisis pas la bouche qui dit : "J’ai mal !" » (33). Examinant une version de cet aphorisme, qui met l’accent sur la connexion réelle du je et du corps (« Je ne choisis pas la bouche qui dit je »), je m’efforce de faire apparaître l’ancrage extra-logique de la subjectivité, en contestant le privilège conceptuel et objectivant des règles d’usage du pronom je. Ces considérations se rattachent d’autre part à la doctrine de la certitude du dernier Wittgenstein. Bien loin en effet que tout se ramène à des « jeux de langage », il existe des conditions non-stipulées par aucune règle pour suivre une règle quelconque - ces conditions vont de soi, elles ne sont justement pas l’objet d’un savoir, autrement dit, de quelque chose que je pourrais ignorer. Tout n’est donc pas convention. Mais ce qui ressortit à ce reste est précisément de l’ordre de l’évidence muette du corps, d’une part, et, d’autre part, du « grouillement » des autres règles à l’arrière-plan de celle que je suis, ou de la « toile de fond », comme s’exprime le sociologue Harold Garfinkel, qui est la base implicite et toujours requise de la moindre interaction.

Le geste philosophique central de La métamorphose impensable revient à suggérer que la thèse « Tout n’est pas convention », appliquée précisément à l’articulation du corps et du je, et la thèse « Toute classification nouvelle doit être implantée », appliquée pour sa part à la production de découpages alternatifs de la réalité, tels ceux promus par le constructivisme social, sont l’endroit et l’envers de la même pensée. Cette pensée cerne, mais uniquement en creux, un réel extra-logique (quelque chose du corps, de l’inertie historique avant moi, et autour de moi, du débordement inaperçu que je subis à tout instant, d’être inscrit dans un univers de règles et un monde symbolique), réel qui rend effectivement sérieuse l’application de mes pensées, et conjure la tentation solipsiste.

Corollaire de ce geste, je détermine la limite particulière transgressée par un sujet dans la revendication de « changer de sexe » - c’est-à-dire de désavouer l’incarnation de son je. Il est faux, j’insiste, que cela ne veuille rien dire ou soit insensé. Au contraire, il semble qu’on puisse tout à fait vouloir dire quelque chose par là, et je doute énormément qu’on puisse découvrir des moyens philosophiques de réduire cette prétention à une contradiction interne de l’usage des concepts. Mais c’est le point où, de la façon la plus concrète, une contradiction de ce genre n’est pas le problème : « Je ne suis pas mon corps », dans la version extrême du transsexuel, est davantage à concevoir comme la déchirure réelle de la subjectivité humaine en tant que subjectivité - ce que je rapproche de la définition hégélienne de la déraison par le truchement du jugement infini (A est non-A). Que quelqu’un puisse authentiquement penser l’existence corporelle qui est la sienne comme « abjection » (Verworfenheit), et la vie de sa subjectivité comme mort de ce corps, relève d’un tout autre registre que l’erreur de catégorie ou la simple illusion du moi. De fait, il n’y a aucune raison logique (analytique, ou interne) que je sois le corps que je suis. Mais le point en-dehors (extra-logique) qu’on indique par là, est tout à fait indispensable pour délimiter la raison comme « bon sens » : et c’est pourquoi, réhabilitant sur ce point une spéculation dont je n’ai pas encore indiqué le dernier mot, je parle de « déraison ».

De ce sommet, cependant, on peut déjà redescendre, et par deux voies. La première implique divers éclaircissements épistémologiques et philosophiques plus traditionnels. La combinaison de Wittgenstein et de Goodman dont mon essai procède me paraît à cet égard aider à dissiper l’illusion qu’on pourrait tirer des considérations normatives de descriptions à fondement taxinomique (je l’applique en particulier à l’anthropologie de la parenté chez Françoise Héritier (34)). Elle aide également à écarter les tentatives de naturalisation objectivante du « point de vue de la première personne », qui sont la bouteille à l’encre de la philosophie analytique de l’esprit (au moins à partir de Derek Parfit, auquel je consacre une étude détaillée (35)). La conception plus wittgensteinienne des usages du je, que je reprends en détail, met également en cause la théorie de la référence directe (du moins, certaines variantes). Je propose enfin de distinguer entre deux essentialismes, réaliste et formel, dans la polémique avec le nominalisme (ce qui me conduit à des lectures de David Wiggins et Saul Kripke (36)).

Ai-je vraiment des nouveautés à proposer dans ce domaine presque purement abstrait ?

Si c’est le cas, c’est d’une manière détournée. La polémique sur ce que disent vraiment les auteurs que je viens de citer s’entretient souvent d’elle-même d’arguties techniques en raffinements gratuits. Je soupçonne même (m’engageant d’ailleurs bien loin, en cela) que le fondement de la méthode analytique en philosophie, qui consiste à découvrir des relations immanentes entre nos intuitions bien fondées, s’est ici renversée en une production échevelée d’intuitions ad hoc qui viennent corroborer (c’est plus facile avec l’identité personnelle qu’avec d’autres objets) des hypothèses conceptuelles dont le principe d’engendrement est ouvertement scolastique. Dès ce moment, pourquoi ne pas prendre au sérieux la teneur effectivement littéraire de certaines « expériences de pensée » ? Et pourquoi, du même coup, ne pas se demander sur quoi reposent ces notions du moi, du sujet ou du corps qui permutent, se divisent, se transvasent à l’infini chez Parfit, pour ne citer que lui ? C’est en somme l’univers de significations qui entourent ces expériences et ces hypothèses logiques que j’ai voulu mettre en évidence. Qu’un certain nombre d’entre elles doivent conserver une teneur abstraite, c’est légitime dans la mesure où elles répondent aux besoins fonctionnels d’autres théories, elles-mêmes formalisées (les calculs économétriques sur l’utilité, etc.). Mais bien d’autres, et non seulement sur l’identité personnelle, sur l’identité tout court, ne bénéficient nullement de cet appui extérieur. Introduisant dans les débats traditionnels sur l’identité les questions empiriques et morales de tous ceux qui sont concrètement confrontés à des propos dissonants sur l’identité, je voulais donc arracher les intuitions de « savants en leur cabinet », comme dit Descartes, à leur fausse évidence. Car le point de vue que je défends impose qu’on considère une expérience complète, ou du moins aussi largement contextualisée que possible. Dans cette expérience vivante-là, il est tout simplement faux que la signification morale, politique, littéraire, érotique, que sais-je encore, du moi, du sujet ou du corps, soit une enjolivure accessoire surajoutée à l’expression prétendument plus sobre de ces mêmes notions dans le lexique de la science.

Aussi, pour dire les choses sans fard, là où l’on me reprochera sans aucun doute de privilégier des situations monstrueuses et au fond insignifiantes, de sacrifier la froide raison analytique au péché littéraire de la philosophie des sciences « à la française », et d’avoir trop d’égard pour des « sciences » qui ne sont jamais que des sciences humaines, je répondrai que j’en escompte, carrément, un effet de rectification. Il est inconcevable, si maladroits que soient mes essais, de laisser croire que la seule partie du corps intéressante pour un philosophe sérieux soit le cerveau, ou que le moi des « expériences de pensée », dont on se repaît comme d’une entité éthérée, ne doit rien ni à l’individualisme libéral ni à la littérature romantique - autrement dit, à des paradigmes sur lesquels un recul critique est possible. A la fin, les jeux de l’entendement ne doivent pas se faire passer pour toute la raison humaine.

La seconde voie retourne aux considérations psychiatriques dont j’étais parti. Car il ne sert pas à grand-chose d’élaborer une notion abstraite de la déraison, si ce n’est pour la mettre en batterie au lieu où elle est la plus attendue et la plus nécessaire : le partage intrinsèque, s’il y en a un, entre le « bon sens » et la « folie ». Contrairement à l’interprétation sociologisante de l’œuvre de Foucault, je soupçonne en effet que son ambition vraiment philosophique a été non de relativiser ce partage, mais d’en faire valoir la nécessité absolue - et que bien loin de se réduire à dénoncer la « fausse science » psychiatrique, son effort d’historien a consisté à souligner la rémanence de ce bord tranchant de la déraison au fur et à mesure que la médecine mentale devenait plus objective et plus efficace. C’est l’enjeu des considérations finales de La métamorphose impensable. Certes, on peut traiter « en plus » des théories psychanalytiques du transsexualisme, et les mettre sur le même plan que le behaviorisme endocrinologique, ou l’interactionnisme symbolique, ou n’importe quelle autre théorie des sciences de l’homme pour qui les paradoxes de la différence des sexes ont un sens. Mais la psychanalyse, dans la genèse historique et intellectuelle du « phénomène transsexuel », comme dit Harry Benjamin, son inventeur, a toujours été bien davantage qu’une théorie parmi d’autres. Elle fut le recours principal de la psychiatrie pour tenter de conserver son empire sur les patients transsexuels, et pour garantir que leur vœu de « changer de sexe » était bien délirant, et donc psychotique. Le virage capital eu lieu lorsque des centres médicaux universitaires décidèrent, et de propos délibéré, d’utiliser le transsexualisme (et l’on peut dire, les transsexuels) comme un moyen exemplaire de détruire à la racine le postulat de la valeur psychiquement organisatrice de la différence sexuelle, et sur les ruines du freudisme psychiatrique, de bâtir enfin une sexologie scientifique - biologisante, comportementaliste, ennemie du subjectivisme et de l’arbitraire caché dans le « transfert », enfin respectable sur le plan des statistiques et de la psychométrie, conforme aux idéaux thérapeutiques de la médecine (la réadaptation sociale et le traitement symptomatique) et politiquement libertaire. Dans ce cadre, marqué par l’œuvre de John Money, le transsexualisme a été peu à peu conçu comme une déviance, puis dépsychiatrisée.

Nous voici parvenus à la situation contemporaine, où il est patent que de nombreux transsexuels présentent des troubles psychiques importants, d’ailleurs décrits sous la forme la plus impersonnelle qui soit (dépression et autres troubles de l’humeur, alcoolisme, conduites anti-sociales, etc.), mais où il est devenu impossible, sinon interdit, de supposer qu’il s’agisse d’autre chose que de « réactions » au rejet cruel par l’entourage. L’unité existentielle, voire morale, du sujet en crise dans son identité personnelle et sexuelle, est devenue, en quelque sorte, l’artefact trompeur, tandis que la vraie réalité serait le combat d’un individu conscient de son destin en bute à une société sexuellement répressive, et qui le persécute.

Reprenant les témoignages plus subjectifs, justement, et aussi beaucoup plus réflexifs de nombreux transsexuels, si lucides sur les effets en retour de leur catégorisation, qui abrase les différences intérieures qu’ils perçoivent avec acuité, et les complétant par des observations personnelles, j’ai donc cherché à montrer quelles bonnes raisons on pouvait avoir de lire d’un œil plus favorable la littérature psychanalytique sur le transsexualisme ; en un mot, pourquoi certaines de ses thèses répondent bien aux difficultés intrinsèques de l’objet, le décrivent de façon adéquate, et ouvrent des perspectives psychothérapeutiques compatibles ou non (et dans ce cas, pourquoi) avec le traitement hormono-chirurgical standard.

Sans entrer dans le détail de conceptions rivales, la psychanalyse (particulièrement sa version lacanienne, mais pas seulement (37)) ressort de cet examen comme l’unique tentative d’affronter effectivement la question de la déraison, telle que j’ai voulu la faire émerger des matériaux épistémologiques et historiques, sans la subordonner a priori aux impératifs extérieurs du contrôle des déviants sexuels, ni de la tolérance qu’on leur devrait. Mais paradoxalement, plus elle se confronte à ce fait radical, ou à cette limite subjective de la pensée (je mets en parallèle la Verworfenheit de Hegel et la Verwerfung de Freud et Lacan), dans une relation transférentielle soumise à des distorsions extrêmes, et moins la psychiatrie peut puiser chez elle la garantie d’une « maladie mentale » du transsexuel. Au contraire, le transsexualisme apparaît plutôt sous la forme d’une « solution élégante » à un certain nombre de tensions, dont les mutilations génitales sont le prix (sans oublier celles imposées à la vie affective ou aux talents, plus discrètes, mais tout aussi douloureuses), épargnant toutefois celui de la vie. Que beaucoup de transsexuels soient donc « normaux », comme on le répète, en dit donc davantage sur nos critères de la normalité, que sur la structure intentionnelle et subjective de leur vie mentale.

Or ceci a trois conséquences. 1) Les récits de cure disponibles, non seulement retrouvent le grain fin des descriptions issus de la sociologie de l’interaction, mais ils en éclairent de nouveaux aspects, et ils corrigent le psychologisme naïf qui grevaient les tableaux purement psychiatriques du syndrome ; on saisit mieux, en particulier, en quoi les différences cliniques entre les transsexualismes féminins et masculins reflètent des disparités fondamentales. 2) Outre cet ajustement épistémologique frappant avec les meilleurs recherches en sciences sociales, on découvre quel jeu étonnant tolère la notion ordinaire de « subjectivité » (ce qui conduit à mieux élucider les potentialités et les risques pour les individus). 3) Les conceptions que les transsexuels se font de leur « identité de genre » sont effectivement comprises comme jouant un rôle-clé dans la « solution élégante » de leurs difficultés ; et qu’il y ait une logique dans cette solution, logique qui a parfois une signification bien au-delà de l’individu, et même parfois une valeur universelle, n’est enfin nullement à négliger (38).

Il n’est plus guère courant de donner à l’expérience psychanalytique une grande valeur anthropologique, en insistant en même temps sur les raisons qui président à l’élaboration de ses théories et à la structuration des données de sa clinique. Elle s’intègre cependant dans une tentative de déployer avec ordre l’espace de raisons et de motifs qui entourent une difficulté psychologique et morale, qu’il est constamment tentant de référer à un quelconque désordre causal ponctuel (trouble neuroendocrine subtil, réaction aux préjugés sociaux, etc.). Non, une fois encore, que je nie l’existence de ces troubles ou d’une causalité circonscrite ; mais parce que je ne suis pas sûr qu’on ait déjà caractérisé de quoi on cherche l’explication causale. Il y a toujours place, en cela, pour l’analyse des concepts.

IX. Une autre épistémologie de la psychiatrie.

L’esprit malade est une collection d’« essais » de cette méthode même : freiner, en quelque sorte, le moment où les objets de la clinique mentale paraissent suffisamment définis, et où l’on peut passer à leur naturalisation et à leur réduction (neurobiologique, cognitive, peu importe) et réhabiliter l’analyse conceptuelle en termes de raisons et de motifs pour saisir, avant tout, de quoi on parle. Comme dans les travaux précédents, le défi à relever est celui de donner à cette explication qui tire la psychopathologie du côté des « sciences morales » et non plus des sciences naturelles, l’armature intellectuelle requise - historique, sociologique, mais aussi juridique et éthique. Je suis loin d’imaginer avoir mieux fait que proposer, dans cette veine, de simples pistes. Nombre de conférences n’ont pas été inclues dans ce recueil (sur la « traumatologie » contemporaine comme nouvelle branche de la psychiatrie, sur la fin de la clinique classique dans les années 30, où sur les conceptions cognitivistes de la psychose qui s’inspirent des travaux de Henri Grivois , Marc Jeannerod et Joëlle Proust), parce que trop des éléments indispensables à leur mise en perspective, du point de vue qui m’intéresse, n’avaient pas été réunies. On sent, en tous cas, dans L’esprit malade plusieurs conséquences des choix philosophiques  dont La métamorphose impensable essayait de prouver le bien-fondé:

1.      L’histoire n’est pas mise à contribution comme une instance sceptique : l’implantation des concepts (au sens goodmanien) pèse de tout son poids dans leur examen critique. L’accent, à cet égard, est placé sur la coordination des catégories descriptives entre elles. Ces catégories ne sont évidemment pas uniquement d’ordre biologique. Au contraire : on doit prendre au sérieux, à mon avis, les problèmes de la responsabilité des fous dans les actes criminels, la rhétorique et la poétique de la déraison dans des contextes historiques et sociaux bien précis, l’articulation constante des maladies mentales à des représentations politiques de la liberté, de la conscience, de l’ordre public et de la sexualité, etc. Tout cela n’est en rien l’enveloppe périphérique et accessoire d’une sorte de noyau dur de la folie sur lequel la naturalisation médicale du comportement aurait le dernier mot.

2.      Cette coordination est donc appréciée dans sa logique, ce qui n’est nullement dire qu’elle est en soi ni toujours cohérente, mais plutôt, rappeler que les arguments fournis en faveur de tel ou tel découpage de la réalité font intrinsèquement partie de cette réalité - ce ne sont pas des rationalisations a posteriori, suite à un coup de dés intellectuel, signe d’une vertigineuse et originaire contingence des représentations, qui joueraient le rôle d’une consolation pour l’irrationalité ultime des choses, surtout en matière de folie.

3.      Sur cette base enfin on peut tenter de comprendre ce que signifie « l’esprit est malade » : l’esprit et non le cerveau, ou la société, ou la culture. Il s’agit d’un rappel de la grammaire de l’être-malade. En effet, tout repose sur un usage de la notion de maladie qui pose qu’on est pas seulement malade, en matière mentale, à cause de quelque chose = x, mais avant tout malade de quelque chose = x. Le malade « de » (comme on est malade de chagrin, ou de jalousie, ou de la perte de tel ou tel objet que seule la plus exquise et la plus subjective analyse esthétique permet d’identifier), c’est, étymologiquement, le male habitus, le mal disposé ; et en ce sens, c’est l’esprit comme ensemble de dispositions, ou du moins, pour ne préjuger de rien, comme structure intentionnelle, dont l’économie est en cause dans la maladie mentale.

4.      C’est à ce prix qu’on a affaire enfin à la détermination subjective de l’être-malade, en psychiatrie, et non, après avoir construit un concept objectif de la subjectivité, par un mouvement asymptotique, parce qu’on rejoint à l’infini « l’effet que ça fait » d’être influencé, persécuté ou agi, comme le dernier terme et l’effet d’une chaîne causale dont les premiers termes seraient des entités sub-personnelles neurocognitives.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que ces considérations dissonent complètement dans le paysage de la recherche comme de la critique contemporaine, non seulement en philosophie de la psychiatrie, mais même en psychiatrie.

Je me suis efforcé de tendre L’esprit malade aux deux extrêmes du champ actuel de la médecine mentale, celui de la psychiatrie biologique dans sa version la plus rigoureusement naturaliste (avec un essai sur les modèles animaux des psychoses), et celui de la maladie qui n’en est plus une, de la folie ou de la déraison la plus complète, sinon la plus éblouissante, là où les efforts pour la coincer in fine dans le dispositif médical échoue le plus clairement (avec un essai sur un transsexuel parfaitement « réussi », heureux, à certains égards du moins, mais qui a accumulé dans sa carrière tous les stigmates de la psychose et de la perversion). Aucune volonté d’éclectisme en cela. C’est plutôt, au contraire, la mise en question systématique du paradigme naturaliste en psychiatrie qui guide l’enquête, et non seulement comme principe théorique, mais aussi dans ses propres impasses pratiques et institutionnelles, quand diverses pathologies échappent totalement à ses prises.

Le « la » de ces recherches est donné par la critique d’une interprétation classique, voire dominante de la psychiatrie biologique et de la pharmacologie contemporaine : l’homme est un animal évolué, et les troubles mentaux dont il est atteint enfoncent leurs racines dans une couche pré-humaine, animale, de son être (39). A la limite (mais je n’ai pas encore développé de critique suffisante de ce complément à la première thèse), au niveau « humain », le malade mental se comporte plus ou moins correctement ; ce sont les informations de bas niveau issues de sa couche « animale » qui sont chez lui neurobiologiquement perturbées, d’où le caractère finalement cosmétiques des approches psychothérapeutiques ou fondées sur le langage quand il s’agit de psychoses (de psychoses alignées sur la schizophrénie). Contre cette approche, que je caricature à peine, je fais valoir que le réductionnisme psychiatrique est d’essence méthodologique : il n’existe pas, en fait, de « couche » animale, et l’animal humain n’est pas fou, si on entend par là une vérité ontologique en médecine mentale. Mais bien plus, je reprends le fil conducteur d’analyses déjà déployées ailleurs, en faisant valoir que tout n’est pas réductible, dont on ne connaît pas d’abord la teneur conceptuelle propre. Ainsi, une notion aussi ordinaire que le plaisir (supposée à la doctrine psychopathologie de l’anhédonie) recèle plus d’une complication logique inattendue qui devrait inciter à la prudence, même quand on l’aborde avec toutes les précautions méthodologiques de rigueur, dans la perspective légitime du réductionnisme neurobiologique en psychiatrie.

Pendant positif de ce premier essai négatif ou critique, un second fournit quelques motifs de pensée que c’est bien l’esprit, dans ses structures intentionnelles propres, qui peut être malade. J’ai tenté, comme j’expliquai plus haut (section III), de montrer que les énoncés-clés de la suggestion, de l’hypnose et de l’hystérie, avaient le caractère d’irrationalités au sens consacré en philosophie de l’esprit. Bien sûr, toute pathologie mentale n’est « hystérique » de cette façon. Néanmoins, ces débats du 19ème siècle ont joué un rôle capital dans l’invention du paradigme psychodynamique (Bernheim, Janet, Freud), et c’est la texture même du psychisme morbide qui s’y est décidée. Certainement le point central de cet essai est l’affirmation quasi tautologique qu’il ne saurait y avoir d’irrationalité que chez des êtres rationnels, autrement dit, des êtres pour qui les raisons comptent en tant que raisons, et pas seulement en tant que des rationalisations extérieures et finalement indifférentes de processus causaux tout puissants. (Et qu’on n’aille pas croire que certaines de ces raisons soient en même temps des causes change en quoi que ce soit le fait que ces raisons sont des causes, mais en tant que raisons, autrement dit, en tant que motifs dont on évalue la vérité). D’où l’importance d’isoler des sophismes dans les paradoxes de « l’influence » d’un esprit sur un autre, et à ce niveau déjà, de prouver l’inanité complète d’une explication naturaliste de l’hypnose.

La série d’essais consacré aux théories contemporaines de la dépression (et en général aux affects tristes à l’horizon de cette pathologie, comme la honte ou l’angoisse) (40), développe une autre forme de critique, plus traditionnelle. C’est l’application méthodique de l’argument du sophisme naturaliste sur le terrain de l’épistémologie appliquée. Je m’efforce de montrer que derrière la liquidation de la valeur morale des affects et de émotions, se profile tout simplement la liquidation de leur valeur subjectivement motivante. On arrive ainsi à une « démentalisation » complète de la dépression, dont la manifestation dans le cadre de l’intentionnalité de l’action est réduite à un épiphénomène de dysfonctionnements cérébraux.

C’est sur ce dernier point que je m’étends dans un article constamment remis à jour depuis plusieurs années, pour épouser les méandres de l’actualité (41). Il existe en effet une série de « maladies » dont l’appartenance au champ psychiatrique (dans le cadre de la dépression ou de la traumatologie) fait infiniment problème, car cette appartenance est devenue un enjeu scientifique, culturel et politique majeur - d’autant, pour compliquer plus encore le tableau, que la définition de ces états mentaux, voire physiques, comme des maladies ou des maladies unitaires, est également parfois très problématique. Je veux parler du syndrome de la Guerre du Golfe, des souvenirs d’abus sexuels infantiles obtenus sous hypnose, des « personnalités multiples », du syndrome de la fatigue chronique, et d’autres situations moins connues, pour certaines franchement irrationnelles, mais sources de souffrances indubitables. Ian Hacking a montré la voie dans l’élucidation du contenu des théories médicales (ou anti-médicales) développées à propos de quelques unes d’entre elles. Mais il y a encore pour le chercheur d’autres points d’entrée encore dans ce maquis que la critique nominaliste qui l’a conduit à formuler le concept de « maladie mentale transitoire ». C’est au moins une base pour poursuivre la polémique contre le constructivisme social radical qui est un fil rouge de mes recherches, en réfutant des explications trop faciles par l’idée de « contagion mentale » que le néo-tardisme récent (Pignarre, Latour, Borch-Jacobsen) a remis au goût du jour. Il y a plus. La tentative de faire rentrer dans le rang ces pathologies, en un mot, de les ramener à un trouble biologique extraordinairement subtil, ou sinon, à une combinaison complexe de tels troubles « objectifs », a abouti à un résultat parlant : rendre inintelligible le fait qu’être malade est une expérience qui résiste par toutes ses fibres au démembrement réel en « facteurs » objectifs, avec l’appoint d’une composante idiosyncrasique destinée à donner satisfaction aux tenants du point de vue holiste en médecine. Jamais nulle part mieux que dans ces pathologies étranges, où l’épithète d’hystérie est ressuscitée des ténèbres de l’histoire pour disqualifier, ou au contraire réhabiliter la dimension subjective irréductible de la maladie, on ne voit l’effet anthropologique de la naturalisation médicale de la souffrance psychique. Nulle part on ne comprend à quelle insurrection morale elle donne lieu, qui est une des données essentielles, à mon avis, de l’avenir de ce qui s’esquisse aujourd’hui dans tous les pays développés, au chapitre de la « santé mentale », comme objet pour les politiques publiques. On peut ainsi voir ces difficultés épistémologiques sous deux angles : sous le premier, ce sont les associations de patients qui brouillent avec des revendications hors-sujet le sain travail des scientifiques, et qui introduisent un élément d’irrationalité dommageable à la solution de leurs troubles ; sous le second, c’est l’insuffisance de la médecine anti-holiste actuelle qui apparaît comme un facteur d’irrationalité puisque elle a si bien réussi à dénier à la subjectivité toute épaisseur, qu’elle force les patients à l’association fatale subjectif = arbitraire = qui n’existe pas (ou qui simule). Ce sont ainsi des souffrances « sans nom », marginalisées a priori, qui s’avèrent de plus en plus intraitables, et qui se multiplient dans les poches des progrès incontestées de la médecine scientifique expérimentale.

X. Projets futurs

J’ai développé précédemment les difficultés de type moral que pose la psychanalyse. Elles semblent en effet ranimer, simplement et directement, la question de l’intentionnalité en psychopathologie. Une autre source de la psychanalyse, la sexologie des perversions, devrait ainsi prendre une importance considérable dans mes étuudes à venir. Car on peut certainement poser à nouveaux frais la question : existe-t-il des perversions, ou n’a-t-on, comme c’est si commun de le soutenir, que des comportements « déviants » à l’égard de certaines normes historiques contingentes ? La psychanalyse est encore une fois au cœur d’un débat crucial. Car la plupart de psychiatres contemporains, par naturalisme médical et par abstentionnisme éthique, refusent d’imaginer un lien substantiel entre pathologies mentales et perversions sexuelles. La thèse scandaleuse de Freud comme quoi la névrose serait le « négatif » des perversions, qui est aux antipodes, mobilise pourtant la dimension éthique irréductible de l’intentionnalité qui est au cœur des symptômes : leur relation au mal, au crime, à l’interdit inviolable, etc. Sans la dimension du mal pour le mal, il est difficile de prêter au mystère de la culpabilité névrotique plus d’épaisseur qu’une coïncidence, un dérèglement de l’humeur mal interprété, voire un biais attributif. De façon encore plus gênante pour le clinicien, l’étroite et banale imbrication de conduites perverses et de manifestations parfois psychotiques perd toute signification : là encore, c’est un hasard, un biais attributif, etc.. L’expulsion de la perversion dans le champ accessoire de l’expertise médico-légale, tandis que la psychiatrie scientifique aurait affaire, elle, à des déterminismes neurobiologiques et à leurs corrélats comportementaux objectivés par la psychométrie, voilà donc la difficulté à laquelle j’aimerais me confronter. Dans quelle mesure n’est-ce pas, simplement, sous couvert d’objectivité, le comble d’une vision a priori négatrice de la subjectivité et de l’intentionnalité irréductible des actes et des croyances ? On ne saurait en tous cas, devant les perversions et les plaintes ou les demandes psychothérapeutiques qu’elles suscitent de temps en temps, en rester à l’idée que des « affinités thématiques » entre significations (même violemment investies dans l’existence des individus) ne prouvent rien sur le plan des causes, comme le martèle Grünbaum, ou qu’il n’y a rien dans le désir sexuel qui excède la variabilité affective de personne à personne, devant quoi un peu de largeur d’esprit et l’impératif de la protection des tiers suffiraient.

Un fil conducteur, dans cette nouvelle direction, serait le suivant : la revendication ultra-libertaire contemporaine a pris quelques « perversions » de la psychiatrie classique pour fer de lance, en défendant par leur moyen une conception forte des « droits de l’homme » contre l’interférence des pouvoirs publics, mais surtout contre toute norme objective, qui se trouve disqualifiée et réduite au rang de convention (arbitraire) (42). Mais y a-t-il une défense conceptuelle de la différence entre norme objective et convention arbitraire (consacrée socialement) ? La question de la dépsychiatrisation des perversions est un moyen efficace de soulever le problème, s’il doit du moins y avoir une psychiatrie sérieuse, responsable de ses fondements anthropologiques (et même si simplement poser une pareille question fait grincer des dents). Il suffit de lire l’embarras des magistrats de la Cour européenne à Strasbourg devant la revendication récente du droit à la mutilation entre sado-masochistes adultes, informés et consentants, pour comprendre combien la résistance au subjectivisme est un problème extrêmement vaste, qui, là encore, exige qu’on donne à l’analyse intentionnelle en psychopathologie des horizons qu’elle n’a pas. Il est sûr, en tous cas, que la définition de la norme objective par un accord intersubjectif est battue en brèche par toute conception du sujet qui entend l’émanciper radicalement en conventionnalisant et en relativisant la « normalité ».

Dans quelle mesure une approche de ce genre est-elle capable de renouveler la lecture de Freud, je l’ignore. En tous cas, explorer la dimension intentionnelle ouverte par l’analyse du désir en termes d’attitude, et non plus de cause au sens du naturalisme, ce qui est au centre de mes travaux sur la psychanalyse, conduit droit à ce genre d’interrogations. La névrose obsessionnelle, dont le contenu moral est au premier plan, ne suffit pas non plus. L’univers intellectuel, esthétique, moral, et même politico-juridique de la perversion, invite à prolonger l’enquête, et surtout, à lui donner une portée que la caractère extrêmement pur, mais aussi extrêmement réduit du transsexualisme, ne lui permettait pas de prendre.

D’autre part, les travaux sur Daniel Widlöcher et sur Sheldon Preskorn mentionnés plus haut s’intègrent à un projet collaboratif plus vaste, que je mène avec Philippe Le Moigne, Pascal Ragouet et Anne M. Lovell, sur la psychométrie de la dépression (43). En utilisant un robot, nous sommes en train d’extraire de la littérature sur la psychométrie de la dépression, qui remonte aux années 60, les textes qui ont présidé à la constitution du champ psychiatrique moderne de cette pathologie. Deux hypothèses sont en discussion :

1.      Que la dépression a servi de banc d’essai à la révolution psychométrique de la médecine mentale : faute de pouvoir mettre d’accord entre eux les cliniciens, les pathologies ont été progressivement objectivées sur la base du recoupement de mesures obtenues par des échelles et des questionnaires statistiquement traitées, qui se sont substituées aux procédés visant à caractériser des « formes naturelles » de maladies mentales. Mais cette méthode est devenu, d’instrument de mesure stabilisant des accords entre experts, une norme scientifique d’objectivité prétendant améliorer et même remplacer les définitions et les taxinomies de la clinique psychiatrique traditionnelle.

2.      Que la dépression ainsi traitée par des moyens psychométriques est encore un champ de bataille épistémologique à un second niveau. En effet, les méthodes statistiques sont l’objet d’interprétation divergentes, selon qu’elles viennent des épidémiologistes, de la génétique, des théories cognitives, ou de la psychopharmacologie qui s’en sert pour tester l’efficacité des molécules thérapeutiques. En même temps, ces interprétations divergentes légitiment circulairement la psychométrie de la « maladie dépressive », puisque leur usage des statistiques est, en général, constitutif. On finit ainsi par oublier que l’objet sur lequel elles travaillent, à la différence du cancer, est lui-même un artefact statistique : un produit de recoupement de la psychométrie, qui ambitionne à terme très sérieusement une opérationalisation complète des traits ou plutôt des facteurs de la dépression, qui éliminerait même la part de l’appréciation subjective dans la clinique mentale.

Les premières conclusions de ce travail, dont le corpus de départ est tout bonnement colossal (on parle ici de dizaines de milliers d’articles scientifiques, supposant une exploration automatisée de bases de données et une méta-analyse d’un genre nouveau) devraient sortir fin 2003. Sans préjuger du détail technique des difficultés que ce matériau présente, pour le sociologue des sciences et l’épistémologue des statistiques biomédicales (elles font l’objet d’une habilitation à diriger des recherches de Philippe Le Moigne), je peux toutefois dire qu’on y trouve déjà les motifs fondamentaux de douter de la justesse du choix tout-naturaliste de la médecine mentale contemporaine : l’application à des fins mathématiques de principes individualistes (au sens méthodologique) sur les états mentaux, qui contreviennent à leur entrelacement et à leur sensibilité au contexte ; une liquidation de leur teneur subjective et intersubjective dense sur le plan moral ; une méconnaissance profonde, enfin, de la nature sociologiquement, et même anthropologiquement déterminée de cette opération de réduction, confondue avec une stratégie d’objectivation bona fide dans l’ignorance des spécificités extra-médicales de l’objet.

XI. Conclusion

Ce panorama a le vice évident de projeter plus de cohérence et d’intention qu’il n’y en a, dans ce qui est aussi une succession d’occasions, de rencontres et d’opportunités. C’est un regard rétrospectif, et je n’ai nullement l’intention de feindre que tout était enveloppé dans La Querelle de l’hystérie, que j’aurais peu à peu déplié jusqu’à mes études sur l’identité sexuelle.

Cet aspect d’opportunité exige cependant une clarification. De façon systématique, je me suis interdit d’aborder des sujets de médecine mentale où je n’avais pas la connaissance clinique directe, de première main, de cas pertinents, et même centraux. Pour plusieurs de ces pathologies, cette connaissance clinique était en même temps un suivi, parfois sur des années, de malades, soit en institution, soit dans des cures psychanalytiques. Il en ressort plusieurs difficultés. La première, c’est qu’une bonne part des assomptions qui commandent mon écriture conceptuelle et mes arguments, et qui en forment l’arrière-plan, dépend de contacts et de propos qu’on ne peut reproduire in extenso, qui les débordent de toutes parts, et qui n’en assurent la flottaison, si je puis dire, qu’à mes yeux. Si tous les travaux de ces dernières années n’ont pas trouvé place dans ce dossier, c’est, entre autres choses, parce que je n’ai assez d’assurance personnelle que les observations standards sur les malades ou les maladies en cause sont susceptibles du renversement de perspective que je promeus ici. Mais cela teinte évidemment de subjectivité mes propositions, qu’il faut prendre elles-mêmes, parfois, comme des témoignages à la validité fugitive. Une seconde difficulté, c’est que le holisme ou le « contextualisme élargi », en matière d’intentionnalité, est assez rapidement la mer à boire. Jusqu’où faut-il penser l’inscription d’une situation dans son contexte ? Quel est le cadre descriptif suffisant d’une action ou d’une pensée, si l’on garde en mémoire la nécessité logique mise en évidence par Elizabeth Anscombe, dans son célèbre apologue de « l’homme qui pompe de l’eau » ? (44) Car s’il faut un contexte non seulement pour donner du sens à une action ou à une pensée, mais même pour l’individualiser, pour parler de « cette » pensée ou de « cette » action, le risque est évident : c’est celui de dissoudre ou de rendre inappréhendable l’événement intentionnel considéré, qui changerait de teneur et de même de contour déterminé à mesure que le contexte autour de lui varierait. La solution exigée à cette difficulté est encore entièrement en suspens, et même si j’ai commencé à élaborer une idée de ce à quoi devrait ressembler une réponse. Elle consiste, provisoirement parlant, à resserrer toujours davantage le lien entre la caractérisation contextuelle logiquement requise d’un événement intentionnel, et la caractérisation historique, ou le processus même de surgissement des questions concrètes portant sur cet événement (45).

Or, quoi qu’il en soit sur le plan conceptuel, le travail que j’ai entrepris a été pour moi une expérience de dépossession : car ses limites aux yeux des autres (et surtout des autres « cliniciens », au sens large, post-nietzschéen) qui voient historiquement et rationnellement plus large, plus loin, plus profond, contribuent tout simplement à le contextualiser lui-même, et à en faire un objet dans le champ qu’il prétend décrire - et peut-être un symptôme d’un certain type de méprise. C’est le prix à payer pour une approche philosophique qui parie si gros sur l’interprétation comme moyen d’extraire les raisons immanentes de ce qui est dit et fait (l’interprétativisme). Il y a donc quelque chose de frustrant à ce que l’effort pour « rendre raison », en ce sens, si informé qu’il se veuille, ne débouche à ce point jamais sur rendre raison de tout. Pire encore, non pas objectivement, encore une fois, mais subjectivement, dans les polémiques blessantes où l’on se retrouve entraîné dès qu’on cesse de traiter avec le mépris convenu le point de vue de Freud, on découvre que le petit peu de raison qu’on a cru introduire à tel ou tel endroit, n’est peut-être jamais qu’une complète illusion sur son propre aveuglement, et sur la causalité implacable qui s’exerce sur ses conceptions, forçant à penser ceci ou cela (et à l’appeler une « raison » de penser ceci ou cela).

C’est pourquoi les qualités analytiques dont Edgar Poe fait l’éloge, si elles sont sans doute des sources de satisfaction profonde, ont en même temps, et par cela même, la vertu de guérir de la croyance que la finitude de la pensée soit spécialement triste. Contre la frustration de tout « dernier mot » possible, comme contre les dangers d’impasse définitive que je viens d’évoquer, elles sont le seul recours. Comme elles demandent de la résolution, elles arment le sentiment de la responsabilité, et c’est au fond le seul sentiment dont on ait besoin pour se confronter aux maladies de l’esprit, et, je crois, à l’esprit tout court. Et comme leur abstraction enveloppe la possibilité d’une rigueur toujours plus grande, d’un approfondissement toujours plus vertigineux, d’un dépassement dialectique, enfin, par ceux qui en regardent les fruits avec un œil neuf, elles libèrent en même temps un espace infini de recherches empiriques, où les choses les plus viles ou les plus angoissantes se changent en trésors moraux et intellectuels in potentia. Grâce à elles enfin, si fragiles qu’elles paraissent parfois dans la mise en œuvre des arguments et des soudains changements de perspective qu’ils impliquent, une chaîne d’or lie les âmes des hommes entre elles, qui n’en laisse aucun, si déraisonnable et déserté de tout soit-il, sans l’appui de notre solidarité véritable avec lui - celle qui rattache, obstinément, le tout début des errances les plus extrêmes au dernier maillon de l’intelligibilité ordinaire.


1.      Edgar Poe, Histoires extraordinaires, trad. franç. C. Baudelaire, Hachette, 1997, pp. 7-8.

2.  La polémique avec Adolf Grünbaum est le fil rouge de mon commentaire de la Traumdeutung. Pour son (double) argument sur le rêve, voir « Le rêve de Freud est-il un cauchemar théorique ? Réponse à deux objections d’A. Grünbaum » (Freud analytique).

3.      Mais, dira-t-on, il est facile de trouver dans Freud des indications textuelles qui relèvent, en apparence sans l’ombre d’un doute, du « naturalisme » au sens contemporain (i.e. d’une méthodologie qui prend pour canon de la rationalité les raisonnements expérimentaux des sciences de la nature, notre physique, notre biologie). De quel droit les supprimer, et accorder plus de poids aux expressions clairement intentionnalistes de Freud ?  Je dois à Bertrand Saint-Sernin une précieuse indication à ce sujet. A la différence du positivisme matérialiste qui est un anti-spiritualisme agressif, en France, des penseurs comme Mach, ou Helmholtz, en Autriche et en Allemagne, conçoivent la nature comme incorporant l’esprit, au même sens d’ailleurs que l’esprit anime la nature : en somme, leur philosophie de la nature reste souterrainement goethéenne. C’est dans cette acception que Freud se revendique « naturaliste », autrement dit, Naturforscher ; nullement, comme j’ai expliqué, au sens anachronique d’un naturaliste post-hempélien, comme l’imagine Grünbaum ! (lequel Grünbaum, il convient de s’en souvenir, a reçu sa formation d’épistémologue de Carl Hempel en personne). Odo Marquard, en son temps, avait déjà repéré cette filiation post-goethéenne, si importante chez Freud ; mais elle vaut pour tous les psychologues et les neurophysiologistes de langue allemande contemporains.

4.      Pour un exposé détaillé de cette difficulté : « La fraude de Freud : les glissements polémiques de M. Borch-Jacobsen » (Freud analytique).

5.      L’exposition de la teneur de cette attitude est donnée dans L’introduction à la « L’interprétation du rêve », pp.149-50. La notion de volonté de croire ou de « croilonté » a déjà été mise en circulation dans la littérature de la philosophie de l’esprit (par Bernard Williams, notamment). A ma connaissance, celle de « croisir » est moins discutée, et en tous cas, jamais dans le cadre d’une discussion épistémologique en psychopathologie.

6.      Selon la définition qu’en propose Jean-François Braunstein dans Les philosophes et la science (dir. Pierre Wagner), Gallimard, 2002.

7.      Pour un texte explicite à cet égard : Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 1969, pp.106-115. Voir là-dessus La métamorphose impensable, p.221-2.

8.      Ian Hacking, Mad Travelers. Reflections on the Reality of Transient Mental Illnesses, University Press of Virginia, Charlottesville et Londres, p.86.

9.      C’est le thème directeur de La Querelle de l’hystérie.

10.  Sur cette situation inaugurale, voir « Comment l’inconscient est devenu sexuel » (Freud analytique).

11.  Voir encore « La fraude de Freud : les glissements polémique de M. Borch-Jacobsen », pour une explication serrée avec ce point de vue hyper-critique.

12.  M. Gauchet, La révolution des droits de l’homme, Gallimard, 1989.

13.  Voir « La suggestion comme "irrationalité" : à partir de Delboeuf et Bernheim » (Freud analytique). (La version en ligne a été considérablement modifée depuis, mais on a une idée globale de l'argument).

14.  Les références principales de ces études vont bien sûr à Donald Davidson et David Pears.

15.  Vincent Descombes, La denrée mentale, Minuit, 1995, Paris.

16.  Les choses en vont au point où je pense avoir établi que les Goncourt sont rigoureux au point de décrire dans La fille Elisa, en 1877, un syndrome bien particulier (le syndrome de Ganser, ou des « réponses à côté ») qui ne sera isolé pour lui-même et intégré à la nosographie qu’en 1898 ! Il lui donne alors, sur la base d’une déduction logique des implications psychologiques du tableau, le contour exact que Ganser extraira vingt ans plus tard d’observations sur la « folie des prisons ». L’affinité étonnante de son tableau avec les descriptions de Breuer et Freud en 1893 sera encore mentionnée par Henri Ey dans son Manuel.

17.  J’ignorais à l’époque que le parallèle de Ey avait fait l’objet d’une mise au point détaillée par David Allen.

18.  Voir à ce sujet « Quel naturalisme ? Quel anti-naturalisme ? M. Boss avec et contre la Traumdeutung » (Freud analytique).

19.  Un essai met particulièrement l’accent sur ce problème : « La dépression comme artefact épistémologique. Les logiques de la dépression de D. Widlöcher » (L’esprit malade).

20.  Voir là-dessus « La Traumdeutung offrait-elle, en 1900, une solution aux problèmes de la psychopathologie? » (Freud analytique).

21.  La dimension proprement sexuelle de la théorie freudienne reste en-dehors, dans un premier temps, de cette philosophie de l’esprit que je cherche à mettre en évidence chez Freud. Pour une analyse en termes intentionnels de la théorie des pulsions, voir : « Comment l’inconscient est devenu sexuel » (Freud analytique), notamment la section III. Scrupulosité, inhibition à l’action, mentisme à forme implicative en « si… alors… » débouchant sur des ruminations ratiocinantes sur le devoir et l’interdit, incontinence (i.e. akrasia) élevée au rang de symptôme, sans oublier les phobies d’impulsion portant sur des actes criminels, le tout coloré par ces affects éminemment éthiques que sont l’angoisse, la honte et la culpabilité.

22.  Voir à ce sujet « Freud et le théologico-politique » (Freud analytique) qui prend très au sérieux l’élargissement du contexte indispensable à saisir de quoi il retourne avec la névrose obsessionnelle. Pour une extension tout aussi indispensable du contexte dans lequel se révèle l’intentionnalité des phénomènes de cette pathologie, mais dans une autre direction, plus littéraire et morale que politique et juridique, voir « Amiel, ou la métamorphose de l’obsédé avant Freud » (Freud analytique).

24.  J’ai essayé de clarifier ce que Freud attendait de cette notion de déterminisme dans un passage du commentaire de la Traumdeutung, mais je n’en suis pas satisfait : Introduction à « L’interprétation du rêve » de Freud, pp. 291-2. Je prépare une nouvelle version de mon argument à ce sujet, qui fera intervenir l’idée de survenance.

25.  Sur ces questions : « Y a-t-il une psychologie morale freudienne ? » (Freud analytique).

26.  La métamorphose impensable, chapitre 1.

27.  La métamorphose impensable, chapitre 8.

28.  La métamorphose impensable, chapitre 2.

29.  La métamorphose impensable, chapitre 3.

30.  La métamorphose impensable, chapitre 4.

31.  Les thèses 1. et 2. sont sous-jacentes aux analyses des chapitres 1 et 2 ; la thèse 3. correspond aux apories juridiques débattues au chapitre 3. Les suivantes aboutissent aux raisonnements que je discute au chapitre 4. Le chapitre 5. traite une partie de la thèse 1., et la thèse 2. La thèse 1. est réélaborée en détail dans le chapitre 6. Les thèses 4. à 7. font l’objet d’une critique systématique au chapitre 7. Enfin, 8. résume plutôt les visées critiques et subversives collectivement assumées par les sept autres thèses.

32.  La métamorphose impensable, chapitre 6, section III.

33.  La métamorphose impensable, chapitre 6, section IV.

34.  La métamorphose impensable, chapitre 7, sections III et IV.

35.  La métamorphose impensable, chapitre 5, section II.

36.  La métamorphose impensable, chapitre 7, section I et IV, et chapitre 6, section IV.

37.  La métamorphose impensable, chapitre 8.

38.  J’ai consacré à ces points une étude à part, où j’examine les conceptions théoriques de Deirdre McCloskey, une des plus brillantes historiennes actuelles de l’économie, qui est en même temps un transsexuel. Comme elle a livré les circonstances de sa métamorphose, et que ses théories font intrinsèquement partie de ce qui lui a rendu pensable et vivable, d’une seul tenant, cette métamorphose, je les ai intégrées à la description clinique : « Vers midi, le 20 août 1995 : l’épiphanie de Dee MacCloskey » (L’esprit malade).

39.  « L’animal humain peut-il être fou ? Les modèles animaux de la psychose » (L’esprit malade).

40.  « La dépression est-elle encore une affection de l’esprit ? » et « La honte irréductible » (L’esprit malade).

41.  « Des épidémies introuvables aux Etats-Unis : quelle hystérie ? » (L’esprit malade). ligne (Version enmise à jour régulièrement).

42.  Pour quelques éléments de la difficulté, voir La métamorphose impensable, chapitre 3.

43.  Cette opération est financée dans le cadre d’une Action Concertée Incitative du CNRS.

44.  Ce n’est qu’un des problèmes irrésolus de ces recherches. Il se rapporte à la difficulté caractéristique de tout holisme anthropologique, difficulté qui a souvent conduit à l’abandonner, à mon avis prématurément : comment, dans un contexte « élargi », peut-on même identifier une quelconque action si peu que ce soit, et de même avec un énoncé ? Quel est, en somme, le critère d’identité utilisable (vu qu’on s’est privé des ressources ontologiques de l’individualisme ou de sa version atomiste) ? Mais comme je la formule ici, la difficulté est plus sensible pour l’historien au travail.

De façon programmatique, je peux néanmoins indiquer que s’il y a une solution à cette difficulté, je la chercherai dans trois directions : 1. Une défense du projet philosophique que Vincent Descombes a exactement qualifié d’« histoire intentionnelle », à laquelle il a fait plusieurs objections essentielles, qui cependant peuvent être en partie parées (Les institutions du sens, Minuit, 1996, pp. 40-50) ; 2. Une reprise méticuleuse, appliquée à des objets concrets des sciences de l’homme, des thèses abstraites sur les règles et les normes développées par Robert Brandom, dans une perspective à la fois pragmatiste et wittgensteinienne (Making It Explicit : Reasoning, Representing and Discursive Commitment, Harvard University Press, 1994) ; 3. Une analyse approfondie de la notion développée par Brandom de sémantique inférentielle (qui fait suite à sa pragmatique normative), qui, par certains aspects, notamment le concept de « scorekeeping » dans les stratégies d’interprétation mutuelle à la base de sa conception, présente des affinités avec la théorie goodmanienne de l’induction par « implantation ».

45.  Dans une étude introductive à L’esprit malade, encore sur ma table, je m’efforce de montrer combien les enjeux soulevés dans ces trois séries d’arguments sont décisifs pour toute philosophie des sciences de l’homme, et bien sûr en philosophie tout court, du moins dans la perspective qui m’intéresse. Il y va tout simplement de la plausibilité du concept non-naturaliste de l’esprit, et de son articulation interne : esprit « objectif » (institutions du sens), esprit « subjectif » (psychisme).